La citation de la semaine… Monique Wittig…

“On ferme les yeux. C’est défendu de parler. Catherine Legrand ouvre de temps en temps un œil mais c’est défendu aussi…”

Le petit garçon qui s’appelle Robert Payen entre dans la classe le dernier en criant qui c’est qui veut voir ma quéquette, qui c’est qui veut voir ma quéquette. Il est en train de reboutonner sa culotte. Il a des chaussettes en laine beige. Ma sœur lui dit de se taire, et pourquoi tu arrives toujours le dernier. Ce petit garçon qui n’a que la route à traverser et qui arrive toujours le dernier. On voit sa maison de la porte de l’école, il y a des arbres devant. Quelquefois pendant la récréation sa mère l’appelle. Elle est à la dernière fenêtre, on l’aperçoit par-dessus les arbres. Des draps pendent sur le mur. Robert, viens chercher ton cache-nez. Elle crie fort de façon à ce que tout le monde l’entende, mais Robert Payen ne répond pas, ce qui fait qu’on continue monique-wittig_3.1283602092.jpgd’entendre la voix qui appelle Robert. La première fois que Catherine Legrand est venue à l’école, elle a vu de la route la cour de récréation l’herbe et les lilas au bord du grillage, c’est du fil de fer lisse qui dessine des losanges, quand il pleut les gouttes d’eau glissent et s’accrochent dans les coins, c’est plus haut qu’elle. Elle tient la main de la mère qui pousse la porte. Il y a beaucoup d’enfants qui jouent dans la cour de l’école mais pas du tout de grandes personnes seulement la mère de Catherine Legrand et il vaudrait mieux qu’elle ne rentre pas dans l’école c’est seulement les enfants, il faut lui dire, est-ce qu’il faut lui dire, et dedans l’école c’est très grand, il y a beaucoup de pupitres, il y a un gros poêle rond avec encore du grillage à losanges autour, on voit le tuyau qui monte presque jusqu’au plafond, par endroits il est en accordéon […]. Ça ressemble à la maison sauf que c’est plus grand. Quelquefois on fait dormir les enfants l’après-midi mais c’est pour rire. On met, tous, les bras croisés sur la table et la tête dans les bras. On ferme les yeux. C’est défendu de parler. Catherine Legrand ouvre de temps en temps un œil mais c’est défendu aussi. On chante tout le temps des chansons en rang, à ma main droite y a un rosier qui fleurira au mois de mai et on montre la main droite. Catherine Legrand regarde de ce côté, on n’est pas au mois de mai, ainsi le rosier n’a pas encore poussé…

Monique Wittig, L’Opoponax, Les Éditions de Minuit, Paris 1964, début du roman.

Déroutante, provocatrice et transgressive : ainsi apparaît l’œuvre de Monique Wittig (1935-2003), romancière majeure de la cause féministe. C’est à vingt-neuf ans que l’écrivaine publie L’Opoponax, sorte d’introspection autobiographique sur l’enfance qui se situe dans la filiation du Nouveau roman. Couronné par le prix Médicis lors de sa sortie en 1964 et largement célébré par Claude Simon et Nathalie Sarraute, l’Opoponax bouleverse les conventions narratives et scripturales. À première vue, l’écriture wittigienne semble assez simple et naïve (puisque le lecteur se retrouve dans la conscience d’un enfant),  mais elle est en réalité profondément dépaysante : les ruptures syntaxiques nombreuses, les audaces langagières, les paroles rapportées (souvent au style indirect libre) surprennent autant qu’elles déconcertent. Relisez ces premières phrases du roman et voyez comme elles remettent profondément en question les codes mêmes du discours :

“Le petit garçon qui s’appelle Robert Payen entre dans la classe le dernier en criant qui c’est qui veut voir ma quéquette, qui c’est qui veut voir ma quéquette. Il est en train de reboutonner sa culotte. Il a des chaussettes en laine beige. Ma sœur lui dit de se taire, et pourquoi tu arrives toujours le dernier.”

À ce morcellement de l’écriture, accentué par l’absence de retours à la ligne et de paragraphes tout au long du roman, correspond très bien le point de vue dissident que Wittig portait sur le monde. Dans Écrire l’inter-dit (*), essai remarquable consacré à l’œuvre de Wittig, Dominique Bourque fait très justement remarquer que l’auteure, par son style et sa façon d’écrire si particuliers, “bouscule les frontières hiérarchiques qui séparent les productions orales et écrites, elle déséquilibre des notions données pour complémentaires ou opposées —l’action et la passion, le Sujet et l’Autre, les classes de sexe— afin de redonner pensée et voix plurielles à des personnages traditionnellement stéréotypés ou absents du système de représentation : les enfants, les féministes et les lesbiennes”. monique-wittig-5.1283621768.jpgDe fait, le texte de Wittig se charge souvent d’une violence indicible, si caractéristique de l’écriture féminine, écriture avant tout du cri, du désir et du silence.

Marguerite Duras n’hésitait d’ailleurs pas à affirmer de l’Opoponax, que “c’est peut-être, c’est même à peu près sûrement le premier livre moderne qui ait été fait sur l’enfance. […] C’est un livre à la fois admirable et très important parce qu’il est régi par une règle de fer, jamais enfreinte ou presque jamais, celle de n’utiliser qu’un matériau descriptif pur, et qu’un outil, le langage objectif pur” (**). Ce “langage objectif pur” est ainsi une manière d’échapper à la “bonne conscience” littéraire. C’est alors que le texte apparaît davantage comme un contre-texte qui coïncide avant tout avec la révélation d’une accession à l’être et au sens : au-delà de l’histoire racontée (celle d’une petite fille de la Maternelle à la fin de sa scolarité), l’Opoponax est d’abord une quête existentielle et une revendication de la liberté. À commencer par la liberté du discours, si souvent refusée aux femmes.

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(*) Dominique Bourque, Écrire l’inter-dit. La subversion formelle dans l’œuvre de Monique Wittig, L’Harmattan, Paris 2006

(**) Marguerite Duras, France Observateur, 5 novembre 1964

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brunorigolt

- Agrégé de Lettres modernes - Docteur ès Lettres et Sciences Humaines (Prix de Thèse de la Chancellerie des Universités de Paris) - Diplômé d’Etudes approfondies en Littérature française - Diplômé d’Etudes approfondies en Sociologie - Maître de Sciences Politiques