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Paroles menottées : Écriture et Engagement

Hélène P. Antoine M. Romane C. et Deborah S. présentent l’Archipel du Goulag d’Alexandre Soljenitsyne.

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« Il n’est rien si ce n’est, peut-être, votre premier amour que vous vous rappellerez, toute votre vie durant… »

« Asseyez-vous, fermez les yeux, rappelez-vous toutes les cellules où vous êtes passé. Le compte n’est pas facile : il y en a eu tant ! Et tous ces hommes à chaque fois… Dans celle-ci, ils étaient deux ; dans telle autre, cinquante. Ici vous êtes resté cinq minutes ; là, tout un long été. Mais, entre toutes, vous mettrez toujours à part celle où pour la première fois vous vous êtes retrouvé avec des hommes semblables à vous, au destin brisé comme le vôtre. Il n’est rien —si ce n’est, peut-être, votre premier amour— que vous vous rappellerez, toute votre vie durant, avec autant d’émotion. Et ces hommes qui ont partagé avec vous le sol et l’air de ce cube de pierre, en ces jours où vous repensiez de fond en comble toute votre vie, ils seront un jour ; dans votre souvenir comme des membres de votre famille.

Du reste, en ces jours-là, votre famille c’était eux et eux seuls »…

Alexandre Soljenitsyne, l’Archipel du Goulag (1991), texte extrait de l’anthologie Écrivains en prison (Labor & Fides, 1997), page 44. Traduit du Russe par Geneviève Johannet

C’est autant sa personnalité que son œuvre (Prix Nobel de Littérature en 1970) qui ont fait de l’écrivain dissident Alexandre Soljenitsyne (1918-2008) l’emblème de la résistance au totalitarisme soviétique. Même si plusieurs de ses prises de position ont été controversées par la suite, Soljenitsyne a profondément marqué l’histoire des idées politiques. Arrêté en 1945 pour avoir formulé (dans une lettre privée) des réserves à l’encontre de la stratégie politique de Staline, il est condamné à huit ans de « redressement » dans un camp de travail pour complot antisoviétique : expérience tragique qu’il relatera d’ailleurs en 1962 dans un roman (partiellement censuré) : Une journée d’Ivan Denissovitch. Arrêté une seconde fois en 1974, après le succès rencontré par l’Archipel du goulag, il sera finalement déchu de sa nationalité, et contraint de s’exiler… Il ne retournera en Russie qu’en 1994, après vingt ans d’exil…
L’écriture de Soljenitsyne est un véritable cri de révolte lancé contre la monstruosité du système carcéral : tout à la fois un refus de l’enfermement, et un appel à la vérité… D’ailleurs, ce réquisitoire n’est-il pas une « preuve de l’épreuve » ? Preuve et vérité des mots qui dénoncent d’abord l’épreuve terrible soljenitsyne.1258907905.jpgdu goulag : déplacés sans arrêt, les détenus semblent perdre tout repère : « Rappelez-vous toutes les cellules où vous êtes passé. Le compte n’est pas facile : il y en a eu tant ! ». L’auteur décrit ainsi avec une émotion poignante les conditions abominables que subissaient les prisonniers dans ces cages aux barreaux de fer. Mais derrière le pathétique se cache aussi la force d’un vibrant plaidoyer pour l’amour et la solidarité : « Ces hommes qui ont partagé avec vous le sol et l’air de ce cube de pierre […] seront dans votre souvenir, comme des membres de votre famille »… L’écriture devient ainsi un moyen de se souvenir des autres et de dire : « Ils ont existé » !
Mais cette souffrance et cette solitude sont dites de façon presque pudique et « ordinaire ». C’est ce contraste entre la complexité des sentiments et la simplicité de l’écriture qui fait la force affective et le lyrisme de ce texte. Les phrases choquent, étonnent, cognent d’autant plus qu’elles semblent prononcées normalement : « Asseyez-vous, fermez les yeux, rappelez-vous […] ces jours où vous repensiez de fond en comble toute votre vie »… On voit d’ailleurs dans cet extrait l’analogie, ô combien douloureuse, entre l’intensité des émotions ressenties lors du premier amour, et l’empreinte tragique laissée par le souvenir du premier jour dans une cellule : « Il n’est rien —si ce n’est, peut-être, votre premier amour— que vous vous rappellerez, toute votre vie durant, avec autant d’émotion »…
Hélène P. Antoine M. Romane C. et Deborah S. Classe de Seconde 18, Lycée en Forêt (Montargis, France, novembre 2009)
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Texte extrait de l’anthologie Écrivains en prison (Labor & Fides, 1997). Pour accéder aux parties librement consultables de l’ouvrage sur Google-livres, cliquez ici.