La citation de la semaine… Marie Noël…

 

Tu viendras, demeurée en la fleur du matin…

Mes compagnons, ô vous, mes choses enfermées
Dans la maison du soir, vous à moi pour la vie,
Mes fidèles, vous qui m’aurez plus loin aimée
Que mes fils et plus tard  mes filles servie.

Ô miens meubles serrés autour de moi vivante
En l’amour de mes yeux, de l’âtre à la fenêtre,
Voici venir le jour d’extrême épouvante,
Mes compagnons, où vous aussi me serez traîtres.

Voici le jour où par la porte grande ouverte
Ceux-la me chasseront dont j’étais sœur et mère,
Et vous consentirez tous ensemble à ma perte
Et sans bouger vous tous les regarderez faire.

[…]

Et toi, plus qu’un époux joint à ma destinée,
Mon lit qui chaque soir me reçoit tout entière,
Toi qu’au premier regard des jeunes matinées
Je refais comme à l’aube on refait sa prière ;

… En toi, lit patient afin que tu les aides,
Je vais mettre à l’abri mes pauvres maladies,
En toi s’arrêtera sans vouloir de remède
Celle par qui seront mes deux mains refroidies ;

À toi d’avance, à toi, pour la sueur suprême,
À toi, dernier réduit de ma dernière tâche,
J’ai confié ma mort… Et toi, défait et blême,
Tu me rendras à qui m’emporte, comme un lâche !

… Et que nul n’accompagne en l’ombre… sauf un seul.

Ô mon seul compagnon dans l’ombre, mon linceul,
Toi seul, de tous ces draps —lequel entre les douze ?—
Tu sortiras un soir de l’armoire… toi seul…
Tu viendras prendre ma défaite pour épouse.

Toi, le plus mûr qui n’ose plus servir à rien,
Toi, comme un mendiant tout couvert des reprises
Que j’ai faites, croisant mon fil avec le tien,
Pour rassurer la place où peut-être il se brise,

Avec la double lettre rouge dont hier
Joyeusement, afin que tu me reconnaisses,
Je t’ai marqué, drap mien, d’un petit signe fier,
Tu viendras avec moi par pauvre droit d’aînesse ;

Tu viendras avec moi dont personne ne suit
Le mal trop noir, après que les mains d’infirmières
L’auront au bord affreux de la plus longue nuit
Abandonné sans pansement et sans lumière ;

Tu viendras, demeurée en la fleur du matin,
Douce toile vieillie et meilleure qu’embaume
La lavande simple et fidèle du jardin,
Pour recouvrir l’odeur livide de mes paumes…

Marie Noël, “Impropères et chant du linceul” (extraits), Chants et psaumes d’automne, 1947. Cité par Jeanine Moulin, Huit siècles de poésie féminine. Anthologie. Seghers, Paris 1975. Pages 240-241

C’est en travaillant à la bibliothèque Marguerite Durand à Paris, qui conserve une riche documentation sur l’histoire des femmes et du féminisme, que j’ai découvert ces vers si poignants de Marie Noël, pseudonyme de Marie Rouget (Auxerre, 1883-1967). Deux épreuves personnelles survenues en 1904 —la mort soudaine de son frère cadet âgé de douze ans, le lendemain du jour de Noël et les désillusions d’un amour de jeunesse non partagé— marqueront de leur empreinte douloureuse l’œuvre de l’écrivaine, qui explique ainsi le choix de son pseudonyme : “Marie (mara), l’amertume mortelle de ma racine, Noël, mon miracle, ma fleur de joie” (1).

D’inspiration profondément religieuse, sa poésie, “proche de Villon et des fabliaux, a recueilli les peines et les joies d’une province qui appartient toute encore à l’ancienne France (2)”. Mais cette affinité avec un passé médiéval, si elle confère aux premiers recueils une fraîcheur et une délicatesse souvent touchantes, prend ici une signification beaucoup plus sombre et pathétique, qui fait entendre “une deuxième voix douloureuse, inquiète, souvent amèrement lucide” (3), partagée entre la déréliction et l’espérance. Ainsi, quand l’auteure évoque “le chant du linceul”, c’est pour se révolter contre l’inanité même de la mort, et faire entendre ce qu’elle appelle “l’inconsolable cri de l’homme” (4) face à la perte d’un être cher.

Couronnée en 1962 par le grand Prix de poésie de l’Académie française, l’œuvre de Marie Noël est non seulement un hymne magistral à la poésie classique, mais à l’intérieur de la forme fixe, si magnifiquement rythmée et rimée, une liturgie enracinée au plus profond du cœur des hommes, s’efforçant de déchiffrer dans les heures tremblantes de la vie, le chant immémorial du monde…

Bruno Rigolt

 

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(1) Cité par Christiane P. Makward, Madeleine Cottenet-Hage, Dictionnaire littéraire des femmes de langue française, de Marie de France à Marie NDiaye, Karthala, Paris 1996,  page 443.
(1) Pierre de Boisdeffre, Histoire vivante de la littérature d’aujourd’hui, Librairie académique Perrin, Paris 1968, page 651.
(3) Christiane P. Makward, Madeleine Cottenet-Hage, Dictionnaire littéraire des femmes de langue française, op. cit. page 443.
(4) Sur ces questions, voyez par exemple, Denise Leduc-Fayette, Le Regard d’Henri Gouhier : actes du colloque du CEPF, 29-31 mai 1996, Librairie philosophique J. Vrin, Paris 1999, page 72.

– Feuilletez l’ouvrage de Louis Chaigne (ci-dessus) : Vies et oeuvres d’écrivains (Volume 2, éd. F. Lanore, 1966). Les pages consacrées à Marie Noël, même si elles ne sont consultables qu’en partie, sont très documentées et proposent une approche rigoureuse de son œuvre.
– Voyez aussi cette contribution remarquable d’Aude Préta-De Beaufort .

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brunorigolt

- Agrégé de Lettres modernes - Docteur ès Lettres et Sciences Humaines (Prix de Thèse de la Chancellerie des Universités de Paris) - Diplômé d’Etudes approfondies en Littérature française - Diplômé d’Etudes approfondies en Sociologie - Maître de Sciences Politiques