« On continua de rouler. Au milieu de l’immense plaine nocturne s’étendait la première ville du Texas… »
On continua de rouler. Au milieu de l’immense plaine nocturne s’étendait la première ville du Texas, Dalhart (¹), que j’avais traversée en 1947. Elle miroitait sur le plancher obscur de la terre, à cinquante milles de là. Ce n’était au clair de lune qu’une étendue de bouteloue et de désert. La lune était à l’horizon. Elle prit de l’embonpoint, elle devint immense et couleur de rouille, elle mûrit et gravita, jusqu’au moment où l’étoile du matin entra en lice et où la rosée souffla par les portières ; et nous roulions toujours. Après Dalhart – boîte de biscuits vide – on déboula sur Amarillo qu’on atteignit dans la matinée, parmi les herbages balayés par les vents, qui, seulement quelques années auparavant, ondoyaient autour d’un campement de tentes de bisons. Maintenant il y avait des stations d’essence et des juke-boxes 1950 dernier cri […] À Childress, sous le soleil brûlant, on mit le cap directement au Sud en bifurquant sur une route secondaire et on s’élança à travers des déserts abyssaux en direction de Paducah, Guthrie et Abilene (Texas). La vieille bagnole chauffait et dansait le bop et s’accrochait opiniâtrement au terrain. De grands tourbillons de sable soufflaient sur nous du fond des espaces miroitants. Stan roulait droit devant lui en parlant de Monte-Carlo et de Cagnes-sur-Mer et de paysages azurés près de Menton où des gens au visage basané erraient entre des murs blancs…
Jack Kerouac, Sur la route (On the road)
© Gallimard 1960, “Folio” Gallimard 2008, 2022 (trad. Jacques Houbart), p. 381-382.
We drove on. Across the immense plain of night lay the first Texas town, Dalhart, which I’d crossed in 1947. It lay glimmering on the dark floor of the earth fifty miles away. The land by moonlight was all mesquite and wastes. On the horizon was the moon. She fattened, she grew huge and rusty, she mellowed and rolled, till the morning-star contended and dews began to blow in our windows—and still we rolled. After Dalhart -empty crackerbox town- we bowled for Amarillo, and reached it in the morning among windy panhandle grasses that only a few years ago, (1910) waved around a collection of buffalo tents. Now there were of course gas stations and new 1950 jukeboxes […]. At Childress in the hot sun we turned directly south on a lesser road and continued across abysmal wastes to Paducah, Guthrie and Abilene Texas. Now Neal had to sleep and Frank and I sat in the front seat and drove. The old car burned and bopped and struggled on. Great clouds of gritty wind blew at us from shimmering spaces. Frank rolled right along with stories about Monte Carlo and Cagnes-sur-Mer and the blue places near Menton where darkfaced people wandered among white walls…
Chef de file de la “Beat Generation” (²), Jack Kerouac (1922-1969) est un écrivain américain d’origine canadienne-française. Très représentative de la Contreculture et largement controversée de son vivant, son œuvre est anticonformiste et annonce la période de contestation sociale qui bouleversera la fin des années Soixante aux États-Unis. Sur la route (rédigé en 1951 mais publié en 1957) se présente à ce titre comme une ode audacieuse à la liberté.
L’impression qui ressort à la lecture de cette immense fresque, partagée entre les paysages uniques de l’Amérique et les dérives de toute sorte, est le don poétique de Kerouac, apte à nous faire ressentir, à travers l’exil des routes, l’immensité même du “paysage humain”. De fait ce roman, largement autobiographique, se lit un peu comme un road movie : la route elle-même devient intrigue et le voyage cheminement spirituel, moyen de s’emparer, en le parcourant, du monde qui nous entoure. “La route est pure. La route rattache l’homme des villes aux grandes forces de la nature” aimait à répéter Kerouac et sans doute il est vrai que ce roman est non seulement une passionnante introduction à la civilisation américaine de la fin des années 50, mais aussi une très belle épopée dont le style spontané n’a cessé d’inspirer les créations romanesques contemporaines.
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(¹) Il est écrit à deux reprises dans l’édition française (Folio, Gallimard 2008, p. 381) “Dalhars” mais il s’agit sans doute d’une coquille : la ville mentionnée est bien Dalhart, située au nord de l’État du Texas.
(²) Regardez également cette vidéo dans laquelle Jack Kerouac explique (en Français) comment et pourquoi il a créé l’expression de “Beat Generation”. En particulier, retenez les remarques sur l’étymologie du terme “beat” (rapproché du mot français “béatitude”). Un document passionnant !
Crédit iconographique : Bruno Rigolt
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