La citation de la semaine… Anna Gréki…

« les morts sont des héros qui servent de noms de rues, de clairons, d’alibi, d’oubli… »

Quand il n’y a plus d’idées
il reste toujours les mots
et les morts qui sont des héros
et qui servent de noms de rues
de clairons, d’alibi, d’oubli […] Dans son bureau climatisé
le bureaucrate dont la chair croît
rêve à la guerre des frontières
et s’étonne en contemplant la baie d’Alger
qu’il fasse si beau si froid
et que son cœur se traîne ventre en l’air
il ne sait où
Peut-être au milieu des requins
rouges et pleins
qui croisent dans la rue de la Révolution ?
Dans le désert des croque-morts
le bureaucrate soupire et plonge
la main dans sa poche
Il en tire son mouchoir et son cœur
s’éponge et le croque
comme une idée juste
comme une noix
à garder pour soi

Anna Gréki, “Les Bons Usages d’un bureaucrate”, Temps forts (© Présence africaine, 1966)

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“La baie d’Alger” (détail) d’après P.J Witdoeck (1828)

Étrange destin que celui d’Anna Gréki. Née Anna Colette Grégoire, elle passera son enfance dans les Aurès, une région sauvage, aride et montagneuse qui forme dans l’est de l’Algérie l’Atlas présaharien. Son père, instituteur à Menaa, l’initiera très tôt aux beautés et à la culture de ce pays. Elle en épousera d’ailleurs la cause au point d’interrompre ses études supérieures de Lettres à Paris pour se rapprocher du FLN pendant la guerre de Libération nationale. Devenue elle-même institutrice par conviction et membre du Parti Communiste algérien, elle sera arrêtée puis expulsée. C’est à Tunis qu’elle publiera son premier recueil “de combat” intitulé Algérie, capitale Alger. À l’Indépendance, elle regagnera l’Algérie pour y terminer ses études et poursuivre sa carrière d’enseignante. Morte prématurément en 1966, Anna Gréki laisse une œuvre succincte mais qui mérite qu’on s’y attarde. Son second recueil, Temps forts, publié à titre posthume en 1966, résume bien l’engagement de cette femme écrivain.

Dans ce poème intitulé non sans humour “Les Bons Usages d’un bureaucrate”, l’auteure dénonce de façon sarcastique l’abandon des luttes d’hier dans un monde où les héros désormais “servent de noms de rues, de clairons, d’alibi, d’oubli”. Le “fonctionnaire” du poème qui “soupire” et “s’éponge” le front “dans son bureau climatisé” serait ici comme l’allégorie universelle d’un monde “qui a oublié” et renoncé. L’écriture d’Anna Gréki se fait donc autant souvenir et hommage qu’engagement. Souvent violentes dans ses récits et témoignages sur la guerre, les paroles laissent la place à un désenchantement amer et désabusé. Et sans doute les derniers mots du texte, presque tendres et intimistes, légers, spirituels et dérisoires, sont-ils de ceux qui assignent à l’écrivain la mission de témoigner mais aussi de pardonner : « Je suis vêtue de peau fraternelle » aimait à dire Anna Gréki…

Anna Gréki passera son enfance dans les Aurès, une région sauvage, aride et montagneuse qui forme dans l’est de l’Algérie l’Atlas présaharien…

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brunorigolt

- Agrégé de Lettres modernes - Docteur ès Lettres et Sciences Humaines (Prix de Thèse de la Chancellerie des Universités de Paris) - Diplômé d’Etudes approfondies en Littérature française - Diplômé d’Etudes approfondies en Sociologie - Maître de Sciences Politiques