La citation de la semaine… John Steinbeck…

« Les raisins de la colère se gonflent et mûrissent, annonçant les vendanges prochaines… »

The grapes of wrath are filling and growing heavy, growing heavy for the vintage…

          Les cerises mûrissent les premières. Un cent et demi la livre. Merde, on ne peut pas les cueillir à ce tarif-là. Cerises noires et cerises rouges, à la chair juteuse et sucrée ; les oiseaux mangent la moitié de chaque cerise et les guêpes viennent bourdonner dans tous les trous faits par les oiseaux. Et les noyaux auxquels adhèrent encore des lambeaux de défroque noire, tombent à terre et se dessèchent.
          Puis c’est le tour des prunes rouges de s’adoucir et de prendre de la saveur.
          Bon sang ; on ne peut pas les faire cueillir, sécher et soufrer. 
          Pas moyen de payer des salaires, aussi bas soient-ils.
          Alors les prunes rouges tapissent le sol. […].
          Et finalement les raisins.
          Nous ne pouvons pas faire de bon vin. Les gens n’ont pas les moyens d’acheter du bon vin. […] Qu’à cela ne tienne. Un peu de soufre et de tanin et on n’y verra que du feu.
          Mais l’odeur de fermentation n’est pas l’odeur riche et généreuse du bon vin. Cela sent la décomposition et la pharmacie.
          Oh ! Tant pis. En tout cas, il y a de l’alcool dedans. Ils pourront toujours se soûler avec. […].
          Les petits fermiers voyaient leurs dettes augmenter, et derrière les dettes, le spectre de la faillite. Ils soignaient les arbres mais ne vendaient pas la récolte ; ils émondaient, taillaient, greffaient et ne pouvaient pas faire cueillir les fruits. Des savants s’étaient attelés à la tâche, avaient travaillé à faire rendre aux arbres le maximum, et les fruits pourrissaient sur le sol, et le moût en décomposition dans les cuves empestait l’air. […]. L’année prochaine, ce petit verger sera absorbé par une grande Compagnie, car le fermier, étranglé par ses dettes, aura dû abandonner.
          Ce vignoble appartiendra à la banque. Seuls les grands propriétaires peuvent survivre, car ils possèdent en même temps les fabriques de conserves. Et quatre poires épluchées, coupées en deux, cuites et emboîtées, coûtent toujours quinze cents. Et les poires en conserve ne se gâtent pas. Elles se garderont des années.
          La décomposition envahit toute la Californie, et l’odeur douceâtre est un grand malheur pour le pays. Des hommes capables de réussir des greffes, d’améliorer les produits, sont incapables de trouver un moyen pour que les affamés puissent en manger. Les hommes qui ont donné de nouveaux fruits au monde sont incapables de créer un système grâce auquel ces fruits pourront être mangés. Et cet échec plane comme une catastrophe sur le pays.
          Le travail de l’homme et de la nature, le produit des ceps, des arbres, doit être détruit pour que se maintiennent les cours, et c’est là une abomination qui dépasse toutes les autres. […].
          Il y a là un crime si monstrueux qu’il dépasse l’entendement.
          Il y a là une souffrance telle qu’elle ne saurait être symbolisée par les larmes. […]. Dans l’âme des gens, les raisins de la colère se gonflent et mûrissent, annonçant les vendanges prochaines.

John Steinbeck (1902-1968), Les Raisins de la colère (Grapes of Wrath, 1939).
Traduit de l’Américain par Marcel Duhamel et Maurice Edgar Coindreau.
© Gallimard, 1947, “Folio” 2011, pages 490-492

ubliés en 1939, dix ans après la faillite de Wall Street qui marquera les débuts de la “grande dépression”, et ne cessera plus de hanter la conscience collective américaine, les Raisins de la colère sont une œuvre majeure de la littérature du vingtième siècle. L’histoire, qui s’étend sur trois mois, raconte l’épopée tragique d’une famille de métayers, les Joad, dépossédés de leur terre par la mécanisation de l’agriculture et l’inhumanité du grand capital face à la petite propriété.

Victimes de prospectus alléchants dont la propagande leur fait miroiter un salaire élevé en échange d’un travail dans les vergers de Californie, les Joad, comme des centaines de milliers d’autres “Okies” (les habitants pauvres de l’Oklahoma), se jettent sur la route 66 pour émigrer d’est en ouest vers la Californie, nouvelle “terre promise”… Mais cette ruée vers l’or se révèlera illusoire : à leur arrivée, les familles ne trouveront que misère et dénuement.  

crivain engagé, très impliqué dans la vie de son temps, Steinbeck a souvent rencontré les paysans, vécu à leurs côtés, ce qui explique l’importance dans ce passage, comme dans tout le roman, des descriptions à portée sociale, largement redevables à  la tradition naturaliste française. Ainsi l’auteur dénonce-t-il, à travers la lutte qui oppose les riches propriétaires et les “Okies”, le processus irréversible de déshumanisation entraîné par l’agriculture mécanisée et la loi du profit, qui en détruisant le lien entre l’homme et la nature, apparaît comme l’aliénation de l’homme à l’argent.

Mais si le roman met tout d’abord en lumière l’envers du “rêve américain”, il peut faire par ailleurs l’objet d’un déchiffrement symbolique : c’est ainsi que le long périple des Okies sur la route 66 peut se lire comme “la réécriture du récit de l’Exode [qui] vient structurer le roman de Steinbeck en lui offrant une « charpente » narrative aisément identifiable, grâce aux éléments faisant clairement référence au texte biblique” (*). Ces propos de Julien Ribot permettent de mieux comprendre la dimension allégorique du récit de Steinbeck, dont le style souvent emphatique peut faire aisément songer à certaines prophéties de l’Apocalypse :

          Il y a là un crime si monstrueux qu’il dépasse l’entendement.
          Il y a là une souffrance telle qu’elle ne saurait être symbolisée par les larmes. […]. Dans l’âme des gens, les raisins de la colère se gonflent et mûrissent, annonçant les vendanges prochaines.

ur un plan plus politique et philosophique, le texte de Steinbeck se nourrit d’une réflexion importante sur le thème de la justice : face au déterminisme inflexible des lois économiques qui dénaturent l’humanité de l’homme, Steinbeck prend la défense des opprimés à travers un récit qui, refusant l’impasse du roman psychologique, donne à la lutte pour la justice sociale une dimension épique :  le parcours des Joad sur la route 66 est aussi un parcours initiatique ; à l’itinéraire géographique se substituent peu à peu le voyage spirituel et la prise de conscience existentielle, qui amènent Steinbeck à travers les Okies, à s’interroger avec une terrible clairvoyance, sur les dérives du capitalisme, où seule la rentabilité détermine le légitime.

La question que nous pose Steinbeck est donc la suivante : Quelle éthique attendre d’une société uniquement fondée sur le profit, sacrifiant les valeurs humaines à la loi du capital, et animalisant les êtres humains selon une logique darwinienne ? Ce puissant lien thématique entre l’exode des Okies et la réflexion politico-morale conduit Steinbeck à passer de la vigoureuse diatribe au plaidoyer humaniste : contre le capitalisme technocratique, le monde n’a d’autre atout que l’homme même. Pour l’auteur, la liberté et l’amour ne font qu’un ; de même que l’homme avec la terre. C’est pourquoi il nous faut retrouver le lien familial et social, l’enracinement à la terre, seuls remèdes pour réinventer, dans un monde qui a perdu toute mesure, une humanité renouvelée à la mesure de l’homme…

Bruno Rigolt

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(*) Julien Ribot, Les raisins de la colère de John Steinbeck : essai d’interprétation, éditions Le Manuscrit, 2008, page 73.

Crédit iconographique : les deux  portraits de Steinbeck proviennent de clichés d’époque recadrés et retouchés numériquement. Les autres images sont extraites de la magnifique adaptation cinématographique que le réalisateur américain John Ford tira du roman de Steinbeck en 1962.

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brunorigolt

- Agrégé de Lettres modernes - Docteur ès Lettres et Sciences Humaines (Prix de Thèse de la Chancellerie des Universités de Paris) - Diplômé d’Etudes approfondies en Littérature française - Diplômé d’Etudes approfondies en Sociologie - Maître de Sciences Politiques