« Vous avez bu de l’ombre pour vous rendre visibles. »
J’ouvre la première porte C’est une grande chambre inondée de soleil Une lourde voiture passe dans la rue et fait trembler la porcelaine. J’ouvre la porte numéro deux. Amis ! Vous avez bu de l’ombre pour vous rendre visibles. Porte numéro trois. Une chambre d’hôtel étroite. Avec vue sur une ruelle. Une lanterne qui étincelle sur l’asphalte. Belles scories de l’existence._
Tomas Tranströmer, “Élégie”, Baltiques et autres poèmes, Le Castor astral éditeur (coll. Les Écrits des Forges), Paris 1985. Traduit du Suédois par Jacques Outin.

Il paraît à première vue difficile de pénétrer l’univers à la fois intimiste, austère et contemplatif de Tomas Tranströmer, prix Nobel 2011 de Littérature. Peu connu du public français, cet immense poète suédois (né en 1931 à Stockholm), psychologue de formation, a travaillé plusieurs années auprès de jeunes délinquants avant de poursuivre une carrière de psychologue du travail. Ses observations, pressenties à partir de réactions subjectives sur le genre humain (et non d’un “engagement” politique) l’ont amené à une écriture profondément métaphysique sur le sens de la vie.
Claude-Michel Cluny qualifiait à ce titre ses textes “d’admirables visions, que leur simplicité fait évidentes, une fois le choc dissipé”. De fait, la poésie de Tomas Tranströmer est profondément ancrée dans l’expressionnisme scandinave, métamorphosant et stylisant la réalité pour atteindre la plus grande intensité esthétique et expressive ; l’auteur de Baltiques propose ainsi une lecture à la fois réaliste et allégorique du monde qui tient tout autant des états d’âme (la mélancolie, l’angoisse, l’obsession de la solitude) que d’une réalité géographique et sociale typiquement nordiques :
Porte numéro trois. Une chambre d’hôtel étroite.Avec vue sur une ruelle.
Une lanterne qui étincelle sur l’asphalte.
Belles scories de l’existence. _
André Velter dans un article du Monde (“Visions au bord du réel”, 21 avril 1995) notait très justement : “C’est avec une perception aiguë, méticuleuse, que Tomas Tranströmer parcourt la zone limitrophe des terres habitées, comme si cette étendue en marge s’apparentait à un réservoir de visions simples, de visions vastes, de visions suscitées au bord du réel. [Ses livres] suggèrent une quête obstinée, accomplie sans emphase et pas à pas, qui affronte l’opacité des signes, l’irréductibilité des choses, l’ombre des actes. […] Plus la déroute que le but”.
On pourrait en effet remarquer combien la perception de l’espace, fragmentaire et restreinte, renvoie dans le texte à une impression de claustration : “porte”, “chambre… étroite”, “vue sur une ruelle”. Mais c’est ce qui rend aussi le poème si profondément intériorisé. Le jury du Nobel a d’ailleurs justifié son choix en affirmant que “par des images denses, limpides, [Tranströmer] nous donne un nouvel accès au réel”. C’est tout le sens de cette poésie, métaphorique et contingente à la fois ; presque diaphane et intemporelle dans sa volonté de représenter une réalité toujours insaisissable…
Bruno Rigolt
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