La citation de la semaine… Annie Ernaux…

« Il y avait un grand arbre roux devant la fenêtre de ma chambre… J’allais écrire… Je possédais le monde. »

      Les après-midi de novembre 61, dans ma chambre à Yvetot, je regardais le soleil se coucher chaque soir, j’étudiais la littérature française. Pendant deux ans j’ai été folle de littérature, 61 à 63, folle, je ne sais plus comment me le remémorer, la littérature plus réelle que la vie (d’une étudiante, fille des épiciers de la rue du Clos-des-Parts) au point que je m’interdisais le flirt, les garçons menaçant cette réalité. […] Je vivais, je marchais dans les rues exactement comme si les choses allaient d’elles-mêmes se transformer en mots, en phrases. Personne ne pouvait être, à ce moment-là, à Rouen, plus folle que moi de littérature. Abonnée aux Lettres françaises, piochant, dans la Bibliothèque municipale d’Yvetot à peu près identique à ce qu’elle avait dû être au XIXe siècle […] les dernières acquisitions, nouveautés plutôt. En novembre 61, me répétant les vers d’Anna de Noailles (que personne ne connaît plus, ni Marie Noël la catho) je me suis appuyée à la beauté du monde / j’ai tenu l’odeur des saisons dans mes mains — ou l’inverse — et c’était moi.
  4 février 2007

Annie Ernaux en 1962-63 : étudiante de Lettres modernes→
© Archives privées d’Annie Ernaux/Gallimard

   À mon bureau, brusquement, buvant à une heure inhabituelle de la Ricoré avec du lait, je me ressens (ce mot-là, seul, convient, re-sentir) en octobre 62, quand je suis entrée à la cité U, rue d’Herbouville, ce bonheur informe, de la vie devant soi pour faire des choses […]. Il y avait un grand arbre roux devant la fenêtre de ma chambre, toute petite, mais « une chambre d’étudiante » ! J’allais écrire…
Je possédais le monde.
  29 septembre 1993

Annie Ernaux
Écrire la vie
Gallimard, “Quarto”, Paris 2011
Extraits du journal inédit de l’écrivaine

 

     Si vous ne connaissez pas Annie Ernaux, profitez de la publication récente de la plus grande partie de son œuvre rassemblée sous le titre Écrire la vie (Quarto-Gallimard, 1088 pages, 100 illustrations)  pour découvrir quelques-uns des textes les plus célèbres de cette figure singulière du paysage littéraire contemporain. Comme le notait très justement Nathalie Crom, “Annie Ernaux [est] une écrivaine à part, marginale et majeure, qu’on a eu tort, par facilité ou aveuglement, de ran­ger longtemps parmi les tenants de l’autofiction. Alors même que ne l’a jamais intéressée que « la valeur collective du “je” autobiographique ». Parler de soi, pour tendre à l’autre un miroir où il pourra se reconnaître” (¹).

     C’est en 1974 qu’Annie Ernaux publie à 33 ans son premier texte, Les Armoires vides, roman autobiographique d’une grande intensité dans lequel l’auteure se remémore son enfance normande, partagée entre de brillantes études, et le modeste café-épicerie familial tenu par ses parents dans un faubourg d’Yvetot. À l’intersection du personnel et du collectif, “quelque part entre la littérature, la sociologie et l’histoire” comme elle l’écrira dans Une femme, la trajectoire biographique et littéraire de l’écrivaine est au cœur de ce déchirement social…

     Dans un ouvrage récent, Élise Hugueny-Léger déclarait à ce titre : “L’œuvre d’Annie Ernaux se situe à la croisée de questionnements littéraires, de débats controversés et de courants théoriques. Par sa dimension intrinsèquement contemporaine, c’est-à-dire ancrée dans son temps, elle projette un reflet actuel non seulement sur la société française mais également sur les enjeux de la littérature au début du vingt-et-unième siècle […] : débats post-modernes sur la notion d’identité, questionnements sur la place de l’autre dans l’écriture par les femmes, ainsi que sur les thèmes de […] l’intime ou de la transgression qui semblent caractériser les œuvres des écrivaines françaises depuis les années 1990. Tout en englobant ces questionnements, l’œuvre d’Ernaux résiste à toute généralisation” (²).

     Extraits du Journal intime inédit de l’écrivaine, les courts passages que j’ai sélectionnés pour cette Citation de la semaine me paraissent représentatifs de l’écriture diaristique d’Annie Ernaux, si apte à “écrire la vie”, c’est-à-dire à mettre en évidence l’expérience de vie comme principe essentiel d’une prise de conscience que la littérature doit remettre le domaine du social et de l’intersubjectif au cœur de sa réflexion et de ses questionnements. De fait, loin d’être un monologue intérieur, cette écriture, qui socialise ce que la vie a de plus personnel, transforme l’expérience intime en mode de déchiffrement et d’exploration du réel.

     Annie Ernaux écrira d’ailleurs que “l’intime est encore et toujours du social, parce qu’un moi pur, où les autres, les lois, l’histoire, ne seraient pas présents est inconcevable” (³). Cette dimension socio-biographique des récits d’Annie Ernaux, qui s’opère à travers une écriture de la mémoire personnelle et collective, porte en elle la présence d’une quête existentielle forte, car elle nous invite ainsi à vivre à rebours, à faire sans cesse le bilan de notre vie et de nos actes afin de mieux appréhender l’espace intime et la fonction sociale de la littérature, ancrés sur le « connais-toi toi-même » socratique…

NOTES
(1) Nathalie Crom, Télérama n° 3222.
(2)
Élise Hugueny-Léger, Annie Ernaux, Une poétique de la transgression. Modern French Identities n°82, Peter Lang, Berne (Suisse) 2009, page 1 et page 3.
(3) Annie Ernaux, L’Écriture comme un couteau, entretiens avec Frédéric-Yves Jeannet. Cité par Florence Bouchy, La Place, La Honte d’Annie Ernaux, “Profil d’une œuvre”, Hatier Paris 2005.

Découvrez cet entretien d’Annie Ernaux avec Élise Hugueny-Léger
in Élise Hugueny-Léger, Annie Ernaux, Une poétique de la transgression, op. cit. page 207 et s.

Publié par

brunorigolt

- Agrégé de Lettres modernes - Docteur ès Lettres et Sciences Humaines (Prix de Thèse de la Chancellerie des Universités de Paris) - Diplômé d’Etudes approfondies en Littérature française - Diplômé d’Etudes approfondies en Sociologie - Maître de Sciences Politiques