La citation de la semaine… Jean-Paul Sartre…

« L’écrivain est en situation dans son époque : chaque parole a des retentissements. Chaque silence aussi. »

Puisque l’écrivain n’a aucun moyen de s’évader, nous voulons qu’il embrasse étroitement son époque ; elle est sa chance unique : elle s’est faite pour lui et il est fait pour elle. […] L’écrivain est en situation dans son époque : chaque parole a des retentissements. Chaque silence aussi. […] Il sait que les mots, comme dit Brice Parain, sont des “pistolets chargés”. S’il parle, il tire. Il peut se taire, mais puisqu’il a choisi de tirer, il faut que ce soit sartre.1238652843.jpgcomme un homme, en visant des cibles et non comme un enfant, au hasard, en fermant les yeux et pour le seul plaisir d’entendre les détonations. […] dès à présent nous pouvons conclure que l’écrivain a choisi de dévoiler le monde et singulièrement l’homme aux autres hommes pour que ceux-ci prennent en face de l’objet ainsi mis à nu leur entière responsabilité. Nul n’est censé ignorer la loi parce qu’il y a un code et que la loi est chose écrite : après cela, libre à vous de l’enfreindre, mais vous savez les risques que vous courez.

Pareillement, la fonction de l’écrivain est de faire en sorte que nul ne puisse ignorer le monde et que nul ne puisse s’en dire innocent. Et comme il s’est une fois engagé dans l’univers du langage, il ne peut plus jamais feindre qu’il ne sache pas parler : si vous entrez dans l’univers des significations, il n’y a plus rien à faire pour en sortir ; qu’on laisse les mots s’organiser en liberté, ils feront des phrases et chaque phrase contient le langage tout entier et renvoie à tout l’univers : le silence même se définit par rapport aux mots, comme la pause en musique, reçoit son sens des groupes de notes qui l’entourent. Ce silence est un moment du langage ; se taire, ce n’est pas être muet, c’est refuser de parler, donc parler encore…

Jean-Paul Sartre, Situations II, 1948

Écrivain et philosophe, Jean-Paul Sartre (1905-1980) domine l’après-guerre. Comme Voltaire pendant les Lumières ou Hugo au dix-neuvième siècle, il fait figure d’un intellectuel « engagé » dans son époque. Dans Situations II, œuvre critique et politique qui rassemble plusieurs textes parus dans la revue Les Temps Modernes qu’il avait fondée avec Simone de Beauvoir, Sartre insiste sur la participation de la littérature au politique et défend l’idée d’un engagement valant comme « impératif littéraire absolu ».

Pour lui, l’acte d’écrire engagerait donc la responsabilité de l’écrivain et lui donnerait son sens. Comme il l’affirme, « l’écrivain est en situation dans son époque » : chacun de ses gestes et de ses mots, de ses silences même, a une portée. Il doit donc assumer cette portée : refuser de s’engager, c’est paradoxalement s’engager encore : « Ce silence est un moment du langage ; se taire, ce n’est pas être muet, c’est refuser de parler, donc parler encore ». 

À ce titre, on a souvent reproché aux Romantiques ou aux théoriciens de l’art pour l’art leur apparent refus d’engagement : tournée sur elle-même, leur poésie ne serait plus ouverte sur le monde mais vers un culte du moi sclérosant et inutile. Pourtant, si l’on reprend la formule de Sartre, « se taire, ce n’est pas être muet, c’est refuser de parler ». La poésie de Mallarmé par exemple, et plus largement des poètes symbolistes, tournée sur elle-même certes, est cependant à l’opposé de la lâcheté sous-entendue par Sartre :  bien au contraire elle reflète à contre-courant les bouleversements économiques et politiques d’une époque.

L’aspiration à l’idéal, au symbole, ne constitue-t-elle pas une écriture consciente de ses choix ? Paraître décadent face au Réalisme politique et idéologique de l’époque, n’est-ce pas assumer un certain idéalisme ? N’est-ce pas aller jusqu’au bout d’une poésie pure, si éloignée pourtant de l’engagement de Sartre ? Et si la réponse résidait justement dans la recherche d’une vérité subjective ? D’ailleurs, n’y a-t-il d’engagement que politique et social ?

Bruno Rigolt

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- Agrégé de Lettres modernes - Docteur ès Lettres et Sciences Humaines (Prix de Thèse de la Chancellerie des Universités de Paris) - Diplômé d’Etudes approfondies en Littérature française - Diplômé d’Etudes approfondies en Sociologie - Maître de Sciences Politiques