La citation de la semaine… Renée Vivien…

« Chair des choses ! J’ai cru parfois étreindre une âme Avec le frôlement prolongé de mes doigts… »

Chair des choses

Je possède, en mes doigts subtils, le sens du monde,
Car le toucher pénètre ainsi que fait la voix,
L’harmonie et le songe et la douleur profonde
Frémissent longuement sur le bout de mes doigts.

Je comprends mieux, en les frôlant, les choses belles,
Je partage leur vie intense en les touchant,
C’est alors que je sais ce qu’elles ont en elles
De noble, de très doux et de pareil au chant.

Car mes doigts ont connu la chair des poteries
La chair lisse du marbre aux féminins contours
Que la main qui les sait modeler a meurtries,
Et celle de la perle et celle du velours.

Ils ont connu la vie intime des fourrures,
Toison chaude et superbe où je plonge les mains !
Ils ont connu l’ardent secret des chevelures
Où se sont effeuillés des milliers de jasmins.

Et, pareils à ceux-là qui viennent des voyages
Mes doigts ont parcouru d’infinis horizons,
Ils ont éclairé, mieux que mes yeux, des visages
Et m’ont prophétisé d’obscures trahisons.

Ils ont connu la peau subtile de la femme,
Et ses frissons cruels et ses parfums sournois…
Chair des choses ! J’ai cru parfois étreindre une âme
Avec le frôlement prolongé de mes doigts…

Renée Vivien, “Chair des choses”, Sillages (1908)

 Renée Vivien (photomontage, BR)
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Comme Marceline Desbordes-Valmore, ou Anna de Noailles, Renée Vivien (1877-1909) est à n’en pas douter une auteure de tout premier ordre, et je ne saurai trop vous inciter à pénétrer dans son univers poétique, mêlant à la pureté parnassienne du verbe le goût pour l’ambivalence, l’intimité et le mystère. D’ascendance anglaise et américaine mais Parisienne d’adoption, Renée Vivien (de son vrai nom Pauline Mary Tarn) s’est installée en France et a voué sa poésie tout comme sa vie à Sapho, n’hésitant pas à renverser les valeurs de la société de la Belle Epoque, pour exprimer l’inexprimable (une femme s’adressant à une autre femme).

Au-delà de cet aspect transgressif, la poésie de Renée Vivien instaure une inhérence de la conscience et du corps qui exploite magnifiquement toutes les ressources de la musicalité des mots et de leur valeur émotionnelle :

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Car mes doigts ont connu la chair des poteries
La chair lisse du marbre aux féminins contours
[…]
Ils ont connu l’ardent secret des chevelures
Où se sont effeuillés des milliers de jasmins.
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Et, pareils à ceux-là qui viennent des voyages.
Mes doigts ont parcouru d’infinis horizons…
 
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Mais cette “écriture-femme”, si neuve et révolutionnaire dans sa manière d’imposer le corps et le désir féminins dans le texte, va bien au-delà de l’esthétique et du lyrisme : les mots sont ici des essences invisibles du visible : ils  expriment une absence, un non-dit qui est à mettre en relation avec le titre du poème, et qui fait que les choses “ont une chair”. Dans sa concrétude même, le titre choisi par Renée Vivien évoque presque une “pesanteur”, une “présence en creux” qui nous projette vers la texture invisible de “l’être des choses”. On pourrait s’interroger longuement sur ce titre énigmatique et ô combien philosophique : l’expression de “chair des choses” ne renvoie-t-elle pas d’ailleurs à la notion philosophique de phénoménologie ? A ce titre, toute l’originalité du poème de Renée Vivien consiste, en partant de phénomènes concrets, tels qu’ils se manifestent dans le temps et l’espace, à les rattacher à une “poésie de la profondeur” pour y appréhender un sens caché. Tout le poème procède ainsi par un retour aux données immédiates de la corporéité et de la perception (les sensations du toucher par exemple), qui semblent jaillir de l’être des choses et qui renvoient par là même à la profondeur du monde, et aux structures transcendentales de la conscience :
Je possède, en mes doigts subtils, le sens du monde,
Car le toucher pénètre ainsi que fait la voix,
L’harmonie et le songe et la douleur profonde
Frémissent longuement sur le bout de mes doigts.
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Ce primat de la perception et de la sensation dans sa réalité immanente à la conscience me paraît être à la base de l’écriture féminine (*), et nécessiterait d’ailleurs une longue étude…

Vous entendrez parler assez peu de Renée Vivien comme tant d’autres écrivaines dans les manuels scolaires, tant ils renvoient une image de la poésie singulièrement tronquée. Un tel processus d’occultation qui cantonne bien souvent les femmes dans des zones secondaires de la littérature, impose me semble-t-il, une réflexion critique au plus haut niveau : il est urgent en effet que les femmes soient reconnues en tant que telles dans l’histoire littéraire.

Bruno Rigolt

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(*) Voyez par exemple, dans la rubrique “La citation de la semaine”, les textes d’Herta Müller, de Monique Wittig, de Virginia Woolf ou d’Hélène Cixous.
Pour en savoir plus sur Renée Vivien, vous pouvez feuilleter dans Google-livres les ouvrages suivants :
  • Marie-Ange Bartholomot Bessou, L’imaginaire du féminin dans l’oeuvre de Renée Vivien : de mémoires en mémoire (Cahier romantique n°10, Université Blaise Pascal (Clermont-Ferrand, 2004).
  • Évelyne Wilwerth, Visages de la littérature féminine, éditions Mardaga, Wavre (Belgique, 1995), page 197 et s.
  • Marie-Ange Bartholomot Bessou, “Réécriture des féminités dans l’oeuvre de Renée Vivien”, in Renée Vivien à rebours : édition pour un centenaire, coll. sous la direction de Nicole G. Albert, L’Harmattan Paris 2009, page 141 et s.
 
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Crédit iconographique : Bruno Rigolt, d’après des clichés d’époque retouchés, et modifiés numériquement (photomontages).

Publié par

brunorigolt

- Agrégé de Lettres modernes - Docteur ès Lettres et Sciences Humaines (Prix de Thèse de la Chancellerie des Universités de Paris) - Diplômé d’Etudes approfondies en Littérature française - Diplômé d’Etudes approfondies en Sociologie - Maître de Sciences Politiques