« Le monde est la parole de l’homme. L’homme est la parole du monde… »
Rien n’existe qui ne soit le fait de l’homme, ni pensée, ni parole, ni mot. Rien n’existe encore qui ne soit le fait de l’homme ; pas même moi, surtout pas moi. Tout est à inventer. Les choses de l’homme ne sont pas seulement bêtes, mensongères et oppressives. Elles sont tristes surtout, tristes à en mourir d’ennui et de désespoir.
Inventer une parole de femme. Mais pas de femme comme il est dit dans la parole de l’homme ; car celle-là peut bien se fâcher, elle répète. Toute femme qui veut tenir un discours qui lui soit propre ne peut se dérober à cette urgence extraordinaire : inventer la femme. C’est une folie, j’en conviens. Mais c’est la seule raison qui me reste.
Qui parle ici ? Qui a jamais parlé ? Assourdissant tumulte des grandes voix ; pas une n’est de femme. Je n’ai pas oublié le nom des grands parleurs. Platon et Aristote et Montaigne, et Marx et Freud et Nietzsche… Je les connais pour avoir vécu parmi eux et seulement parmi eux. Ces plus fortes voix sont aussi celles qui m’ont le plus réduite au silence. Ce sont ces superbes parleurs qui mieux que tout autre m’ont forcée à me taire.
Qui parle dans les gros livres sages des bibliothèques ? Qui parle au Capitole ? Qui parle au temple ? Qui parle à la tribune et qui parle dans les lois ? Les hommes ont la parole. Le monde est la parole de l’homme. Les paroles des hommes ont l’air de se faire la guerre. C’est pour faire oublier qu’elles disent toutes la même chose : notre parole d’homme décide. Le monde est la parole de l’homme. L’homme est la parole du monde.
[…] Une honnête femme ne saurait être un honnête homme. Une grande femme ne saurait être un grand homme, la grandeur est chez elle affaire de centimètres. […] Et je me dis : l’Homme ? Qu’est-ce que c’est, l’Homme ? L’Homme, c’est ce dont l’homme a accouché. Nous avons fait les enfants, et eux, ils ont fait l’Homme. Ils ont fait naître l’universel du particulier. Et l’universel a porté le visage du particulier. L’universalité fut désormais leur tour favori. Le décret parut légitime et la loi parut bonne : une parole pour tous.
[…] Toute bancale qu’elle fut, la machine fonctionna incomparablement mieux qu’aucune machine jamais conçue. Le monde entier, Blancs, Noirs, Jeunes, femmes et enfants, fut nourri, gavé, de son produit de base, la vérité et ses sous-produits, âme, raison, valeurs… Le tout toujours garanti, estampillé Universel. Ils ont dit que la vérité n’avait pas de sexe. Ils ont dit que l’art, la science et la philosophie étaient vérités pour tous. […] Pourquoi la Vérité sortirait-elle de la bouche des hommes ? La Vérité peut sortir de n’importe où. Pourvu que certains parlent et d’autres se taisent. La Vérité n’existe que parce qu’elle opprime et réduit au silence ceux qui n’ont pas la parole.
Inventer une parole qui ne soit pas oppressive. Une parole qui ne couperait pas la parole mais délierait les langues.
[…] Inventer, est-ce possible ?
[…] Je voudrais que la femme apprenne à naître, à manger, et à boire, à regarder le jour et à porter la nuit…
Annie Leclerc, Parole de femme, Grasset, Paris 1974
2001 pour la présente édition (“Babel” n°473, Actes Sud), page 15 et suivantes
NB : La structure des paragraphes a été modifiée, pour des raisons de mise en page.
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est dans la mouvance des mouvements féministes des années 70 qu’Annie Leclerc (1940-2006), écrivaine et professeure de Philosophie, livre au grand public cet ouvrage audacieux et provocateur, qui fit scandale lors de sa parution : Parole de femme. De fait, l’auteure y exalte un féminisme nouveau, qui revendique haut et fort une “identité féminine” qu’il faut définir et construire. À la différence du féminisme “égalitariste” par exemple qui s’en tient à des revendications d’égalité entre les hommes et les femmes, ce courant du féminisme est appelé “différentialiste” car il célèbre dans la femme la prise de conscience de sa féminité et de sa différence comme remède premier à l’impérialisme culturel des hommes et aux systèmes de valeur qui imprègnent la culture patriarcale.
En somme, ce que propose Annie Leclerc dans ce très beau texte militant n’est autre qu’un renouvellement des savoirs, qui passe par l’affirmation du féminin, et donc d’une identité sexuelle. Comme elle l’écrit plus loin dans le livre, il faut que « les femmes se constituent des territoires propres, donnant lieu à l’émergence de savoirs et de pouvoirs particuliers ». Tout l’essai d’Annie Leclerc, et particulièrement ce texte, est en effet traversé par la problématique fondamentale de l’appropriation par les femmes du savoir et la mise en évidence de l’écriture féminine valorisant à la fois la conscience de soi en tant que femme, et une nouvelle approche des rapports de pouvoir.
Approche originale s’il en est mais qui ne va pas sans difficulté : de nombreuses féministes égalitaristes (Élisabeth Badinter |source| entre autres) ont en effet reproché à Annie Leclerc de défendre implicitement une certaine “répartition des tâches” au nom de données biologiques. Rappelez-vous la fameuse affirmation de Simone de Beauvoir dans le Deuxième sexe (1949) : “On ne naît pas femme, on le devient”, autrement dit, la “féminité” de la femme ne serait que le produit de déterminismes et de conditionnements idéologiques que seule l’égalité entre sexes peut remettre en cause. En réfutant cette indifférenciation des genres, Annie Leclerc montre au contraire que l’égalitarisme n’est qu’un mythe élaboré par la société : croyant être l’égale des hommes, la femme bien souvent ne fait qu’en reproduire le discours, et la virilité de la pensée. Or, sa vraie supériorité est ailleurs : c’est en elle-même, dans sa féminité même, que la femme doit la chercher.
Les propos d’Annie Leclerc dans ce passage de Parole de femme se situent donc sur deux registres : celui de la revendication militante et féministe ; et celui du sensible, de l’intime, du lyrisme personnel. Son inspiration, qui puise aux sources du corps et de l’expérience féminine, explore ainsi les paramètres d’une écriture-femme, pleinement assumée, qui caresse l’énigme d’un moi féminin, intégré à une nouvelle manière de penser, invalidée du référent masculin. Cette écriture s’impose ainsi comme une véritable stratégie de libération, qui s’apparente à une revendication identitaire : écrire, c’est exister. S’assimiler à la culture des hommes, c’est précisément ne pas prendre la parole.
L’attachement d’Annie Leclerc à une « parole de femme » est donc comme la célébration d’une nouvelle naissance amenant la femme à naître à elle-même et à développer son humanité propre par l’éducation et la connaissance. Ainsi, le féminisme doit-il être conçu non comme une revendication catégorielle, mais comme un bouleversement des valeurs qui gouvernent la société : « Inventer, est-ce possible » ? À n’en pas douter, inventer la femme consiste à réinventer l’homme en construisant un monde plus équitable, apte à promouvoir des changements significatifs et à repenser les enjeux du pouvoir. En ce sens le féminisme doit être posé comme la condition essentielle d’un nouvel humanisme, c’est-à-dire d’une nouvelle idée de l’homme et de la femme…
Copyright © novembre 2010, Bruno Rigolt (dernière mise à jour : mars 2016)
“Liberté, Egalité, Parité”… Parce que la littérature s’écrit aussi au féminin… Espace Pédagogique Contributif
Pour une analyse complète de cet extrait, cliquez ici.
Voir aussi : Marie Denis, compte-rendu de l’ouvrage d’Annie Leclerc, Parole de Femme
(Les Cahiers du GRIF, n°3, 1974.” Ceci (n’) est (pas) mon corps” pp. 83-84).
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