Un été en Poésie (saison 2) 22 juillet-22 août 2014… Aujourd’hui : Amrita Pritam


UAEP 2014 accroche
Pour la deuxième année consécutive, du mardi 22 juillet 2014 au vendredi 22 août inclus, découvrez une exposition inédite :
« Un été en poésie »

Chaque jour, un poème sera publié. Cette année, quinze pays seront représentés dans ce tour du monde poétique, mêlant écriture et arts visuels. Conformément au cahier des charges éditorial de ce blog de Lettres, le principe de la parité sera strictement respecté.

 

Aujourd’hui… Amrita Pritam 
Gujranwala (Pakistan), 1919 — Delhi (Inde), 2005 INDE

Hier, mercredi 20 août : André Laude… FRANCE
Demain, vendredi 22 août : André Suarès… FRANCE

Une ville…

Une ville
Le grain semé par les étoiles
Est revendu au marché noir ;
Je secoue un sac de nuages,
Le marché ce soir va fermer.
La lune est un veau affamé
Qui tète des tétons taris.
Liée à un pieu la terre-mère
Lèche la mangeoire du ciel.

À la porte de l’hôpital
Combien de mots gisent malades,
Tels vérité, justice, foi,
— toute la foule de valeurs.
Quelqu’un peut-être prescrira
Un médicament salutaire,
Mais il semble pour le moment
Que le terme ait été atteint.

En cette ville il est des lieux
Où vivent des sans-feu-ni-lieu.
Ils sont tout à fait démunis
et leur vie doucement s’en va.
La première nuit de vieillesse
Est venue leur dire à l’oreille
Qu’en cette ville leur jeunesse
Éternelle a été volée.

La nuit a été froide, à l’aube on a trouvé
Dans la rue un corps non identifié.
Le feu du bûcher brûle et personne ne pleure.
Un philosophe est mort, un poète, un mendiant.

Dans les bras d’un homme une fille
A crié, s’est mordue au sang :
Au poste de police on rit,
Dans les cafés on se goberge ;
Des camelots dans les rues passent
Vendant un païsa¹ les nouvelles
Et mettant son corps en lambeaux.

Sous un gulamohar² des gens
Se rencontrent et rient et chantent.
Ils voudraient cacher qu’ils sont morts.
Chacun porte une pierre blanche,
Chacun veille sur son cadavre.

On entend le bruit des machines.
La ville est une imprimerie
Et chaque homme un mot isolé,
Chaque prophète un typographe
Qui veut les faire aller ensemble,
Mais jamais ne naît une phrase.

Cette ville a pour nom Delhi,
Mais ce pourrait en être une autre :
Quelle importance un nom a-t-il ?

Dans les draps sales du présent
La nuit l’on rêve d’avenir,
Ou bien l’on veille, on imagine,
Avant de prendre un somnifère.

Amrita Pritam (1919-2005)
Traduit du panjabi par Denis Matringe.
Revue Europe, “Littératures de l’Inde”, (n° 864, avril 2001). Pour voir la présentation de cette parution, cliquez ici.

Poème cité  par Fabienne Shanti Desjardins, “Amrita Pritam, l’un des plus grands écrivains  indiens du XXe siècle”, in : La nouvelle Revue de l’Inde, n°2, septembre 2009, “numéro spécial : femmes indiennes”, Paris L’Harmattan page 69.

NOTES

1. païsa (païse au pluriel) : centième de roupie indienne (1 roupie = 100 païse).
2. gulamohar (ou gulmohar ) : arbre ornemental à floraison rouge spectaculaire plus connu sous le nom de flamboyant (delonix regia). Au Népal, en Inde et au Pakistan, le flamboyant prend le nom de gulmohar (plus rarement orthographié comme ici gulamohar).

Hema Upadhyay_Dream a wish, wish a dream_2006« Dans les draps sales du présent/La nuit l’on rêve d’avenir… »

Hema Upadhyay (artiste indienne), « Dream a wish, wish a dream » (2006)
Maquette de bidonville réalisée à partir de matériaux de récupération
(cartons, plaques d’aluminium, morceaux de bois, bouts de tuyaux, châssis de voitures…) 

source de l’image : © chemould prescott road – contemporary art gallery

Publié par

brunorigolt

- Agrégé de Lettres modernes - Docteur ès Lettres et Sciences Humaines (Prix de Thèse de la Chancellerie des Universités de Paris) - Diplômé d’Etudes approfondies en Littérature française - Diplômé d’Etudes approfondies en Sociologie - Maître de Sciences Politiques