Objectif EAF… Commentaire littéraire Anna de Noailles "Le Port de Palerme" par Sarah…

Entraînement à l’EAF
Commentaire littéraire…

 
Anna de Noailles, « Le Port de Palerme »… Corrigé élèves
Aujourd’hui, le commentaire de Sarah B. Classe de Seconde 1, promotion 2011-2012
Lisez également  le commentaire de Clarisse !

Après avoir publié hier l’exceptionnel travail de Clarisse, je vous laisse découvrir aujourd’hui le commentaire non moins remarquable de Sarah…

TEXTE
 
 

Je regardais souvent, de ma chambre si chaude,
Le vieux port goudronné de Palerme, le bruit
Que faisaient les marchands, divisés par la fraude,
Autour des sacs de grains, de farine et de fruits,
Sous un beau ciel, teinté de splendeur et d’ennui…

J’aimais la rade noire et sa pauvre marine,
Les vaisseaux délabrés d’où j’entendais jaillir
Cet éternel souhait du cœur humain : partir !
— Les vapeurs, les sifflets faisaient un bruit d’usine
Dans ces cieux où le soir est si lent à venir…

C’était l’heure où le vent, en hésitant, se lève
Sur la ville et le port que son aile assainit.
Mon cœur fondait d’amour, comme un nuage crève.
J’avais soif d’un breuvage ineffable et béni,
Et je sentais s’ouvrir, en cercles infinis,
Dans le désert d’azur les citernes du rêve.

 

‘est en 1913 qu’Anna de Noailles (1876-1933), écrivaine française, première femme commandeur de la Légion d’honneur, rédige « Le port de Palerme », évocation nostalgique d’un lieu maritime typique et de l’ambiance qui y règne. Ce texte, qui figure dans le recueil Les Vivants et les Morts, chante avant tout l’amour pour les paysages et porte les empreintes fortes du lyrisme romantique. Composé de seize alexandrins, ce poème est donc à la fois une description très pittoresque, mais aussi et surtout, une célébration de l’ailleurs et du partir, tout autant qu’une idéalisation du lieu.
          Trois axes structureront notre analyse. Après avoir évoqué ce qu’on pourrait qualifier de « poétique du pittoresque », nous verrons combien la description réaliste fait place à une idéalisation du réel en lui donnant à exprimer l’envie d’ailleurs et de voyage. Nous montrerons enfin plus brièvement comment, à travers la forme symboliste de cet épanchement, l’auteure nous transporte vers l’au-delà.

n premier lieu, le poème d’Anna de Noailles présente une description particulièrement réelle et pittoresque du port de Palerme.
          C’est tout d’abord le registre réaliste qui frappe dès la première lecture. On voit dans la strophe 1 par exemple que l’auteure utilise nombre d’éléments volontairement empruntés au réel référentiel. N’est-ce pas la vie de tous les jours qui est évoquée à travers la description du port ? Des termes comme « goudronné » et « citerne » sembleraient même presque déplacés dans une poésie. De plus, Anna de Noailles décrit l’activité marchande et manufacturière qui se déroule autour du port, ce qui situe le texte dans l’espace du travail : ainsi nous parle-t-elle de « sacs de grains, de farine et de fruits », de « vapeurs » ou de « sifflets ». Cette présence du registre réaliste et de détails vrais situe presque le texte dans la chronique sociale et le concret : un port bruyant, populaire… Nous pouvons imaginer qu’Anna de Noailles, femme de la haute aristocratie, regarde avec superbe et sans doute compassion ces humbles vendeurs, affairés à leurs marchandages.
         
Ce soin pour vraisemblabiliser la description et ancrer le lecteur dans la réalité quotidienne a néanmoins de quoi surprendre. Comme nous le notions, l’écrivaine emploie un lexique parfois bien peu empreint de poésie. C’est ainsi que l’adjectif « goudronné » au vers 1, projette sur le vieux port une utilité révélatrice du processus d’urbanisation qui a touché la ville de Palerme lors de la révolution industrielle. Ce primat du référentiel est quelque peu paradoxal, particulièrement sous la plume d’une auteure symboliste, dont la poésie apparaît comme le lieu de contestation de la toute-puissance rationnelle : le titre du recueil, Les Vivants et les morts, en est la probante illustration. 

          Grâce à cette prépondérance du référentiel, tout concourt à un effet pittoresque dans le sens où sont accumulées les notations visuelles pour nous faire imaginer la vie locale, et l’ambiance populaire qui règne sur le port, avec ces « marchands divisés par la fraude » qui crient ou arranguent les passants. Comment ne pas imaginer les interminables tractations « autour des sacs de grains, de farine et de fruits ». Il est également question du « bruit » que font ces vendeurs, terme quelque peu péjoratif ici. De même, « la  rade noire et sa pauvre marine » évoquées au vers six, font-elles ressurgir les vieux clichés sur les villes méditerranéennes, souvent mal entretenues, en proie aux trafics en tous genres et aux activités illicites qui s’y déroulent. 

          Par cette description pittoresque de la population, Anna de Noailles amène le lecteur à se projeter dans la réalité concrète du port. Néanmoins, il est permis de s’interroger : certes, le registre semble à première vue celui du réalisme et de l’objectivité, mais il n’en demeure pas moins qu’Anna de Noailles, si elle travaille sur le même terrain que les naturalistes, retire quelque peu au monde réel sa matière et son enjeu social. Le fait d’articuler le registre symboliste sur le registre réaliste produit un effet poétique particulièrement original : c’est ainsi que le réel semble soudain métamorphosé grâce à ce croisement entre la réalité et l’imaginaire, qui va progressivement faire naître, ainsi que nous allons le voir, des impressions de plus en plus irréelles.

our réaliste qu’elle soit, la description du port amène donc subtilement la poétesse à changer et à métamorphoser un lieu populaire ainsi qu’une réalité éminemment ordinaire en un paysage rempli d’inspiration, de rêve et de beauté.
         
Commençons par nous intéresser à l’idéalisation du réel. On peut voir implicitement que le port, pourtant bien « concret », tend à conquérir l’espace du voyage et de l’ailleurs. Par quelques notations impressionnistes, le décor se métamorphose en un paysage onirique : ainsi, de banales citernes portuaires, témoignage des grandes raffineries de sucre construites au centre du golfe de Palerme, peu esthétiques et assez grossières architecturalement, deviennent des « citernes du rêve », comme si la poétesse aspirait à trouver dans son imaginaire, un paysage apte à faire ressurgir, selon le credo romantique, les élans lyriques du cœur.
          Remarquons en effet combien, même la réalité la plus triviale, semble soudainement embellie : c’est ainsi que le vent au vers onze, confère à ce décor urbain des connotations d’envol et de plénitude : « son aile assainit ». N’incarne-t-il pas dès lors l’idéal et le spirituel, en opposition au monde matérialiste et vulgaire ?
Nous pouvons également remarquer combien Anna de Noailles paraît attendre le soir « si lent à venir » comme un philtre, « un breuvage ineffable et béni » susceptible d’apporter l’inspiration. Le choix de ces deux adjectifs n’est pas, comme nous le verrons un peu plus loin, sans conséquence : c’est à une quête de pureté et d’absolu  que nous convie l’écrivaine.

          De même, l
‘auteure utilise des images susceptibles de variations subtiles. Témoin ces « cercles infinis », dont la dimension spiraloïde connote, outre un éloignement du réel, une sorte de mouvement centrifuge qui semble faire l’apologie d’un paysage infini et sans limite, si caractéristique de l’imaginaire symboliste. C’est bien l’appel du voyage et du partir qui se trouve évoqué ici. Le port de Palerme devient ainsi « le lieu du voyageur ». Plus qu’un simple dépaysement, le paysage est prétexte à une quête de l’inspiration. Le contraste entre les termes « splendeur » et « ennui » au vers cinq, évoque ainsi la majesté et l’immensité de la mer, par opposition avec la monotonie des longues journées méditerranéennes, où le temps semble arrêté. « Le Port de Palerme » est ainsi une ode au Voyage. Les « vaisseaux », fussent-ils « délabrés », de même que les « vapeurs » dont il est question aux vers sept et neuf, mettent l’accent sur l’immatériel.
          N’est-ce pas tout le mythe du voyage en Orient qui semble ressurgir dans ces vers ? Par ses connotations, le mot « vaisseaux » pourrait en effet faire songer à la découverte de
cultures magnifiques, de lieux sacrés où se lèvent d’autres soleils et d’autres rêves. Dès lors, le vers huit résonne comme une prière autant qu’un appel : « Cet éternel souhait du cœur humain : partir ! ». Renforcé par la tournure exclamative, le verbe traduit  un emportement, presque une exultation. Enfin, l’expression « désert d’azur» du dernier vers renforce cet appel de l’Orient que nous évoquions à l’instant : euphorie du voyage idéalisé, appel de l’inconnu et du mystère, comme la quête d’une impossible Terre promise… 

pprofondissons désormais cette dimension idéaliste du texte d’Anna de Noailles. De fait, « le Port de Palerme » est tout à fait représentatif de la réaction spirituelle, idéaliste voire idéiste, qui marquera la fin du dix-neuvième siècle et les premières années du vingtième siècle. Anna de Noailles nous fait part d’un paysage dont nous pourrions dire qu’il est d’une certaine façon non figuratif.
          Ainsi que nous le pressentions, l’expérience de l’effacement du réel se veut une expérience de l’impossible et du non
représenté. Démarche presque provocatrice s’il en est : rédigé en 1913, soit un an avant la première Guerre Mondiale, c’est en effet un refus de tout engagement, que présuppose ce merveilleux épanchement : vécue comme échappatoire aux vicissitudes de la vie, la poésie permet de réinventer le monde : « engagement poétique » plutôt qu’engagement « politique », comme une manière de conjurer les tragédies de l’Histoire. Ainsi, c’est bien la quête et le déchiffrement qui confèrent au poème sa dimension allégorique. Lorsque Anna de Noailles évoque les «citernes du rêve», on ne sait pas vraiment ce que représentent pour elle ces citernes : l’indéchiffrable est ainsi un voyage : même les choses les moins belles sont matière au rêve. C’est alors que le véritable voyage commence ; et sans doute il est vrai que pour Anna de Noailles, le poème est surtout prétexte à un voyage métaphorique qui se fait symboliquement à travers les mots.  Pour la «muse des jardins», la poésie participe en effet d’un réenchantement du réel. N’écrivait-elle pas, dans son recueil Le Cœur innombrable paru en 1901, qu’« il n’est rien de réel que le rêve et l’amour» ?
          Dès lors, le poème peut se lire comme une interrogation métaphysique sur la vie et la mort, comme nous y invite d’ailleurs le titre du recueil. Transcendant toute vraisemblance, le texte est comme un appel à la Liberté et à l’Absolu. Comment ne pas évoquer ici les propos de Mallarmé, selon qui
 « la poésie est l’expression, par le langage humain ramené à son rythme essentiel, du sens mystérieux des aspects de l’existence : elle doue ainsi d’authenticité notre séjour et constitue la seule tâche spirituelle ». Mais ce chemin vers les symboles est aussi pouvoir de l’Esprit sur les sens. L’« ineffable » dont parle Anna de Noailles signifie en effet ce qui ne peut être dit, que l’on ne peut comprendre qu’en le déchiffrant. Pareillement, le terme de « breuvage » est comme un symbole initiatique. Enfin l’adjectif  « béni » semble placer le poème  sous la protection de Dieu, et l’on pourrait parler ici d’un symbolisme mystique comme chemin possible de l’art poétique en quête d’une vérité qui reste toujours à déchiffrer.

evenons en conclusion sur un point qui nous paraît essentiel : comme nous l’avons compris, pour Anna de Noailles comme pour les Symbolistes en général, si la poésie est vécue comme une idéalisation du réel, c’est qu’elle confère au langage l’ambitieuse mission de réinventer le monde. « Le Port de Palerme » est ainsi  l’expression d’un voyage, d’autant plus fabuleux qu’il est métaphorique : voyage immobile, apte à saisir l’idéal, le transcendant et l’indicible… Cette quête de l’ailleurs ne s’apparente-t-elle pas, finalement, à une quête de soi ? Partir pour mieux se retrouver…

© Sarah B. (Lycée en Forêt, Classe de Seconde 1, janvier 2012)
Relecture du manuscrit : Bruno Rigolt

 

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Objectif EAF… Commentaire littéraire Anna de Noailles « Le Port de Palerme » par Clarisse…

Entraînement à l’EAF

Commentaire littéraire…

 

Anna de Noailles, « Le Port de Palerme »… Corrigé élèves

Aujourd’hui, le commentaire de Clarisse Q. Classe de Seconde 1, promotion 2011-2012
    Découvrez également le commentaire de Sarah !

Il y a quelques mois, j’avais consacré ma « Citation de la semaine » à l’écrivaine Anna de Noailles. Son poème « Le port de Palerme » m’avait tant interpellé que j’ai décidé d’en proposer le commentaire à mes classes de Seconde cette année. Le texte, préparé en classe, a donné lieu à l’élaboration collective d’un plan en trois parties. Les élèves avaient ensuite la rude tâche d’élaborer leur commentaire. Parmi tous les travaux qu’il m’a été donné de lire, quelques-uns, particulièrement exceptionnels, seront publiés dans cet Espace Pédagogique Contributif.

Je vous laisse découvrir aujourd’hui le commentaire de Clarisse… Note obtenue : 20/20 : bravo à elle pour ce travail absolument remarquable.

TEXTE

Je regardais souvent, de ma chambre si chaude,
Le vieux port goudronné de Palerme, le bruit
Que faisaient les marchands, divisés par la fraude,
Autour des sacs de grains, de farine et de fruits,
Sous un beau ciel, teinté de splendeur et d’ennui…

J’aimais la rade noire et sa pauvre marine,
Les vaisseaux délabrés d’où j’entendais jaillir
Cet éternel souhait du cœur humain : partir !
— Les vapeurs, les sifflets faisaient un bruit d’usine
Dans ces cieux où le soir est si lent à venir…

C’était l’heure où le vent, en hésitant, se lève
Sur la ville et le port que son aile assainit.
Mon cœur fondait d’amour, comme un nuage crève.
J’avais soif d’un breuvage ineffable et béni,
Et je sentais s’ouvrir, en cercles infinis,
Dans le désert d’azur les citernes du rêve. 

 

ublié dans le recueil Les Vivants et les morts (1913), « le Port de Palerme » témoigne du lyrisme passionné et de la recherche d’une langue pure qui parcourent les œuvres d’Anna de Noailles. Ainsi, dans ce poème, si la « muse des jardins » reprend, à travers la contemplation du port et des bateaux, le thème romantique du voyage, il importe néanmoins de souligner que cette méditation, par l’idéalisation du réel qu’elle entreprend, amène finalement le lecteur à investir un monde imaginaire, partagé entre l’esthétique et la dimension métaphysique.
À partir de l’évocation d’un cadre réaliste qui occupera notre première partie, nous verrons dans un deuxième temps combien la poétesse tend à idéaliser le réel référentiel pour laisser place au rêve et au voyage vers un idéal pur. Nous montrerons enfin dans notre dernier axe que l’empreinte symboliste, habile à gouverner les images, marque profondément ce voyage, tout autant métaphorique que spirituel.

           Dans un premier temps, Anna de Noailles procède à une description très concrète du port de Palerme. Dès le premier vers, le réalisme surgit du cadre référentiel, déjà suggéré par le titre ; il s’agit du port de Palerme. Pour son poème, l’écrivaine utilise donc comme « support » un lieu qui existe réellement : la grande ville italienne et portuaire de Palerme, située dans une baie au nord de la Sicile. Cependant, elle circonscrit uniquement sa description à la zone portuaire : « port » (v. 2), « rade », « marine » (v. 6), « vaisseaux » (v. 7). On ne connaît rien de la ville elle-même qui n’est pas évoquée, si ce n’est une brève mention au vers 12. L’auteure commence par décrire l’aspect « extérieur », c’est-à-dire l’activité commerciale et la pauvreté du lieu. Comme n’importe quel port, Palerme est en effet un endroit propice aux échanges manufacturiers, comme en témoigne d’ailleurs le champ lexical du commerce : « marchands » (v.2), « sacs de grains, de farine et fruits » (v.3) : ici on peut noter l’évocation de produits locaux divers, de même que le terme « usine » au vers 9, suggère la fabrication ou la transformation des matières premières.
En outre, ce dispositif référentiel est renforcé par une description « sonore » qu’il s’agit de qualifier brièvement : « le bruit que faisaient les marchands » (v.1) suggère par exemple une impression de mouvement et d’agitation particulièrement réaliste ; les vendeurs sont si nombreux et bruyants qu’ils semblent former un amas de personnes « autour des sacs ». Ils manquent de discrétion dans ce lieu éminemment populaire et très fréquenté. De plus, cet appel au sens auditif se retrouve aux vers 6 et 8 : « entendais », « les sifflets faisaient un bruit d’usine » : ici, Anna de Noailles évoque le va et vient bruyant des bateaux, ceux qui partent du port et ceux qui arrivent à Palerme, ce qui donne de la vivacité au lieu. Par ailleurs, cette sensation est accentuée par une description très colorée : l’évocation, « sous un beau ciel, teinté de splendeur » (v. 5),  des produits locaux, notamment les « fruits » (v. 4) ainsi que la journée ensoleillée, éclatante, magnifique, propice aux échanges et au commerce, confèrent à la scène une forte couleur locale.

          Ce parti pris très réaliste et assez inhabituel en poésie s’oppose aux stéréotypes du Romantisme qui utilise généralement un cadre plus idyllique. À ce titre, l’auteure n’hésite pas à peindre la pauvreté du lieu : « la rade » devenue « noire », peut-être à cause de la pollution, semble manquer d’entretien. Nous percevons ici un contraste avec les couleurs de la première strophe : le port, davantage triste et sombre, se perçoit comme l’incarnation d’une certaine mélancolie : l’écrivaine, qui décrit avec nostalgie la « pauvre marine » et les « vaisseaux délabrés », montre ainsi ce qu’on pourrait appeler « l’envers du décor ». De fait, si le port de Palerme est le pôle central de toute la vie économique, ce milieu commercial et cosmopolite semble par ailleurs traduire une certaine malhonnêteté de la société. Les marchands sont en effet « divisés » (v. 3). Par ce terme, on comprend qu’ils n’ont pas tous les mêmes points de vue : il y a des rivalités, des tromperies et des tensions, chaque négociant défendant son propre intérêt « autour des sacs ». De même est-il possible que le « bruit » dont il est question au vers 2, provienne des disputes ou des inlassables tractations marchandes. Le port apparaît donc comme un lieu peu fréquentable : n’est-il pas d’ailleurs question de « fraude » au vers trois ? Ce non-respect des lois et des droits d’autrui pèse encore sur l’image de la société palermitaine, fortement marquée par l’emprise de la mafia et de la corruption.
Sans doute convient-il de noter ici combien cette société est en outre très portée sur le matérialisme. L’oxymore « vieux port goudronné » (opposition entre vieux et goudronné) témoigne en effet du processus de modernisation et d’urbanisation du « vieux port » : on y a construit des routes. Il semble avoir perdu ce qui faisait son charme tout comme « les vapeurs » et « les sifflets » (v. 9) qui font un « bruit d’usine ». Ils paraissent ainsi associés à une société urbaine et spéculative qui détruit l’harmonie pour produire toujours plus. La vente « des sacs de grain, de farine et de fruits » (v. 4) et la « fraude » (v. 4) traduisent à cet égard un goût particulier pour l’argent et le lucre. Mais si Anna de Noailles fait prévaloir une vision critique du monde qui l’entoure, elle éprouve également de la compassion pour cette population à la gouaille populaire qui arpente les quais ou flâne le long du port.
Elle évoque ainsi au vers cinq les langueurs des pays chauds où tout semble « teinté… d’ennui ». Le vers se fait l’écho quelque peu nostalgique de ces longues journées d’été « où le soir est si lent à venir… » (v. 10). Par l’emploi de l’intensif « si » et des points de suspension, l’auteure insiste en effet sur la durée du jour, qui paraît sans fin… De plus, comme le montre l’emploi du présent de vérité générale, cette scène prend une valeur omnitemporelle : il semble en être ainsi de tous les jours : habitude, répétition des mêmes scènes, des mêmes bruits… Cette valeur d’indéfini est également renforcée par le très beau rythme du vers : « Dans ces cieux/où le soir/est si lent/à venir ». Ce rythme quaternaire crée une syntaxe presque chantante qui est comme une invitation au voyage. Les allitérations en [r] et en [s] ajoutent à cet égard une sensation tactile qui, en apportant de la douceur, semble presque susurrer à notre oreille toute la sympathie qu’Anna de Noailles porte envers la société palermitaine.  À partir de ces éléments concrets, l’auteure peint donc un univers référentiel qu’elle parvient progressivement à métamorphoser et à idéaliser grâce au pouvoir évocateur de la poésie.

‘est en effet par le rêve et surtout par l’idéalisation du réel, que s’opère le passage de l’expérience sensible de la vie concrète à son idéalisation, caractéristique de l’entreprise symboliste en tant qu’expression d’une poésie vers un Idéal pur, seule capable de figurer le mystère de l’âme.
Alors qu’elle semblait porter un regard quelque peu hautain sur cette société palermitaine, Anna de Noailles change progressivement de point de vue en contemplant les bateaux qui s’éloignent de la terre. Ainsi au vers six, la vue du port, et plus particulièrement son côté simple, pauvre et misérable, semble comme une révélation qu’il y a quelque chose d’essentiel dans cette contemplation  : « J’aimais la rade noire et sa pauvre marine ». Sentiment qui va s’intensifier puisque la poétesse finira même par « fondre d’amour » au vers treize devant ce paysage. Idéalisation de la réalité disions-nous, tant il est vrai que chez les poètes symbolistes, la poésie est seule capable de recréer le réel : témoin ces « vaisseaux délabrés » au vers sept : l’emploi du mot légendaire « vaisseaux », est comme une métamorphose : les bateaux sont ainsi présentés dans toute leur puissance, comme ils l’étaient sans doute auparavant. Bien qu’ils soient au contraire en ruines et « délabrés », ils sont magnifiques aux yeux de la poétesse car ils sont les représentants du voyage qu’ils traduisent en symboles. Leur état n’a donc pas d’importance, elle n’a pas le souci du matériel, ce qui compte c’est ce qu’ils évoquent, les émotions et les idées qu’ils suscitent. Tout est allégorique : c’est en effet à travers leur contemplation que commence l’évasion de la poétesse vers l’imaginaire : n’emploie-t-elle pas par la suite des mots de plus en plus abstraits et immatériels tels que « vapeurs » ou « cieux » (v.9) ?
On remarque également une évocation des sentiments : « cœur humain » au vers huit ou « fondait d’amour » au vers treize donnent toute sa valeur au registre lyrique, en chargeant l’acte d’écriture d’une totale communion avec la nature : « comme un nuage crève » (v. 13). N’est-ce pas le sens profond de la poésie qui apparaît à travers le lexique des sensations : « je sentais s’ouvrir » écrit Anna de Noailles, comme pour nous faire éprouver, à travers cette impression de plénitude et de bien-être, la fin véritable de toute poésie : la quête idéiste de la pureté. On pourrait faire remarquer combien, dans la dernière strophe, les éléments concrets ont presque totalement disparu, il ne reste plus que « la ville » et « le port » (v. 12), qui laissent eux-mêmes place à l’immatérialité du « vent ». D’abord hésitant, il finit en effet par s’imposer sur la ville. L’imaginaire est finalement total dans les trois derniers vers : « J’avais soif d’un breuvage… » (v. 14). Ici, l’expression qui fait penser à un être altéré d’une soif violente, revêt un sens très fort, qui connote le désir certes, mais un désir ardent, qui n’est pas réel.
De plus, de simples citernes exposées sur le port, se transforment en « citernes du rêve » (vers 16). Par cette métaphore, celles-ci semblent permettre l’accès à l’imaginaire et à l’idéal ; elles s’ouvrent à la poétesse « en cercles infinis » (v.15), oxymore s’il en est, qui traduit l’absence de tout rationalisme : un cercle ne saurait en effet être infini, il désigne ici la forme ronde des citernes. Le lecteur aura relevé le symbolisme bien connu du cercle, caractéristique du voyage mystique à travers l’espace et le temps. C’est donc par le truchement de la contemplation du port et de la mer devenue « désert d’azur » (v. 16) qu’Anna de Noailles s’évade pour parvenir à la quête de Soi : l’impression d’infinité et de beauté est donc essentielle. La description réaliste du port de Palerme, par une idéalisation et une allégorie du concret, s’est transformée peu à peu en un univers imaginaire, qui est celui du rêve, mais plus fondamentalement, en une quête idéale de la Vérité.

          Parallèlement, et toujours dans cette même optique idéiste, l’auteure évoque son désir de voyager vers un Idéal pur, un des thèmes majeurs du Symbolisme. De fait, dès les vers sept et huit, Anna de Noailles exprime sa quête du partir à travers la contemplation des « vaisseaux délabrés ». Ce souhait semble à ce titre provenir des bateaux : « d’où j’entendais jaillir » : l’emploi du verbe « jaillir » apparaît comme un surgissement, une renaissance. Rompant avec la monotonie du quotidien, il crée un effet de surprise, d’agitation et de mouvement. En outre, cette envie de fuir semble irrépressible comme le suggère la tonalité exclamative et presque jubilatoire du vers huit ainsi que la place du verbe « partir ». Positionné en fin de vers, il est mis en avant et crée un effet d’insistance. Il semble d’ailleurs être le seul motif de l’existence « éternel souhait » (v.7) : loin d’être un désir passager, il apparaît comme le but de toute une vie, comme une quête profondément existentielle. Et si l’auteure, comme nous le notions précédemment, se laisse guider par ses sentiments et ses émotions (« souhait du cœur humain »), c’est surtout pour conférer au voyage la mission d’atteindre un idéal « pur ». À travers celui-ci, l’écrivaine semble en effet rechercher un Idéal transcendant. Elle n’aspire pas à un lieu précis, elle s’évade à travers une succession de non-lieux : tout d’abord, l’évocation des « vapeurs » au vers neuf connote l’immatérialité de même que « les cieux » (v. 10) paraissent substituer aux « bruits d’usine » et aux « sifflets » le calme, l’apaisement, et l’infini. De même, « le vent », élément essentiellement primitiviste, traduit-il un sentiment de purification : « son aile assainit » la société profane et quelque peu vulgaire, malhonnête, matérialiste, remplie de tromperies et de tensions. L’ « aile » rappelle à ce titre les oiseaux, symboles de majesté, de liberté et de pureté, ils volent dans les airs, et semblent au-dessus de tout. De plus, l’utilisation du présent à valeur de généralité donne à cette « purification » une dimension universelle, relativement abstraite et idéiste.
Enfin, cette recherche spirituelle de l’Idéal se retrouve aussi dans le « désert d’azur » du dernier vers qui désigne l’infinité de la mer. À cette quête s’ajoute celle de sentiments aussi purs et indicibles que ces non-lieux : «Mon cœur fondait d’amour comme un nuage crève ». Ici la comparaison de sentiments et d’émotions particulièrement forts avec un nuage, élément immatériel qui renvoie au ciel, est comme une transfiguration aux accents d’évangile, comme une communion avec Dieu. On retrouve cette soif d’absolu au vers quatorze : « J’avais soif d’un breuvage ineffable et béni », là encore l’auteure est en quête de la lumière de Dieu (« béni ») et les sentiments, si beaux qu’ils puissent être, restent dans le mystère et l’« ineffable »…

nsistons, pour terminer, sur un point essentiel : par un grand nombre de caractéristiques du Romantisme qu’il réinterprète et transcende, « le Port de Palerme » est un poème particulièrement représentatif de la mouvance symboliste. De fait, en reprenant le grand thème romantique du voyage, Anna de Noailles essaie peut-être, comme nous l’avons vu précédemment, de fuir une société malhonnête (« fraude »), ennuyeuse (« ennui ») et quelque peu matérialiste dans laquelle l’homme a détruit l’harmonie universelle. Ce sentiment d’inadaptation à la marche de l’histoire, qui n’est pas sans évoquer le fameux « mal du siècle », dépasse pourtant le simple cliché romantique. Il s’agit, comme nous le remarquions, d’un poème davantage symboliste, capable de rendre par le symbole, ce que le monde a d’infini et de mystérieux. Cette démarche allégorique, où chaque image concrète renvoie à l’abstrait le plus pur, rend le poème quelque peu hermétique à la compréhension du simple lecteur, alors obligé de déchiffrer le sens caché des mots pour en pénétrer la puissance suggestive. Ainsi, « les sacs de grains, de farine et de fruits » (v.3) font-ils allusion à la volupté de l’Orient et annoncent déjà de manière implicite le thème du voyage dont « les vaisseaux délabrés » (v.6) sont les véritables représentants. On pourrait aussi faire remarquer combien l’emploi de l’expression « désert d’azur » pour la mer ou de « citernes du rêve » pour qualifier de banals éléments de tout décor portuaire, traduisent, au-delà de l’aspect pictural, une quête du Vrai, pour laquelle les mots ne suffisent pas.
Cette vision allégorique confère donc au poème une part de mystère, renforcée par l’association du réel et de l’imaginaire. L’auteure part en effet d’une description réaliste pour finalement aboutir aux symboles abstraits, unissant terre et ciel, fini et infini : les mouvements spiraloïdes des « citernes du rêve » en sont une parfaite illustration. Notons aussi combien l’emploi d’un vocabulaire volontairement anachronique ou l’utilisation de comparaisons inattendues n’a d’autre but que de confirmer l’idée selon laquelle la création poétique, particulièrement chez les Symbolistes, est alchimie, transformation de la vie en art, seule capable, en créant un monde imaginaire qui s’inspire du monde réel, d’atteindre par ces correspondances reliant le monde inférieur et le monde supérieur, la Vérité.

          On remarque en effet que tout le poème mène à une vérité supérieure et essentielle. De fait, à travers un certain nombre de symboles que nous avons évoqués, nous comprenons que l’auteure ne part pas réellement, il s’agit d’un voyage métaphorique qui donne à l’imagination toute sa valeur créatrice : « j’avais soif » traduit une envie qui ne se réalise pas réellement mais qui reste à l’état de désir. De même, l’image spiraloïde des « cercles infinis » (v.14), par son manque total de rationalisme, suggère la géométrie sacrée des Pythagoriciens. On comprend donc mieux le vers dix dont nous commentions précédemment l’harmonie rythmique : « Dans ces cieux où le soir est si lent à venir… », l’écrivaine n’attend pas le soir en lui-même, mais son mystérieux symbolisme, enrichi du mythe de la nuit, pendant laquelle on est amené à rêver : c’est en effet le seul instant de la journée où l’on peut s’évader pleinement et se laisser aller à la vie, comme à la mort. Moment de pur accomplissement « Mon cœur fondait d’amour », mais ô combien éphémère tel le nuage voué à disparaître. Cependant c’est sa brièveté même qui le rend paradoxalement si intense comme le suggère la dureté du mot « crever ».
Ce n’est pas un hasard si le soir semble également être le moment de la journée choisi par l’auteure pour évoquer l’acte d’écriture. Tant il est vrai que le poème est tout autant la quête fiévreuse d’un au-delà qu’un voyage spirituel, si difficile à atteindre. Comme le dira Anna de Noailles « Il n’est rien de réel que le rêve et l’amour »… La poésie n’est-elle pas, dès lors, un voyage spirituel à l’intérieur de soi, que chacun doit accomplir pour atteindre le Moi véritable ? Nous comprenons dès lors l’importance qu’Anna de Noailles accorde à l’abstrait : l’esprit l’emporte sur les sens. Tout comme un rêve éveillé, la poésie permet de créer un monde imaginaire et idéal, qui est le signe d’une transcendance de la conscience. Par son pouvoir évocateur, par sa simple lecture, elle suffit à nous évader dans un univers aussi bien réaliste qu’indescriptible et ineffable. Comme le soulignait Charles Baudelaire « La poésie est ce qu’il y a de plus réel, c’est ce qui n’est complètement vrai que dans un autre monde ». Cette affirmation nous semble parfaitement s’adapter au « Port de Palerme », qui finit par identifier la poésie à un acte de pur langage, seul capable d’échapper à la banalité du monde.

u terme de cette analyse, il convient de rappeler quelques points essentiels. Comme nous avons cherché à le montrer, Anna de Noailles dévoile à travers « Le port de Palerme », sa conception de la poésie, qui est aussi une conception du monde. Pour l’auteure, la poésie permet en effet l’expression de ses sentiments et la quête existentielle d’un Idéal inaccessible aux lois de l’ordonnance humaine. Et si, comme l’affirmait Baudelaire « ce qui est créé par l’esprit est plus vivant que la matière », c’est bien l’art poétique, par sa puissance transfiguratrice, qui permet cette alchimie, capable de rendre plus réelle la signification transcendante des mots que la réalité immanente qu’ils désignent. La poésie apparaît ainsi plus profonde, plus sensée, voire plus vraisemblable que la vie elle-même. Porteuse d’imaginaire, elle suscite chez le lecteur des sensations, et à la façon d’un rêve, elle l’invite l’espace d’un instant à voyager vers un univers inconnu, qui est autant un questionnement qu’une réponse…

© Clarisse Q. (Lycée en Forêt, Classe de Seconde 1, janvier 2012)
Relecture du manuscrit : Bruno Rigolt

NetÉtiquette : article protégé par copyright ; la diffusion publique est autorisée sous réserve d’indiquer le nom de l’auteur ainsi que la source (URL de la page).

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Objectif EAF… Commentaire littéraire Anna de Noailles "Le Port de Palerme" par Clarisse…

Entraînement à l’EAF
Commentaire littéraire…

 
Anna de Noailles, « Le Port de Palerme »… Corrigé élèves
Aujourd’hui, le commentaire de Clarisse Q. Classe de Seconde 1, promotion 2011-2012
    Découvrez également le commentaire de Sarah !

Il y a quelques mois, j’avais consacré ma « Citation de la semaine » à l’écrivaine Anna de Noailles. Son poème « Le port de Palerme » m’avait tant interpellé que j’ai décidé d’en proposer le commentaire à mes classes de Seconde cette année. Le texte, préparé en classe, a donné lieu à l’élaboration collective d’un plan en trois parties. Les élèves avaient ensuite la rude tâche d’élaborer leur commentaire. Parmi tous les travaux qu’il m’a été donné de lire, quelques-uns, particulièrement exceptionnels, seront publiés dans cet Espace Pédagogique Contributif.

Je vous laisse découvrir aujourd’hui le commentaire de Clarisse… Note obtenue : 20/20 : bravo à elle pour ce travail absolument remarquable.

TEXTE

Je regardais souvent, de ma chambre si chaude,
Le vieux port goudronné de Palerme, le bruit
Que faisaient les marchands, divisés par la fraude,
Autour des sacs de grains, de farine et de fruits,
Sous un beau ciel, teinté de splendeur et d’ennui…

J’aimais la rade noire et sa pauvre marine,
Les vaisseaux délabrés d’où j’entendais jaillir
Cet éternel souhait du cœur humain : partir !
— Les vapeurs, les sifflets faisaient un bruit d’usine
Dans ces cieux où le soir est si lent à venir…

C’était l’heure où le vent, en hésitant, se lève
Sur la ville et le port que son aile assainit.
Mon cœur fondait d’amour, comme un nuage crève.
J’avais soif d’un breuvage ineffable et béni,
Et je sentais s’ouvrir, en cercles infinis,
Dans le désert d’azur les citernes du rêve. 

 

ublié dans le recueil Les Vivants et les morts (1913), « le Port de Palerme » témoigne du lyrisme passionné et de la recherche d’une langue pure qui parcourent les œuvres d’Anna de Noailles. Ainsi, dans ce poème, si la « muse des jardins » reprend, à travers la contemplation du port et des bateaux, le thème romantique du voyage, il importe néanmoins de souligner que cette méditation, par l’idéalisation du réel qu’elle entreprend, amène finalement le lecteur à investir un monde imaginaire, partagé entre l’esthétique et la dimension métaphysique.
À partir de l’évocation d’un cadre réaliste qui occupera notre première partie, nous verrons dans un deuxième temps combien la poétesse tend à idéaliser le réel référentiel pour laisser place au rêve et au voyage vers un idéal pur. Nous montrerons enfin dans notre dernier axe que l’empreinte symboliste, habile à gouverner les images, marque profondément ce voyage, tout autant métaphorique que spirituel.

           Dans un premier temps, Anna de Noailles procède à une description très concrète du port de Palerme. Dès le premier vers, le réalisme surgit du cadre référentiel, déjà suggéré par le titre ; il s’agit du port de Palerme. Pour son poème, l’écrivaine utilise donc comme « support » un lieu qui existe réellement : la grande ville italienne et portuaire de Palerme, située dans une baie au nord de la Sicile. Cependant, elle circonscrit uniquement sa description à la zone portuaire : « port » (v. 2), « rade », « marine » (v. 6), « vaisseaux » (v. 7). On ne connaît rien de la ville elle-même qui n’est pas évoquée, si ce n’est une brève mention au vers 12. L’auteure commence par décrire l’aspect « extérieur », c’est-à-dire l’activité commerciale et la pauvreté du lieu. Comme n’importe quel port, Palerme est en effet un endroit propice aux échanges manufacturiers, comme en témoigne d’ailleurs le champ lexical du commerce : « marchands » (v.2), « sacs de grains, de farine et fruits » (v.3) : ici on peut noter l’évocation de produits locaux divers, de même que le terme « usine » au vers 9, suggère la fabrication ou la transformation des matières premières.
En outre, ce dispositif référentiel est renforcé par une description « sonore » qu’il s’agit de qualifier brièvement : « le bruit que faisaient les marchands » (v.1) suggère par exemple une impression de mouvement et d’agitation particulièrement réaliste ; les vendeurs sont si nombreux et bruyants qu’ils semblent former un amas de personnes « autour des sacs ». Ils manquent de discrétion dans ce lieu éminemment populaire et très fréquenté. De plus, cet appel au sens auditif se retrouve aux vers 6 et 8 : « entendais », « les sifflets faisaient un bruit d’usine » : ici, Anna de Noailles évoque le va et vient bruyant des bateaux, ceux qui partent du port et ceux qui arrivent à Palerme, ce qui donne de la vivacité au lieu. Par ailleurs, cette sensation est accentuée par une description très colorée : l’évocation, « sous un beau ciel, teinté de splendeur » (v. 5),  des produits locaux, notamment les « fruits » (v. 4) ainsi que la journée ensoleillée, éclatante, magnifique, propice aux échanges et au commerce, confèrent à la scène une forte couleur locale.

          Ce parti pris très réaliste et assez inhabituel en poésie s’oppose aux stéréotypes du Romantisme qui utilise généralement un cadre plus idyllique. À ce titre, l’auteure n’hésite pas à peindre la pauvreté du lieu : « la rade » devenue « noire », peut-être à cause de la pollution, semble manquer d’entretien. Nous percevons ici un contraste avec les couleurs de la première strophe : le port, davantage triste et sombre, se perçoit comme l’incarnation d’une certaine mélancolie : l’écrivaine, qui décrit avec nostalgie la « pauvre marine » et les « vaisseaux délabrés », montre ainsi ce qu’on pourrait appeler « l’envers du décor ». De fait, si le port de Palerme est le pôle central de toute la vie économique, ce milieu commercial et cosmopolite semble par ailleurs traduire une certaine malhonnêteté de la société. Les marchands sont en effet « divisés » (v. 3). Par ce terme, on comprend qu’ils n’ont pas tous les mêmes points de vue : il y a des rivalités, des tromperies et des tensions, chaque négociant défendant son propre intérêt « autour des sacs ». De même est-il possible que le « bruit » dont il est question au vers 2, provienne des disputes ou des inlassables tractations marchandes. Le port apparaît donc comme un lieu peu fréquentable : n’est-il pas d’ailleurs question de « fraude » au vers trois ? Ce non-respect des lois et des droits d’autrui pèse encore sur l’image de la société palermitaine, fortement marquée par l’emprise de la mafia et de la corruption.
Sans doute convient-il de noter ici combien cette société est en outre très portée sur le matérialisme. L’oxymore « vieux port goudronné » (opposition entre vieux et goudronné) témoigne en effet du processus de modernisation et d’urbanisation du « vieux port » : on y a construit des routes. Il semble avoir perdu ce qui faisait son charme tout comme « les vapeurs » et « les sifflets » (v. 9) qui font un « bruit d’usine ». Ils paraissent ainsi associés à une société urbaine et spéculative qui détruit l’harmonie pour produire toujours plus. La vente « des sacs de grain, de farine et de fruits » (v. 4) et la « fraude » (v. 4) traduisent à cet égard un goût particulier pour l’argent et le lucre. Mais si Anna de Noailles fait prévaloir une vision critique du monde qui l’entoure, elle éprouve également de la compassion pour cette population à la gouaille populaire qui arpente les quais ou flâne le long du port.
Elle évoque ainsi au vers cinq les langueurs des pays chauds où tout semble « teinté… d’ennui ». Le vers se fait l’écho quelque peu nostalgique de ces longues journées d’été « où le soir est si lent à venir… » (v. 10). Par l’emploi de l’intensif « si » et des points de suspension, l’auteure insiste en effet sur la durée du jour, qui paraît sans fin… De plus, comme le montre l’emploi du présent de vérité générale, cette scène prend une valeur omnitemporelle : il semble en être ainsi de tous les jours : habitude, répétition des mêmes scènes, des mêmes bruits… Cette valeur d’indéfini est également renforcée par le très beau rythme du vers : « Dans ces cieux/où le soir/est si lent/à venir ». Ce rythme quaternaire crée une syntaxe presque chantante qui est comme une invitation au voyage. Les allitérations en [r] et en [s] ajoutent à cet égard une sensation tactile qui, en apportant de la douceur, semble presque susurrer à notre oreille toute la sympathie qu’Anna de Noailles porte envers la société palermitaine.  À partir de ces éléments concrets, l’auteure peint donc un univers référentiel qu’elle parvient progressivement à métamorphoser et à idéaliser grâce au pouvoir évocateur de la poésie.

‘est en effet par le rêve et surtout par l’idéalisation du réel, que s’opère le passage de l’expérience sensible de la vie concrète à son idéalisation, caractéristique de l’entreprise symboliste en tant qu’expression d’une poésie vers un Idéal pur, seule capable de figurer le mystère de l’âme.
Alors qu’elle semblait porter un regard quelque peu hautain sur cette société palermitaine, Anna de Noailles change progressivement de point de vue en contemplant les bateaux qui s’éloignent de la terre. Ainsi au vers six, la vue du port, et plus particulièrement son côté simple, pauvre et misérable, semble comme une révélation qu’il y a quelque chose d’essentiel dans cette contemplation  : « J’aimais la rade noire et sa pauvre marine ». Sentiment qui va s’intensifier puisque la poétesse finira même par « fondre d’amour » au vers treize devant ce paysage. Idéalisation de la réalité disions-nous, tant il est vrai que chez les poètes symbolistes, la poésie est seule capable de recréer le réel : témoin ces « vaisseaux délabrés » au vers sept : l’emploi du mot légendaire « vaisseaux », est comme une métamorphose : les bateaux sont ainsi présentés dans toute leur puissance, comme ils l’étaient sans doute auparavant. Bien qu’ils soient au contraire en ruines et « délabrés », ils sont magnifiques aux yeux de la poétesse car ils sont les représentants du voyage qu’ils traduisent en symboles. Leur état n’a donc pas d’importance, elle n’a pas le souci du matériel, ce qui compte c’est ce qu’ils évoquent, les émotions et les idées qu’ils suscitent. Tout est allégorique : c’est en effet à travers leur contemplation que commence l’évasion de la poétesse vers l’imaginaire : n’emploie-t-elle pas par la suite des mots de plus en plus abstraits et immatériels tels que « vapeurs » ou « cieux » (v.9) ?
On remarque également une évocation des sentiments : « cœur humain » au vers huit ou « fondait d’amour » au vers treize donnent toute sa valeur au registre lyrique, en chargeant l’acte d’écriture d’une totale communion avec la nature : « comme un nuage crève » (v. 13). N’est-ce pas le sens profond de la poésie qui apparaît à travers le lexique des sensations : « je sentais s’ouvrir » écrit Anna de Noailles, comme pour nous faire éprouver, à travers cette impression de plénitude et de bien-être, la fin véritable de toute poésie : la quête idéiste de la pureté. On pourrait faire remarquer combien, dans la dernière strophe, les éléments concrets ont presque totalement disparu, il ne reste plus que « la ville » et « le port » (v. 12), qui laissent eux-mêmes place à l’immatérialité du « vent ». D’abord hésitant, il finit en effet par s’imposer sur la ville. L’imaginaire est finalement total dans les trois derniers vers : « J’avais soif d’un breuvage… » (v. 14). Ici, l’expression qui fait penser à un être altéré d’une soif violente, revêt un sens très fort, qui connote le désir certes, mais un désir ardent, qui n’est pas réel.
De plus, de simples citernes exposées sur le port, se transforment en « citernes du rêve » (vers 16). Par cette métaphore, celles-ci semblent permettre l’accès à l’imaginaire et à l’idéal ; elles s’ouvrent à la poétesse « en cercles infinis » (v.15), oxymore s’il en est, qui traduit l’absence de tout rationalisme : un cercle ne saurait en effet être infini, il désigne ici la forme ronde des citernes. Le lecteur aura relevé le symbolisme bien connu du cercle, caractéristique du voyage mystique à travers l’espace et le temps. C’est donc par le truchement de la contemplation du port et de la mer devenue « désert d’azur » (v. 16) qu’Anna de Noailles s’évade pour parvenir à la quête de Soi : l’impression d’infinité et de beauté est donc essentielle. La description réaliste du port de Palerme, par une idéalisation et une allégorie du concret, s’est transformée peu à peu en un univers imaginaire, qui est celui du rêve, mais plus fondamentalement, en une quête idéale de la Vérité.

          Parallèlement, et toujours dans cette même optique idéiste, l’auteure évoque son désir de voyager vers un Idéal pur, un des thèmes majeurs du Symbolisme. De fait, dès les vers sept et huit, Anna de Noailles exprime sa quête du partir à travers la contemplation des « vaisseaux délabrés ». Ce souhait semble à ce titre provenir des bateaux : « d’où j’entendais jaillir » : l’emploi du verbe « jaillir » apparaît comme un surgissement, une renaissance. Rompant avec la monotonie du quotidien, il crée un effet de surprise, d’agitation et de mouvement. En outre, cette envie de fuir semble irrépressible comme le suggère la tonalité exclamative et presque jubilatoire du vers huit ainsi que la place du verbe « partir ». Positionné en fin de vers, il est mis en avant et crée un effet d’insistance. Il semble d’ailleurs être le seul motif de l’existence « éternel souhait » (v.7) : loin d’être un désir passager, il apparaît comme le but de toute une vie, comme une quête profondément existentielle. Et si l’auteure, comme nous le notions précédemment, se laisse guider par ses sentiments et ses émotions (« souhait du cœur humain »), c’est surtout pour conférer au voyage la mission d’atteindre un idéal « pur ». À travers celui-ci, l’écrivaine semble en effet rechercher un Idéal transcendant. Elle n’aspire pas à un lieu précis, elle s’évade à travers une succession de non-lieux : tout d’abord, l’évocation des « vapeurs » au vers neuf connote l’immatérialité de même que « les cieux » (v. 10) paraissent substituer aux « bruits d’usine » et aux « sifflets » le calme, l’apaisement, et l’infini. De même, « le vent », élément essentiellement primitiviste, traduit-il un sentiment de purification : « son aile assainit » la société profane et quelque peu vulgaire, malhonnête, matérialiste, remplie de tromperies et de tensions. L’ « aile » rappelle à ce titre les oiseaux, symboles de majesté, de liberté et de pureté, ils volent dans les airs, et semblent au-dessus de tout. De plus, l’utilisation du présent à valeur de généralité donne à cette « purification » une dimension universelle, relativement abstraite et idéiste.
Enfin, cette recherche spirituelle de l’Idéal se retrouve aussi dans le « désert d’azur » du dernier vers qui désigne l’infinité de la mer. À cette quête s’ajoute celle de sentiments aussi purs et indicibles que ces non-lieux : «Mon cœur fondait d’amour comme un nuage crève ». Ici la comparaison de sentiments et d’émotions particulièrement forts avec un nuage, élément immatériel qui renvoie au ciel, est comme une transfiguration aux accents d’évangile, comme une communion avec Dieu. On retrouve cette soif d’absolu au vers quatorze : « J’avais soif d’un breuvage ineffable et béni », là encore l’auteure est en quête de la lumière de Dieu (« béni ») et les sentiments, si beaux qu’ils puissent être, restent dans le mystère et l’« ineffable »…

nsistons, pour terminer, sur un point essentiel : par un grand nombre de caractéristiques du Romantisme qu’il réinterprète et transcende, « le Port de Palerme » est un poème particulièrement représentatif de la mouvance symboliste. De fait, en reprenant le grand thème romantique du voyage, Anna de Noailles essaie peut-être, comme nous l’avons vu précédemment, de fuir une société malhonnête (« fraude »), ennuyeuse (« ennui ») et quelque peu matérialiste dans laquelle l’homme a détruit l’harmonie universelle. Ce sentiment d’inadaptation à la marche de l’histoire, qui n’est pas sans évoquer le fameux « mal du siècle », dépasse pourtant le simple cliché romantique. Il s’agit, comme nous le remarquions, d’un poème davantage symboliste, capable de rendre par le symbole, ce que le monde a d’infini et de mystérieux. Cette démarche allégorique, où chaque image concrète renvoie à l’abstrait le plus pur, rend le poème quelque peu hermétique à la compréhension du simple lecteur, alors obligé de déchiffrer le sens caché des mots pour en pénétrer la puissance suggestive. Ainsi, « les sacs de grains, de farine et de fruits » (v.3) font-ils allusion à la volupté de l’Orient et annoncent déjà de manière implicite le thème du voyage dont « les vaisseaux délabrés » (v.6) sont les véritables représentants. On pourrait aussi faire remarquer combien l’emploi de l’expression « désert d’azur » pour la mer ou de « citernes du rêve » pour qualifier de banals éléments de tout décor portuaire, traduisent, au-delà de l’aspect pictural, une quête du Vrai, pour laquelle les mots ne suffisent pas.
Cette vision allégorique confère donc au poème une part de mystère, renforcée par l’association du réel et de l’imaginaire. L’auteure part en effet d’une description réaliste pour finalement aboutir aux symboles abstraits, unissant terre et ciel, fini et infini : les mouvements spiraloïdes des « citernes du rêve » en sont une parfaite illustration. Notons aussi combien l’emploi d’un vocabulaire volontairement anachronique ou l’utilisation de comparaisons inattendues n’a d’autre but que de confirmer l’idée selon laquelle la création poétique, particulièrement chez les Symbolistes, est alchimie, transformation de la vie en art, seule capable, en créant un monde imaginaire qui s’inspire du monde réel, d’atteindre par ces correspondances reliant le monde inférieur et le monde supérieur, la Vérité.

          On remarque en effet que tout le poème mène à une vérité supérieure et essentielle. De fait, à travers un certain nombre de symboles que nous avons évoqués, nous comprenons que l’auteure ne part pas réellement, il s’agit d’un voyage métaphorique qui donne à l’imagination toute sa valeur créatrice : « j’avais soif » traduit une envie qui ne se réalise pas réellement mais qui reste à l’état de désir. De même, l’image spiraloïde des « cercles infinis » (v.14), par son manque total de rationalisme, suggère la géométrie sacrée des Pythagoriciens. On comprend donc mieux le vers dix dont nous commentions précédemment l’harmonie rythmique : « Dans ces cieux où le soir est si lent à venir… », l’écrivaine n’attend pas le soir en lui-même, mais son mystérieux symbolisme, enrichi du mythe de la nuit, pendant laquelle on est amené à rêver : c’est en effet le seul instant de la journée où l’on peut s’évader pleinement et se laisser aller à la vie, comme à la mort. Moment de pur accomplissement « Mon cœur fondait d’amour », mais ô combien éphémère tel le nuage voué à disparaître. Cependant c’est sa brièveté même qui le rend paradoxalement si intense comme le suggère la dureté du mot « crever ».
Ce n’est pas un hasard si le soir semble également être le moment de la journée choisi par l’auteure pour évoquer l’acte d’écriture. Tant il est vrai que le poème est tout autant la quête fiévreuse d’un au-delà qu’un voyage spirituel, si difficile à atteindre. Comme le dira Anna de Noailles « Il n’est rien de réel que le rêve et l’amour »… La poésie n’est-elle pas, dès lors, un voyage spirituel à l’intérieur de soi, que chacun doit accomplir pour atteindre le Moi véritable ? Nous comprenons dès lors l’importance qu’Anna de Noailles accorde à l’abstrait : l’esprit l’emporte sur les sens. Tout comme un rêve éveillé, la poésie permet de créer un monde imaginaire et idéal, qui est le signe d’une transcendance de la conscience. Par son pouvoir évocateur, par sa simple lecture, elle suffit à nous évader dans un univers aussi bien réaliste qu’indescriptible et ineffable. Comme le soulignait Charles Baudelaire « La poésie est ce qu’il y a de plus réel, c’est ce qui n’est complètement vrai que dans un autre monde ». Cette affirmation nous semble parfaitement s’adapter au « Port de Palerme », qui finit par identifier la poésie à un acte de pur langage, seul capable d’échapper à la banalité du monde.

u terme de cette analyse, il convient de rappeler quelques points essentiels. Comme nous avons cherché à le montrer, Anna de Noailles dévoile à travers « Le port de Palerme », sa conception de la poésie, qui est aussi une conception du monde. Pour l’auteure, la poésie permet en effet l’expression de ses sentiments et la quête existentielle d’un Idéal inaccessible aux lois de l’ordonnance humaine. Et si, comme l’affirmait Baudelaire « ce qui est créé par l’esprit est plus vivant que la matière », c’est bien l’art poétique, par sa puissance transfiguratrice, qui permet cette alchimie, capable de rendre plus réelle la signification transcendante des mots que la réalité immanente qu’ils désignent. La poésie apparaît ainsi plus profonde, plus sensée, voire plus vraisemblable que la vie elle-même. Porteuse d’imaginaire, elle suscite chez le lecteur des sensations, et à la façon d’un rêve, elle l’invite l’espace d’un instant à voyager vers un univers inconnu, qui est autant un questionnement qu’une réponse…

© Clarisse Q. (Lycée en Forêt, Classe de Seconde 1, janvier 2012)
Relecture du manuscrit : Bruno Rigolt

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Un automne en Poésie… Saison 3. Quatrième livraison

Un automne en Poésie

— Saison 3 —
Quatrième livraison

 Composition réalisée d’après le célèbre logo de Dreamworks Animation

Seconde 1, Seconde 12
Lycée en Forêt (Montargis, France)

Les élèves de Seconde 1 et de Seconde 12 du Lycée en Forêt sont fiers de vous présenter l’édition 2012 d’«Un automne en Poésie», événement désormais incontournable qui marque comme chaque année l’actualité littéraire lycéenne. Puisant leur inspiration dans le message du Romantisme et du Symbolisme, les jeunes étudiant(e)s ont souhaité mettre en avant l’écriture poétique comme exercice de la liberté : liberté du rêve, des grands infinis ; liberté du cœur et des sentiments ; liberté aussi des jeux sur l’image et le non-dit, l’inexprimable, l’ineffable du mot…

Voici la quatrième livraison. Chaque semaine, une dizaine de textes environ seront publiés. Bonne lecture.

  • Pour lire les poèmes de la première livraison, cliquez ici.
  • Pour lire les poèmes de la deuxième livraison, cliquez ici.
  • Pour lire les poèmes de la troisième livraison, cliquez ici.

NetÉtiquette : comme pour l’ensemble des textes publiés dans l’Espace Pédagogique Contributif, les poèmes des étudiant(e)s sont protégés par copyright. Ils sont mis à disposition des internautes selon les termes de la licence Creative Commons Paternité (Pas d’utilisation privée ou commerciale, pas de modification). La diffusion publique est autorisée sous réserve de mentionner le prénom de l’auteur, l’initiale de son nom, la classe, l’établissement ainsi que la référence complète du poème cité (URL de la page).

 

 

Dans les lointains roses

Clarisse Q.
Classe de Seconde 1

 

Dans les lointains roses meurt l’étoile,
Emporte avec elle
Mes souffrances les plus belles
Le temps d’un bonheur éphémère.

Sur l’horizon, l’infini noir glisse
Où s’élève la reine céleste
Dont les doux rayons
Apaisent les plaines sensibles de mon cœur.

Astre si pur qui fais sourire mes larmes
Et chanter mes peines,
De ta lumières ne resteront que des ombres :
Princesse de marbre, tu disparais comme à chaque fois

M’abandonnant à l’entraille de ma pensée.
Mes espoirs succombent aux regrets,
Mon amour à la haine,
Mes rêves au goût amer du jour.

Dans les lointains roses meurt l’étoile,
Emporte avec elle
Mes souffrances les plus belles
Le temps d’un bonheur éphémère.

« Dans les lointains roses meurt l’étoile, emporte avec elle mes souffrances les plus belles… »

 

 

Un vide me parlant tout bas…

Yaye N.
Classe de Seconde 12

 

Un sentiment de vide en moi
Un vide me parlant tout bas,
Me chuchotant des mots doux,
Des mots qui n’existent pas…

Et quand je me mets à penser
Ce manque vient s’installer
En moi il s’immerge,
Avale mes pleurs, agrandit ma peur.

Et si et seulement si le manque n’existait pas ?
Comment m’en sortirais-je, ici ou là-bas ?
Serais-je plus heureuse au seuil de disparaître ?
Ce sentiment de ne plus vivre ? Souhaitais-je mourir ?

 

« Un sentiment de vide en moi… Un vide me parlant tout bas… »

 

 

Un automne en montagne…

Julien B.
Classe de Seconde 1

 

L’heure n’est plus à mon âme
Et mon esprit boîtant cherche à travers le calme
Le repos dans le vallon couvert de nuages.
Là, j’aurais seul les clefs du temps :

Vers la douceur des montagnes je plongerais,
Elles m’amèneraient dans le mystère
Où seul parmi les cimes attendant le soir
Un pâtre pourra me donner la raison…

 

 

Là où les mouvements silencieux de la mer…

Ophély B.
Classe de Seconde 12

 

Partons ensemble ! Ma vie sans toi
Est une larme dans les nuits sans lune
Je ne fais que penser à ces souvenirs enlacés
À ces différences qu’on ne peut changer,
Qui nous éloignent à jamais.

Fuyons ensemble
Dans ces étendues de bonheur et de solitude
Où l’infini disparaît dans le lointain et la nuit !

Vivons ensemble
Dans l’impossible réalisé :
Là où les mouvements silencieux de la mer
Berceront la lumière
Dans le soir enfin recommencé !

« Là où les mouvements silencieux de la mer berceront la lumière dans le soir enfin recommencé ! »
Composition originale d’après Yohan Jacob Bennetter (1822-1904), « L’appareillage« 

 

 

J’ai beau chercher…

Ivan G.
Classe de Seconde 1

 

Des centaines de milliers d’yeux
Brillent aux cieux
Qu’y a-t-il là-bas ?
En vain, mes larmes coulent
Et les nuits passent
Tu n’es pas là.

Des centaines de milliers d’yeux
Où sont les tiens ?
Ô Nuage du temps,
Qui décline la douce enfance
Criant l’innocence.
En vain, mes larmes coulent

Et les nuits passent
Tu n’es pas là.
Des centaines de milliers d’yeux
Brillent aux cieux
Je reste là à écouter
Le doux bruit du Silence…

« Des centaines de milliers d’yeux brillent aux cieux. Je reste là à écouter le doux bruit du Silence… »

 

 

Vers d’impossibles Bleus…

Vincent A.
Classe de Seconde 12

 

De mon cœur les maux
Parcourent les flots :
Un rêve inachevé
Devenu réalité.

L’océan d’un bleu azur
Gronde les noirs rivages,
Pure et belle onde
Devenue funestes naufrages.

À travers larmes et peines j’erre
Traversant terres et mers
Plongé dans l’infini aux dimensions de neige.

Le ciel uni est ma cible
Et dès là-bas je m’enfuis
Vers d’impossibles Bleus…

« À travers larmes et peines j’erre, traversant terres et mers… »

 

 

Vous, Vents du Nord…

Corto S.
Classe de Seconde 1

 

Vous, Vents du Nord
Ne m’apportez fraîcheur aucune.
Votre douceur fait danser les arbres
Sous la lune
Mais ce n’est qu’un souflle
Qui m’effleure à peine.

Jamais vos sons enjôleurs
Ne me parviennent
Votre colère déchaîne les eaux
Et mes maux.
Et Vous, Neiges éternelles,
Soyez le berceau de l’humanité.

Sous mes pas, votre immortalité semble mourir,
Dans mes mains, votre vie se fond
Mais vous observez la Terre du haut de vos cieux
Et ces hommes qui vous illuminent
De leur stupidité de métal :
Vous vous effondrez et m’ensevelissent des éboulis de larmes…

« Et Vous, Neiges éternelles, soyez le berceau de l’humanité… »

 

 

Les roseaux de la mer…

Damien V.
Classe de Seconde 1

Les roseaux de la mer
Ont trop longtemps souffert
Le voilier est déchiré
Et mon cœur est divisé.

L’équation de la vie
A comme parallèle la mort ou l’envie de lendemains neufs,
Mon âme tangente n’a de cesse de s’évader,
Mais les perpendiculaires du temps m’en empêchent,

La droite de la peine
Est concourante avec celle de l’espoir :
Mon avenir se dessine comme un polygone prenant forme,
Sur une simple ardoise à craie.

« Mon avenir se dessine comme un polygone prenant forme, sur une simple ardoise à craie… »

 

 

Dans le soir renaissant…

Juliette P.
Classe de Seconde 1

 

L’infini chant douloureux de mes yeux
Se perd à contempler cet amour si proche.
L’absence mélancolique qui n’est que toi
Se noie dans mes Je t’Aime qui te sont destinés.

Tristesse amère inexorable
M’emportant dans les vagues orageuses de la solitude
Cet horizon orangé teinté d’évasion et de vent
Me semble inaccessible, inaccessiblement.

Un fragment de bonheur ? Une trace de rêve ?
Ou l’avide dénouement de la réalité :
Rien n’est plus confus. Mon cœur refoulé de perles salées,
Mon cœur dépourvu de solitude

Éveille en moi le frémissement de tortures enchantées.
Ô mort si proche, telle un amour perdu,
Ô souvenir mélancolique d’un été teinté de larmes
Qui me rappellent sans cesse l’inexprimable de ton visage…

Larmes légères éperdument amoureuses
Tout me ramène à toi,
Mon amour, à nous,
Dans le soir où renaissait ton nom…

« Tout me ramène à toi… Dans le soir où renaissait ton nom… »

 

 

Le steamer de mon cœur

Julian N.
Classe de Seconde 1

 

L’envie de mon cœur dynamite mes ardeurs :
S’opère l’achèvement de mes organes,
S’enrichit l’effusion de mon ennui :
Mon cœur arythmique sentait que mes artères se gonflaient,

Mon âme voulait partir pour m’éviter un saignement nodulaire,
Elle souhaitait s’évader parmi des veines montagneuses
Pour découvrir une érythropoïèse exploratrice :
Un départ, une naissance spirituelle.

M’en aller vers les pérégrinations basaltiques
De l’Islande parmi landes et roches
Formant des caillots marins et des fleuves et des mers
Pour retrouver des sensations solennelles de liberté nouvelle…

Mais à ce jour, mon âme n’est toujours pas partie
Elle ne partira sans doute jamais :
Enclenchée, cette éruption de larmes
Évadé, le steamer de mon cœur qui contenait ce volcan de pleurs, en partance…

« Évadé, le steamer de mon cœur qui contenait ce volcan de pleurs, en partance… »

 

La numérisation de la quatrième livraison est terminée.
Prochaine et dernière livraison : mercredi 14 décembre…

Crédit iconographique : © Bruno Rigolt pour l’ensemble des illustrations (sauf mention contraire).

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NetÉtiquette : comme pour l’ensemble des textes publiés dans l’Espace Pédagogique Contributif, les poèmes des étudiant(e)s sont protégés par copyright. Ils sont mis à disposition des internautes selon les termes de la licence Creative Commons Paternité (Pas d’utilisation privée ou commerciale, pas de modification). La diffusion publique est autorisée sous réserve de mentionner le prénom de l’auteur, l’initiale de son nom, la classe, l’établissement ainsi que la référence complète du poème cité (URL de la page).

Analyse d’image : Caspar David Friedrich… « La mer de glace »… par Capucine B-L

Analyse de l’image…

Caspar David Friedrich :

« La mer de glace »

par Capucine B.-L.
(Classe de Seconde 12, promotion 2011-2012)
 

Capucine B.-L. (Seconde 12) nous propose dans cet article de recherche son analyse du célèbre tableau de Friedrich, « La mer de glace ». Un travail de haute tenue intellectuelle que je vous laisse découvrir…

Présentation

Exposée à la Kunsthalle de Hambourg en Allemagne, « La mer de glace » (Das Eismeer) est une œuvre très caractéristique du romantisme allemand. Achevée en 1824, cette huile sur toile n’a pourtant pas trouvé d’acheteur du vivant de Friedrich ! « On lui reprochait d’avoir évacué du tableau l’événement principal, le naufrage, pour se concentrer sur le paysage » (1). Et quel paysage ! Ce que le spectateur voit est en effet le spectacle presque hors du temps d’un « amas de débris coupants », un « effondrement », un « paysage pétrifié ». J’emprunte ces expressions à Christine Cayol qui fait remarquer très justement : « Comme au bord d’un gouffre ou d’une falaise, le vertige nous prend puis, lentement, vient s’installer un malaise » (2).

Malaise qui s’explique d’abord par le réalisme effroyable qui se dégage de la scène. Dans un passionnant article consacré à l’analyse du tableau, Olivier Schefer rappelle que « le peintre s’est probablement souvenu de la mort par noyade de son frère, lors d’une partie de patinage, mais aussi du naufrage d’un trois-mâts, prisonnier dans les glaces durant une expédition dans le grand nord. (3) Mais malgré le caractère biographique et réaliste de la composition, « La mer de glace » est surtout une œuvre imaginaire tout droit sortie de la vision intérieure, excessive et tourmentée du peintre. De fait, « La mer de glace » n’est pas la représentation de la nature mais bien, libérée de la rationalité et de la pesanteur, sa dramatisation.

Le tableau dépeint un paysage désertique, hostile, inhabitable, sans aucune forme de vie, qui « est à mettre en relation avec une esthétique du chaos et du retour en arrière qui amène évidemment à des questions d’ordre existentiel […] [privilégiant] le symbolique, le mystérieux, le secret, la méditation sur la mort, et donc l’émergence d’un sentiment mystique de fusion avec le monde  » (4), comme une tentative d’appréhender l’infini dans le fini.

« La tragédie du paysage »

C’est par cette formule devenue célèbre depuis que le sculpteur David d’Angers qualifiait l’œuvre de Friedrich : « Le seul peintre de paysage qui ait eu jusqu’alors le pouvoir de remuer toutes les facultés de mon âme, celui qui a créé un nouveau genre : la tragédie du paysage ». Regardez l’empilement des blocs de glace au premier plan : n’est-ce pas la sensibilité romantique, si réfractaire à « l’esprit de système » qui s’élabore ici ? Autrement dit le désorganisé, le chaotique, l’esthétique de la contradiction et de la confusion dans la symétrie parfaite du paysage.

Vision presque apocalyptique qui « revient à penser l’absolu universel sur le mode d’un mélange indistinct de tous ses éléments. En ce sens, le chaos est une figure de l’absolu […], le règne de l’hétérogénéité, une totalité ouverte, mobile et dynamique, qui ne repose sur aucun fondement stable, étant dépourvue de centre et d’unité régulatrice. […] Le chaos constitue à cet égard l’envers de la création visible, son essence profonde : une réserve de formes et de potentialités créatrices, à laquelle les romantiques veulent aller puiser inlassablement  » (5).

Ces propos de Christophe Genin sont éclairants : rappelons en effet combien la sensibilité romantique, si elle exalte la nature à la fois confidente et consolatrice, n’en privilégie pas moins la fascination pour l’informe et le tourmenté : sous ces débris de rochers, sous ces blocs de glace, de minéraux, le chaos défie les lois mêmes de la gravité et ramène l’homme à la mort inévitable et aux ténèbres. Au premier plan, les débris de bois que l’on aperçoit sont comme la métaphore d’un naufrage du monde, d’une histoire qui voue inéluctablement les êtres et les choses à la destruction et à la finitude.

Mort et transfiguration

Comme le rappelle Gabrielle Dufour-Kowalska, « dans l’enchevêtrement des dalles et des pointes de glaces, savamment disposées par le géomètre visionnaire, sombrent avec le bateau toute trace et tout souvenir de notre et, avec lui, l’esthétique du paysage traditionnel créé pour le plaisir des yeux » (6). Mais cette esthétique « ruiniste » apparaît comme le signe d’un chaos originel, une fin certes, mais qui ramène paradoxalement au commencement : mort et transfiguration ; chaos, division et retour à l’unité originelle.

Ce dernier aspect est essentiel. J’emprunte de nouveau à Gabrielle Dufour-Kowalska ces propos tout à fait remarquables : « Le désert de glace […] joue dans cette vision le […] rôle […] d’une négation des conditions mêmes du visible, négation qui doit rendre possible l’activité contemplative et éveiller dans l’œil du spectateur le sens de l’image symbolique(7) ». Ce qui importe en effet dans cette peinture, et dans toute l’œuvre de Friedrich d’ailleurs, est la relation entre le paysage extérieur et le paysage intérieur de celui qui regarde.

La dimension symbolique est ici évidente : Friedrich aimait à rappeler qu’il voyait Dieu en tout, et on pourrait en effet en appeler à la notion de sacré pour rendre compte de ce paysage  qui « n’est autre que la manifestation d’un moi absolu, exprimant la recherche spirituelle, et le dépassement par l’art de la condition humaine malheureuse et vulgaire » (8). Les éclats de bois et les amas de glaces accentuent le mouvement du bateau qui s’enfonce dans la mer. Par opposition à cette transdescendance, la glace s’élève vers le ciel, vers la divinité, c’est-à-dire vers Dieu, dans un mouvement de transascendance et de sublimation. Le romantisme est ainsi caractérisé par le rêve d’élévation, la recherche spirituelle, la quête ascensionniste de l’absolu, inséparable de celle de la mort.

La glace finit par se confondre avec le ciel dans un dégradé presque diaphane de blanc et de bleu, qui promet l’apaisement, l’oubli dans le néant : si la mort est inévitable, au moins l’homme, investi de cette lumière, peut-il  espérer… Comme le note remarquablement Gabrielle Dufour-Kowalska, « l’usage de la couleur blanche est ici caractéristique : le blanc est une négation de toutes les couleurs, ou bien leur synthèse au sein de l’élément lumineux qui les absorbe et les sublime » (9). Au silence éternel de la divinité, fait ainsi écho la couleur blanche, si représentative dans l’imaginaire romantique du céleste, du primordial et du sacré, alors que les teintes brunes du premier plan représentaient la condition humaine malheureuse, le profane et le matériel.

Conclusion

Au terme de ce travail, interrogeons-nous : comme nous l’avons vu, « La mer de glace » appelle une lecture allégorique, voire mystique du paysage. Le tableau de Friedrich représente ainsi la violence de la nature dans l’idée d’une communion de l’homme avec le « grand tout », qui est un aspect clef du primitivisme romantique. Au-delà du dépaysement exotique, la recherche de l’immensité et de paysages nouveaux est dès lors un moyen pour le Romantique de communier avec la nature sauvage, à la fois confidente et consolatrice, point de jonction entre le visible et l’invisible, l’immanence et la transcendance, le terrible et le divin, le fini et l’infini…

© Capucine B.-L. Lycée en Forêt, Classe de Seconde 12 (promotion 2011-2012)
Relecture du manuscrit et coordination des informations : Bruno Rigolt

Notes

(1) Roger-Michel Allemand, Christian Milat, Alain Robbe-Grillet. Balises pour le XXIe siècle, Presses de l’Université d’Ottawa & Presses Sorbonne Nouvelle, 2010, page 211.
(2) Christine Cayol, Voir est un art : Dix tableaux pour s’inspirer et innover, Village Mondial/Pearson Education France, Paris 2004, page 67 et 68.

(3) Olivier Schefer, « La mer de glace » : http://imagesanalyses.univ-paris1.fr/glace-13.html 
(4) Bruno Rigolt, « La révolution romantique : une nouvelle vision de l’homme et du monde« , Espace Pédagogique Contributif.
(5) Christophe Genin, Images et esthétique, Publications de la Sorbonne, Paris 2007, page 77.
(6) Gabrielle Dufour-Kowalska, Caspar David Friedrich : aux sources de l’imaginaire romantique, éd. l’Âge d’Homme, Lausanne (Suisse), 1992, page 96.
(7) Gabrielle Dufour-Kowalska, op. cit. page 96.
(8) Bruno Rigolt,  Analyse d’image : Caspar David Friedrich… « Le voyageur contemplant une mer de nuages ».
(9) Gabrielle Dufour-Kowalska, op. cit. page 94.

 

Sources utilisées dans cet article :

 NetÉtiquette : article protégé par copyright ; la diffusion publique est autorisée sous réserve d’indiquer le nom de l’auteur ainsi que la source (URL de la page).

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Analyse d’image : Caspar David Friedrich… "La mer de glace"… par Capucine B-L

Analyse de l’image…

Caspar David Friedrich :

« La mer de glace »

par Capucine B.-L.
(Classe de Seconde 12, promotion 2011-2012)
 

Capucine B.-L. (Seconde 12) nous propose dans cet article de recherche son analyse du célèbre tableau de Friedrich, « La mer de glace ». Un travail de haute tenue intellectuelle que je vous laisse découvrir…

Présentation

Exposée à la Kunsthalle de Hambourg en Allemagne, « La mer de glace » (Das Eismeer) est une œuvre très caractéristique du romantisme allemand. Achevée en 1824, cette huile sur toile n’a pourtant pas trouvé d’acheteur du vivant de Friedrich ! « On lui reprochait d’avoir évacué du tableau l’événement principal, le naufrage, pour se concentrer sur le paysage » (1). Et quel paysage ! Ce que le spectateur voit est en effet le spectacle presque hors du temps d’un « amas de débris coupants », un « effondrement », un « paysage pétrifié ». J’emprunte ces expressions à Christine Cayol qui fait remarquer très justement : « Comme au bord d’un gouffre ou d’une falaise, le vertige nous prend puis, lentement, vient s’installer un malaise » (2).

Malaise qui s’explique d’abord par le réalisme effroyable qui se dégage de la scène. Dans un passionnant article consacré à l’analyse du tableau, Olivier Schefer rappelle que « le peintre s’est probablement souvenu de la mort par noyade de son frère, lors d’une partie de patinage, mais aussi du naufrage d’un trois-mâts, prisonnier dans les glaces durant une expédition dans le grand nord. (3) Mais malgré le caractère biographique et réaliste de la composition, « La mer de glace » est surtout une œuvre imaginaire tout droit sortie de la vision intérieure, excessive et tourmentée du peintre. De fait, « La mer de glace » n’est pas la représentation de la nature mais bien, libérée de la rationalité et de la pesanteur, sa dramatisation.

Le tableau dépeint un paysage désertique, hostile, inhabitable, sans aucune forme de vie, qui « est à mettre en relation avec une esthétique du chaos et du retour en arrière qui amène évidemment à des questions d’ordre existentiel […] [privilégiant] le symbolique, le mystérieux, le secret, la méditation sur la mort, et donc l’émergence d’un sentiment mystique de fusion avec le monde  » (4), comme une tentative d’appréhender l’infini dans le fini.

« La tragédie du paysage »

C’est par cette formule devenue célèbre depuis que le sculpteur David d’Angers qualifiait l’œuvre de Friedrich : « Le seul peintre de paysage qui ait eu jusqu’alors le pouvoir de remuer toutes les facultés de mon âme, celui qui a créé un nouveau genre : la tragédie du paysage ». Regardez l’empilement des blocs de glace au premier plan : n’est-ce pas la sensibilité romantique, si réfractaire à « l’esprit de système » qui s’élabore ici ? Autrement dit le désorganisé, le chaotique, l’esthétique de la contradiction et de la confusion dans la symétrie parfaite du paysage.

Vision presque apocalyptique qui « revient à penser l’absolu universel sur le mode d’un mélange indistinct de tous ses éléments. En ce sens, le chaos est une figure de l’absolu […], le règne de l’hétérogénéité, une totalité ouverte, mobile et dynamique, qui ne repose sur aucun fondement stable, étant dépourvue de centre et d’unité régulatrice. […] Le chaos constitue à cet égard l’envers de la création visible, son essence profonde : une réserve de formes et de potentialités créatrices, à laquelle les romantiques veulent aller puiser inlassablement  » (5).

Ces propos de Christophe Genin sont éclairants : rappelons en effet combien la sensibilité romantique, si elle exalte la nature à la fois confidente et consolatrice, n’en privilégie pas moins la fascination pour l’informe et le tourmenté : sous ces débris de rochers, sous ces blocs de glace, de minéraux, le chaos défie les lois mêmes de la gravité et ramène l’homme à la mort inévitable et aux ténèbres. Au premier plan, les débris de bois que l’on aperçoit sont comme la métaphore d’un naufrage du monde, d’une histoire qui voue inéluctablement les êtres et les choses à la destruction et à la finitude.

Mort et transfiguration

Comme le rappelle Gabrielle Dufour-Kowalska, « dans l’enchevêtrement des dalles et des pointes de glaces, savamment disposées par le géomètre visionnaire, sombrent avec le bateau toute trace et tout souvenir de notre et, avec lui, l’esthétique du paysage traditionnel créé pour le plaisir des yeux » (6). Mais cette esthétique « ruiniste » apparaît comme le signe d’un chaos originel, une fin certes, mais qui ramène paradoxalement au commencement : mort et transfiguration ; chaos, division et retour à l’unité originelle.

Ce dernier aspect est essentiel. J’emprunte de nouveau à Gabrielle Dufour-Kowalska ces propos tout à fait remarquables : « Le désert de glace […] joue dans cette vision le […] rôle […] d’une négation des conditions mêmes du visible, négation qui doit rendre possible l’activité contemplative et éveiller dans l’œil du spectateur le sens de l’image symbolique(7) ». Ce qui importe en effet dans cette peinture, et dans toute l’œuvre de Friedrich d’ailleurs, est la relation entre le paysage extérieur et le paysage intérieur de celui qui regarde.

La dimension symbolique est ici évidente : Friedrich aimait à rappeler qu’il voyait Dieu en tout, et on pourrait en effet en appeler à la notion de sacré pour rendre compte de ce paysage  qui « n’est autre que la manifestation d’un moi absolu, exprimant la recherche spirituelle, et le dépassement par l’art de la condition humaine malheureuse et vulgaire » (8). Les éclats de bois et les amas de glaces accentuent le mouvement du bateau qui s’enfonce dans la mer. Par opposition à cette transdescendance, la glace s’élève vers le ciel, vers la divinité, c’est-à-dire vers Dieu, dans un mouvement de transascendance et de sublimation. Le romantisme est ainsi caractérisé par le rêve d’élévation, la recherche spirituelle, la quête ascensionniste de l’absolu, inséparable de celle de la mort.

La glace finit par se confondre avec le ciel dans un dégradé presque diaphane de blanc et de bleu, qui promet l’apaisement, l’oubli dans le néant : si la mort est inévitable, au moins l’homme, investi de cette lumière, peut-il  espérer… Comme le note remarquablement Gabrielle Dufour-Kowalska, « l’usage de la couleur blanche est ici caractéristique : le blanc est une négation de toutes les couleurs, ou bien leur synthèse au sein de l’élément lumineux qui les absorbe et les sublime » (9). Au silence éternel de la divinité, fait ainsi écho la couleur blanche, si représentative dans l’imaginaire romantique du céleste, du primordial et du sacré, alors que les teintes brunes du premier plan représentaient la condition humaine malheureuse, le profane et le matériel.

Conclusion

Au terme de ce travail, interrogeons-nous : comme nous l’avons vu, « La mer de glace » appelle une lecture allégorique, voire mystique du paysage. Le tableau de Friedrich représente ainsi la violence de la nature dans l’idée d’une communion de l’homme avec le « grand tout », qui est un aspect clef du primitivisme romantique. Au-delà du dépaysement exotique, la recherche de l’immensité et de paysages nouveaux est dès lors un moyen pour le Romantique de communier avec la nature sauvage, à la fois confidente et consolatrice, point de jonction entre le visible et l’invisible, l’immanence et la transcendance, le terrible et le divin, le fini et l’infini…

© Capucine B.-L. Lycée en Forêt, Classe de Seconde 12 (promotion 2011-2012)
Relecture du manuscrit et coordination des informations : Bruno Rigolt

Notes

(1) Roger-Michel Allemand, Christian Milat, Alain Robbe-Grillet. Balises pour le XXIe siècle, Presses de l’Université d’Ottawa & Presses Sorbonne Nouvelle, 2010, page 211.
(2) Christine Cayol, Voir est un art : Dix tableaux pour s’inspirer et innover, Village Mondial/Pearson Education France, Paris 2004, page 67 et 68.

(3) Olivier Schefer, « La mer de glace » : http://imagesanalyses.univ-paris1.fr/glace-13.html 
(4) Bruno Rigolt, « La révolution romantique : une nouvelle vision de l’homme et du monde« , Espace Pédagogique Contributif.
(5) Christophe Genin, Images et esthétique, Publications de la Sorbonne, Paris 2007, page 77.
(6) Gabrielle Dufour-Kowalska, Caspar David Friedrich : aux sources de l’imaginaire romantique, éd. l’Âge d’Homme, Lausanne (Suisse), 1992, page 96.
(7) Gabrielle Dufour-Kowalska, op. cit. page 96.
(8) Bruno Rigolt,  Analyse d’image : Caspar David Friedrich… « Le voyageur contemplant une mer de nuages ».
(9) Gabrielle Dufour-Kowalska, op. cit. page 94.

 
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Un automne en Poésie… Saison 3. Troisième livraison

Un automne en Poésie

— Saison 3 —
Troisième livraison

Seconde 1, Seconde 12
Lycée en Forêt (Montargis, France)

Les élèves de Seconde 1 et de Seconde 12 du Lycée en Forêt sont fiers de vous présenter l’édition 2012 d’«Un automne en Poésie», événement désormais incontournable qui marque comme chaque année l’actualité littéraire lycéenne. Puisant leur inspiration dans le message du Romantisme et du Symbolisme, les jeunes étudiant(e)s ont souhaité mettre en avant l’écriture poétique comme exercice de la liberté : liberté du rêve, des grands infinis ; liberté du cœur et des sentiments ; liberté aussi des jeux sur l’image et le non-dit, l’inexprimable, l’ineffable du mot…

Voici la troisième livraison. Chaque semaine, une dizaine de textes environ seront publiés. Bonne lecture.

  • Pour lire les poèmes de la première livraison, cliquez ici.
  • Pour lire les poèmes de la deuxième livraison, cliquez ici.

NetÉtiquette : comme pour l’ensemble des textes publiés dans l’Espace Pédagogique Contributif, les poèmes des étudiant(e)s sont protégés par copyright. Ils sont mis à disposition des internautes selon les termes de la licence Creative Commons Paternité (Pas d’utilisation privée ou commerciale, pas de modification). La diffusion publique est autorisée sous réserve de mentionner le prénom de l’auteur, l’initiale de son nom, la classe, l’établissement ainsi que la référence complète du poème cité (URL de la page).

  

Partir…

Mathilde G.
Classe de Seconde 12

 

Partir et voyager dans d’autres mondes :
La forme de la terre ne sera plus ronde
Vivre ma vie, écrire au fameux vent,
Aller là-bas, vers l’indéfini de l’azur et du temps

Dans un univers sans mensonge
Où la haine serait plus friable qu’une éponge
Partir, partir… Et ne jamais revenir
Effacer ces montagnes de souvenirs,

Et les places et les rues
Et la haine acquise envers la terre.
Ne plus ressembler à ces humains : reposer à tout jamais
Dans le vent où voyageait mon cœur rempli de ciel et de couleurs…

 

Une sensation de renouveau

Paola M.
Classe de Seconde 12

 

J’ai longtemps dit Adieu à la Foi
Longtemps j’ai eu ce désir de vengeance
Insensée. L’amertume de mon cœur amer
Rôdait sur l’aile d’un ciel perdu
Au milieu des mondes…

Liberté : retourne-toi vers le vaste océan
Qu’est mon âme.

Une goutte d’eau dans une larme de nuages
Un souffle chaud entre deux lèvres de cristal
Une sensation de renouveau :
Zéphir léger qui me pesait,
Ô ma Belle, dans le cou…

« Une goutte d’eau dans une larme de nuages, un souffle chaud entre deux lèvres de cristal, une sensation de renouveau… »

 

Comme un enfant heureux…

Mélanie F.
Classe de Seconde 12

 

Ces orchidées belles se balancent
Au gré des vents telles
Un oiseau qui vole dans
Le crépuscule tombant.

Ses ailes jaillissant
Dans le souffle du temps,
Accablées de soleil
Pour offrir au sommeil

L’eau grande et bleue
Comme un enfant heureux…
La couleur du jour semblait avoir coulé
Du ciel et de la nuit…

« Ces orchidées belles se balancent au gré des vents telles… »

 

Vivre, malgré tout…

Aïda K.-M.
Classe de Seconde 1

 

Maladie n’est que souffrance :
Pandémie est réalité ;
Vivre ou mourir…
L’homme succombe aux larmes
Dans le jour décoloré.
Les morts se transforment :
Le soir s’annonce,
La nuit s’élève
Les cendres s’évadent
Vers un paradis perdu
Au bord du monde
Qu’on appelle l’espoir…

« Le soir s’annonce, la nuit s’élève, les cendres s’évadent… »

 

Dans ce souffle juxtaposé…

Charles P.
Classe de Seconde 1

 

Dans ce souffle juxtaposé, arrive à grands tracés l’automne. De ma fenêtre,
Je contemple ces polygones desséchés
Avec mes yeux, je photographie le temps passé.

Sur des nuages désormais détrempés, pleure le soleil :
À l’horizon, vertical, se prépare le brouillard
Je sens le temps monotone couler sur mes joues.

Elle s’en est allée, telle une feuille se déplaçant symétriquement au vent.
Je suis comparable aux pentagones dénudés,
Impuissant face au temps : elle s’en est allée.

Je m’envole parmi la nuit. Je revois cette feuille dernière s’envoler
Puis retomber.
Seule.

« Elle s’en est allée, telle une feuille se déplaçant symétriquement au vent. »

 

Dans l’aube de la nuit

Chloé H.
Classe de Seconde 1

 

L’esprit énigmatique de la feuille tombante
Est un tourbillon de fureur rose
Dans l’aube de la nuit.
L’espoir est blanc de poussière,
Les larmes soyeuses de la vie
Scintillent les âmes.

L’irréparable du plaisir domine les émotions de l’infini.
Le parfum du rêve définit le sourire de l’avenir
Comme le soleil fascine.
La passion noie le feu à l’afflux
De la pluie
Quand les pleurs remplacent les mines et les rimes.

Puis les rires prennent place
La lassitude des nuages fuit à l’affut de l’espace,
L’intime revit, les soucis enfouis.
L’amour jubile,
Le temps d’un impossible
Automne…

« L’esprit énigmatique de la feuille tombante est un tourbillon de fureur rose dans l’aube de la nuit… »

 

L’Adieu est un vécu trompé…

Mathis C.
Classe de Seconde 12

 

Je me réveille un matin, désorienté ; je suis un tabouret.
Je ne prends pas la porte, je fonce dans un mur
Je vais à droite, mon ombre à gauche dans l’azur,
Je m’accompagne toujours d’une pose silencieuse.

Soudain j’oublie ces délicates violences, je marche dans le sable
Brûlez-moi vivant car je suis parfumé
Je suis enchanté : un habitant sans route qui se retrouve dans le journal.
Adieu l’étranger, me voilà imprimé sur les pages de la mer.

Je pose, lampadophore dans le salon vide. Adieu le théâtre,
Je suis côté jardin, j’entre sur scène parmi la floraison déserte du livre.
Refusez d’obéir : je le dirai aux gens : l’adieu est un vécu trompé !
Je m’en allais pour tout recommencer…

« Adieu le théâtre, je suis côté jardin, j’entre sur scène parmi la floraison déserte du livre… »

 

Le goût du monde

Manon W.
Classe de Seconde 1

 

Cette angoisse pointée sur mon cœur,
S’est noyée dans un océan palpitant de silence.
La douleur que je ressens au plus profond de moi
S’épanche en longs fleuves de chagrin
Parcourant les terres et les mers.
Comment briser ces chaînes qui m’emprisonnent ?
Le goût du monde nous permet de rassembler,
D’écouter, d’entendre,
De parler enfin
Et de verser quelques larmes entrouvertes…

« La douleur que je ressens au plus profond de moi s’épanche en longs fleuves de chagrin parcourant les terres et les mers… »

 

Route perdue, chemin trompé

Jules P.
Classe de Seconde 12

 

Route perdue, chemin trompé… Où étais-je quand je me suis réveillé ?
Je ne suis pas disparu : j’entends les ambulanciers parler
J’ai vu ta main m’effleurer.
Ciel, ne m’attends pas : tu n’as pas besoin de moi.
On dit que l’amour rend aveugle
Je suis sans voix, je suis sans toi.
Comment te dire à quel point je t’ai aimée…
J’entends les ambulanciers parler
Je t’ai à peine ambrassée.
Prends-moi comme autrefois dans tes bras
S’il te plait, ne pleure pas
Pourquoi ne sont-ils pas là, amis, à côté de moi ?

 

Où es-tu ?

Jeanne P.
Classe de Seconde 12

 

Il y a une partie de moi qui espère
Et une autre qui s’éteint.
La lumière s’est estompée,
Mon cœur ne bat plus qu’au rythme du temps.
Il vit dans le soir qu’on appelle la nuit.

Il y a des larmes qui débordent de mes yeux ;
Le fleuve est sorti de son lit,
Les portes du temps se sont ouvertes,
Où es-tu maintenant ?
Les signes se font désirer, cachés derrière le vent.

« Sois forte » ! Le courage, je n’en ai plus
C’est ainsi que j’ai su que tu étais parti
Les fleurs se sont fanées, le vase est ébréché.
Je voudrais toucher les nuages pour t’y voir posé,
Revoir ton sourire : où es-tu…

 « Les fleurs se sont fanées, le vase est ébréché. Je voudrais toucher les nuages pour t’y voir posé… »
(Ill. : BR d’après Paul Gauguin, « Vase de fleurs à la fenêtre« , 1881, Musée des Beaux-Arts de Rennes)

 

La numérisation de la troisième livraison est terminée.
Prochaine livraison : samedi 3 décembre…

Crédit iconographique : © Bruno Rigolt pour l’ensemble des illustrations (sauf mention contraire).

Creative Commons License

NetÉtiquette : comme pour l’ensemble des textes publiés dans l’Espace Pédagogique Contributif, les poèmes des étudiant(e)s sont protégés par copyright. Ils sont mis à disposition des internautes selon les termes de la licence Creative Commons Paternité (Pas d’utilisation privée ou commerciale, pas de modification). La diffusion publique est autorisée sous réserve de mentionner le prénom de l’auteur, l’initiale de son nom, la classe, l’établissement ainsi que la référence complète du poème cité (URL de la page).

Un automne en Poésie… Saison 3. Deuxième livraison

Un automne en Poésie

— Saison 3 —
Deuxième livraison

Seconde 1, Seconde 12
Lycée en Forêt (Montargis, France)

Les élèves de Seconde 1 et de Seconde 12 du Lycée en Forêt sont fiers de vous présenter l’édition 2012 d’«Un automne en Poésie», événement désormais incontournable qui marque comme chaque année l’actualité littéraire lycéenne. Puisant leur inspiration dans le message du Romantisme et du Symbolisme, les jeunes étudiant(e)s ont souhaité mettre en avant l’écriture poétique comme exercice de la liberté : liberté du rêve, des grands infinis ; liberté du cœur et des sentiments ; liberté aussi des jeux sur l’image et le non-dit, l’inexprimable, l’ineffable du mot…

Voici la deuxième livraison. Chaque semaine, une dizaine de textes environ seront publiés. Bonne lecture. Pour lire les poèmes de la première livraison, cliquez ici.

NetÉtiquette : comme pour l’ensemble des textes publiés dans l’Espace Pédagogique Contributif, les poèmes des étudiant(e)s sont protégés par copyright. Ils sont mis à disposition des internautes selon les termes de la licence Creative Commons Paternité (Pas d’utilisation privée ou commerciale, pas de modification). La diffusion publique est autorisée sous réserve de mentionner le prénom de l’auteur, l’initiale de son nom, la classe, l’établissement ainsi que la référence complète du poème cité (URL de la page).


Au creux de mes larmes

Sarah B.
Classe de Seconde 1

 

La courbe du soir se lève déjà vers l’ailleurs
L’oiseau de mon cœur s’éloigne sans frontière,
Il est tard vois-tu : les voiles insaisissables
Quittent les bords de la terre.

La peine est devenue ma compagne
Mes peurs et mes rêves prennent place
Mais tu as su me guider à travers des cités perdues
Parmi l’azur introuvable.

Ta voix est au creux de mes larmes
Et mes pensées multicolores s’envolent à tire d’aile
Sur les chemins empruntés par les aiguilles de mon cœur
La nuit m’apaise au bord du ciel : je suis délivrée de tes actes.

Le regard tourné vers le sol, je ne dis plus un mot
Mon cœur ne cesse de t’appeler
Aux confins de ses battements
Comme cet accord que tu jouas

Le soir de ton dernier concert…

          

           

 

 

Corps de pierre

Pauline H.
Classe de Seconde 1

 

Ton cœur aux mille roses, à l’amour éphémère
Ton cœur au corps de pierre
Me fait rêver

Ta curiosité jonchée de larmes, éveille mes sens
À chaque regard ta beauté s’illumine
Dans mes yeux

Seule au bord du désespoir
Ce drap blanc qui s’étend à mes cils
Incline ses vertiges

Remplis de mensonges et s’efface aussitôt
Je regarde au fond de ma mémoire
Le cri granitique de tes souffrances.

 

 

 

 

À l’inexorable de la mer…

Alexandra H.
Classe de Seconde 1

 

Tombe la nuit et mes yeux se ferment
Dans un océan rempli de passions.
Mon cœur s’éloigne,
S’éteint le monde, nos regards se croisent.
Ne restaient que nos âmes suspendues
À l’inexorable de la mer.

Allarmé, le vent se mit à crier,
Les vagues dansaient autour de nos corps
Vidés par la froide brutalité de l’anxiété
De te voir t’envoler loin de moi
Vers un lointain plein de sable et de solitude.

Le jour se lève : voici l’aube renaissante…
Tu es partie dans l’été aux cimes de l’espace
À tout jamais partie me laissant seule en ce monde
Où nul ne pourra plus jamais atteindre
Mon cœur où voyageait ton nom…

« Où nul ne pourra plus jamais atteindre mon cœur où voyageait ton nom… »

 

 

 

Et si la nuit tombée ?

Canelle T.
Classe de Seconde 12

 

Le soir est tombé en sang,
La violence est comme courir après un enfant.
Et si tous mes mots n’étaient que du vide ?
Laissant agir une forme si rigide
Mais pourtant née d’un sentiment…
Et si la nuit tombée comme une fleur fânée
Avait laissé mon cœur comme un trésor non trouvé ?
Ainsi naquit l’été,
Puis vint ce parfum réel
Comme un amour qui se révèle
À chacun de mes rêves…

 

 

 

Toi l’homme aimant

Maeva B.
Classe de Seconde 12

 

Toi l’homme aimant
Uni à sa femme appelée Maman
Moi, petite fille : je ne voyais encore
Que par tes yeux.

Le jour de séparation
Arriva, bouleversa et brisa…
Tu avais une, deux, trois
Filles espérant que tu reviennes

Tu es parti sans regret
Marchant pas à pas
Vers de nouveaux horizons,
Amusé de ta nouvelle vie.

 

 

Couleur Sépia…

Mylline Z.
Classe de Seconde 1

 

Sur la colline des mélancolies,
j’écris mes maux par colis
La nuit tombe comme des feuilles
Je te regarde partir, le cœur en miettes.

La sentence nocturne s’abat sur la couronne orangée de l’ailleurs
Et je vois le jardin se revêtir de larmes
Ainsi au loin ta chevelure rousse
Danse au rythme du va-et-vient et du vent.

Mes doutes se recouvrent de feuilles : l’automne se dessine
La pluie tombe sur la page comme un chateau de cartes
Je me décompose, fragile
Juste le temps d’une composition

Vies croisées, larmes versées : tu t’envoles, je dégringole.
Le vent passe, les arbres dansent
Les branches tombantes m’annoncent le soir :
Mon parapluie est trop lourd à porter, comme les souvenirs…

 

 

 

Chagrins exilés

Nakadi F.
Classe de Seconde 12

 

Je vis cette passion pour les ténèbres
Dans le ciel je vois un soleil orageux
Et plus loin, l’horizon invisible.
Demain, je prendrai cette longue et belle route,
Route des Exilés.

J’apercevrai cette vieille femme
Versant des larmes
Je m’avancerai, et lui demanderai :
« Pourquoi ? » Elle me racontera ces rêves qui défilent
Sur la Route des Exilés.

Je reprendrai mon voyage
Avec l’inquiétude et l’incertitude qui terrorisent
Plus j’avancerai et plus je verrai
Cette vision rouge, ces forts craquements des bateaux
Sur la Route des exilés.

Et puis j’arriverai : je verrai sur le quai
Tant de belles souffrances,
Tant d’esclaves libres
Monter dans un bateau
Peuplé de chagrins exilés…

 

 

Les lèvres du voyage

Isabelle R.
Classe de Seconde 1

 

Tantôt l’océan de l’automne
Devient la couleur de mes larmes,
Tantôt un lieu dans mon cœur
Coloré par la joie.

Le souffle du vent
Fut le premier pas
Dans un monde nouveau
Où voyageait la clarté de tes yeux.

La brise du vent me rappelle
La douceur d’un amour arrogant :
Ma mémoire effleurant ton visage
Est aussi grande que le monde

Aux contours de présage.
Le mot Amour n’est pas assez grand
Pour exprimer ce que je ressens :
Quelques moments passés

Au bord de l’inexprimable de la mer
La mer… La mer…
Poussée par les vents
Et les lèvres du voyage…

 

 

Définition

Jérôme D.
Classe de Seconde 1

 

Amour (n. m.) Du latin « amor ». Murmure bourdonnant notre existence d’une passion aveuglante et prochaine. Pressentiment idéalisé d’une interférence inhabituelle, ordinaire et dépendante de la femme aimée, naturellement inaccessible. Sans jamais la comprendre, comme le soleil qui émet de la lumière en nous, voguant à toute allure vers l’horizon, heurtant les vagues sans jamais s’arrêter, aux confins de l’été…

 

 

La numérisation de la deuxième livraison est terminée.
Prochaine livraison : mercredi 23 novembre…

Crédit iconographique : Bruno Rigolt

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Un automne en Poésie… Saison 3. Première livraison

Un automne en Poésie

 — Saison 3 —

                  

copyright : Bruno RigoltSeconde 1, Seconde 12
Lycée en Forêt (Montargis, France)

Les élèves de Seconde 1 et de Seconde 12 du Lycée en Forêt sont fiers de vous présenter l’édition 2012 d’«Un automne en Poésie», événement désormais incontournable qui marque comme chaque année l’actualité littéraire lycéenne. Puisant leur inspiration dans le message du Romantisme et du Symbolisme, les jeunes étudiant(e)s ont souhaité mettre en avant l’écriture poétique comme exercice de la liberté : liberté du rêve, des grands infinis ; liberté du cœur et des sentiments ; liberté aussi des jeux sur l’image et le non-dit, l’inexprimable, l’ineffable du mot…

Voici la première livraison. Chaque semaine, une dizaine de textes environ seront publiés. Bonne lecture.

NetÉtiquette : comme pour l’ensemble des textes publiés dans l’Espace Pédagogique Contributif, les poèmes des étudiant(e)s sont protégés par copyright. Ils sont mis à disposition des internautes selon les termes de la licence Creative Commons Paternité (Pas d’utilisation privée ou commerciale, pas de modification). La diffusion publique est autorisée sous réserve de mentionner le prénom de l’auteur, l’initiale de son nom, la classe, l’établissement ainsi que la référence complète du poème cité (URL de la page).

 

Dans l’immensité de la nuit

Claudia F.
Classe de Seconde 1

                         

Projection de mes désirs inassouvis
Qui étrangement ressemblent
À l’espérance impressionnée par la clarté du soir,
Voici l’étoile gravée aux sources de mon cœur

Comme un reflet du Possible,
Souriant à jamais
Devant ce monde pourtant indifférent
À ce qui pourra m’arriver.

Voici l’étoile repoussant ma douleur
Et voici le vent à jamais enfui
Dans l’immensité de la nuit
Où voyageait la pluie.

Je me suis condamnée à crier
La beauté, l’aube et le Parfait,
Respirant à jamais l’arrivée de ma découverte
Sur ce qui est

Ma vie…

 

Regarde-moi

Sandy C.
Classe de Seconde 12

 

C’est fou comme le monde, la vie et ses merveilles ne sont pas en acier :
Dans tes yeux je vois tout ce qui n’existe pas.
(Le temps est une invention que l’homme a créée pour cacher la peur de mourir.)
Je vois des âmes, des paysages comme personne n’en a jamais vu,
Des sourires éblouis par la lumière de tes yeux.
Essayer de prévoir l’heure de la mort est impossible,

Mais j’ai vu tout cela que les gens ne voient pas : j’ai vu l’impossible espoir !

(L’impulsion de la survie peut tuer alors que nous n’étions pas destinés à mourir,
alors que nous aurions dû y échapper…)
J’ai vu une pupille entourée d’un bleu océanique
Qui ouvre un monde dont personne n’a réellement la clef…
(Personne ne l’a, elle est en celui qui y croit.)
J’ai vu l’incompréhension, la destruction et l’égoïsme.

Au contraire, il y a l’invention de ce que notre esprit veut faire vivre
Pour une seule et unique personne :
On la voit un jour, le lendemain tout ce qui faisait d’elle
Un être vivant a disparu…
Plus de sentiments qu’elle ressentait quand elle était triste, heureuse ou en colère.
Elle ne ressent plus la douleur. Ne ressent plus le bien-être.

Elle ne peut plus émettre un seul son, aucun.
Elle ne peut plus faire un seul mouvement, aucun.
Éteinte comme si elle n’avait jamais connu la vie.
(Pendant qu’elle traversait ce miroir, à quoi pensait-elle ?
Avait-elle peur ?
A-t-elle eu le temps au moins d’avoir peur ?)

J’ai vu tes souvenirs : chacun pour toi était précieux… Tout s’est effacé.
Sous terre tu demeures ; je pleure.
Et ce soir, vois-tu, je vois la pleine lune, un miroir dans lequel je te vois.
La mort ne nous a pas séparées : je pense à toi…
Tu es un mirage qui s’étend sous la mer,
Comme le visage que tu as lorsque tu sais ce qui suit,

Et que les choses viennent comme des ondes.

Les yeux se tournent vers ceux qui ont besoin de les voir :
Ceux qui ont perdu le goût du réel, perdu le goût de leur propre vie.
Je veux posséder ce regard immortel, ces yeux, ces deux perles.
Je vois ce que tu vois parce que
Ce que tu vois, c’est moi.
Entre nous qui est le plus diffèrent des deux ?

Regarde moi…

« Regarde-moi » Photomontage d'après Man Ray "Tears", 1933

 

Tempête guitariste

Roman R.
Classe de Seconde 1

     

Seuls face à l’eau pâle
Mes doigts s’agitent sur ma guitare
Et la mélopée matinale
Accompagne le son des vagues
Au ciel inexorable de ce phare exilé.
Les vagues sont des lames
Mes mains frappent les cordes
Et la danse mystique du vent.

Moi, je t’attendrai sur les bords du jour
À l’horizon couleur safran.

Au large, l’orage fait rage
Les mouettes et le sable deviennent tempête.
Le concert s’enflamme
Émeut les falaises, laisse couler leurs larmes
Telles des tambours au dénouement de l’inséparable.
Les éclairs illuminent la terre
La lanterne surveille la mer
Et l’astre venu peut venir me prendre

Au son d’un dernier accord parfait,
Aux premiers rayons du monde…

 

Au seuil d’exiler mon âme…

Camille D.
Classe de Seconde 1

 

Une nuit orageuse
Non ordinaire
Porte sur moi
La curieuse illusion
D’un vaste sanglot.

Survint le voyage
Favorisant l’espérance aux lendemains de rosée.
Apparut une mystérieuse silhouette :
La soudaine ambiguïté
D’une complexité à résoudre.

Au seuil d’exiler mon âme,
Les sinistres chuchotements du départ
Quittèrent mon cœur
Pour interrompre le dernier signal
Pour un fabuleux voyage pénétrable…

 

Les oiseaux tombèrent et s’envolèrent

Emma V.
Classe de Seconde 1

 

Devant moi, il y a un arbre
Parmi des chagrins de couleur marbre
Et derrière l’arbre
Comme une vie remple de pluie.

Je vois dans mon jardin
L’ortie berçant la douleur
Et glaçant l’aurore abimée,
Perdue parmi la feuille effacée de mon cœur.

J’ai pris la clé envolée de la vie
J’ai senti la fuite et les combats infinis
Je m’échappai dans la nuit battue
Par le sourire écarlate de la lune…

 

 

Virages de la vie

Chloé M.
Classe de Seconde 12

 

Une route revêtue d’un mélange de bitume et de gravillons,
Une route sombre comme ton âme :
La tragédie de ton départ reflète les gris cieux
Revêtus d’une dalle de béton.

Triste route au soleil couchant, route inconsolable
Et ce jour qui va éclore sera comme comme les autres jours :
Vide de sens ainsi que les grandes agglomérations
Aux murs de pierre, aux toits de métal.

Le virage de la vie m’égare à nouveau
La mélodie présente dans mon cœur
S’estompe sur les routes urbaines
Où voyageaient mes larmes lourdes comme des peines.

D’une voix tremblante, j’implore nos souvenirs
Pour que tu reviennes : beaucoup de chemins
Mènent jusqu’à toi mais les interdits nous séparent :
Alors je reste dans cette étrange obscurité,

Au bord de cette route revêtue d’un mélange de bitume et de gravillons
J’attends que passe mon existence perdue
Tandis que passent parmi l’azur
Les silences frémissants de ton absence.

   

 

Une banlieue de nature morte

Melvin C.
Classe de Seconde 1

 

La ville humaine est encore là inexorablement
Je ne vois rien que le triste :
Une envie de fuir
Vers de nouveaux parfums,
De nouvelles dissidences
encore possibles.

Il faudrait redessiner les trottoirs de la vie,
Couper ces haies de villes où poussent des fleurs de simulacre,
Transformer l’arbre de béton en chanson évasée de rosée.
Joyeux, le pinceau de mon cœur a peint les sables
Et les sillons de la mer…

 

 

Au creux de mon cœur serré

Romane S.
Classe de Seconde 1

 

Des larme d’amour coulaient
Sur mon âme salée ;
Au creux des montagnes rosées,
Au creux de mon cœur serré

Un regret inutile fut le voyage
De nos chemins séparés :
Restèrent quelques instants égarés entre nos mains,
De dangereux aveux rassurants

Comme un rêve de lointain et de vent
Au creux des montagnes rosées,
Au creux de mon cœur serré
Ivre de partir seule pour un unique voyage

Une mélancolie serrée me rappelle
Les souvenirs enlacés de nos yeux :
Je pense à toi, au creux des montagnes rosées,
Au creux de mon cœur serré.

 

Un manque automnal

Cécile D-S.
Classe de Seconde 1

 

Dans le voyage immobile de la tristesse,
J’assassine le temps. Il ne reste rien :
Plus un baiser, que des fragments de regrets…
Les fleurs de raison se fanent,
Envolées par la vie

Dansent les feuilles autour de moi,
Tristes les souvenirs perdus au fond de moi,
Des larmes de neige, des larmes brunes
Papillons de fraicheur, blancs dans l’horizon,
Tapissent mon cœur

Une brise automnale emporte avec elle
Les rires et des confidences de chagrins.
Ivre de cet amour, de cette mélancolie désastreuse
Et de ces doux parfums je me souviens.
La tendresse du vent emporte tous mes sentiments

Des feuilles ont soulevé ce passé pessimiste et glacé
L’œil éclairant la nuit, berce les arbres
Qui sans jalousie m’observent.
Seule sous un nuage de pluie prochaine
Je m’efface éphémère

Dans la saison d’un bonheur perdu sans raison
Et dans le silence de l’enfance,
Je me noie à l’utopie des dernières clartés.
Je verse des larmes, belles de trahison :
Un manque automnal à perdre la raison…

« Je me noie à l’utopie des dernières clartés. Je verse des larmes, belles de trahison : Un manque automnal à perdre la raison... »

 

La numérisation de la première livraison est terminée.
Prochaine livraison : dimanche 13 novembre…

Crédit iconographique : Bruno Rigolt

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Méthodologie Lycée… Comment bien apprendre un cours…

Ce support de cours s’adresse en priorité aux lycéens de Seconde, mais il est évidemment utile, quel que soit le niveau, du Lycée aux classes Prépa, en passant par les sections de BTS…

Texte support : cours sur le Symbolisme.

Réaliser une fiche de synthèse…

Les dangers d’un cours appris « mot à mot »

Nombreux sont les étudiants qui estiment que « prendre un cours » relève de la simplicité : il suffirait selon eux de « recopier le tableau » et d’en apprendre tel quel le contenu. Une pareille conception est fréquemment source d’échecs. D’une part parce que beaucoup de professeurs (moi le premier) ne notent bien souvent au tableau que quelques points de détail qui ne correspondent pas forcément aux informations clés, ou à la structure du cours ; et d’autre part, parce qu’il est impossible de tout retenir. Prenons le cas d’un élève de Première qui présenterait à l’oral du Baccalauréat 25 textes. Chaque lecture analytique occupe une copie double environ, soit 100 pages rien que pour l’oral ! Il est évident que si le candidat ne constitue pas de fiches de synthèse il lui sera impossible d’affronter l’examen dans de bonnes conditions, pour la simple raison que personne ne peut apprendre correctement une centaine de feuilles : l’esprit se perd dans le détail des pages, on n’a pas de vision nette des notions, on commet des confusions nombreuses, on n’est pas capable de distinguer ce qui a de l’importance du détail inutile : vous devez donc veiller à discerner l’essentiel de l’accessoire afin de restituer avec exactitude une leçon

Exercez-vous à partir du cours que j’ai mis en ligne sur le Symbolisme, et qui est à apprendre : ce cours comporte près de 2000 mots… Le grand danger, en ne faisant pas de fiche de synthèse, tient principalement au fait qu’on retient souvent des détails parfaitement inutiles, au lieu de se concentrer sur l’essentiel.
← Dans l’exemple ci-contre, les informations surlignées en jaune sont très nombreuses, mais pourtant elles sont inutiles et n’amènent à retenir que des mots et pas du sens !

_

Privilégiez la pensée globale…

À l’opposé, si vous vous réappropriez le cours en le synthétisant, vous l’apprendrez beaucoup plus facilement et rapidement. Le but, c’est d’être capable de partir du sens global et de reconstituer mentalement les points de détail à partir des mots clés qu’on a notés. La pensée est ainsi plus synthétique : au lieu de se noyer dans les faits, elle privilégie l’abstraction et l’idée, c’est-à-dire le sens.  

Le principe d’une fiche de synthèse…

Étape 1 : la prise de notes

Tout d’abord, il faut lire attentivement le texte (en le prononçant à voix basse si vous le pouvez) en surlignant les mots ou groupes de mots qui correspondent aux informations principales, ou qui présentent un intérêt particulier, car le texte est inexploitable tel quel !

Attention : ne surlignez que l’essentiel, surtout pas de phrases ou de parties de phrases entières. Trop surligner revient en fait à ne rien noter du tout !

 

Étape 2 : l‘exploitation des notes

Il ne faut jamais apprendre à partir du texte surligné. Les notes doivent être retravaillées afin de mieux mémoriser le cours : vous devez donc les ordonner puis les compléter.

 ◊ Pensez en premier lieu à rechercher le sens des mots inconnus ou difficiles, ou ce que vous ne comprenez pas bien (au crayon de papier sur votre feuille de cours, pensez aussi à noter dans la marge les questions ou remarques qui vous viennent à l’esprit afin de les évoquer au début du cours suivant…).

 ◊ Il faut ensuite reporter les informations importantes (qui sont surlignées) en reformulant, en regroupant les idées et en évitant les inutiles présentations (« Le Symbolisme est un mouvement littéraire et culturel… »).

Le nouveau texte comporte 35 mots seulement (contre 170 pour le texte d’origine, soit 5 fois moins environ).

Alors que dans le cours écrit, la structure des phrases, volontairement « littéraire », permettait d’enrichir l’énoncé, dans les notes au contraire, il est impératif de reformuler et de supprimer les redondances (répétitions sous une autre forme), les adverbes, les propositions, certains exemples, etc.

◊ Au moment de reporter les informations importantes, il faut donc penser à :

  • Synthétiser. Posez-vous toujours ces questions évidentes, mais pourtant essentielles : de quoi est-il question dans le cours ? Quels en sont les axes directeurs ? Sur quoi faut-il que j’insiste avant tout ?
  • Hiérarchiser : dans l’exemple ci-dessus, le titre (« Symbolisme »), les repères historiques (« 1885-1895 ») ainsi que la définition (« Révolution spirituelle et idéaliste contre le Réalisme et le Naturalisme ») sont bien mis en évidence. Obligez-vous ensuite, à l’oral, à formuler des phrases rédigées à partir de vos notes afin de vous entraîner à la maîtrise du discours.
  • Regrouper les idées : dans le texte d’origine, certaines expressions ou mots importants étaient volontairement répétés afin d’aider le lecteur à cerner l’idée directrice (« réaction idéaliste » ligne 3 ; « nostalgie de l’idéal » ligne 8 ; « idéalisation du réel » dernière ligne) : dans votre fiche, il faut évidemment regrouper les informations : tout ce qui est redondant, mais aussi accessoire ou secondaire doit être supprimé.
Attention : s’il est important de reformuler avec son propre langage, il ne faut pas « traduire » les mots clés ou les notions : leur chercher à tout prix un synonyme ou recourir à des approximations de langage ne saurait aboutir qu’à un travail maladroit, voire incorrect : ici les mots « idéal », « Réalisme », « Naturalisme », « Romantisme », etc. doivent être appris tels quels. Mais rien ne vous empêche évidemment d’approfondir une notion en consultant un ouvrage ou un site spécialisé, en demandant conseil au professeur afin de vérifier que vous avez bien compris…

 

Etape 3 : l’apprentissage actif du cours

Apprenez toujours le cours à partir de vos fiches de synthèse (et jamais comme je le rappelais plus haut, à partir du cours lui-même). Pensez à relire régulièrement vos fiches en privilégiant à la fois la compréhension du sens global et le « par cœur » pour ce qui concerne la mémorisation des notions, du vocabulaire, des définitions, des citations…

Entraînez-vous par ailleurs aux évaluations en vous posant des « colles » : l’entraînement joue en effet un rôle essentiel afin de vérifier que les notions à étudier sont bien acquises. Le mieux est de vous imposer une « interro surprise » : posez-vous une question d’ensemble et donnez-vous 10 à 15 minutes pour y répondre, pas plus.

Stimuler la mémoire auditive : apprendre avec un MP3

Utilisez la mémoire auditive en enregistrant par exemple les points clés de vos cours sur MP3 (cliquez ici pour accéder à l’article dans lequel j’explique en détail la méthode).

L’intérêt de la mémoire auditive

Après une journée de travail, la mémoire visuelle est souvent défaillante, surtout si l’on veille tard le soir : fatigue oculaire, difficultés de concentration, troubles de la vision… De plus, votre cerveau est un peu comme un disque dur d’ordinateur : après plusieurs heures de cours sur des matières complètement différentes, une fois rentré chez vous, l’ordinateur, la télévision, les jeux vidéo sollicitent de nouveau votre cerveau. À un certain moment, il ne parvient plus à gérer cette multiplication de signes : le « disque dur » de votre cerveau est littéralement « fragmenté », impossible pour lui de restituer convenablement les connaissances, de là de nombreuses confusions, souvent très lourdes de conséquences en situation d’évaluation.

La « méthode MP3 »

  • Règle n°1 : faites préalablement une fiche de synthèse sur le cours que vous devez apprendre : c’est obligatoire.
  • Règle n°2 : enregistrez sur votre MP3 les notions clés (et non les points de détail) de votre cours.
  • Règle n°3 : parlez lentement, distinctement, en faisant des phrases courtes, nominales et centrées sur une information précise.
  • Règle n°4 : ménagez des « blancs », des silences : ils vous permettront de répéter les informations, étape importante de la mémorisation.
  • Règle n°5 : n’en faites pas trop ! 6 à 7 minutes d’enregistrement de notions clés correspondent à 2 pages de cours environ, soit une demi-page de fiche de synthèse : c’est beaucoup. Pour éviter la lassitude, coupez vos séquences d’enregistrement par quelques plages musicales selon ce schéma : 7 minutes de cours + 3 minutes de musique (soit 10 minutes) ; 7 minutes de cours + 3 minutes de musique ; etc. Faites-le 6 fois de suite pour une heure de bon apprentissage.

 ◊ Si vous êtes chez vous, faites absolument le vide : refusez toute sollicitation extérieure : éteignez la lumière, allongez-vous au lit, fermez les yeux, et détendez-vous. Écoutez votre cours le plus attentivement possible, en vous concentrant sur le son de votre voix et le sens des mots. Pendant les silences, répétez à voix haute ce que vous avez entendu.

 ◊ Si vous n’apprenez pas de chez vous (par exemple, lorsque vous êtes dans le bus, dans la rue, en voyage), cette méthode se révèlera très utile particulièrement avant les examens. Elle permet de réviser « sans en avoir l’air », sans être obligé de sortir son classeur, ou d’ouvrir ses cahiers. Si vous la pratiquez rigoureusement, vous verrez que la technique est infaillible, surtout quand on a un grand volume d’informations à mémoriser. Elle complète efficacement l’indispensable travail sur les fiches de synthèse.

© Bruno Rigolt (Lycée en Forêt, Montargis, France) dernière révision : 26 octobre 2011 à 09:26

NetÉtiquette : article protégé par copyright ; la diffusion publique est autorisée sous réserve d’indiquer le nom de l’auteur ainsi que la source : http://brunorigolt.blog.lemonde.fr/2011/10/25/methodologie-lycee-comment-bien-apprendre-un-cours/

Lees sources utilisées pour préparer ce support de cours sont consultables dans l’Espace Pédagogique :

 

La citation de la semaine… Simone de Beauvoir…

« On ne naît pas femme : on le devient. »

On ne naît pas femme : on le devient. Aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine ; c’est l’ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu’on qualifie de féminin. […]. En vérité, l’influence de l’éducation et de l’entourage est ici immense. […]

Ainsi, la passivité qui caractérisera essentiellement la femme « féminine » est un trait qui se développe en elle dès ses premières années. Mais il est faux de prétendre que c’est là une donnée biologique ; en vérité, c’est un destin qui lui est imposé par ses éducateurs et par la société.

L’immense chance du garçon, c’est que sa manière d’exister pour autrui l’encourage à se poser pour soi. Il fait l’apprentissage de son existence comme libre mouvement vers le monde ; il rivalise de dureté et d’indépendance avec les autres garçons, il méprise les filles. Grimpant aux arbres, se battant avec des camarades, les affrontant dans des jeux violents, il saisit son corps comme un moyen de dominer la nature et un instrument de combat ; il s’enorgueillit de ses muscles comme de son sexe ; à travers jeux, sports, luttes, défis, épreuves, il trouve un emploi équilibré de ses forces ; en même temps, il connaît les leçons sévères de la violence ; il apprend à encaisser les coups, à mépriser la douleur, à refuser les larmes du premier âge. Il entreprend, il invente, il ose.

Certes, il s’éprouve aussi comme « pour autrui », il met en question sa virilité et il s’ensuit par rapport aux adultes et aux camarades bien des problèmes. Mais ce qui est très important, c’est qu’il n’y a pas d’opposition fondamentale entre le souci de cette figure objective qui est sienne et sa volonté de s’affirmer dans des projets concrets. C’est en faisant qu’il se fait être, d’un seul mouvement.

Au contraire, chez la femme il y a, au départ, un conflit entre son existence autonome et son « être-autre » ; on lui apprend que pour plaire il faut chercher à plaire, il faut se faire objet ; elle doit donc renoncer à son autonomie. On la traite comme une poupée vivante et on lui refuse la liberté ; ainsi se noue un cercle vicieux ; car moins elle exercera sa liberté pour comprendre, saisir et découvrir le monde qui l’entoure, moins elle trouvera en lui de ressources, moins elle osera s’affirmer comme sujet […].

Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe (tome 2, L’expérience vécue), Paris, Gallimard 1949

Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir

Publié en 1949, le Deuxième Sexe s’est imposé d’emblée comme un texte fondateur du féminisme moderne. Pour bien comprendre la portée considérable de ce «livre événement», il faut tout d’abord le replacer dans un contexte intellectuel et social plus vaste : de fait, après la Seconde guerre mondiale (*), dans une société devenue plus permissive en matière de mœurs grâce aux jeunes générations, va s’épanouir une période de changements dans les comportements collectifs qui vont bouleverser les normes sociales et les valeurs traditionnelles. Sous l’influence de Jean-Paul Sartre et de Simone de Beauvoir surtout, fleurissent un certain nombre de revues intellectuelles qui n’ont d’autre but que de stigmatiser le « prêt-à-penser ». De toutes parts, la critique « officielle » et le « grand public » semblent pris de court face à une contestation radicale qui exprime avec une force singulière les aspirations de toute une génération, celle du Jazz, de Boris Vian et de Saint-Germain-des-Prés, avide de « refaire le monde » (**). 

Ce qu’on appellera « les années Beauvoir » (***), est donc une intense période de maturation de la conscience politique féministe qui conduira plus tard au planning familial, au M.L.F. et à la légalisation de l’avortement. Le Deuxième Sexe comporte deux volumes : dans le tome un (Les Faits et les mythes, publié en juin 1949 et vendu à 22 000 exemplaires dès la première semaine), l’auteure se propose d’étudier la condition féminine, au regard de la biologie, de la psychanalyse et de l’histoire. Comme l’expliquera Beauvoir, son but est de montrer «comment la « réalité féminine » s’est constituée, pourquoi la femme a été définie comme l’Autre et quelles en ont été les conséquences du point de vue des hommes». Quant au deuxième tome (L’Expérience vécue, paru en novembre 1949), il fit plus encore scandale. L’auteure en justifie ainsi l’écriture : «Comment la femme fait-elle l’apprentissage de sa condition, comment l’éprouve-t-elle, dans quel univers se trouve-t-elle enfermée, quelles évasions lui sont permises, voilà ce que je chercherai à décrire. Alors seulement nous pourrons comprendre quels problèmes se posent aux femmes qui, héritant d’un lourd passé, s’efforcent de forger un avenir nouveau».

Simone de Beauvoir en 1972 lors d’un rassemblement pour la légalisation de l’avortement (détail). Michel Artault/APIS/Sygma/Corbis

Le passage présenté est célèbre entre tous : la petite phrase « On ne naît pas femme : on le devient » est en effet devenue le cri de ralliement de millions de femmes à travers le monde ! L’originalité du point de vue de Simone de Beauvoir a consisté à distinguer les données biologiques (le sexe) des données sociales (le genre) en montrant que le « féminin » est en fait le produit d’un conditionnement social, culturel et politique hérité d’une vision patriarcale. Comme elle l’affirme sévèrement : « Aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine ; c’est l’ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu’on qualifie de féminin ». Réfutant toute idéalisation de la féminité, Simone de Beauvoir affirme au contraire que l’«éternel féminin» reflète avant tout l’aliénation de la femme au désir masculin, qui cloisonne le sujetféminin dans des rôles et des stéréotypes représentatifs du machisme et de l’hypocrisie sociale : pour l’auteure, la femme serait surtout considérée par la société comme un « objet social soucieux de paraître ». Seule une véritable « libération » par le travail et l’autonomie financière doit donc permettre aux femmes de « s’affirmer comme sujet ».

Depuis sa parution en 1949, l’essai de Simone de Beauvoir a suscité de très violentes controverses dans les cercles politiques et intellectuels, depuis la droite traditionnelle jusqu’à la gauche communiste en passant par les milieux féministes eux-mêmes (****). Si de nos jours l’ouvrage semble par certains aspects un peu daté, par exemple dans l’obsession de Beauvoir de nier l’identité féminine en montrant que les différences entre les femmes et les hommes sont uniquement d’ordre culturel, ou en soutenant que la « féminité » de la femme résulte uniquement de déterminismes et de conditionnements idéologiques que seule l’égalité entre sexes peut remettre en cause, la grande force néanmoins de cet essai a été de marquer d’une profonde empreinte la société dans la deuxième moitié du vingtième siècle. Comme le dira Benoîte Groult en 1990 dans sa préface de l’ouvrage, si le Deuxième Sexe est devenu « le texte fondateur dont en tout lieu […] le féminisme se réclame », c’est qu’il a ouvert un débat majeur sur l’identité et sur le statut social des femmes. Un ouvrage incontournable.

(*) À la veille de la Libération, les femmes obtiennent d’être « électrices et éligibles dans les mêmes conditions que les hommes » (Ordonnance du 21 avril 1944, article 17). En 1946, le préambule de la Constitution pose le principe de l’égalité des droits entre hommes et femmes dans tous les domaines.
(**) Voir à ce sujet le support de cours « Antithéâtre et absurde« .
(***) J’emprunte l’expression à Sylvie Chaperon : Les Années Beauvoir (1945-1970), Paris, Fayard 2000.
(****) Voyez l’approche très différente du féminisme proposée par Annie Leclerc.
_
 
Les internautes intéressé(e)s par l’article peuvent également consulter ces « citations de la semaine »… rubrique « Féminisme » :
 
Olympe de Gouges George Sand Colette  Benoîte Groult  Annie Leclerc  Monique Wittig
 
 

Bientôt… Un automne en poésie saison 3

Pour fêter comme il se doit la rentrée littéraire, la classe de Seconde 1 et la classe de Seconde 12 du Lycée en Forêt préparent la saison 3 d’Un Automne en Poésie, événement désormais incontournable qui marque comme chaque année l’actualité littéraire lycéenne.

Puisant leur inspiration dans le message poétique du Romantisme et du Symbolisme, les élèves ont souhaité travailler sur le non-dit, l’inexprimable, l’ineffable du mot : poésie abstraite, anti-réaliste, imaginaire… Les manuscrits sont en cours de finalisation, et le lancement de l’exposition est prévu sur Internet le samedi  5 novembre 2011.

Crédit iconographique : Bruno Rigolt

Au fil des pages… Indiana…

I n d i a n a

Publiée en 1832, Indiana de George Sand est bien plus qu’une captivante histoire romantique, c’est un chef-d’œuvre féministe qui a bravé en son temps les conventions sociales, à commencer par le malheur des femmes dans le mariage :

« J’ai écrit Indiana avec le sentiment non raisonné, mais profond et légitime, de l’injustice et de la barbarie des lois qui régissent encore l’existence de la femme dans le mariage, dans la famille et dans la société » (George Sand, Indiana, préface de 1842).
_
Tony Johannot, illustration pour Indiana, éd. Hetzel, Paris 1861

Le roman commence de la façon la plus tristement banale : Indiana, jeune et belle Créole de dix-neuf ans, a été mariée en France au colonel Delmare, homme brutal, tyrannique, et plus vieux qu’elle de quarante ans. En proie à l’ennui et à la solitude dans un sombre manoir de province où elle dépérit, la jeune femme oubliera pour quelque temps son désespoir lors d’une idylle  sans lendemain. C’est alors que le récit connaît un revirement brutal : ruiné, le colonel Delmare doit s’exiler dans l’île Bourbon (la Réunion) où il finira par mourir. C’est là que dans l’île de son enfance, après plusieurs mésaventures et péripéties, et après avoir frôlé de peu le suicide, la jeune femme connaîtra enfin le grand Amour…

_______

Indiana plaira d’abord à toutes celles et ceux qui aspirent à lire de grandes et belles histoires sentimentales. Vous pourrez d’ailleurs réinvestir utilement vos connaissances sur le Romantisme : elles vous aideront à mieux contextualiser le roman, et caractériser les personnages. Mais Indiana est surtout un vibrant réquisitoire : George Sand y dénonce l’hypocrisie sociale quant à l’union conjugale et propose l’idéal du mariage d’amour. Le roman a d’ailleurs valeur de témoignage autobiographique : même si elle s’en est toujours défendue, l’auteure évoque en fait son union malheureuse avec le baron Dudevant. Plus fondamentalement, c’est l’injustice des lois de l’époque qui est le grand sujet d’Indiana :

— Qui donc est le maître ici, de vous ou de moi ? qui donc porte une jupe et doit filer une quenouille ? Prétendez-vous m’ôter la barbe du menton ? Cela vous sied bien, femmelette !
— Je sais que je suis l’esclave et vous le seigneur. La loi de ce pays vous a fait mon maître. Vous pouvez lier mon corps, garrotter mes mains, gouverner mes actions. Vous avez le droit du plus fort, et la société vous le confirme ; mais sur ma volonté, monsieur, vous ne pouvez rien, Dieu seul peut la courber et la réduire. Cherchez donc une loi, un cachot, un instrument de supplice qui vous donne prise sur moi ! c’est comme si vous vouliez manier l’air et saisir le vide.
— Taisez-vous, sotte et impertinente créature ; vos phrases de roman nous ennuient.
— Vous pouvez m’imposer silence, mais non m’empêcher de penser.
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Ce passage pathétique qui dépeint avec force la tyranie du colonel Delmare est également très représentatif des thèses de George Sand (dans le roman Valentine, elle n’hésitait pas à apparenter le mariage à un « viol légal » !). Si par certains aspects (les descriptions qui ralentissent beaucoup le schéma narratif, les longues considérations morales, etc.), Indiana est surtout destiné aux « bons lecteurs » qui ne seront pas rebutés par la longueur de l’œuvre, je conseillerai néanmoins à tous les étudiant(e)s d’en feuilleter les pages. Vous serez étonné(e) de la modernité des propos de George Sand.

Vous pouvez aussi consulter la « citation de la semaine » que j’avais consacrée à l’écrivaine.

Pour télécharger le roman :
 

Publication des supports de cours en ligne. Calendrier prévisionnel [octobre 2011]

Voici le calendrier prévisionnel de publication des supports de cours pour les trois semaines à venir :

  1. BTS deuxième année
    • Support de cours : Éthique et morale du rire ; existe-t-il un « rire juste » ? Mise en ligne : vendredi 28 octobre 2011.
    • Entraînement BTS (synthèse + écriture personnelle) : Sport et discrimination de genre. Mise en ligne : samedi 15 octobre 2011. Mis en ligne.
    • Entraînement BTS (synthèse + écriture personnelle) : L’esthétique du rire. Ironie et grotesque : dimanche 23 octobre 2011.
  2. Classes de Seconde
    • Support de cours : le Romantisme européen entre quête de l’idéal et tentation de l’absolu : du poète prophète au mythe du surhomme. Mise en ligne : lundi 1er novembre 2011.

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BTS Corrigé de l'entraînement Sport et Sacralisation


Corrigé de l’entraînement BTS Sessions 2012>13
 
Les valeurs du sport : Excellence ou sacralisation ?
Pour accéder au corpus, cliquez ici.
Corpus :

  1. Pierre de Coubertin, « Les assises philosophiques de l’olympisme moderne », 1935
  2. Vidéo de l’INA « Nuit de fête sur les Champs-Élysées », 1998
  3. Michel Caillat, Sport et civilisation : histoire et critique d’un phénomène social de masse, 1996
  4. Jean-Marie Brohm, La Tyrannie sportive : théorie critique d’un opium du peuple, 2006

Sujet : Vous ferez des documents suivants, une synthèse concise, objective et ordonnée.

 


[Introduction]

Particulièrement depuis le vingtième siècle, le sport s’est imposé comme une activité sociale et une pratique de masse qui amène à en questionner les valeurs. Tel est l’objet de ce corpus. Le premier document présente un extrait du message radiodiffusé le 4 août 1935 depuis Berlin par Pierre de Coubertin. Selon lui, le sport doit être investi d’un idéal humaniste promoteur d’exigences morales fortes. Mais cette conception idéalisée de l’Olympisme peut à l’inverse alimenter un certain nombre de dérives populistes : issu des archives de l’INA, le deuxième document qui présente un extrait du journal télévisé après la victoire de la France lors du Mondial de football en 1998 est caractéristique de cette ambiguïté. Enfin, la vision socio-anthropologique que proposent Michel Caillat et Jean-Marie Brohm met définitivement à mal l’idéologie sportive : pour les auteurs, elle constituerait davantage un vecteur d’aliénation sociale qu’un outil d’émancipation. Nous nous proposons d’aborder ces questionnements selon une triple perspective : si tous les documents amènent à réfléchir sur l’importance du sport dans la construction des identités collectives, ils divergent sensiblement dans l’interprétation des valeurs associées au sport, ainsi que dans les principes et les finalités idéologiques dont il est porteur.

__________

[Première partie : l’importance du sport dans la construction des identités collectives]

Le corpus fait tout d’abord apparaître combien le sport est un élément clé de la construction de l’identité collective. Prononcé au début de la rénovation des Jeux olympiques en 1935, le discours de Pierre de Coubertin est ainsi l’occasion de rappeler d’abord les origines profondément sacrées du sport dans l’Antiquité et de les rattacher à l’idéal de pureté et d’équité qui sous-tend l’Olympisme moderne. Ainsi, l’auteur considère-t-il le sport comme une dimension significative de la culture, apte à fédérer les peuples : selon lui, le sport de haut niveau peut et doit faire la promotion de la compréhension mutuelle entre les nations, de la paix et de la démocratie universelles. N’est-ce pas sensiblement le même ordre d’idée que le reportage télévisé proposé par l’Institut National de l’Audiovisuel (INA) met en valeur ? En insistant en effet sur le patriotisme si particulier « black blanc beur » qui s’est forgé le 12 juillet 1998 au terme d’une épopée devenue mythique, le journaliste rappelle combien le football peut constituer un vecteur essentiel de la diversité culturelle et de l’intégration sociale.

De fait, il y a une forte dimension collective dans le sport, à tel point qu’il peut être considéré à plein titre comme partie constituante de la culture et de l’identité des nations : espace de principes éthiques et de valeurs morales comme la compréhension mutuelle entre les peuples et les liens pacifiques pour Coubertin, échappatoire aux pesanteurs sociales et métissage par le football comme on le voit sur la vidéo. Quant à Michel Caillat, dans son essai Sport et Civilisation : histoire et critique d’un phénomène social de masse (1996), il montre très bien que le sport peut être inclus dans une approche sociologique rapprochant l’identité collective et la socialisation. Jean-Marie Brohm, dans La Tyrannie sportive : théorie critique d’un opium du peuple (2006), insiste en outre sur le fait que le sport, particulièrement de compétition, peut devenir un instrument de fabrication du consensus national et de renforcement de l’ordre social existant. Dans le même ordre d’idée, Michel Caillat montre que le sport est devenu un enjeu majeur des politiques nationales.

__________

[Deuxième partie : les interprétations divergentes des valeurs du sport]

On perçoit ici nettement une approche très contrastée du phénomène sportif et de son mythe selon les auteurs et les époques. Pour le baron de Coubertin, le sportif est celui qui par son engagement et son exemplarité honore « sa patrie, sa race, son drapeau ». Cette approche culturelle et symbolique, si elle s’enracine dans l’idéal chevaleresque, véhicule néanmoins une dérive nationaliste qui n’a pas échappé à Jean-Marie Brohm. Dans cette perspective, le spectacle sportif est en effet moins une occasion d’ouverture que de repli et de manipulation des masses ; l’essayiste n’hésite pas à parler d’ « unanimisme » pour stigmatiser les spectacles sportifs, investis dangereusement comme instruments de « canalisation émotionnelle ». Quant à Michel Caillat, il s’en prend très sévèrement aux dérives actuelles des pratiques d’entraînement, qui ont eu selon lui pour conséquence d’encourager les effets pervers de l’élitisme sportif : la performance, la compétition, le risque excessif au détriment des valeurs traditionnelles du sport.

De fait, tout le problème tient dans la conception même de ces valeurs : pour Pierre de Coubertin, l’olympisme est le lieu d’un rapport étroit entre l’art et le sport. L’auteur va même plus loin en rattachant les valeurs sportives à l’ascétisme religieux. Mais cette sacralisation des pratiques sportives pose en soi un problème éthique : Michel Caillat n’hésite pas à parler de « sacralisation mortifère du dépassement et du risque ». Quant à Jean-Marie Brohm, commentant des propos d’Umberto Eco, il rappelle combien nos spectacles sportifs ne sont pas si éloignés des « circenses » des Romains, c’est-à-dire des jeux du cirque. L‘articulation du sport autour d’un véritable culte dont le spectacle inspire les foules est en fait une manipulation des masses en leur faisant miroiter un imaginaire illusoire et mystificateur. Les démocraties modernes utiliseraient ainsi le sport comme instrument de contrôle social. La vidéo proposée par l’INA est à ce titre porteuse d’une profonde ambiguïté : cette « communion de tout un peuple » autour des Bleus présentés comme de véritables idoles, et apparentés aux Libérateurs de la France en 1945 ne fait-elle pas prévaloir un certain nombre de dérives identitaires au détriment de l’idéal sportif ?

__________

[Les principes et finalités idéologiques dont le sport est porteur]

Comme nous le comprenons, ces visions et approches très différentes recouvrent plusieurs sens selon les finalités sociales que chacun attribue au sport. Pierre de Coubertin milite à ce titre pour une reconnaissance du sport comme support des politiques éducatives. Sa vision de la pédagogie sportive est celle du dépassement de soi : « toujours plus vite, plus haut, plus fort ». Selon cette conception, la pédagogie olympique repose sur le culte de l’effort, qui n’est autre qu’un modèle de perfection humaine. L’approche coubertinienne s’insère en fait dans une vision révélatrice d’un idéal altruiste et humaniste : selon lui, la participation sportive peut être vue  comme le moyen le plus sûr d’éviter la violence en s’y adonnant symboliquement. La nuit de fête sur les Champs Elysées après la victoire des Bleus semblerait donner raison à cette approche : le commentateur n’hésite d’ailleurs pas à parler du « même drapeau pour tous ». Mais cet aspect collectif et festif fondé sur l’homogénéisation des masses n’est-il pas quelque peu trompeur ?

C’est ce que tend à démontrer la vision socio-anthropologique que proposent Michel Caillat et Jean-Marie Brohm. Selon eux, les situations nouvelles générées par l’environnement économique, politique et social ont perverti les finalités du sport. Loin de souscrire à un quelconque mythe rédempteur ou salvateur du sport, qui n’est pas exempt d’un certain populisme, ils montrent au contraire qu’il faut analyser les pratiques sportives selon une perspective critique : il n’y a pas de sport sans questionnement épistémologique de la société et de ses valeurs. Cette approche d’inspiration marxiste les amène à insister sur le lien entre le sport et l’économie capitaliste : le sport peut ainsi favoriser l’émergence ou le maintien de ce que Jean-Marie Brohm appelle une « mercantilisation généralisée ». Quant à Michel Caillat, il dénonce les similitudes entre les dures lois des entraînements ou des championnats sportifs, faites de concurrence, et celles du processus capitaliste, qui repose sur la méritocratie et l’objectivation à tout prix des résultats.

__________

[Conclusion]

Au terme de ce travail, il convient de s’interroger. Entre l’idéal d’excellence prôné par Pierre de Coubertin et le sacre des Bleus en 1998, que de chemin parcouru ! Que de dérives aussi. S’il est convenu d’admettre que l’idéal olympique est le symbole du sport moderne, il faut également questionner la capacité des politiques nationales à préserver dans le sport des valeurs qui ne sont plus celles des systèmes actuels. Tel est le paradoxe fondamental posé par Michel Caillat et Jean-Marie Brohm. Fondé sur l’évaluation quantitative, la méritocratie et la manipulation des masses, le sport moderne n’a-t-il pas perdu ce qui faisait tout l’enjeu de ses fondements humanistes ? C’est précisément dans sa capacité à promouvoir un impératif éthique visant à rassembler les femmes et les hommes dans leurs différences et leur diversité, que le sport peut aider à mieux appréhender l’idéal démocratique dans un monde de plus en plus fragmenté…

© Bruno Rigolt, octobre 2011 (Lycée en Forêt/Espace Pédagogique Contributif)

Sauf mention contraire, cet article, tout comme le contenu de ce site est sous contrat Creative Commons.

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BTS Corrigé de l’entraînement Sport et Sacralisation

Corrigé de l’entraînement BTS Sessions 2012>13

 

Les valeurs du sport : Excellence ou sacralisation ?

Pour accéder au corpus, cliquez ici.

Corpus :

  1. Pierre de Coubertin, « Les assises philosophiques de l’olympisme moderne », 1935
  2. Vidéo de l’INA « Nuit de fête sur les Champs-Élysées », 1998
  3. Michel Caillat, Sport et civilisation : histoire et critique d’un phénomène social de masse, 1996
  4. Jean-Marie Brohm, La Tyrannie sportive : théorie critique d’un opium du peuple, 2006

Sujet : Vous ferez des documents suivants, une synthèse concise, objective et ordonnée.

 


[Introduction]

Particulièrement depuis le vingtième siècle, le sport s’est imposé comme une activité sociale et une pratique de masse qui amène à en questionner les valeurs. Tel est l’objet de ce corpus. Le premier document présente un extrait du message radiodiffusé le 4 août 1935 depuis Berlin par Pierre de Coubertin. Selon lui, le sport doit être investi d’un idéal humaniste promoteur d’exigences morales fortes. Mais cette conception idéalisée de l’Olympisme peut à l’inverse alimenter un certain nombre de dérives populistes : issu des archives de l’INA, le deuxième document qui présente un extrait du journal télévisé après la victoire de la France lors du Mondial de football en 1998 est caractéristique de cette ambiguïté. Enfin, la vision socio-anthropologique que proposent Michel Caillat et Jean-Marie Brohm met définitivement à mal l’idéologie sportive : pour les auteurs, elle constituerait davantage un vecteur d’aliénation sociale qu’un outil d’émancipation. Nous nous proposons d’aborder ces questionnements selon une triple perspective : si tous les documents amènent à réfléchir sur l’importance du sport dans la construction des identités collectives, ils divergent sensiblement dans l’interprétation des valeurs associées au sport, ainsi que dans les principes et les finalités idéologiques dont il est porteur.

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[Première partie : l’importance du sport dans la construction des identités collectives]

Le corpus fait tout d’abord apparaître combien le sport est un élément clé de la construction de l’identité collective. Prononcé au début de la rénovation des Jeux olympiques en 1935, le discours de Pierre de Coubertin est ainsi l’occasion de rappeler d’abord les origines profondément sacrées du sport dans l’Antiquité et de les rattacher à l’idéal de pureté et d’équité qui sous-tend l’Olympisme moderne. Ainsi, l’auteur considère-t-il le sport comme une dimension significative de la culture, apte à fédérer les peuples : selon lui, le sport de haut niveau peut et doit faire la promotion de la compréhension mutuelle entre les nations, de la paix et de la démocratie universelles. N’est-ce pas sensiblement le même ordre d’idée que le reportage télévisé proposé par l’Institut National de l’Audiovisuel (INA) met en valeur ? En insistant en effet sur le patriotisme si particulier « black blanc beur » qui s’est forgé le 12 juillet 1998 au terme d’une épopée devenue mythique, le journaliste rappelle combien le football peut constituer un vecteur essentiel de la diversité culturelle et de l’intégration sociale.

De fait, il y a une forte dimension collective dans le sport, à tel point qu’il peut être considéré à plein titre comme partie constituante de la culture et de l’identité des nations : espace de principes éthiques et de valeurs morales comme la compréhension mutuelle entre les peuples et les liens pacifiques pour Coubertin, échappatoire aux pesanteurs sociales et métissage par le football comme on le voit sur la vidéo. Quant à Michel Caillat, dans son essai Sport et Civilisation : histoire et critique d’un phénomène social de masse (1996), il montre très bien que le sport peut être inclus dans une approche sociologique rapprochant l’identité collective et la socialisation. Jean-Marie Brohm, dans La Tyrannie sportive : théorie critique d’un opium du peuple (2006), insiste en outre sur le fait que le sport, particulièrement de compétition, peut devenir un instrument de fabrication du consensus national et de renforcement de l’ordre social existant. Dans le même ordre d’idée, Michel Caillat montre que le sport est devenu un enjeu majeur des politiques nationales.

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[Deuxième partie : les interprétations divergentes des valeurs du sport]

On perçoit ici nettement une approche très contrastée du phénomène sportif et de son mythe selon les auteurs et les époques. Pour le baron de Coubertin, le sportif est celui qui par son engagement et son exemplarité honore « sa patrie, sa race, son drapeau ». Cette approche culturelle et symbolique, si elle s’enracine dans l’idéal chevaleresque, véhicule néanmoins une dérive nationaliste qui n’a pas échappé à Jean-Marie Brohm. Dans cette perspective, le spectacle sportif est en effet moins une occasion d’ouverture que de repli et de manipulation des masses ; l’essayiste n’hésite pas à parler d’ « unanimisme » pour stigmatiser les spectacles sportifs, investis dangereusement comme instruments de « canalisation émotionnelle ». Quant à Michel Caillat, il s’en prend très sévèrement aux dérives actuelles des pratiques d’entraînement, qui ont eu selon lui pour conséquence d’encourager les effets pervers de l’élitisme sportif : la performance, la compétition, le risque excessif au détriment des valeurs traditionnelles du sport.

De fait, tout le problème tient dans la conception même de ces valeurs : pour Pierre de Coubertin, l’olympisme est le lieu d’un rapport étroit entre l’art et le sport. L’auteur va même plus loin en rattachant les valeurs sportives à l’ascétisme religieux. Mais cette sacralisation des pratiques sportives pose en soi un problème éthique : Michel Caillat n’hésite pas à parler de « sacralisation mortifère du dépassement et du risque ». Quant à Jean-Marie Brohm, commentant des propos d’Umberto Eco, il rappelle combien nos spectacles sportifs ne sont pas si éloignés des « circenses » des Romains, c’est-à-dire des jeux du cirque. L‘articulation du sport autour d’un véritable culte dont le spectacle inspire les foules est en fait une manipulation des masses en leur faisant miroiter un imaginaire illusoire et mystificateur. Les démocraties modernes utiliseraient ainsi le sport comme instrument de contrôle social. La vidéo proposée par l’INA est à ce titre porteuse d’une profonde ambiguïté : cette « communion de tout un peuple » autour des Bleus présentés comme de véritables idoles, et apparentés aux Libérateurs de la France en 1945 ne fait-elle pas prévaloir un certain nombre de dérives identitaires au détriment de l’idéal sportif ?

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[Les principes et finalités idéologiques dont le sport est porteur]

Comme nous le comprenons, ces visions et approches très différentes recouvrent plusieurs sens selon les finalités sociales que chacun attribue au sport. Pierre de Coubertin milite à ce titre pour une reconnaissance du sport comme support des politiques éducatives. Sa vision de la pédagogie sportive est celle du dépassement de soi : « toujours plus vite, plus haut, plus fort ». Selon cette conception, la pédagogie olympique repose sur le culte de l’effort, qui n’est autre qu’un modèle de perfection humaine. L’approche coubertinienne s’insère en fait dans une vision révélatrice d’un idéal altruiste et humaniste : selon lui, la participation sportive peut être vue  comme le moyen le plus sûr d’éviter la violence en s’y adonnant symboliquement. La nuit de fête sur les Champs Elysées après la victoire des Bleus semblerait donner raison à cette approche : le commentateur n’hésite d’ailleurs pas à parler du « même drapeau pour tous ». Mais cet aspect collectif et festif fondé sur l’homogénéisation des masses n’est-il pas quelque peu trompeur ?

C’est ce que tend à démontrer la vision socio-anthropologique que proposent Michel Caillat et Jean-Marie Brohm. Selon eux, les situations nouvelles générées par l’environnement économique, politique et social ont perverti les finalités du sport. Loin de souscrire à un quelconque mythe rédempteur ou salvateur du sport, qui n’est pas exempt d’un certain populisme, ils montrent au contraire qu’il faut analyser les pratiques sportives selon une perspective critique : il n’y a pas de sport sans questionnement épistémologique de la société et de ses valeurs. Cette approche d’inspiration marxiste les amène à insister sur le lien entre le sport et l’économie capitaliste : le sport peut ainsi favoriser l’émergence ou le maintien de ce que Jean-Marie Brohm appelle une « mercantilisation généralisée ». Quant à Michel Caillat, il dénonce les similitudes entre les dures lois des entraînements ou des championnats sportifs, faites de concurrence, et celles du processus capitaliste, qui repose sur la méritocratie et l’objectivation à tout prix des résultats.

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[Conclusion]

Au terme de ce travail, il convient de s’interroger. Entre l’idéal d’excellence prôné par Pierre de Coubertin et le sacre des Bleus en 1998, que de chemin parcouru ! Que de dérives aussi. S’il est convenu d’admettre que l’idéal olympique est le symbole du sport moderne, il faut également questionner la capacité des politiques nationales à préserver dans le sport des valeurs qui ne sont plus celles des systèmes actuels. Tel est le paradoxe fondamental posé par Michel Caillat et Jean-Marie Brohm. Fondé sur l’évaluation quantitative, la méritocratie et la manipulation des masses, le sport moderne n’a-t-il pas perdu ce qui faisait tout l’enjeu de ses fondements humanistes ? C’est précisément dans sa capacité à promouvoir un impératif éthique visant à rassembler les femmes et les hommes dans leurs différences et leur diversité, que le sport peut aider à mieux appréhender l’idéal démocratique dans un monde de plus en plus fragmenté…

© Bruno Rigolt, octobre 2011 (Lycée en Forêt/Espace Pédagogique Contributif)

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Ca s'est passé le… 19 septembre 1783 !

19 septembre 1783 :

L’Expérience des frères Montgolfier à Versailles !

e 19 septembre 1783, il y a exactement 228 ans jour pour jour, en plein siècle des Lumières (*), se déroulait à Versailles le premier vol aérostatique de l’Histoire, devant le roi Louis XVI, la cour et plus de 150 000 badauds fascinés par l’imaginaire de la navigation aérienne. De fait, l’expérience du « ballon à feu » des frères Étienne et Jospeh Montgolfier devait non seulement immortaliser leur nom mais marquer durablement l’histoire des sciences, le développement du commerce et de l’industrialisation ainsi que les valeurs de la société.

Voici comment Louis Figuier (Les Grandes inventions scientifiques et industrielles, Hachette, Paris 1859) relate l’événement :

« On avait enfermé dans une cage d’osier, suspendue à la partie inférieure du ballon, un mouton, un coq et un canard. Ces premiers navigateurs aériens firent un heureux voyage et, après s’être élevés à une assez grande hauteur, ils touchèrent la terre sans accident » (page 228).
__

Pour vous replonger dans l’ambiance de l’époque, les plus curieux d’entre vous liront cette page de l’Album littéraire et musical (1849) remplie d’anecdotes. Voici entre autres ce que relate un analyste :

« Je n’ai pas besoin de dire quelle sensation produisit à Paris l’expérience d’Annonay. Les guerres de l’Amérique passèrent de mode, et l’on ne s’inquiéta plus que de la navigation aérienne. Les savants faisaient mille conjectures sur la substance mystérieuse, lorsqu’un physicien, nommé Charles, expliqua le mécanisme du ballon des frères Montgolfier… »
__

C’est en effet à un événement de l’histoire des aérostats, célèbre entre tous, qu’on venait d’assister : pour la première fois, une machine s’était élevée dans le ciel à 500 mètres de hauteur pour transporter sur près de trois kilomètres des êtres vivants, et réaliser le rêve d’Icare : libérer l’homme de la pesanteur ! Parcourez cette page (très accessible) du Château de Versailles : vous y apprendrez comment et pourquoi cette ascension dans les airs incarne à elle seule la vaste entreprise philosophique, humaniste et scientifique des Lumières.

Admirez aussi ces belles gravures à l’eau-forte proposés par Gallica-BnF :

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(*) Pour approfondir vos connaissances des Lumières, consultez ce passage tout à fait exhaustif de l’ouvrage Letteratura, Europa, scuola, volume 2, Armando, Rome 2006.

 

Ca s’est passé le… 19 septembre 1783 !

19 septembre 1783 :

L’Expérience des frères Montgolfier à Versailles !

e 19 septembre 1783, il y a exactement 228 ans jour pour jour, en plein siècle des Lumières (*), se déroulait à Versailles le premier vol aérostatique de l’Histoire, devant le roi Louis XVI, la cour et plus de 150 000 badauds fascinés par l’imaginaire de la navigation aérienne. De fait, l’expérience du « ballon à feu » des frères Étienne et Jospeh Montgolfier devait non seulement immortaliser leur nom mais marquer durablement l’histoire des sciences, le développement du commerce et de l’industrialisation ainsi que les valeurs de la société.

Voici comment Louis Figuier (Les Grandes inventions scientifiques et industrielles, Hachette, Paris 1859) relate l’événement :

« On avait enfermé dans une cage d’osier, suspendue à la partie inférieure du ballon, un mouton, un coq et un canard. Ces premiers navigateurs aériens firent un heureux voyage et, après s’être élevés à une assez grande hauteur, ils touchèrent la terre sans accident » (page 228).
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Pour vous replonger dans l’ambiance de l’époque, les plus curieux d’entre vous liront cette page de l’Album littéraire et musical (1849) remplie d’anecdotes. Voici entre autres ce que relate un analyste :

« Je n’ai pas besoin de dire quelle sensation produisit à Paris l’expérience d’Annonay. Les guerres de l’Amérique passèrent de mode, et l’on ne s’inquiéta plus que de la navigation aérienne. Les savants faisaient mille conjectures sur la substance mystérieuse, lorsqu’un physicien, nommé Charles, expliqua le mécanisme du ballon des frères Montgolfier… »
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C’est en effet à un événement de l’histoire des aérostats, célèbre entre tous, qu’on venait d’assister : pour la première fois, une machine s’était élevée dans le ciel à 500 mètres de hauteur pour transporter sur près de trois kilomètres des êtres vivants, et réaliser le rêve d’Icare : libérer l’homme de la pesanteur ! Parcourez cette page (très accessible) du Château de Versailles : vous y apprendrez comment et pourquoi cette ascension dans les airs incarne à elle seule la vaste entreprise philosophique, humaniste et scientifique des Lumières.

Admirez aussi ces belles gravures à l’eau-forte proposés par Gallica-BnF :

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(*) Pour approfondir vos connaissances des Lumières, consultez ce passage tout à fait exhaustif de l’ouvrage Letteratura, Europa, scuola, volume 2, Armando, Rome 2006.

 

La citation de la semaine… Marie-Léontine Tsibinda…

« Courir, impensable, tu te fais lyncher. Une âme de moins, qui s’en souviendra ? »

[…] Ceux qui n’ont pas su tirer ont sorti des machettes, des sagaies. On a égorgé, on a scalpé, on a tranché les membres, on a sorti les intestins des corps morts, on les a portés comme colliers hideux. Femmes et enfants ont subi le même sort, le même destin sauvage, barbare et cruel.

La vie est têtue, elle revient et elle me dit que tu n’es pas près de moi. Je marche dans les quartiers dévastés. Je veux dominer ma peur coûte que coûte. J’ai l’impression qu’une personne va me dire : « Ici, j’ai vu le jour, j’ai grandi mais la haine m’a ôté la vie que Dieu donne…».

Te souviens-tu de ma panique après notre passage près de la boulangerie ? Ce jour-là, à cause des tirs répétés, je n’ai pas envoyé les enfants chercher du pain. J’ai marché jusqu’à la boulangerie du quartier, la peur au ventre. Dans la rue, des enfants armés patrouillent. Ils ont l’âge des enfants de mes cousines : des gamins qui ont besoin d’affection. Ils ont les yeux dilatés par la drogue. Un faux pas, une fausse parole et tout est cuit, fini. Courir, impensable, tu te fais lyncher. Une âme de moins, qui s’en souviendra ? Je pense aux parents qui ont essayé en vain de les dissuader de prendre les armes. Certains, hélas, ne sont plus de ce monde, ils ont été éliminés par leurs propres enfants brûlés par la fièvre des combats et la soif d’argent.

On leur promettait monts et merveilles : des études à l’étranger, l’intégration dans l’armée, des postes de directeur, ou de fonctionnaire international quand la victoire retentira. Les parents pleurent encore leurs gosses morts pour des causes qui leur étaient étrangères. Silence ! La mère patrie le veut !

Marie-Léontine Tsibinda, d'après un cliché Kinzenguélé/afriphoto.com (photographie modifiée numériquement)

Les dalles de la route ont été enlevées. Il faut enjamber les caniveaux au risque de se casser les jambes. Les arbres aussi ont été taillés en morceaux, les ruisseaux de la ville ont vomi les vieilles carcasses qui dormaient dans leur lit.

Une foule devant la boulangerie crie : du pain ! du pain !

À quel prix ! La bousculade m’entraîne tantôt à gauche, tantôt à droite. Je sors de la bâtisse en sueur, la lanière de ma sandale a cédé. Munie de mon bien, je rentre chez moi avec des compagnes de fortune. Soudain, des coups de feu éclatent. Des coups de canon aussi. Vite il nous faut un abri. Une maison délabrée nous sert de refuge. Dieu est grand, il saura nous sortir de cet enfer où nous plongent les cœurs cyniques. La séparation est inévitable. Je trouve les enfants sous le lit. Ils se jettent dans mes bras. On a encore tiré tantine.

Hélas, oui mon petit !

C’est la guerre ?

Oui la guerre. […]

© Marie-Léontine Tsibinda, « Les pagnes mouillés« , extrait (1996). Nouvelle  couronnée par le prix Unesco-Aschberg et publiée en février 1997 dans la revue Amina  n° 322. Cette nouvelle figure dans le recueil  Les Hirondelles de mer, éd. Acoria, Paris 2009. En accédant au site de l’éditeur, vous pourrez feuilleter en libre accès les 29 premières pages du recueil .

Extrait publié avec l’autorisation écrite de l’auteure. Merci encore à elle. BR.

Poétesse, novelliste et romancière africaine d’expression française (Girard, Congo, 1955), Marie-Léontine Tsibinda a fui le Congo-Brazzaville en 1999 à cause de la guerre civile (¹). Comme elle le confiera lors d’un entretien en 2002, « rester à Brazza était devenu un cauchemar pour moi dans la mesure où ma maison a été brûlée après l’offensive du 15 octobre 1997. […] J’ai eu peur. J’ai essayé de tenir bon. Mais si les incendiaires m’avaient trouvée chez moi, au Plateau-des-15-ans, dans ma maison, je serais morte sans aucun doute en ce jour fatal de novembre 1997. Partir était devenu inévitable. J’ai pris les enfants qui étaient avec moi à Brazza : ma famille, comme beaucoup d’autres, a éclaté. »

C’est cette violence paroxystique qui a embrasé le Congo, et plus largement l’Afrique centrale, dont le récit se fait dramatiquement l’écho : « Terrorisée par les émeutes et la guerre civile, une jeune femme se réfugie dans un abri de fortune avec quelques compagnes qui lui racontent l’horreur de la guerre vécue au quotidien » (présentation de l’auteure). La nouvelle renvoie ainsi à l’expérience que fit personnellement Marie-Léontine Tsibinda de la guerre : « Les pagnes mouillés« , c’est donc d’abord une « mémoire de réfugiée ». Par des mots à la fois simples et terribles, la novelliste dresse le bilan de cette dévastation : le drame des enfants soldats, « les yeux dilatés par la drogue, […] brûlés par la fièvre des combats et la soif d’argent », mais aussi les ratissages systématiques, tous ces sans-logis, ces déplacés obligés de parcourir des centaines de kilomètres dans l’angoisse de se faire « lyncher » :

On a égorgé, on a scalpé, on a tranché les membres, on a sorti les intestins des corps morts, on les a portés comme colliers hideux. Femmes et enfants ont subi le même sort, le même destin sauvage, barbare et cruel.

Mais la nouvelle de Marie-Léontine Tsibinda est aussi (est surtout) un vibrant hommage à toutes ces femmes condamnées à survivre sans repos ni nourriture, à toutes ces mères, si vulnérables et démunies, et pourtant si admirables dans leur volonté de s’assumer et de faire face à la guerre :

Je sors de la bâtisse en sueur, la lanière de ma sandale a cédé. Munie de mon bien, je rentre chez moi avec des compagnes de fortune. […] Je trouve les enfants sous le lit. Ils se jettent dans mes bras. On a encore tiré tantine.
Hélas, oui mon petit !
C’est la guerre ?
Oui la guerre.

Femmes exilées, réfugiées, déplacées de force ; femmes victimes de l’insécurité permanente et de la brutalité des miliciens. Femmes enfin, veuves ou épouses, capables de tant d’amour, de tant de compassion face à l’horreur de la guerre :

J’ai longtemps pleuré après toi. Je savais que je te reverrais. Ton souvenir ne m’a jamais quittée. Moi aussi, je t’aime… Ici, la vie renaît à la vie… Je t’aime… Oh, oui, moi aussi… Eh, voisine, j’ai mouillé mes pagnes.
Oui, voisine, mes pagnes mouillés…
__

C’est sur ces paroles mêlées de larmes que s’achève la nouvelle : non plus les larmes de peur et les larmes de sang, mais des larmes de souffrance qui sont aussi des larmes de mémoire, des larmes d’espoir. Larmes pour tous ceux qui sont partis, qui ne sont pas revenus, pour toutes les âmes victimes de la guerre et de la barbarie ; larmes contre tous les maux, larmes contre toutes les armes… Je ne saurais trop vous conseiller de lire en intégralité ce texte qui bouleverse d’ailleurs nombre de clichés encore largement répandus, considèrant que la guerre est un thème d’hommes, « en marge des responsabilités de la femme » (²). Bien au contraire : l’un des buts premiers de la nouvelle de Marie-Léontine Tsibinda a sans doute été d’alerter la communauté internationale sur les conséquences dramatiques de la guerre. Elle nous amène aussi, nous lecteurs, à réfléchir aux événements socio-politiques, et leurs cohortes de misère et de violence, qui déchirent tant de pays du monde…

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(1) Les étudiant(e)s intéressé(e)s gagneront à parcourir l’ouvrage remarquable de Patrice Yengo, chercheur associé à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) : La Guerre civile du Congo-Brazzaville, 1993-2002, éd. Karthala, Paris 2006. Lisez en particulier l’introduction.

(2) Jean-Marie Volet, « La guerre chez les romancières« , Mots Pluriels (The University of Western Australia), vol.1. no 4. 1997.

Découvrez également ces interviews : « Exil, violence et mort ambiante ou la nécessité de quitter l’Afrique ?« , un entretien avec Marie-Léontine Tsibinda, femme de Lettres congolaise et exilée. « L’écrivain est la mémoire d’un peuple« , entretien d’André Désiré Loutsono avec Marie Léontine Tsibinda. Voyez enfin dans Google-livres l’ouvrage d’Alain Brezault et Gérard Clavreuil, Conversations congolaises, L’Harmattan, Paris 1989, page 13 et suivantes.

 

Crédit photographique : Kinzenguélé/afriphoto.com. J’ai recolorisé et retouché numériquement le cliché d’origine.

Au fil des pages… Dictionnaire de culture générale…

Dictionnaire de Culture Générale

(Francis Foreaux, Pearson Education France, 2010)

Si vous parcourez régulièrement les pages de cet Espace Pédagogique, vous n’aurez pas manqué de constater l’importance accordée à la culture générale. C’est en effet la « culture gé » qui marque la différence dans les épreuves de sélection pour les grandes écoles, les universités, et bien sûr les entretiens de recrutement. Comme je l’avais dit dans la présentation de deux autres ouvrages (L’Indispensable en culture générale… Réussir l’épreuve de culture générale à Sciences Po…), «accéder à une filière sélective se prépare longuement avant. Certains se diront peut-être : « Je suis en Seconde ou en Première, j’ai bien le temps » ou alors : « Je n’ai pas encore fait de Philo, or beaucoup de sujets abordent des questions que je ne pourrai pas comprendre ».

La grande erreur de ces étudiants est d’abord de se sous-estimer : « Je ne suis pas capable de » alors que vous êtes tout à fait capable (mais en cédant au découragement, on cède souvent à la paresse… Pas vrai ?). L’autre erreur, c’est de sous-estimer le niveau de culture générale qui sera exigé de vous : or, c’est sur la culture générale que se font les sélections. Si vous attendez l’année du concours, il sera malheureusement trop tard, car vous n’aurez ni le temps, ni l’ambition, ni une acquisition suffisante des méthodes de pensée et de travail requises. C’est dès maintenant que vous devez vous y préparer : et c’est d’autant plus facile qu’il n’y a pas pour le moment de risque pour vous ni d’enjeu immédiat. Il n’en ira pas de même l’année du concours !»

C’est la raison pour laquelle je ne saurais trop vous recommander de parcourir quelques articles de ce gros ouvrage (510 pages, prix habituellement pratiqué : 28,41 €), rédigé sous la direction de Francis Foreaux, et publié en 2010 par Pearson Education France. S’il s’adresse prioritairement aux candidat(e)s des classes préparatoires économiques et commerciales, les lycéens gagneront à se familiariser avec ce type d’ouvrage.  Ne vous laissez pas rebuter par la présentation un peu austère des articles. Comme le rappelle l’éditeur, « cet ouvrage est plus qu’un simple dictionnaire de définitions lexicales. Chaque article propose l’analyse d’une notion, d’un concept, d’un courant de littérature, de pensée ou d’art, d’une personnalité » [lire la présentation complète].

Ne manquez pas les articles : « Argumentation » (p. 8), « Aristote » (p. 11), « Art » (p. 14), « Autobiographie » (p. 22), « Autrui » (p. 27), « Avant-garde » (p. 29), « Baroque » (p. 32), « Beauté » (p. 33), « Cause/Causalité » (p. 48)…

RAPPEL DE MÉTHODE : Comment « bien lire » un guide de culture générale ? Le but bien entendu n’est pas de “tout lire” (ce n’est d’ailleurs ni le but ni le principe d’un tel ouvrage) mais de lire un peu “au fil des pages”, selon votre envie. Quand vous avez le temps, parcourez un article, lisez un extrait de texte, découvrez un auteur, etc. Si vous le pouvez, notez (dans un petit répertoire) ce qui vous paraît important en précisant le titre de l’ouvrage et la page, afin de pouvoir vous y référer ultérieurement. Une règle importante : ne forcez jamais ! Si quelque chose vous rebute ou vous semble trop difficile, passez à un autre sujet. Plus qu’apprendre pour apprendre, c’est en fait la démarche qui importe : découvrir et enrichir sa culture générale.

Astuce : les parties librement consultables étant limitées, prenez l’habitude de feuilleter plusieurs ouvrages : premier avantage, vous vous familiariserez avec différentes approches ou méthodologies. Deuxième avantage : en feuilletant par exemple 5 à 6 guides de Culture Gé, on finit par « reconstituer le puzzle » et avoir ainsi un ouvrage complet !

Autres notes et articles à consulter :

Recommandations de lecture : les guides de culture générale ; L’Indispensable en culture générale… Réussir l’épreuve de culture générale à Sciences Po ; Le Guide des Études ; Dictionnaire de culture générale (Pierre Gévart) ; Patrimoine littéraire européen: Mondialisation de l’Europe, 1885-1922 ; Anthologie de la poésie française ; Introduction aux littératures francophones : Afrique, Caraïbe, Maghreb

 

La citation de la semaine… Gaston Bachelard…

« La mort de l’eau est plus songeuse que la mort de la terre : la peine de l’eau est infinie… »

L’eau est vraiment l’élément transitoire. […] L’être voué à l’eau est un être en vertige. Il meurt à chaque minute, sans cesse quelque chose de sa substance s’écoule. La mort quotidienne n’est pas la mort exubérante du feu qui perce le ciel de ses flèches ; la mort quotidienne est la mort de l’eau. L’eau coule toujours, l’eau tombe toujours, elle finit toujours en sa mort horizontale. […] la mort de l’eau est plus songeuse que la mort de la terre : la peine de l’eau est infinie. […]

Gaston Bachelard

Je retrouve toujours la même mélancolie devant les eaux dormantes, une mélancolie très spéciale qui a la couleur d’une mare dans une forêt humide, une mélancolie sans oppression, songeuse, lente, calme. Un détail infime de la vie des eaux devient souvent pour moi un symbole psychologique essentiel. […] C’est près de l’eau et de ses fleurs que j’ai mieux compris que la rêverie est un univers en émanation, un souffle odorant qui sort des choses par l’intermédiaire d’un rêveur. Si je veux étudier la vie des images de l’eau, il me faut donc rendre leur rôle dominant à la rivière et aux sources de mon pays.

Je suis né dans un pays de ruisseaux et de rivières, dans un coin de la Champagne vallonnée, dans le Vallage, ainsi nommé à cause du grand nombre de ses vallons. La plus belle des demeures serait pour moi au creux d’un vallon, au bord d’une eau vive, dans l’ombre courte des saules et des osières. Et quand octobre viendrait, avec ses brumes sur la rivière…

Mon plaisir est encore d’accompagner le ruisseau, de marcher le long des berges, dans le bon sens, dans le sens de l’eau qui coule, de l’eau qui mène la vie ailleurs, au village voisin. Mon « ailleurs » ne va pas plus loin. […] Le Vallage a dix-huit lieues de long et douze de large. C’est donc un monde. Je ne le connais pas tout entier : je n’ai pas suivi toutes ses rivières.

Mais le pays natal est moins une étendue qu’une matière; c’est un granit ou une terre, un vent ou une sécheresse, une eau ou une lumière. C’est en lui que nous matérialisons nos rêveries ; c’est par lui que notre rêve prend sa juste substance ; c’est à lui que nous demandons notre couleur fondamentale. En rêvant près de la rivière, j’ai voué mon imagination à l’eau, à l’eau verte et claire, à l’eau qui verdit les prés. Je ne puis m’asseoir près d’un ruisseau sans tomber dans une rêverie profonde, sans revoir mon bonheur… Il n’est pas nécessaire que ce soit le ruisseau de chez nous, l’eau de chez nous. L’eau anonyme sait tous mes secrets. Le même souvenir sort de toutes les fontaines…

Gaston Bachelard, L’Eau et les rêves, essai sur l’imagination de la matière, © Librairie José Corti 1942. Le livre de Poche n°4160, Paris 2007, pages 13-15

À la fois historien de la philosophie et théoricien des sciences, penseur et savant érudit mais aussi auteur d’écrits littéraires et poétiques, Gaston Bachelard (1884-1962) a renouvelé l’approche philosophique de la connaissance en fondant son œuvre sur une « imagination de la matière » éclairée par la psychanalyse. Pour lui, les quatre éléments de la nature (le feu, l’eau, l’air et la terre) sont la source même de l’imagination poétique. De fait, l’approche philosophique de Bachelard s’éloigne du modèle positiviste et substitue à la « physique scientifique » ce qu’il appelle une « physique poétique », allant jusqu’à prôner la réconciliation de la poésie et de la science grâce à une ouverture de l’esprit humain à l’imaginaire et à la poésie de la nature.

Dans la Poétique de la rêverie (1960), il s’est d’ailleurs lui-même défini comme un « rêveur de mots » : pour Bachelard en effet, notre appartenance au monde des images est peut-être plus forte, plus constitutive de notre être, que notre appartenance au monde des idées : c’est par le rêve et la poésie que le réel s’énonce dans toute sa complexité. Les titres mêmes de ses ouvrages expriment le travail infatigable qu’accomplit Bachelard pour renouveler notre compréhension de l’imaginaire : la Psychanalyse du feu (1938), l’Eau et les rêves (1942), l’Air et les songes (1943), la Terre et les rêveries du repos (1946), la Terre et les rêveries de la volonté (1948), la Poétique de l’espace (1957)… Dans tous ses ouvrages, Bachelard défend ainsi ce qu’il appellera lui-même « le droit de rêver », autrement dit la force du langage poétique, car il est un reflet du cosmos.

Le passage présenté me paraît très représentatif de cette vision particulière de la nature et de la matière que propose Bachelard : comme il l’avait dit dans la Poétique de la rêverie, « pour un grand rêveur, voir dans l’eau c’est voir dans l’âme et le monde extérieur n’est bientôt plus que ce qu’il a rêvé » : espace de convergence et de rayonnement, l’eau est en effet la fusion du voyant et de l’invisible, du créé et de l’incréé, du rêve et de la matière, du dedans et du dehors. Il existe ainsi une « poétique de l’eau » qui va bien au-delà de la perception : l’eau est à ce titre un imaginaire, une « surréalité », une métaphore du temps qui s’écoule. L’eau est le songe de la vie : « l’eau tombe toujours, elle finit toujours en sa mort horizontale. […] la mort de l’eau est plus songeuse que la mort de la terre : la peine de l’eau est infinie ».

Cette symbolique de l’eau est essentielle, car elle mène à la connaissance : « C’est près de l’eau et de ses fleurs que j’ai mieux compris que la rêverie est un univers en émanation, un souffle odorant qui sort des choses par l’intermédiaire d’un rêveur. […] Mon plaisir est encore d’accompagner le ruisseau, de marcher le long des berges, dans le bon sens, dans le sens de l’eau qui coule, de l’eau qui mène la vie ailleurs »… Voici comment le grand éditeur José Corti présente l’essai de Bachelard : « À l’écoute de l’eau et de ses mystères, Gaston Bachelard entraîne son lecteur dans une superbe méditation sur l’imagination de la matière. Son domaine s’élargit, le philosophe se laissant davantage guider par les images des poètes, s’abandonne à sa propre rêverie. Des eaux claires, brillantes où naissent des images fugitives, jusqu’aux profondeurs obscures, où gisent mythes et fantasmes »…

Je ne saurais trop vous recommander la lecture de cet ouvrage, difficile certes, mais ô combien stimulant intellectuellement grâce à cette nouvelle approche de la réalité et du monde de la connaissance qu’il propose. Comme il a été dit très justement, « l’œuvre bachelardienne est une exaltation de la constitution dynamique de l’esprit humain qui se construit de façon constante et inépuisable par le dynamisme de la raison et de l’imagination » (Marly Bulcão). Ce renouvellement du champ épistémologique et méthodologique entrepris par Bachelard a littéralement bouleversé, en France mais aussi dans le monde, l’esprit scientifique et les théories de l’imaginaire… Je terminerai avec cette belle phrase de Bachelard, qui au seuil de cette nouvelle année scolaire, a valeur de programme : « J’étudie ! Je ne suis que le sujet du verbe étudier. Penser je n’ose. Avant de penser, il faut étudier » (*).

L’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC) propose des ouvrages (entiers ou de larges extraits) à télécharger gratuitement. Ressources très intéressantes.

(*) Gaston Bachelard, La Flamme d’une chandelle, PUF Coll. « Quadrige », Paris 1996, p. 55. Cité par G. Canguilhem, in G. Bachelard, Études, Librairie Philosophique J. Vrin, « Bibliothèque des Textes Philosophiques », Paris 1970, 2002, page 7.

http://www.ina.fr/video/ticket/CAF89004641/969098/481f50fd77111fe0834dff60125fe537

Au fil des pages… Black Feminism…

Black Feminism

Anthologie du féminisme africain-américain (1975-2000)

Publiée chez L’Harmattan en 2008 (coll. « Bibliothèque du féminisme », 260 pages) sous la direction d’Elsa Dorlin, maître de conférence en Philosophie à l’Université Paris I, cette anthologie est la première en France à rassembler autant d’articles fondateurs du mouvement féministe noir-américain, et à proposer un vaste questionnement quant à l’influence des facteurs de classe et des structures sociales sur la condition des femmes de couleur. De fait, ce qu’on a appelé le Black Feminism est un courant de pensée politique qui, au sein du féminisme, a repensé les interrelations entre sexisme et racisme. En ce sens, le Black Feminism s’est défini comme une « minorité dans la minorité », dénonçant la prétention d’un « féminisme blanc » à l’universalisme. À ce titre, voici comment l’éditeur présente l’ouvrage :

« Toutes les femmes sont blanches, tous les Noirs sont hommes, mais nous sommes quelques-unes à être courageuses ».
Sous ce titre magnifique paraissait en 1982 aux Etats-Unis une anthologie de textes fondateurs des études féministes noires : un titre qui dénonçait la double exclusion des femmes noires d’un féminisme blanc et bourgeois et d’un nationalisme noir sexiste. Ces féministes noires ont créé un mouvement politique d’une importance unique en ce que, d’emblée, il s’est constitué sur la dénonciation d’une oppression simultanée de race, de classe, de sexe et du modèle de sexualité qui va avec.
Les textes présentés dans ce recueil du Black feminism – le premier en France – explorent sur une période de trente ans les thèmes de l’identité, de l’expérience singulière, de la sororité, de la sexualité, comme la place dans les institutions, les coalitions nécessaires et les alliances possibles, les Normes culturelles de rébellion et de lutte, le passage de témoin entre générations. Pourquoi, en France, ex-puissance coloniale, l’équivalent d’un féminisme noir n’a-t-il pas existé ? Ces textes, par leur vitalité et leur perspicacité politiques, invitent à poser cette question et à s’interroger autrement sur les faux-semblants de l’universalisme républicain comme sur les points aveugles du féminisme français.

Je ne saurais trop vous engager à feuilleter les parties librement consultables —très nombreuses— de cet ouvrage : tout d’abord, lisez l’introduction (page 9 et s.) : elle revient sur la véritable « révolution politique et théorique » qu’a représentée le féminisme noir, dans la mesure où, en articulant le sexisme au racisme, il a reformulé l’ensemble des problématiques et des revendications féministes. Ne ratez pas non plus l’article d’Hazel Carby « Femme blanche écoute« . Comme le dit l’auteure : « Bien des femmes noires ont été aliénées par l’absence de reconnaissance de leurs vies, de leurs expériences et de leurs histoires de la part du mouvement de libération des femmes. Les féministes noires ont exigé, et exigent toujours, que le racisme soit reconnu comme élément structurant nos rapports aux femmes blanches […] ».

Beaucoup d’autres textes sont également d’un grand intérêt (en particulier le texte bouleversant d’Audre Lorde Transformer le silence en paroles et en actes)  : ils permettent d’articuler les expériences personnelles, ou certains témoignages liés aux discriminations, à des problématiques plus globales obligeant non seulement à repenser les cadres habituels du féminisme, mais aussi les rapports de domination et les mouvements sociaux dans leur ensemble. Une lecture selon moi indispensable, non seulement sur le plan personnel mais plus encore pour enrichir votre culture générale.

Rappel : comme je l’ai souvent dit, lorsque vous lisez ce type d’ouvrage, inutile de lire “en une fois” et “linéairement” toutes les pages : ce n’est d’ailleurs pas le principe d’un guide de culture gé, d’une anthologie, etc. Plus utilement, prenez une notion, un chapitre, une problématique au hasard et lisez l’article ou quelques pages. Le mieux est de reporter sur un petit répertoire les points importants (définition, dates à retenir, auteur clé, citation, etc.) afin de vous constituer progressivement votre propre guide de culture générale. En même temps, cela vous entraînera à la synthèse (Bien entendu, ne notez sur votre répertoire que l’essentiel !). Dès que vous avez 10 minutes (une ou deux fois par semaine), faites ce petit exercice : vous verrez dans un an à peine combien vous aurez progressé !

Corrigé de dissertation : Milan Kundera "l'esprit du roman est l'esprit de complexité"

Dissertation corrigée :
[voir : méthodologie de la dissertation]

Travail sur Milan Kundera : roman et complexité

Sujet proposé aux élèves de Seconde 6 (promotion 2010-2011) :

Dans l’Art du roman (1986), Milan Kundera affirme que « L’esprit du roman est l’esprit de complexité. Chaque roman dit au lecteur : les choses sont plus compliquées que tu ne le penses. »
Vous commenterez et au besoin discuterez ces propos.

Merci à Alicia C. et Samira A., toutes deux brillantes élèves de Seconde 6, pour leurs recherches et leur contribution au présent corrigé.
NB : le présent corrigé est proposé à partir d’un programme de lectures imposé.


es fonctions et la finalité du roman ont souvent été mises en débat. Particulièrement depuis la fin du dix-neuvième siècle, s’il est convenu d’admettre que le roman, de par son analogie avec l’épopée, a pour cadre une tension entre l’individuel et le collectif, cette définition n’échappe pas à une certaine indétermination : si certains auteurs, dans la lignée du Réalisme, ont circonscrit le romanesque au fait historique et social, d’autres ont souhaité au contraire mettre en avant son aspect esthétique du fait même du statut fictionnel du récit. Mais l’essence du romanesque n’est-elle pas par nature, comme l’écrira en 1986 Milan Kundera dans son essai l’Art du roman, « interrogative », « hypothétique » ? C’est ainsi que l’auteur de L’Insoutenable légèreté de l’être affirme que « L’esprit du roman est l’esprit de complexité. Chaque roman dit au lecteur : les choses sont plus compliquées que tu ne le penses ».

Pour Kundera, cette affirmation se justifie d’emblée par le fait que l’intérêt principal du roman réside dans la relativité, la complexité même des choses humaines et non dans les phénomènes de réduction en tout genre qui se seraient installés selon lui dans les productions romanesques contemporaines. Si nul n’oserait récuser de tels propos, il convient cependant de les nuancer quelque peu : on ne saurait négliger le fait que cette complexité dont parle Kundera se heurte à ce qu’il appelle sévèrement « l’esprit du temps » : le monde de l’efficacité au lieu du doute, de la vitesse au lieu de la lenteur, de la rapidité au lieu du questionnement. De par sa nature même, le roman répond en effet à une grande complexité, tant narrative que stylistique ou psychologique.

Pour autant, quel sens donner à la complexité dont parle Milan Kundera ? Ne pourrait-on opposer à « l’esprit de complexité », ce que nous appellerions « l’esprit de simplicité » : simplicité et non réduction ; simplicité d’aimer lire un « bon livre » par exemple, simplicité d’un roman épuré, débarrassé de ce qui ne fait pas son essence propre… Cela dit, faut-il s’en tenir à ce dualisme quelque peu réducteur ? Ne faudrait-il pas plutôt se poser la question de savoir si cette complexité évoquée par Milan Kundera ne viendrait pas de notre propre « horizon d’attente », c’est-à-dire de notre complexité de lecteur ?

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out d’abord, si « l’esprit du roman » se définit par « l’esprit de complexité », c’est que l’espace littéraire nous fait entrer dans une indéniable complexité intellectuelle. Le roman est par définition toujours complexe, de par sa forme et sa structure. Il l’est par le style même de l’auteur : l’étude des procédés, des constructions narratives, des structures thématiques sont autant d’aspects essentiels de cet « esprit de complexité » dont parle Kundera. Ainsi comme l’a dit si bien Maupassant, dans la préface de Pierre et Jean, (1888), « le but du romancier n’est pas seulement de nous raconter une histoire, de nous amuser ou de nous attendrir, mais aussi de nous forcer à penser, à comprendre le sens profond et caché des événements […]. Il devra donc composer son œuvre d’une manière si adroite, si dissimulée et d’apparence si simple, qu’il soit impossible d’en apercevoir et d’en indiquer le plan, de découvrir ses intentions […], il devra savoir éliminer parmi les menus événements innombrables et quotidiens tous ceux qui lui sont inutiles, et mettre en lumière, d’une façon spéciale, tous ceux qui seraient demeurés inaperçus pour des observateurs peu clairvoyants et qui donnent au livre sa portée, sa valeur d’ensemble ». Pour ne retenir qu’un élément parmi d’autres, attardons-nous sur ce qu’on appelle la « littérarité », c’est-à-dire la condition « poétique » même du roman : avant de raconter une histoire, celui-ci s’illustre d’abord par son aptitude à textualiser des émotions et des sentiments. Qui n’a pas en mémoire cette magnifique description du Lys dans la vallée, et qui « est l’occasion pour le narrateur (mais c’est bien Balzac qui parle ici) de se livrer à une suggestive comparaison entre le paysage de la Touraine, tout en galbes et en arrondis, et la femme aimée«  : « Là se découvre une vallée qui commence à Montbazon, finit à la Loire, et semble bondir sous les châteaux posés sur ces doubles collines ; une magnifique coupe d’émeraude au fond de laquelle l’Indre se roule par des mouvements de serpent. […] Elle était, comme vous le savez déjà, sans rien savoir encore, LE LYS DE CETTE VALLÉE où elle croissait pour le ciel, en la remplissant du parfum de ses vertus ». Comme nous le voyons, « la découverte du paysage s’apparente à un dévoilement de la femme idéale, totalement confondue avec le lieu« . Dévoilement entrepris au moyen du langage.

Ainsi, la lecture du roman, par nature élaborée, contribue à développer chez le lecteur une pensée non moins complexe : la complexité du roman ne vient-elle pas du fait qu’il serait un  miroir de la vie ? Dans L’Assommoir, septième volume de la série des Rougon-Macquart, publié en 1877, le naturaliste Émile Zola affirme à ce titre que c’est « le premier roman sur le peuple, qui ne mente pas et qui ait l’odeur du peuple ». De fait, en cherchant à reconstituer la langue et les mœurs des ouvriers sous le second Empire, l’auteur cherche à montrer la « vraie » vie. La citation de Kundera suppose donc que soit restituée la dimension « anthropologique » et culturelle de la lecture. Aussi, lorsque l’auteur parle des « choses », elles correspondent certes à l’histoire ou à l’imaginaire du texte, mais plus encore peut-être au contexte, qui ne saurait être réduit à une simple unité factice :  l’esprit de complexité du texte littéraire ne touche-t-il pas à l’acte même de lecture ? Confronter le texte au contexte, c’est mettre à jour les enjeux sociaux, culturels mais aussi humains dont il a été l’objet ; ou même grâce à l’étude de l’intertextualité, c’est étudier les relations que le texte entretient avec d’autres productions littéraires ou artistiques. Et sans doute faut-il reconnaître la nature éminemment sociale et interculturelle du roman. Cette complexité dont parle Kundera, c’est d’abord la complexité du monde. Prenons l’exemple de Zola, très caractéristique : pour chacune de ses œuvres, l’auteur de l’Assommoir a mis en place nombre de « dossiers préparatoires » souvent complexes : Colette Becker, dans le Roman, rapporte le fait suivant : « le dossier de Germinal […] comporte 962 feuillets, dont 453 de documents. Mais Zola ne se veut pas l’esclave de cette documentation. […] Chez lui la fiction l’emporte toujours sur la mimesis. » Cette dernière notation est tout à fait essentielle : C’est Balzac, qui dans Le Chef-d’œuvre inconnu affirmait : « la mission de l’art n’est pas de copier la nature mais de l’exprimer ». De fait, la description du personnage d’Etienne ne saurait être assimilée au mineur qu’il représente : une signification symbolique lui est associée du fait qu’il est la représentation complexe de tout un groupe social.

Comme nous le pressentons, la complexité du roman ne repose-t-elle pas en grande partie sur la complexité intérieure du personnage romanesque ? Complexité bien plus grande encore que le personnage social. La notion de point de vue serait à ce titre particulièrement intéressante à étudier : chercher à pénétrer l’univers subjectif du héros, c’est en effet pénétrer dans l’atelier de fabrication du roman : que pense vraiment Félix de Vandenesse ? Est-il possible, quoi que nous fassions, de sonder les profondeurs de l’âme de Georges Duroy dans Bel-Ami ? L’exploration du personnage est l’un des mystères sans cesse renouvelé, de la complexité du roman : l’évolution du héros ou des personnages secondaires est à mettre en relation avec sa dissolution parfois : le romancier se laisse aller à une déconstruction du personnage qui s’apparente à un véritable parricide : on pourrait citer le destin tragique de la malheureuse Jeanne dans Une Vie, ou du personnage de Gregor dans la Métamorphose (qui est une nouvelle certes, mais dont la structure et l’écriture s’apparentent néanmoins aux codes du romanesque). De ces remarques, il faut comprendre que le romancier nous invite en fait à examiner les relations que les personnages entretiennent avec l’espace et l’histoire, mais aussi avec eux-mêmes. Qu’il soit de premier ou de second plan, un personnage est donc toujours symbolique. De même, la multiplicité des rapports entre personnages accentue le caractère complexe du roman. Dans Bel-Ami de Maupassant par exemple, l’évolution du personnage principal entre l’ouverture et la clôture du roman est essentielle pour comprendre les implications sociales, voire idéologiques du texte. Cette complexité qu’évoquait Milan Kundera repose donc sur une mystérieuse connivence de plusieurs facteurs, qui sont à la base de l’esthétique romanesque : de ce point de vue, l’intérêt du roman —mais aussi sa difficulté—pour le lecteur est de devoir déchiffrer le texte pour en comprendre la complexité.

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i, comme nous l’avons vu, « l’esprit du roman est l’esprit de complexité », il faut noter également que cette affirmation n’est pas aussi évidente qu’il y paraît de prime abord. Comme nous le suggérions à la fin de notre première partie, toute la difficulté de la définition que Milan Kundera donne du roman, vient qu’elle implique un lecteur tout aussi complexe : un lecteur engagé dans une aventure intellectuelle et symbolique, apte à déchiffrer les énigmes du texte… Une telle conception ne serait-elle pas trop abstraite ? Ne risque-t-elle pas de faire perdre une notion non moins essentielle, et que l’on pourrait résumer en parlant d’un nécessaire « esprit de simplicité »… D’aucuns objecteront avec justesse que Milan Kundera s’en prend d’abord à l’esprit réducteur de notre époque. Dans ses écrits théoriques, et en particulier l’Art du roman, Kundera revient longuement sur ses idées et ses principes esthétiques : pour lui, comme nous l’avons vu dans notre première partie, l’art romanesque à travers l’ensemble de ses procédés narratifs, énonciatifs, esthétiques, a surtout pour objet de « questionner » le lecteur en ébranlant ses certitudes. Une telle approche ne risque-t-elle pas néanmoins de faire perdre le plaisir de la lecture comme divertissement ? De fait, un roman par trop de complexité, peut nous faire oublier le fil de l’histoire. Une narration trop complexe entraine souvent lassitude ou ennui. De même, le romancier utilise-t-il certains procédés qui vont eux aussi complexifier la lecture au point de compromettre l’intelligibilité du roman : que dire de ces récits épistolaire qui multiplient par exemple les analepses (retours en arrière), ou les prolepses (anticipations dans le récit) ? Lors de ces nombreux changements temporels, le lecteur se retrouve parfois complètement perdu. S’ajoute à ces procédés la complexité et l’ambiguïté des relations entre les différents personnages. De fait, nous avons parfois affaire à des situations assez déroutantes. C’est ainsi que dans Le Lys dans la vallée, Madame de Mortsauf entretient une relation des plus particulières avec le jeune Félix de Vandenesse. Et cette relation va de confusion en confusion, plus nous avançons dans la narration. Nous nous demandons alors : mais qui est-elle pour lui ? Une mère protectrice et aimante (ce dont il a cruellement manqué) ou une femme idéale ? L’esprit de complexité du roman se heurte à n’en pas douter à l’esprit de complexité de l’auteur. On pourrait aussi objecter qu’en se centrant uniquement sur les mobiles intérieurs des personnages, le roman finit par créer une sorte d’illusion romanesque, dont la crise du personnage, directement mis en cause par les « nouveaux romanciers » n’est pas étrangère. Le Nouveau Roman en effet est un mouvement littéraire qui a souvent rejeté toute idée d’intrigue, de portraits psychologiques et même la notion de personnage-héros, tant de notions qui sont à l’origine de cette complexité romanesque. Nous en voulons pour preuve La Modification écrite par Michel Butor : n’est-ce pas l’exemple même d’une crise de la fiction ? N’est-ce pas une façon de montrer que le personnage de roman est quelque part un faux-semblant ?

En outre, on pourrait nuancer l’opinion de Milan Kundera en avançant l’idée que ce n’est peut-être pas le roman qui est complexe en lui-même, mais l’interprétation que nous en faisons : en se technicisant, la critique littéraire a amené souvent une complexité qui a détruit le simple plaisir de la lecture : on parle ainsi d’énonciation, de focalisation interne, zéro, externe, de fonctions du langage, etc. Bref, tout un jargon qui nécessite un certain nombre de codes et d’apprentissages, en rupture avec ce que nous appelions « l’esprit de simplicité ». Ainsi le lecteur savant ou érudit, en introduisant des notions abstraites, aura souvent tendance à compliquer la compréhension d’œuvres qui n’avaient d’autre prétention que de distraire et de plaire.  Enfin, le but du romancier n’est-il pas de révéler la simple réalité ? Et la simplicité n’est-elle pas par définition à l’opposé même de la complexité ? C’est ainsi qu’à partir d’une situation banale qui pourrait être accessible à tous, sans difficultés, sans artifices, l’écrivain ou le critique littéraire vont complexifier la situation, et la rendre ambiguë. Reprenons l’exemple de La Modification de Michel Butor : l’auteur est parti d’une histoire banale —un mari qui trompe sa femme, qui s’apprête à la quitter pour sa maîtresse et qui finalement s’abstient— mais en substituant à la narration une sorte de récit « clinique » amenant le lecteur à une distance critique vis-à-vis du romanesque traditionnel, l’auteur nous prive peut-être d’un plaisir simple que tout le monde (ou du moins presque tout le monde) peut s’offrir : la lecture.

Plus fondamentalement, la recherche du style n’a-t-elle pas compliqué le roman, au point de rendre la narration inintelligible ? De ce fait, l’auteur utilise parfois des procédés au point d’en abuser, et conséquemment transformer l’art romanesque en « artifice ». Ainsi dans un essai intitulé Écrire, Marguerite Duras ne se prive pas d’une critique sévère à l’encontre de certains auteurs : « Je crois que c’est ça que je reproche aux livres, en général, c’est qu’ils ne sont pas libres. On le voit à travers l’écriture : ils sont fabriqués, ils sont organisés, réglementés, conformes on dirait. […] Sans silence, d’un classicisme sans risque aucun ». À titre d’exemple, si le roman L’Opoponax de Monique Witting était si apprécié de Marguerite Duras, c’est qu’il était selon elle « le premier livre moderne qui ait été fait sur l’enfance.  […] C’est un livre à la fois admirable et très important parce qu’il est régi par une règle de fer, jamais enfreinte ou presque jamais, celle de n’utiliser qu’un matériau descriptif pur, et qu’un outil, le langage objectif pur ». À première vue pourtant ce roman peut paraître simple et naïf car le lecteur se retrouve dans la conscience d’un enfant :

« Le petit garçon qui s’appelle Robert Payen entre dans la classe le dernier en criant qui c’est qui veut voir ma quéquette, qui c’est qui veut voir ma quéquette. Il est en train de reboutonner sa culotte. Il a des chaussettes en laine beige. Ma sœur lui dit de se taire, et pourquoi tu arrives toujours le dernier. Ce petit garçon qui n’a que la route à traverser et qui arrive toujours le dernier. »

Comme nous le voyons, ce roman respecte les conventions de Duras d’un livre « libre » : on pourrait alors parler d’une sorte de « complexité de la simplicité », ou de « simplicité de la complexité » ! Dès lors, faut-il forcément opposer ces deux notions ? De ce fait, l’esprit du roman pourrait être « l’esprit de complexité de la simplicité ». Mais n’aurait-il pas finalement pour origine notre propre complexité de lecteur ?

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econnaissons-le : la complexité du roman a d’abord pour origine notre propre complexité de lecteur. Après avoir lu un roman, on peut se demander pourquoi nous l’avons lu : question en apparence simple mais éminemment complexe. Comme le faisait remarquer avec justesse Jean-Marie Poupart (Le Champion de cinq heures moins dix), « l’atmosphère d’un roman, c’est aussi le décor dans lequel on fait la lecture ». Si par exemple le lecteur se trouve dans la même situation que celle exposée dans le roman, trouvera-t-il la distance nécessaire pour en apprécier la complexité ?  Reprenons l’exemple de l’Assommoir ou de Germinal d’Emile Zola, en imaginant la lecture qu’un ouvrier à cette époque aurait pu en faire. Prendra-t-il mieux conscience des conditions de travail, de la misère du peuple après avoir lu le livre ? Que va-t-il apprendre de ce roman, quelles difficultés va-t-il découvrir qu’il ne connaît déjà, puisqu’il vit la même situation que celle exposée dans le récit. Toutes ces « choses », ces difficultés, il les a vécues. La qualité de la lecture dépendrait ainsi de la distance avec l’événement raconté. On apprécie d’autant plus un roman sur la guerre qu’on ne l’a pas vécue.

Une deuxième remarque dès lors s’impose : jusqu’à présent, nous nous sommes basées uniquement sur le fait que l’auteur avait volontairement créé cette complexité. Et s’il n’avait au contraire pas recherché cette complexité? Si elle lui était apparue sans qu’il le veuille ? Tout repose donc sur le lecteur, et sur ses stratégies d’interprétation du texte : comme nous le voyons, la complexité déjoue le jeu des apparences, elle permet d’atteindre par l’acte de lecture l’essence même de ces « choses » qu’évoquait Kundera, et de leur faire dire tout ce qu’elles ont à révéler. Par exemple, dans le roman intitulé Le Renard était déjà le chasseur d’Herta Müller, il est écrit : “Clara se fabrique un chemisier pour l’été. L’aiguille plonge, le fil avance pas à pas, ta mère sur la glace, lance Clara qui lèche le sang sur son doigt. Un juron sur la glace, la mère de l’aiguille, le petit brin de fil, le gros fil. Dans les jurons de Clara, tout a une mère. La mère de l’aiguille est l’endroit qui saigne. La mère de l’aiguille est la plus vieille aiguille du monde, celle qui a donné naissance à toutes les aiguilles”. Dans ce roman, l’auteur dénonce la dictature, mais pour dénoncer cette violence elle utilise la force des images comme l’allégorie de l’aiguille par exemple. Et cette force des mots nous incite à nous poser des questions sur nous-même, qui parfois dépassent l’intention même de l’auteur : ce n’est donc peut-être pas l’esprit du roman qui est l’esprit de complexité mais celui du lecteur. Ainsi chacun à sa propre stratégie de lecture : en fonction de l’âge d’ailleurs, l’esprit du lecteur diffère, de même que le niveau de complexité de la lecture. Dans ce magnifique roman intitulé Les Vagues, Virginia Woolf a écrit “Je marcherai dans la lande. Les grands chevaux des cavaliers fantômes s’arrêteront soudain…”. Dans cette phrase, elle évoque ses sentiments et semble prendre part à l’histoire mais chaque lecteur ne ressentira pas les mêmes émotions car chacun n’aura pas le même passé, le même vécu, la même culture…

C’est la raison pour laquelle il apparaît si difficile de définir le romanesque. Ce que nous retiendrons des propos de Milan Kundera, c’est que l’écriture comme la lecture d’un roman, appelle à la vigilance. De fait, le roman interfère avec notre vécu de lecteurs, de sorte que chacun a sa propre vision du roman. Il serait donc presque illégitime si l’on peut dire de « subjectiviser » cette idée. Le lecteur réinterprète le texte en fonction de différentes caractéristiques qui lui sont propres, il possède différents horizons d’attente, différents styles, différentes personnalités, différents vécus personnels… En fait, en lisant un roman, il va chercher une réponse à sa propre complexité de lecteur. On lit en effet un roman pour satisfaire une attente personnelle, dans le but de trouver des réponses aux questions, parfois inconscientes, que l’on se pose. D’après cette idée apparaît une deuxième supposition : la complexité du roman dans son esprit exprime une vérité, une réalité cachée. C’est la complexité de l’univers romanesque qui permet d’impliquer le lecteur dans l’œuvre en l’amenant de révélation en révélation vers ces « choses » dont parle Kundera et qui semblent correspondre à la vérité subjective de l’acte de lecture. C’est peut-être même cette complexité qui va susciter le désir d’explorer la totalité de l’œuvre d’un auteur. Tel est le cas de la somme romanesque À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, où l’on se laisse prendre progressivement par la lecture du roman, au point de n’en perdre pas une phrase, pas un mot jusqu’à la fin. Le lecteur est donc invité à mener une enquête, guidé par le romancier, pour trouver progressivement les indices d’une vérité dissimulée. Ainsi, chacun s’approprie subjectivement le texte et y trouve des réponses qui ne seront pas forcément les mêmes pour un autre.  Le roman nous amène donc à réfléchir sur nous-même et quelquefois à nous questionner. L’auteur n’est d’ailleurs pas étranger à ce questionnement. Catherine Rihoit, lors d’un entretien avec Bernard Pivot en avril 1980) affirmait à ce titre : « Ce qu’il y a de merveilleux dans un roman, c’est qu’on peut y parler de soi, tout en ayant l’air de parler des autres ». Le champ romanesque est celui de l’intime : l’écrivain, qu’il le veuille ou non, renvoie au lecteur des fragments de lui-même, éparpillés au fil des mots…

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u terme de ce travail, on s’aperçoit donc que l’esprit de complexité du roman évoqué par Milan Kundera a pour origine l’esprit du lecteur, l’esprit humain. Ne devrait-on pas alors s’interroger sur l’acte fondamental de lire ? Comme nous l’avons compris, toute personne lit un livre pour répondre à une question précise qu’elle se pose sur elle-même. Ce questionnement est peut-être, est sans doute, la base même du roman. À dire vrai, la complexité du roman reflète la complexité de la vie, des « choses », sachant que l’être humain est fragile, complexe, contradictoire, discutable et qu’il est ainsi l’une des bases même du romanesque : le roman est alors lui aussi chargé d’une certaine ambiguïté et ce tant que l’humain existera. Milan Kundera affirmait justement lors d’un entretien avec Antoine de Gaudemar en février 1984 : «La bêtise des gens consiste à avoir une réponse à tout. La sagesse d’un roman consiste à avoir une question à tout». Cette citation n’est-elle pas à la fois un appel et un questionnement sur le sens même de la vie ?

Bruno Rigolt, Lycée en Forêt, Montargis, mars 2011. Merci à Merci à Alicia C. et Samira A pour leur contribution au présent corrigé.
Manuscrit revu et corrigé en août 2011.

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Corrigé de dissertation : Milan Kundera « l’esprit du roman est l’esprit de complexité »

Dissertation corrigée :
[voir : méthodologie de la dissertation]

Travail sur Milan Kundera : roman et complexité

Sujet proposé aux élèves de Seconde 6 (promotion 2010-2011) :

Dans l’Art du roman (1986), Milan Kundera affirme que « L’esprit du roman est l’esprit de complexité. Chaque roman dit au lecteur : les choses sont plus compliquées que tu ne le penses. »
Vous commenterez et au besoin discuterez ces propos.

Merci à Alicia C. et Samira A., toutes deux brillantes élèves de Seconde 6, pour leurs recherches et leur contribution au présent corrigé.
NB : le présent corrigé est proposé à partir d’un programme de lectures imposé.


es fonctions et la finalité du roman ont souvent été mises en débat. Particulièrement depuis la fin du dix-neuvième siècle, s’il est convenu d’admettre que le roman, de par son analogie avec l’épopée, a pour cadre une tension entre l’individuel et le collectif, cette définition n’échappe pas à une certaine indétermination : si certains auteurs, dans la lignée du Réalisme, ont circonscrit le romanesque au fait historique et social, d’autres ont souhaité au contraire mettre en avant son aspect esthétique du fait même du statut fictionnel du récit. Mais l’essence du romanesque n’est-elle pas par nature, comme l’écrira en 1986 Milan Kundera dans son essai l’Art du roman, « interrogative », « hypothétique » ? C’est ainsi que l’auteur de L’Insoutenable légèreté de l’être affirme que « L’esprit du roman est l’esprit de complexité. Chaque roman dit au lecteur : les choses sont plus compliquées que tu ne le penses ».

Pour Kundera, cette affirmation se justifie d’emblée par le fait que l’intérêt principal du roman réside dans la relativité, la complexité même des choses humaines et non dans les phénomènes de réduction en tout genre qui se seraient installés selon lui dans les productions romanesques contemporaines. Si nul n’oserait récuser de tels propos, il convient cependant de les nuancer quelque peu : on ne saurait négliger le fait que cette complexité dont parle Kundera se heurte à ce qu’il appelle sévèrement « l’esprit du temps » : le monde de l’efficacité au lieu du doute, de la vitesse au lieu de la lenteur, de la rapidité au lieu du questionnement. De par sa nature même, le roman répond en effet à une grande complexité, tant narrative que stylistique ou psychologique.

Pour autant, quel sens donner à la complexité dont parle Milan Kundera ? Ne pourrait-on opposer à « l’esprit de complexité », ce que nous appellerions « l’esprit de simplicité » : simplicité et non réduction ; simplicité d’aimer lire un « bon livre » par exemple, simplicité d’un roman épuré, débarrassé de ce qui ne fait pas son essence propre… Cela dit, faut-il s’en tenir à ce dualisme quelque peu réducteur ? Ne faudrait-il pas plutôt se poser la question de savoir si cette complexité évoquée par Milan Kundera ne viendrait pas de notre propre « horizon d’attente », c’est-à-dire de notre complexité de lecteur ?

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out d’abord, si « l’esprit du roman » se définit par « l’esprit de complexité », c’est que l’espace littéraire nous fait entrer dans une indéniable complexité intellectuelle. Le roman est par définition toujours complexe, de par sa forme et sa structure. Il l’est par le style même de l’auteur : l’étude des procédés, des constructions narratives, des structures thématiques sont autant d’aspects essentiels de cet « esprit de complexité » dont parle Kundera. Ainsi comme l’a dit si bien Maupassant, dans la préface de Pierre et Jean, (1888), « le but du romancier n’est pas seulement de nous raconter une histoire, de nous amuser ou de nous attendrir, mais aussi de nous forcer à penser, à comprendre le sens profond et caché des événements […]. Il devra donc composer son œuvre d’une manière si adroite, si dissimulée et d’apparence si simple, qu’il soit impossible d’en apercevoir et d’en indiquer le plan, de découvrir ses intentions […], il devra savoir éliminer parmi les menus événements innombrables et quotidiens tous ceux qui lui sont inutiles, et mettre en lumière, d’une façon spéciale, tous ceux qui seraient demeurés inaperçus pour des observateurs peu clairvoyants et qui donnent au livre sa portée, sa valeur d’ensemble ». Pour ne retenir qu’un élément parmi d’autres, attardons-nous sur ce qu’on appelle la « littérarité », c’est-à-dire la condition « poétique » même du roman : avant de raconter une histoire, celui-ci s’illustre d’abord par son aptitude à textualiser des émotions et des sentiments. Qui n’a pas en mémoire cette magnifique description du Lys dans la vallée, et qui « est l’occasion pour le narrateur (mais c’est bien Balzac qui parle ici) de se livrer à une suggestive comparaison entre le paysage de la Touraine, tout en galbes et en arrondis, et la femme aimée«  : « Là se découvre une vallée qui commence à Montbazon, finit à la Loire, et semble bondir sous les châteaux posés sur ces doubles collines ; une magnifique coupe d’émeraude au fond de laquelle l’Indre se roule par des mouvements de serpent. […] Elle était, comme vous le savez déjà, sans rien savoir encore, LE LYS DE CETTE VALLÉE où elle croissait pour le ciel, en la remplissant du parfum de ses vertus ». Comme nous le voyons, « la découverte du paysage s’apparente à un dévoilement de la femme idéale, totalement confondue avec le lieu« . Dévoilement entrepris au moyen du langage.

Ainsi, la lecture du roman, par nature élaborée, contribue à développer chez le lecteur une pensée non moins complexe : la complexité du roman ne vient-elle pas du fait qu’il serait un  miroir de la vie ? Dans L’Assommoir, septième volume de la série des Rougon-Macquart, publié en 1877, le naturaliste Émile Zola affirme à ce titre que c’est « le premier roman sur le peuple, qui ne mente pas et qui ait l’odeur du peuple ». De fait, en cherchant à reconstituer la langue et les mœurs des ouvriers sous le second Empire, l’auteur cherche à montrer la « vraie » vie. La citation de Kundera suppose donc que soit restituée la dimension « anthropologique » et culturelle de la lecture. Aussi, lorsque l’auteur parle des « choses », elles correspondent certes à l’histoire ou à l’imaginaire du texte, mais plus encore peut-être au contexte, qui ne saurait être réduit à une simple unité factice :  l’esprit de complexité du texte littéraire ne touche-t-il pas à l’acte même de lecture ? Confronter le texte au contexte, c’est mettre à jour les enjeux sociaux, culturels mais aussi humains dont il a été l’objet ; ou même grâce à l’étude de l’intertextualité, c’est étudier les relations que le texte entretient avec d’autres productions littéraires ou artistiques. Et sans doute faut-il reconnaître la nature éminemment sociale et interculturelle du roman. Cette complexité dont parle Kundera, c’est d’abord la complexité du monde. Prenons l’exemple de Zola, très caractéristique : pour chacune de ses œuvres, l’auteur de l’Assommoir a mis en place nombre de « dossiers préparatoires » souvent complexes : Colette Becker, dans le Roman, rapporte le fait suivant : « le dossier de Germinal […] comporte 962 feuillets, dont 453 de documents. Mais Zola ne se veut pas l’esclave de cette documentation. […] Chez lui la fiction l’emporte toujours sur la mimesis. » Cette dernière notation est tout à fait essentielle : C’est Balzac, qui dans Le Chef-d’œuvre inconnu affirmait : « la mission de l’art n’est pas de copier la nature mais de l’exprimer ». De fait, la description du personnage d’Etienne ne saurait être assimilée au mineur qu’il représente : une signification symbolique lui est associée du fait qu’il est la représentation complexe de tout un groupe social.

Comme nous le pressentons, la complexité du roman ne repose-t-elle pas en grande partie sur la complexité intérieure du personnage romanesque ? Complexité bien plus grande encore que le personnage social. La notion de point de vue serait à ce titre particulièrement intéressante à étudier : chercher à pénétrer l’univers subjectif du héros, c’est en effet pénétrer dans l’atelier de fabrication du roman : que pense vraiment Félix de Vandenesse ? Est-il possible, quoi que nous fassions, de sonder les profondeurs de l’âme de Georges Duroy dans Bel-Ami ? L’exploration du personnage est l’un des mystères sans cesse renouvelé, de la complexité du roman : l’évolution du héros ou des personnages secondaires est à mettre en relation avec sa dissolution parfois : le romancier se laisse aller à une déconstruction du personnage qui s’apparente à un véritable parricide : on pourrait citer le destin tragique de la malheureuse Jeanne dans Une Vie, ou du personnage de Gregor dans la Métamorphose (qui est une nouvelle certes, mais dont la structure et l’écriture s’apparentent néanmoins aux codes du romanesque). De ces remarques, il faut comprendre que le romancier nous invite en fait à examiner les relations que les personnages entretiennent avec l’espace et l’histoire, mais aussi avec eux-mêmes. Qu’il soit de premier ou de second plan, un personnage est donc toujours symbolique. De même, la multiplicité des rapports entre personnages accentue le caractère complexe du roman. Dans Bel-Ami de Maupassant par exemple, l’évolution du personnage principal entre l’ouverture et la clôture du roman est essentielle pour comprendre les implications sociales, voire idéologiques du texte. Cette complexité qu’évoquait Milan Kundera repose donc sur une mystérieuse connivence de plusieurs facteurs, qui sont à la base de l’esthétique romanesque : de ce point de vue, l’intérêt du roman —mais aussi sa difficulté—pour le lecteur est de devoir déchiffrer le texte pour en comprendre la complexité.

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i, comme nous l’avons vu, « l’esprit du roman est l’esprit de complexité », il faut noter également que cette affirmation n’est pas aussi évidente qu’il y paraît de prime abord. Comme nous le suggérions à la fin de notre première partie, toute la difficulté de la définition que Milan Kundera donne du roman, vient qu’elle implique un lecteur tout aussi complexe : un lecteur engagé dans une aventure intellectuelle et symbolique, apte à déchiffrer les énigmes du texte… Une telle conception ne serait-elle pas trop abstraite ? Ne risque-t-elle pas de faire perdre une notion non moins essentielle, et que l’on pourrait résumer en parlant d’un nécessaire « esprit de simplicité »… D’aucuns objecteront avec justesse que Milan Kundera s’en prend d’abord à l’esprit réducteur de notre époque. Dans ses écrits théoriques, et en particulier l’Art du roman, Kundera revient longuement sur ses idées et ses principes esthétiques : pour lui, comme nous l’avons vu dans notre première partie, l’art romanesque à travers l’ensemble de ses procédés narratifs, énonciatifs, esthétiques, a surtout pour objet de « questionner » le lecteur en ébranlant ses certitudes. Une telle approche ne risque-t-elle pas néanmoins de faire perdre le plaisir de la lecture comme divertissement ? De fait, un roman par trop de complexité, peut nous faire oublier le fil de l’histoire. Une narration trop complexe entraine souvent lassitude ou ennui. De même, le romancier utilise-t-il certains procédés qui vont eux aussi complexifier la lecture au point de compromettre l’intelligibilité du roman : que dire de ces récits épistolaire qui multiplient par exemple les analepses (retours en arrière), ou les prolepses (anticipations dans le récit) ? Lors de ces nombreux changements temporels, le lecteur se retrouve parfois complètement perdu. S’ajoute à ces procédés la complexité et l’ambiguïté des relations entre les différents personnages. De fait, nous avons parfois affaire à des situations assez déroutantes. C’est ainsi que dans Le Lys dans la vallée, Madame de Mortsauf entretient une relation des plus particulières avec le jeune Félix de Vandenesse. Et cette relation va de confusion en confusion, plus nous avançons dans la narration. Nous nous demandons alors : mais qui est-elle pour lui ? Une mère protectrice et aimante (ce dont il a cruellement manqué) ou une femme idéale ? L’esprit de complexité du roman se heurte à n’en pas douter à l’esprit de complexité de l’auteur. On pourrait aussi objecter qu’en se centrant uniquement sur les mobiles intérieurs des personnages, le roman finit par créer une sorte d’illusion romanesque, dont la crise du personnage, directement mis en cause par les « nouveaux romanciers » n’est pas étrangère. Le Nouveau Roman en effet est un mouvement littéraire qui a souvent rejeté toute idée d’intrigue, de portraits psychologiques et même la notion de personnage-héros, tant de notions qui sont à l’origine de cette complexité romanesque. Nous en voulons pour preuve La Modification écrite par Michel Butor : n’est-ce pas l’exemple même d’une crise de la fiction ? N’est-ce pas une façon de montrer que le personnage de roman est quelque part un faux-semblant ?

En outre, on pourrait nuancer l’opinion de Milan Kundera en avançant l’idée que ce n’est peut-être pas le roman qui est complexe en lui-même, mais l’interprétation que nous en faisons : en se technicisant, la critique littéraire a amené souvent une complexité qui a détruit le simple plaisir de la lecture : on parle ainsi d’énonciation, de focalisation interne, zéro, externe, de fonctions du langage, etc. Bref, tout un jargon qui nécessite un certain nombre de codes et d’apprentissages, en rupture avec ce que nous appelions « l’esprit de simplicité ». Ainsi le lecteur savant ou érudit, en introduisant des notions abstraites, aura souvent tendance à compliquer la compréhension d’œuvres qui n’avaient d’autre prétention que de distraire et de plaire.  Enfin, le but du romancier n’est-il pas de révéler la simple réalité ? Et la simplicité n’est-elle pas par définition à l’opposé même de la complexité ? C’est ainsi qu’à partir d’une situation banale qui pourrait être accessible à tous, sans difficultés, sans artifices, l’écrivain ou le critique littéraire vont complexifier la situation, et la rendre ambiguë. Reprenons l’exemple de La Modification de Michel Butor : l’auteur est parti d’une histoire banale —un mari qui trompe sa femme, qui s’apprête à la quitter pour sa maîtresse et qui finalement s’abstient— mais en substituant à la narration une sorte de récit « clinique » amenant le lecteur à une distance critique vis-à-vis du romanesque traditionnel, l’auteur nous prive peut-être d’un plaisir simple que tout le monde (ou du moins presque tout le monde) peut s’offrir : la lecture.

Plus fondamentalement, la recherche du style n’a-t-elle pas compliqué le roman, au point de rendre la narration inintelligible ? De ce fait, l’auteur utilise parfois des procédés au point d’en abuser, et conséquemment transformer l’art romanesque en « artifice ». Ainsi dans un essai intitulé Écrire, Marguerite Duras ne se prive pas d’une critique sévère à l’encontre de certains auteurs : « Je crois que c’est ça que je reproche aux livres, en général, c’est qu’ils ne sont pas libres. On le voit à travers l’écriture : ils sont fabriqués, ils sont organisés, réglementés, conformes on dirait. […] Sans silence, d’un classicisme sans risque aucun ». À titre d’exemple, si le roman L’Opoponax de Monique Witting était si apprécié de Marguerite Duras, c’est qu’il était selon elle « le premier livre moderne qui ait été fait sur l’enfance.  […] C’est un livre à la fois admirable et très important parce qu’il est régi par une règle de fer, jamais enfreinte ou presque jamais, celle de n’utiliser qu’un matériau descriptif pur, et qu’un outil, le langage objectif pur ». À première vue pourtant ce roman peut paraître simple et naïf car le lecteur se retrouve dans la conscience d’un enfant :

« Le petit garçon qui s’appelle Robert Payen entre dans la classe le dernier en criant qui c’est qui veut voir ma quéquette, qui c’est qui veut voir ma quéquette. Il est en train de reboutonner sa culotte. Il a des chaussettes en laine beige. Ma sœur lui dit de se taire, et pourquoi tu arrives toujours le dernier. Ce petit garçon qui n’a que la route à traverser et qui arrive toujours le dernier. »

Comme nous le voyons, ce roman respecte les conventions de Duras d’un livre « libre » : on pourrait alors parler d’une sorte de « complexité de la simplicité », ou de « simplicité de la complexité » ! Dès lors, faut-il forcément opposer ces deux notions ? De ce fait, l’esprit du roman pourrait être « l’esprit de complexité de la simplicité ». Mais n’aurait-il pas finalement pour origine notre propre complexité de lecteur ?

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econnaissons-le : la complexité du roman a d’abord pour origine notre propre complexité de lecteur. Après avoir lu un roman, on peut se demander pourquoi nous l’avons lu : question en apparence simple mais éminemment complexe. Comme le faisait remarquer avec justesse Jean-Marie Poupart (Le Champion de cinq heures moins dix), « l’atmosphère d’un roman, c’est aussi le décor dans lequel on fait la lecture ». Si par exemple le lecteur se trouve dans la même situation que celle exposée dans le roman, trouvera-t-il la distance nécessaire pour en apprécier la complexité ?  Reprenons l’exemple de l’Assommoir ou de Germinal d’Emile Zola, en imaginant la lecture qu’un ouvrier à cette époque aurait pu en faire. Prendra-t-il mieux conscience des conditions de travail, de la misère du peuple après avoir lu le livre ? Que va-t-il apprendre de ce roman, quelles difficultés va-t-il découvrir qu’il ne connaît déjà, puisqu’il vit la même situation que celle exposée dans le récit. Toutes ces « choses », ces difficultés, il les a vécues. La qualité de la lecture dépendrait ainsi de la distance avec l’événement raconté. On apprécie d’autant plus un roman sur la guerre qu’on ne l’a pas vécue.

Une deuxième remarque dès lors s’impose : jusqu’à présent, nous nous sommes basées uniquement sur le fait que l’auteur avait volontairement créé cette complexité. Et s’il n’avait au contraire pas recherché cette complexité? Si elle lui était apparue sans qu’il le veuille ? Tout repose donc sur le lecteur, et sur ses stratégies d’interprétation du texte : comme nous le voyons, la complexité déjoue le jeu des apparences, elle permet d’atteindre par l’acte de lecture l’essence même de ces « choses » qu’évoquait Kundera, et de leur faire dire tout ce qu’elles ont à révéler. Par exemple, dans le roman intitulé Le Renard était déjà le chasseur d’Herta Müller, il est écrit : “Clara se fabrique un chemisier pour l’été. L’aiguille plonge, le fil avance pas à pas, ta mère sur la glace, lance Clara qui lèche le sang sur son doigt. Un juron sur la glace, la mère de l’aiguille, le petit brin de fil, le gros fil. Dans les jurons de Clara, tout a une mère. La mère de l’aiguille est l’endroit qui saigne. La mère de l’aiguille est la plus vieille aiguille du monde, celle qui a donné naissance à toutes les aiguilles”. Dans ce roman, l’auteur dénonce la dictature, mais pour dénoncer cette violence elle utilise la force des images comme l’allégorie de l’aiguille par exemple. Et cette force des mots nous incite à nous poser des questions sur nous-même, qui parfois dépassent l’intention même de l’auteur : ce n’est donc peut-être pas l’esprit du roman qui est l’esprit de complexité mais celui du lecteur. Ainsi chacun à sa propre stratégie de lecture : en fonction de l’âge d’ailleurs, l’esprit du lecteur diffère, de même que le niveau de complexité de la lecture. Dans ce magnifique roman intitulé Les Vagues, Virginia Woolf a écrit “Je marcherai dans la lande. Les grands chevaux des cavaliers fantômes s’arrêteront soudain…”. Dans cette phrase, elle évoque ses sentiments et semble prendre part à l’histoire mais chaque lecteur ne ressentira pas les mêmes émotions car chacun n’aura pas le même passé, le même vécu, la même culture…

C’est la raison pour laquelle il apparaît si difficile de définir le romanesque. Ce que nous retiendrons des propos de Milan Kundera, c’est que l’écriture comme la lecture d’un roman, appelle à la vigilance. De fait, le roman interfère avec notre vécu de lecteurs, de sorte que chacun a sa propre vision du roman. Il serait donc presque illégitime si l’on peut dire de « subjectiviser » cette idée. Le lecteur réinterprète le texte en fonction de différentes caractéristiques qui lui sont propres, il possède différents horizons d’attente, différents styles, différentes personnalités, différents vécus personnels… En fait, en lisant un roman, il va chercher une réponse à sa propre complexité de lecteur. On lit en effet un roman pour satisfaire une attente personnelle, dans le but de trouver des réponses aux questions, parfois inconscientes, que l’on se pose. D’après cette idée apparaît une deuxième supposition : la complexité du roman dans son esprit exprime une vérité, une réalité cachée. C’est la complexité de l’univers romanesque qui permet d’impliquer le lecteur dans l’œuvre en l’amenant de révélation en révélation vers ces « choses » dont parle Kundera et qui semblent correspondre à la vérité subjective de l’acte de lecture. C’est peut-être même cette complexité qui va susciter le désir d’explorer la totalité de l’œuvre d’un auteur. Tel est le cas de la somme romanesque À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, où l’on se laisse prendre progressivement par la lecture du roman, au point de n’en perdre pas une phrase, pas un mot jusqu’à la fin. Le lecteur est donc invité à mener une enquête, guidé par le romancier, pour trouver progressivement les indices d’une vérité dissimulée. Ainsi, chacun s’approprie subjectivement le texte et y trouve des réponses qui ne seront pas forcément les mêmes pour un autre.  Le roman nous amène donc à réfléchir sur nous-même et quelquefois à nous questionner. L’auteur n’est d’ailleurs pas étranger à ce questionnement. Catherine Rihoit, lors d’un entretien avec Bernard Pivot en avril 1980) affirmait à ce titre : « Ce qu’il y a de merveilleux dans un roman, c’est qu’on peut y parler de soi, tout en ayant l’air de parler des autres ». Le champ romanesque est celui de l’intime : l’écrivain, qu’il le veuille ou non, renvoie au lecteur des fragments de lui-même, éparpillés au fil des mots…

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u terme de ce travail, on s’aperçoit donc que l’esprit de complexité du roman évoqué par Milan Kundera a pour origine l’esprit du lecteur, l’esprit humain. Ne devrait-on pas alors s’interroger sur l’acte fondamental de lire ? Comme nous l’avons compris, toute personne lit un livre pour répondre à une question précise qu’elle se pose sur elle-même. Ce questionnement est peut-être, est sans doute, la base même du roman. À dire vrai, la complexité du roman reflète la complexité de la vie, des « choses », sachant que l’être humain est fragile, complexe, contradictoire, discutable et qu’il est ainsi l’une des bases même du romanesque : le roman est alors lui aussi chargé d’une certaine ambiguïté et ce tant que l’humain existera. Milan Kundera affirmait justement lors d’un entretien avec Antoine de Gaudemar en février 1984 : «La bêtise des gens consiste à avoir une réponse à tout. La sagesse d’un roman consiste à avoir une question à tout». Cette citation n’est-elle pas à la fois un appel et un questionnement sur le sens même de la vie ?

Bruno Rigolt, Lycée en Forêt, Montargis, mars 2011. Merci à Merci à Alicia C. et Samira A pour leur contribution au présent corrigé.
Manuscrit revu et corrigé en août 2011.

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Entraînement BTS Les causes du rire…

Entraînement BTS Sessions 2011>12

Les causes du rire

Présentation

Pour débuter cette nouvelle année scolaire, je vous propose un sujet (relativement abordable et ne présentant pas de difficulté particulière) sur les causes du rire. Le corpus présenté amène en effet à s’interroger sur une caractéristique essentielle de l’art du comique : le contraste, autrement dit l’opposition de deux éléments mis en valeur par leur juxtaposition. Ce qui fait rire, c’est bien la perception d’un contraste entre ce qui est attendu et l’événement produit, entre le rationnel et l’infraction à l’ordre, à la règle ou à la bienséance.

Les deux premiers documents, relativement didactiques mais néanmoins faciles à lire malgré leur ancienneté (1822 et 1887), invitent donc à interpréter le rire comme un produit des contrastes : faisant alterner la théorie et des exemples tirés de la vie quotidienne, les auteurs tentent de définir l’esprit ludique du rire. Quant au document 3, il s’agit d’un dessin fort célèbre et très drôle (1949) du caricaturiste Albert Dubout (1905-1976) : le contraste grotesque des personnages placés dans un décor banal et quotidien est à mettre en relation avec « Les routiers » (1966) de Jean Yanne (1933-2003), sketch à juste titre célèbre qui joue à fond sur le comique de contraste (entre les situations, les niveaux de langue, etc.).

Mais ce ressort ludique du rire, en portant la contradiction et même l’ambiguïté à leur comble, peut enclencher un processus critique et satirique. Patrick Fargier (*) notait justement : « rire, c’est donc faire jaillir les contrastes, souligner les contradictions, interroger les écarts et les différences, montrer l’incongruité. [Le rire] naît du contraste entre un sens prétendu (la doxa) et un non-sens avéré et grâce à cette duplicité qui lui est inhérente, il dénonce l’écart —qui ne devrait pas être— entre l’être et le paraître […] ». De fait, au-delà de l’aspect comique, le rire détient une fonction subversive et idéologique questionnant les valeurs admises et les normes sociales…

(*) Patrick Fargier, « L’élève est son corps et son rire », in Rire en toutes lettres, sous la direction d’Hugues Lethierry, Presses Universitaires du Septentrion, Paris 2001, chapitre 9 page 150.

Corpus :

  1. Jean-Charles Laveaux, Dictionnaire raisonné des difficultés grammaticales et littéraires de la langue française, 1822
  2. Ernest Coquelin, Le Rire, 1887
  3. Albert Dubout, dessin humoristique, 1949
  4. Jean Yanne « Les routiers », 1966
  • Documents complémentaires :
    1. Léon A. Dumont, Des causes du rire, 1862
    2. Cercle Gallimard de l’Enseignement, Dossier thématique sur le comique.

Sujet : Vous ferez des documents suivants, une synthèse concise, objective et ordonnée.

Écriture personnelle : Un comique fondé sur le contraste fait-il toujours rire ?

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1. Jean-Charles Laveaux, Dictionnaire raisonné des difficultés grammaticales et littéraires de la langue française, tome premier, éd. Ledentu, Paris 1822, page 288.

Depuis « Il est une espèce particulière de contraste » (colonne de gauche, milieu de page, début de paragraphe) jusqu’à « car alors on tarirait la source du rire » (colonne de droite, milieu de page, fin de paragraphe). Cliquez ici pour afficher la page directement dans Google-livres.

Il est une espèce particulière de contraste, qui est l’effet de la surprise que nous éprouvons par l’action ou par la perception imprévue de quelque objet : plus l’opposition entre ce qui arrive et entre ce que nous attendions est forte, plus notre étonnement est grand ; si l’événement qui nous surprend non intéresse, et peut exciter en nous quelque passion, telle que la joie ou la pitié, l’âme s’y livrera à l’instant ; mais si l’événement ne nous intéresse pas, alors l’âme, ramenée alternativement aux idées inattendues et disparates, éprouvera une oscillation ou des secousses du cri, de la surprise et de l’admiration qu’on appelle le rire.

Il est évident que les ignorants doivent par conséquent rire plus facilement et plus longtemps que les savants qui ne s’étonnent de rien et qui savent concilier les idées les plus disparates. L’homme de lettres ne rit point des jeux de mots et des pointes, parce qu’il sait que les mots n’ont point une liaison essentielle avec les choses ; il n’y aperçoit aucun contraste. Le sage rit des choses qui ne paraissent pas risibles à l’ignorant, parce qu’il n’aperçoit pas le contraste voilé et caché sous des rapports si délicats, qu’on ne peut les saisir qu’avec un moment de réflexion. Les hommes gais et plaisants savent faire rire les autres, en prenant un ton sérieux dans une matière très peu importante, pour mettre du contraste, et pour voiler aux autres l’ordre et la liaison des idées qu’ils emploient.

Le style de la plaisanterie consiste à unir des idées accessoires, tellement opposées et disparates avec l’idée principale, que le lecteur ou l’auditeur attend tout autre résultat ; il faut que ces idées soient uniques par le fait, et par un fait inattendu, et jamais par analogie et par une relation attendue ou prévue.

Il ne faut pas que les idées contrastantes éveillent d’autres sentiments et d’autres intérêts, ou qu’elles soient tellement dissemblables entre elles ou avec l’idée principale, qu’elles puissent inspirer l’ennui, causer de la douleur ou entraîner de l’obscurité ; car alors on tarirait la source du rire.

2. Ernest Coquelin, Le Rire (2e éd.), illustrations de Sapeck, éd. Ollendorff, Paris 1887, pages 3 à 7.

Depuis « On a beaucoup écrit sur le rire » (début de la page 3) jusqu’au bas de la page 10 (« et vous éclateriez si vous n’étiez pas arrêté par la majesté de l’église« ). Cliquez sur le lien hypertexte pour télécharger le passage sélectionné au format pdf : Le Rire

3. Albert Dubout, dessin humoristique (sans titre), 1949. Message de la légende : « Là ! Vous avez la vue sur les gorges du Tarn. » Copyright © Dubout, 2005.

"Là ! Vous avez la vue sur les gorges du Tarn."

4. Jean Yanne « Les routiers », 1966. Interprètes : Jean Yanne (Bébert), Paul Mercey (Fredo)

Bébert : Eh, t’endors pas, Frédo, on a encore de la route à faire.
Frédo : T’en fais pas, j’ai fait la pause-café, je peux tenir le choc jusqu’à Montélimar.
Bébert : Pourvu qu’il y ait pas de brouillard…
Frédo : On verra bien.
Bébert : Tiens, en attendant, mets toujours « Route de nuit », ça nous fera passer le temps.
Radio : Et, amis routiers, souvenez-vous que les camions Souchebir sont les seuls camions équipés de sièges Louis XVI à pieds galbés. Camions Souchebir, un vrai plaisir ! Et maintenant, amis routiers, un peu de musique : nous allons écouter le premier mouvement du quatuor numéro six en si bémol majeur opus 18 de Ludwig van Beethoven.
Bébert : la la la… sol la… sol la… sol la sol la… Tu diras ce que tu voudras, Frédo, mais dans cet allegro de Beethoven, eh ben, on sent encore vachement l’influence de Mozart !
Frédo : Ah ! Faut dire que c’est la période charnière de l’évolution beethovenienne.
Bébert : J’suis d’accord avec toi, Frédo, mais avoue que c’est plus sensible dans l’allegro que dans l’adagio, hein, c’est en filigrane, quoi!
Frédo : Ben par le fait, c’est sa deuxième manière, à Beethoven. Dans le premier thème, il fait un large exposé, alors forcément, dans l’allegro ma non troppo, quand le premier violon et le violoncelle, ils attaquent à l’unisson, eh ben on sent déjà que ça va s’épanouir en contrepoint.
Bébert : c’est vrai ce que tu dis, Frédo !
Frédo : Tu sais comme le disait Delacroix « dans le Beethoven des quatuors, on respire déjà la mélancolie qui trahit un feu intérieur »… Il a pas fini de faire du slalom avec son scooter, çui-là!
Bébert : Ah, dis donc les deux roues, faut se les goinfrer !
Frédo : Ah ! C’est pas vrai ! Tiens, tiens v’là écoute le pianissimo, dis si c’est enlevé… (ils chantent)
Radio : Nous interrompons, ce quatuor, amis routiers, pour vous rappeler que Beethoven ne connaissait pas la gamme, oui il ne connaissait pas la gamme, la gamme des camions Souchebir bien entendu. Et souvenez-vous, camion Souchebir un vrai plaisir !
Bébert : Ah ! Tu sais qu’ils commençent à nous bassiner avec leur publicité, hein !
Frédo : T’as raison, ils ont coupé juste au moment de la montée chromatique, le plus beau passage !
Bébert : Ben, je pense bien, c’est le passage en la bémol mineur… Deux altérations à la clef…
Frédo : Exactement.
Bébert : Enfin c’est comme ça, c’est comme ça… Tiens c’est du Bach maintenant…
Frédo : Ben ouais c’est du Bach, c’est pas du Verchuren… Qui c’est qui joue là ? C’est François Chombier ça hein ?
Bébert : Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah !
Frédo : Quoi ? Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah ! Ah !
Bébert : T’as vraiment pas de feuille ! François Chombier ! Mais tu reconnais pas l’attaque ! C’est Adrienne Flambard, eh ! Ben, Chombier, il joue plus délié dans les aigus !
Frédo : Mouais… Ouais… T’as p’têtre raison…
Bébert : Ben je veux !
Frédo : Tiens, samedi dernier j’ai de nouveau emmené les mômes à Saint-Louis des Invalides, pour entendre Dupré.
Bébert : Ah ! Il est bien Dupré, hein ?
Frédo : Oh ouais !
Bébert : Moi j’trouve qu’il a une bonne persistance rythmique…
Frédo : Oh ouais !
Bébert : Mais tu vois, y’a un truc qui me chiffonne chez Dupré quand même… Comme dit Gavoty, il est bien… Et il sait pas se servir de la pédale. Tu sais, Gavoty c’est un connaisseur !
Frédo : Ouais, ce des fois, il a la registration touffue, mais, quand il a un bon instrument, comment qu’il s’défend ! Tiens l’année dernière avec Mémène on est allés l’écouter à Notre-Dame. Il nous a fait chialer… Il les éteindra pas ses phares, c’t abruti !
Bébert : Ah ! Le salaud !
Frédo : Ça va pas la tête non ? J’y ai dit !
Bébert : T’es pas fatigué Frédo ? Tu veux pas que j’te reprenne un peu ?
Frédo : Penses-tu, tu peux roupiller si tu veux.
Bébert : Oh non, ben maintenant que tu m’as causé, j’ai plus sommeil. J’vais lire un peu, tiens.
Frédo : Qu’est-ce que c’est qu’tu lis ?
Bébert : Péguy… Club français du livre.
Frédo : C’est chouette Péguy, hein ?
Bébert : Ben j’vais t’dire surtout c’est pas lassant… C’est Tuture qui m’a donné ce bouquin. Tu connais Tuture ?
Frédo : Ben j’vois pas, non…
Bébert : Tuture, le gand rouquin qui fait Paris-Strasbourg avec son 12 tonnes !
Frédo : Ah ouais, ça y est…
Bébert : Dans un Routier, j’lui avais réparé son démarreur, eh ben pour me remercier il m’avait filé tout Péguy !
Frédo : Il s’est pas foutu d’toi.
Bébert : T’as raison, douze volumes, qu’est-ce que j’me régale !
[…]
 

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Découvrez la playlist Jean Yanne Les Routiers avec Jean Yanne
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  • Document complémentaire : Léon A. Dumont, Des causes du rire, éditeur A. Durand, Paris 1862, chapitre VI, page 77 et suivantes.

Certaines causes, telles que la nouveauté, le contraste, l’harmonie, l’association des idées, peuvent augmenter ou diminuer l’énergie de nos facultés, et, par conséquent, modifier le degré du plaisir ou de la peine qui lui correspondent. Cette loi générale de la sensibilité est applicable au sentiment particulier du risible.

La nouveauté rend plus intense l’énergie de notre entendement, et, par conséquent, plus vif le plaisir du rire, de deux manières : à un point de vue subjectif ou à un point de vue objectif. Au premier point de vue, un objet risible nous affecte davantage quand il trouve notre esprit inoccupé et le détermine à passer de l’inactivité à l’activité : jamais une plaisanterie n’est mieux accueillie de nous que lorsque l’ennui nous ronge ; nos facultés, privées pendant un certain temps d’objet sur lequel elles puissent s’exercer, se jettent avec avidité sur celui qu’on leur présente et le saisissent comme une proie. L’objet risible fait encore une impression relativement vive sur notre sensibilité lorsqu’il trouve notre esprit occupé d’objets tout différents, et qu’il le détermine, par conséquent, à changer de mode d’activité ; nos facultés s’exercent avec moins de vigueur en proportion de la durée du même exercice ; elles finissent, quand ce même exercice se prolonge, par se fatiguer et se refuser à agir ; c’est dans ces circonstances qu’une occupation nouvelle de l’esprit vient faire succéder à un sentiment pénible un sentiment de plaisir qui n’en paraît que plus vif. Il s’ensuit qu’une plaisanterie qui vient frapper nos oreilles, quand nous venons de rire déjà d’un grand nombre d’autres objets, ou, en général, quand notre entendement est fatigué, nous est beaucoup moins agréable que si elle se présentait isolée ; on trouverait outrés dans un drame sérieux des traits qui passeraient presque inaperçus dans un vaudeville ; un trop grand nombre d’objets risibles se nuisent les uns aux autres, et l’abus de la plaisanterie amène la satiété. Au point de vue objectif, le risible nous cause plus de plaisir quand il se présente à nous pour la première fois ; quand, au contraire, nous le connaissons déjà, le second des deux rapports s’offre tout d’abord à notre esprit, et nous négligeons entièrement le premier, que nous savons n’être pas vrai ; l’entendement averti ne se laisse plus surprendre. Nous pouvons alors juger que l’objet est risible, c’est-à-dire qu’il renferme les qualités nécessaires pour faire rire ceux qui le verront ou l’entendront pour la première fois ; mais nous ne sentons plus cet effet sur nous-mêmes. Cependant, quand le premier rapport est de nature à commander fortement notre attention, et à s’imposer à nous malgré nous, même lorsque nous savons qu’il est faux, nous pouvons rire plusieurs fois du même objet, mais toujours moins fortement à chaque présentation nouvelle. La même chose arrive quand il y a, entre les deux perceptions, un intervalle assez considérable pour que nous n’ayons plus qu’un souvenir vague de la première, ou que nous l’ayons même complétement oubliée : l’entendement retombe alors dans sa première erreur.

Enfin nous rions encore, quoique l’objet risible ne soit pas nouveau pour nous, toutes les fois que nous n’avons pu déterminer lequel des deux rapports est le vrai, et qu’ils continuent, par conséquent, à se présenter l’un et l’autre à notre esprit avec des titres égaux. Ce fait se produit à l’occasion des ambiguïtés les plus complètes. Le contraste augmente non seulement l’intensité réelle ou absolue du rire, mais aussi son intensité apparente ou relative. Quant à la première, le risible produit beaucoup plus d’effet dans un objet qui ne paraissait pas de nature à le renfermer ; comme la plaisanterie, par exemple, dans la bouche d’un homme sérieux. […]

  • Document complémentaire : Cercle Gallimard de l’Enseignement, Dossier thématique sur le comique. En particulier le paragraphe consacré aux Caractères de La Bruyère (« Une gravité trop étudiée devient comique ; ce sont comme des extrémités qui se touchent et dont le milieu est dignité »), ainsi que le paragraphe suivant consacré à Hugo (« Moi qui pourrais mordre, je ris »).

ECulturE La Culture gé se porte bien en vacances !

eculture_logo.1292935329.jpgECulturE, l’actualité de la culture numérique

La Culture gé se porte bien en vacances !

La numérisation du patrimoine culturel universel qui est en train de s’accomplir sous nos yeux, est en train de transformer durablement l’accès aux connaissances, la transmission du savoir, et les conditions de la recherche. Allez sur Gallica, Google-livres ou Europeana pour vous en convaincre… À travers cette transformation sans précédent des pratiques culturelles, qui bouleverse déjà notre vie quotidienne, se joue en fait une recomposition majeure des rapports entre la société et la culture. Pour ce nouveau numéro de ECulturE, profitez des vacances pour enrichir votre culture générale grâce aux nombreux documents (dossiers, livres, expo, manuscrits, articles, etc.) sélectionnés pour vous…

Parcourez quelques documents exceptionnels de BnF-Gallica

gallica.1292825591.jpgLes collections numériques de la Bibliothèque nationale de France (BnF). Portail multisupport extrêmement riche : imprimés (livres, périodiques et presse) en mode image et en mode texte, manuscrits rares, documents sonores, documents iconographiques, cartes et plans…

Voici une sélection de documents que j’ai réalisée. Pour accéder au document, cliquez sur l’image correspondant

 Dossier
À l’occasion de l’exposition Marcel Proust, Gallica propose un dossier consacré au dernier volume de A la Recherche du temps perdu : Le Temps retrouvé. Ce dossier a été réalisé par Florence Callu, directeur du Département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France.
 Pour les bibliophiles
Relisez La Belle au bois dormant d’après Charles Perrault, avec de très magnifiques illustrations d’Arthur Rackham (1867-1939).
Ce document est intégralement téléchargeables (plusieurs formats disponibles).
Presse d’époque
Feuilletez ce numéro (25 décembre 1920, numéro 1566)  du Petit Journal Illustré. Ne vous limitez pas à ce seul numéro, 18 années de publications sont disponibles en cliquant ici. Téléchargements possibles.

 

 Manuscrit rare
Tous les écrivains vous le diront : « Écrire, c’est réécrire ». Et bien sûr, à l’heure du Zapping et du SMS, les étudiants ne l’acceptent pas facilement. En un sens, ils ont raison : quand on a terminé un travail, quel est l’intérêt de revenir dessus? C’est un peu comme si on vous demandait, alors que vous êtes en train de marcher dans la rue, de revenir sur vos pas pour mieux avancer! Pourtant le brouillon est à la base de la démarche littéraire. Pour vous en convaincre, amusez-vous à feuilleter le manuscrit de Salammbô de Flaubert, avec copies annotées, brouillons et notes). Date d’édition : 1857-1862. Téléchargeable.

 

Visitez sur Europeana une superbe exposition virtuelle « Art Nouveau« 

Europeana est un projet européen d’envergure. L’objectif est de parvenir à numériser près de six millions de sources (livres, documents sonores, images, enregistrements audiovisuels, films, etc.) provenant des galeries, bibliothèques, archives et musées de l’Europe entière. La France contribue très largement à la réussite de ce projet…

europeana.1292821182.jpgPrésentation de l’exposition

L’Art Nouveau a dominé la scène culturelle pendant une brève mais non moins brillante période couvrant la fin du 19e siècle, des années 1890 à la Première Guerre Mondiale. Tous domaines, de l’ameublement domestique et de l’art décoratif à l’architecture, en passant par l’art publicitaire, étaient caractérisés par l’élégance curviligne et les formes organiques propre à la nature. Encore aujourd’hui, plus d’un siècle après l’émergence de l’Art Nouveau, des artistes et des créateurs continuent de s’inspirer des éléments floraux, des caractéristiques et couleurs naturelles de ce style immuable.

 Les thèmes de l’exposition

Europeana Art Nouveau
Drageoir
Artisanat d’art
La Maison moderne
Commerce et collectivités
Willow tea rooms
Un monde de nouveaux intérieurs
Instruments pour la cheminée, chenêt, motifs floraux, pare-feu
Contextes
Blütenartiger Frauenkopf in floralem Arrangement
Publications
Iris et sauterelle
Influences et inspirations

Dans l’Espace Pédagogique Contributif, découvrez (ou redécouvrez) une sélection de quelques dossiers ou articles. Lancé en novembre 2008, ce blog s’est vu attribuer le Prix Lycée au festival TICE 2009. Depuis, il s’est considérablement développé au point de totaliser plus de 631000 pages vues à ce jour…

fauteuilrouge.1232822873.jpgLes Métamorphoses de l’image : de Lascaux à Big Brother

Des origines jusqu’à nos jours, les civilisations ont multiplié les moyens de donner à voir par l’image : aux formes d’expression traditionnelle comme l’art, les médias nouveaux entraînés par les progrès techniques (télévision, cinéma, Internet) mettent en évidence la nécessité d’une réflexion éthique et morale quant aux finalités de l’image…

Objectif Culture Générale : « Marinetti et le Futurisme italien »

Découvrez le Futurisme, ce vaste mouvement  poétique qui voulait remettre en question l’ordre établi ainsi que les structures artistiques et  sociales. Comme le Surréalisme dont il est assez proche par certains aspects, le Futurisme affichera un goût prononcé pour l’expérimentation de tout ce qui est nouveau : « Changer le monde », faire table rase du passé.

Objectif Culture Générale : du « chien de Pavlov » au Meilleur des mondes d’Huxley

Prenez un savant (Ivan Petrovich PAVLOV, 1849-1936), ajoutez un chien, accommodez le tout à la sauce « Soviet », et vous obtenez l’une des plus célèbres expériences de Psychologie. Elle donnera naissance à la « théorie des réflexes conditionnés »…

Jeu test : découvrez quel est votre profil romantique ! Un test inédit réalisé par la classe de Seconde 12 (promotion 2008-2009). 11 questions seulement pour savoir quel(le) romantique vous êtes !
 Culture Gé… Détour et détournements parodiques : du modèle à la déconstruction du modèle.

Comment fonctionne la parodie ? Dans ce dossier, je vous propose de faire le point rapidement sur les principes, les définitions et les enjeux culturels qui sous-tendent le détour parodique.

Au fil des pages… Foot & violence. Politique, stades et hooligans : Heysel 85…

Foot & violence. Politique, stades et hooligans : Heysel 85

Paru en 1995 aux éditions De Boeck Université, cet ouvrage de Serge Govaert et Manuel Comeron (*) me semble tout indiqué pour les étudiant(e)s de BTS de deuxième année. De fait, le nouveau thème concernant l’enseignement de « culture générale et expression » en deuxième année, session 2012 est « Le sport, miroir de notre société ? « . Comme il est rappelé dans les instructions officielles, « Le sport dans les sociétés contemporaines structure une part importante de la vie publique. Créateur d’événements, il occasionne des rassemblements de masse et des manifestations qui rythment le temps collectif. […] Néanmoins, le sport nous renvoie l’image de certaines dérives. […] Lieu de rassemblement, il peut aussi devenir lieu de débordements identitaires dégénérant en violence ouverte ».

C’est précisément cet aspect qui a retenu l’attention des auteurs : ainsi qu’ils le précisent en introduction,

« Le contexte footballistique «privilégie» des comportements de violence individuelle ou de masse et, surtout, de groupes inscrits dans des problématiques de société.
Au centre : le supporter. Celui-ci s’identifie fortement au spectacle compétitif («on a gagné !») et est plongé dans un contexte de virilité («c’est le plus fort qui gagne»). Contexte particulier, par ailleurs, où, les médias pointent cette compétition comme un enjeu crucial et où l’aspect festif est profondément ancré — avec la consommation d’alcool qui va de pair.
A l’épicentre : les hooligans. L’environnement social (médias, clubs, forces de l’ordre, pouvoir politique, etc.) leur accorde une reconnaissance formelle, une identité qu’ils accepteront avec avidité malgré sa connotation négative. Les plus imposants de ces noyaux durs se verront assimilés à des «associations de malfaiteurs», statut juridique qui parachève l’édification de ces «gangs» en groupes sociaux formels. Ces groupes aux comportements radicaux font partie intégrante d’un phénomène collectif qui les dépasse […].
Ces comportements de masse incontrôlables, autrefois ponctuels, que les noyaux durs ont modélisés et extrémisés pour en faire un mode de fonctionnement permanent (un way of life pour certains), apparaissent comme la facette la plus visible du phénomène. Cette visibilité détonante deviendra le moteur de ces jeunes en quête de valorisations symboliques : en raison d’un contexte sociétal qui les favorise peu (cumul de critères sociaux défavorables, absence de perspectives futures, etc.), mais aussi par le fossé déresponsabilisant qui les sépare inexorablement des structures du football — spo,t sur lequel ils sont venus se greffer, moins par hasard que par nécessité » (page 6 et s.).

En analysant ce phénomène de société qu’est le hooliganisme à travers la finale de la Coupe d’Europe opposant la Juventus de Turin à Liverpool au stade du Heysel en 1985, Serge Govaert et Manuel Comeron rendent très bien compte des rapports qui s’établissent entre sport, violence et société. Lisez tout d’abord l’introduction (page 5 et s.) : elle vous sera très utile pour comprendre cet aspect essentiel mentionné dans les instructions officielles :  » Lieu de rassemblement, [le sport] peut aussi devenir lieu de débordements identitaires dégénérant en violence ouverte ». Comme il a été justement rappelé dans le Rapport au Parlement et au Gouvernement portant sur la violence et le sport, (**), « les grandes manifestations de football deviennent des lieux spécifiques de débordements identitaires et de transgression qui, pour certains groupes, sont d’autant plus recherchés qu’ils apparaissent à l’écran ».

Rédigée dans un style journalistique alerte et largement accessible, la première partie de l’ouvrage revient sur la tragédie du Heysel ainsi que sur la gestion calamiteuse du drame puis sur ses conséquences sociales et politiques. Quant à la deuxième partie (malheureusement non consultable), elle s’attarde davantage sur l’apparition de la notion de hooliganisme, en tant que violence organisée et préméditée. Même si quelques passages seulement sont librement consultables (en fait, les quatre premiers chapitres), ils ouvrent néanmoins des pistes de réflexion pertinentes sur les phénomènes de violence collective au sein du sport, et plus largement sur la vulnérabilité des institutions et la très grande fragilité des démocraties.

(*) Serge Govaert, Manuel Comeron, Foot & violence. Politique, stades et hooligans : Heysel 85, De Boeck Université (Bruxelles, 1995).

(**) Rapport au Parlement et au Gouvernement portant sur : la violence et le sport ; le sport contre la violence » , décembre 2007, page 9. Rapport librement consultable (et téléchargeable) en cliquant sur le lien hypertexte.

  • A lire aussi (en intégralité, mais d’un abord plus difficile) : LE FOOTBALL À L’ÉPREUVE DE LA VIOLENCE ET DE L’EXTRÉMISME, Sous la direction de Thomas Busset, Christophe Jaccoud, Jean-Philippe Dubey et Dominique Malatesta.
  • Je vous conseille enfin de parcourir cet ouvrage : Jean-Philippe Leclaire, Le Heysel, une tragédie européenne, Calmann-Lévy, Paris 2005 (cliquez ici pour lire sur Gallica-BNF le descriptif complet). De nombreux passages sont consultables gratuitement sur Numilog (installation de Silverlight requise) : cliquez ici pour feuilleter le livre.

Au fil des pages… Foot & violence. Politique, stades et hooligans : Heysel 85…

Foot & violence. Politique, stades et hooligans : Heysel 85

Paru en 1995 aux éditions De Boeck Université, cet ouvrage de Serge Govaert et Manuel Comeron (*) me semble tout indiqué pour les étudiant(e)s de BTS de deuxième année. De fait, le nouveau thème concernant l’enseignement de « culture générale et expression » en deuxième année, session 2012 est « Le sport, miroir de notre société ? « . Comme il est rappelé dans les instructions officielles, « Le sport dans les sociétés contemporaines structure une part importante de la vie publique. Créateur d’événements, il occasionne des rassemblements de masse et des manifestations qui rythment le temps collectif. […] Néanmoins, le sport nous renvoie l’image de certaines dérives. […] Lieu de rassemblement, il peut aussi devenir lieu de débordements identitaires dégénérant en violence ouverte ».

C’est précisément cet aspect qui a retenu l’attention des auteurs : ainsi qu’ils le précisent en introduction,

« Le contexte footballistique «privilégie» des comportements de violence individuelle ou de masse et, surtout, de groupes inscrits dans des problématiques de société.
Au centre : le supporter. Celui-ci s’identifie fortement au spectacle compétitif («on a gagné !») et est plongé dans un contexte de virilité («c’est le plus fort qui gagne»). Contexte particulier, par ailleurs, où, les médias pointent cette compétition comme un enjeu crucial et où l’aspect festif est profondément ancré — avec la consommation d’alcool qui va de pair.
A l’épicentre : les hooligans. L’environnement social (médias, clubs, forces de l’ordre, pouvoir politique, etc.) leur accorde une reconnaissance formelle, une identité qu’ils accepteront avec avidité malgré sa connotation négative. Les plus imposants de ces noyaux durs se verront assimilés à des «associations de malfaiteurs», statut juridique qui parachève l’édification de ces «gangs» en groupes sociaux formels. Ces groupes aux comportements radicaux font partie intégrante d’un phénomène collectif qui les dépasse […].
Ces comportements de masse incontrôlables, autrefois ponctuels, que les noyaux durs ont modélisés et extrémisés pour en faire un mode de fonctionnement permanent (un way of life pour certains), apparaissent comme la facette la plus visible du phénomène. Cette visibilité détonante deviendra le moteur de ces jeunes en quête de valorisations symboliques : en raison d’un contexte sociétal qui les favorise peu (cumul de critères sociaux défavorables, absence de perspectives futures, etc.), mais aussi par le fossé déresponsabilisant qui les sépare inexorablement des structures du football — spo,t sur lequel ils sont venus se greffer, moins par hasard que par nécessité » (page 6 et s.).

En analysant ce phénomène de société qu’est le hooliganisme à travers la finale de la Coupe d’Europe opposant la Juventus de Turin à Liverpool au stade du Heysel en 1985, Serge Govaert et Manuel Comeron rendent très bien compte des rapports qui s’établissent entre sport, violence et société. Lisez tout d’abord l’introduction (page 5 et s.) : elle vous sera très utile pour comprendre cet aspect essentiel mentionné dans les instructions officielles :  » Lieu de rassemblement, [le sport] peut aussi devenir lieu de débordements identitaires dégénérant en violence ouverte ». Comme il a été justement rappelé dans le Rapport au Parlement et au Gouvernement portant sur la violence et le sport, (**), « les grandes manifestations de football deviennent des lieux spécifiques de débordements identitaires et de transgression qui, pour certains groupes, sont d’autant plus recherchés qu’ils apparaissent à l’écran ».

Rédigée dans un style journalistique alerte et largement accessible, la première partie de l’ouvrage revient sur la tragédie du Heysel ainsi que sur la gestion calamiteuse du drame puis sur ses conséquences sociales et politiques. Quant à la deuxième partie (malheureusement non consultable), elle s’attarde davantage sur l’apparition de la notion de hooliganisme, en tant que violence organisée et préméditée. Même si quelques passages seulement sont librement consultables (en fait, les quatre premiers chapitres), ils ouvrent néanmoins des pistes de réflexion pertinentes sur les phénomènes de violence collective au sein du sport, et plus largement sur la vulnérabilité des institutions et la très grande fragilité des démocraties.

(*) Serge Govaert, Manuel Comeron, Foot & violence. Politique, stades et hooligans : Heysel 85, De Boeck Université (Bruxelles, 1995).

(**) Rapport au Parlement et au Gouvernement portant sur : la violence et le sport ; le sport contre la violence » , décembre 2007, page 9. Rapport librement consultable (et téléchargeable) en cliquant sur le lien hypertexte.

  • A lire aussi (en intégralité, mais d’un abord plus difficile) : LE FOOTBALL À L’ÉPREUVE DE LA VIOLENCE ET DE L’EXTRÉMISME, Sous la direction de Thomas Busset, Christophe Jaccoud, Jean-Philippe Dubey et Dominique Malatesta.
  • Je vous conseille enfin de parcourir cet ouvrage : Jean-Philippe Leclaire, Le Heysel, une tragédie européenne, Calmann-Lévy, Paris 2005 (cliquez ici pour lire sur Gallica-BNF le descriptif complet). De nombreux passages sont consultables gratuitement sur Numilog (installation de Silverlight requise) : cliquez ici pour feuilleter le livre.

La citation de la semaine… Renée Vivien…

« Chair des choses ! J’ai cru parfois étreindre une âme Avec le frôlement prolongé de mes doigts… »

Chair des choses

Je possède, en mes doigts subtils, le sens du monde,
Car le toucher pénètre ainsi que fait la voix,
L’harmonie et le songe et la douleur profonde
Frémissent longuement sur le bout de mes doigts.

Je comprends mieux, en les frôlant, les choses belles,
Je partage leur vie intense en les touchant,
C’est alors que je sais ce qu’elles ont en elles
De noble, de très doux et de pareil au chant.

Car mes doigts ont connu la chair des poteries
La chair lisse du marbre aux féminins contours
Que la main qui les sait modeler a meurtries,
Et celle de la perle et celle du velours.

Ils ont connu la vie intime des fourrures,
Toison chaude et superbe où je plonge les mains !
Ils ont connu l’ardent secret des chevelures
Où se sont effeuillés des milliers de jasmins.

Et, pareils à ceux-là qui viennent des voyages
Mes doigts ont parcouru d’infinis horizons,
Ils ont éclairé, mieux que mes yeux, des visages
Et m’ont prophétisé d’obscures trahisons.

Ils ont connu la peau subtile de la femme,
Et ses frissons cruels et ses parfums sournois…
Chair des choses ! J’ai cru parfois étreindre une âme
Avec le frôlement prolongé de mes doigts…

Renée Vivien, « Chair des choses », Sillages (1908)

 Renée Vivien (photomontage, BR)
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Comme Marceline Desbordes-Valmore, ou Anna de Noailles, Renée Vivien (1877-1909) est à n’en pas douter une auteure de tout premier ordre, et je ne saurai trop vous inciter à pénétrer dans son univers poétique, mêlant à la pureté parnassienne du verbe le goût pour l’ambivalence, l’intimité et le mystère. D’ascendance anglaise et américaine mais Parisienne d’adoption, Renée Vivien (de son vrai nom Pauline Mary Tarn) s’est installée en France et a voué sa poésie tout comme sa vie à Sapho, n’hésitant pas à renverser les valeurs de la société de la Belle Epoque, pour exprimer l’inexprimable (une femme s’adressant à une autre femme).

Au-delà de cet aspect transgressif, la poésie de Renée Vivien instaure une inhérence de la conscience et du corps qui exploite magnifiquement toutes les ressources de la musicalité des mots et de leur valeur émotionnelle :

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Car mes doigts ont connu la chair des poteries
La chair lisse du marbre aux féminins contours
[…]
Ils ont connu l’ardent secret des chevelures
Où se sont effeuillés des milliers de jasmins.
___
Et, pareils à ceux-là qui viennent des voyages.
Mes doigts ont parcouru d’infinis horizons…
 
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Mais cette « écriture-femme », si neuve et révolutionnaire dans sa manière d’imposer le corps et le désir féminins dans le texte, va bien au-delà de l’esthétique et du lyrisme : les mots sont ici des essences invisibles du visible : ils  expriment une absence, un non-dit qui est à mettre en relation avec le titre du poème, et qui fait que les choses « ont une chair ». Dans sa concrétude même, le titre choisi par Renée Vivien évoque presque une « pesanteur », une « présence en creux » qui nous projette vers la texture invisible de « l’être des choses ». On pourrait s’interroger longuement sur ce titre énigmatique et ô combien philosophique : l’expression de « chair des choses » ne renvoie-t-elle pas d’ailleurs à la notion philosophique de phénoménologie ? A ce titre, toute l’originalité du poème de Renée Vivien consiste, en partant de phénomènes concrets, tels qu’ils se manifestent dans le temps et l’espace, à les rattacher à une « poésie de la profondeur » pour y appréhender un sens caché. Tout le poème procède ainsi par un retour aux données immédiates de la corporéité et de la perception (les sensations du toucher par exemple), qui semblent jaillir de l’être des choses et qui renvoient par là même à la profondeur du monde, et aux structures transcendentales de la conscience :
Je possède, en mes doigts subtils, le sens du monde,
Car le toucher pénètre ainsi que fait la voix,
L’harmonie et le songe et la douleur profonde
Frémissent longuement sur le bout de mes doigts.
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Ce primat de la perception et de la sensation dans sa réalité immanente à la conscience me paraît être à la base de l’écriture féminine (*), et nécessiterait d’ailleurs une longue étude…

Vous entendrez parler assez peu de Renée Vivien comme tant d’autres écrivaines dans les manuels scolaires, tant ils renvoient une image de la poésie singulièrement tronquée. Un tel processus d’occultation qui cantonne bien souvent les femmes dans des zones secondaires de la littérature, impose me semble-t-il, une réflexion critique au plus haut niveau : il est urgent en effet que les femmes soient reconnues en tant que telles dans l’histoire littéraire.

Bruno Rigolt

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(*) Voyez par exemple, dans la rubrique « La citation de la semaine », les textes d’Herta Müller, de Monique Wittig, de Virginia Woolf ou d’Hélène Cixous.
Pour en savoir plus sur Renée Vivien, vous pouvez feuilleter dans Google-livres les ouvrages suivants :
  • Marie-Ange Bartholomot Bessou, L’imaginaire du féminin dans l’oeuvre de Renée Vivien : de mémoires en mémoire (Cahier romantique n°10, Université Blaise Pascal (Clermont-Ferrand, 2004).
  • Évelyne Wilwerth, Visages de la littérature féminine, éditions Mardaga, Wavre (Belgique, 1995), page 197 et s.
  • Marie-Ange Bartholomot Bessou, « Réécriture des féminités dans l’oeuvre de Renée Vivien », in Renée Vivien à rebours : édition pour un centenaire, coll. sous la direction de Nicole G. Albert, L’Harmattan Paris 2009, page 141 et s.
 
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Crédit iconographique : Bruno Rigolt, d’après des clichés d’époque retouchés, et modifiés numériquement (photomontages).