« Les femmes reçoivent une déplorable éducation ; et c’est là le grand crime des hommes envers elles….»
Je sais que certains préjugés refusent aux femmes le don d’une volonté susceptible d’être éclairée, l’exercice d’une persévérance raisonnée. Beaucoup d’hommes aujourd’hui font profession d’affirmer physiologiquement et philosophiquement que la créature mâle est d’une essence supérieure à celle de la créature femelle. Cette préoccupation me semble assez triste, et, si j’étais femme, je me résignerais difficilement à devenir la compagne ou seulement l’amie d’un homme qui s’intitulerait mon dieu […]. C’est un étrange abus de la liberté philosophique de s’aventurer dans des discussions qui ne vont à rien de moins qu’à détruire le lien social dans le fond des cœurs, et ce qu’il y a de plus étrange encore, c’est que ce sont les partisans fanatiques du mariage qui se servent de l’argument le plus propre à rendre le mariage odieux et impossible. […].
← Portrait de George Sand par Auguste Charpentier (1835). Musée de la Vie romantique, Paris.
L’égalité, je vous le disais précédemment, n’est pas la similitude. Un mérite égal ne fait pas qu’on soit propre aux mêmes emplois, et, pour nier la supériorité de l’homme, il eût suffi de lui confier les attributions domestiques de la femme. Pour nier l’identité des facultés de la femme avec celles de l’homme, il suffirait de même de lui confier les fonctions publiques viriles […]. Dieu serait injuste s’il eût forcé la moitié du genre humain à rester associée éternellement à une moitié indigne d’elle ; autant vaudrait l’avoir accouplée à quelque race d’animaux imparfaits. À ce point de vue. il ne manquerait plus aux conceptions systématiques de l’homme que de rêver, pour suprême degré de perfectionnement, l’anéantissement complet de la race femelle et de retourner à l’état d’androgyne.
Eh quoi ! la femme aurait les mêmes passions, les mêmes besoins que l’homme, elle serait soumise aux mêmes lois physiques, et elle n’aurait pas l’intelligence nécessaire à la répression et à la direction de ses instincts ? On lui assignerait des devoirs aussi difficiles qu’à l’homme, on la soumettrait à des lois morales et sociales aussi sévères, et elle n’aurait pas un libre arbitre aussi entier, une raison aussi lucide pour s’y former ! Dieu et les hommes seraient ici en cause. Ils auraient commis un crime, car ils auraient placé et toléré sur la terre une race dont l’existence réelle et complète serait impossible. Si la femme est inférieure à l’homme, qu’on tranche donc tous ses liens, qu’on ne lui impose plus ni amour fidèle ni maternité légitime, qu’on détruise même pour elle les lois relatives à la sûreté de la vie et de la propriété, qu’on lui fasse la guerre sans autre forme de procès. Des lois dont elle n’aurait pas la faculté d’apprécier le but et l’esprit aussi bien que ceux qui les créent seraient des lois absurdes, et il n’y aurait pas de raison pour ne pas soumettre les animaux domestiques à la législation humaine.
[…] Les femmes reçoivent une déplorable éducation ; et c’est là le grand crime des hommes envers elles. Ils ont porté l’abus partout, accaparant les avantages des institutions les plus sacrées. Ils ont spéculé jusque sur les sentiments les plus naïfs et les plus légitimes. Ils ont réussi à consommer cet esclavage et cet abrutissement de la femme, qu’ils disent être aujourd’hui d’institution divine et de législation éternelle. Gouverner est plus difficile qu’obéir. Pour être le chef respectable d’une famille, le maître aimé et accepté d’une femme, il faut une force morale individuelle, les lois sont impuissantes. Le sentiment du devoir, seul frein de la femme patiente, l’élève tout à coup au-dessus de son oppresseur.
George Sand, Lettres à Marcie, “Lettre six”, mai 1837
De l’œuvre très dense —et inégale— de George Sand (pseudonyme d’Amantine Aurore Lucile Dupin, 1804-1876), la postérité n’a souvent retenu que quelques romans idéalistes et moralisants : qui n’a pas souvenir d’avoir lu dans son enfance au moins une page de la Mare au diable (1846), de la Petite Fadette (1849) ou de François le Champi (1850) ? Réduire pour autant la littérature de “la bonne dame de Nohant” à cette trilogie champêtre serait une injustice tant ses écrits sont riches d’une pensée profondément réformatrice. Témoin ces Lettres à Marcie, publiées en 1837 par Lamennais dans le journal Le Monde, dont il était le directeur. C’est en effet sous l’influence des idées nouvelles (le socialisme humanitaire de
Pierre Leroux, le féminisme saint-simonien, le Romantisme social de Hugo pour ne citer que quelques exemples), que George Sand entreprend ces pseudo-lettres d’inspiration égalitariste et féministe.
George Sand photographiée par Félix Nadar → (1864) Photographie recadrée et retouchée numériquement.
Mais cette sixième Lettre sera la dernière à paraître : effrayé par les prises de position de George Sand sur le divorce, Lamennais refusera de les publier… De fait, on peut le comprendre, étant donné le contexte socioculturel de l’époque : car c’est bien d’émancipation sociale, de remise en cause de lois, d’usages ou de stéréotypes culturels qu’il est question ici… Si tant de critiques hostiles —même à notre époque— ont souvent schématisé et appauvri la personnalité de George Sand au point de ne montrer d’elle qu’une femme au cœur des polémiques et revendiquant ses conquêtes amoureuses, c’est parce que sa pensée, particulièrement émancipatrice, soulève des problèmes qui sont hélas toujours d’actualité dans de nombreuses régions du monde : qu’il s’agisse de l’accès à l’école, à l’éducation ou à l’emploi, du droit au divorce, à la contraception, voire même de l’accès aux droits sociaux et à la santé.
Un texte “politique” : convaincre et persuader
On devine à travers le locuteur George Sand elle-même. De lait, la position de l’énonciation dans cette lettre est explicitement féminine et solidaire de la cause des femmes en général. D’où le rôle des indices énonciatifs. Indices personnels d’abord : importance du “je” dans tout le texte, qui cherche à faire prendre conscience de la nécessaire émancipation des femmes. On peut noter également la recherche assumée d’un style qui cherche à se dégager des stéréotypes : d’où l’emploi d’un vocabulaire qui refuse une différenciation sexuée discriminante (homme/femme) et préfère les catégories mâle/femelle qui ont une connotation plus formelle, anatomo-physiologique (“Beaucoup d’hommes aujourd’hui font profession d’affirmer physiologiquement et philosophiquement que la créature mâle est d’une essence supérieure à celle de la créature femelle”) : si socialement l’homme s’affirme supérieur à la femme, ils ont un statut fondamentalement égal (mâle=femelle). On pourrait également souligner l’emploi répété de tournures au présent de vérité générale qui situent le texte dans une perspective universalisante : “certains préjugés refusent aux femmes” ; “C’est un étrange abus de la liberté philosophique…” ; “L’égalité […] n’est pas la similitude” ; “Les femmes reçoivent une déplorable éducation” ; etc.
Par ailleurs, George Sand cherche à agir sur le lecteur en l’amenant à changer d’avis. Le destinataire en effet n’est pas Marcie (qui n’existe pas bien sûr) mais les militantes féministes et bien sûr les lecteurs du Monde, c’est-à-dire les hommes eux-mêmes qu’il s’agit de persuader. Les choix stylistiques sont donc d’ordre affectif. Conformément au schéma de Jakobson, le texte se définit par sa fonction émotive (qui met l’accent sur le locuteur, en soulignant ses émotions, son investissement personnel, affectif) et impressive (convaincre le récepteur).
Vous aurez certainement relevé les nombreux modalisateurs ainsi que les fréquentes marques de jugement : “je sais que certains préjugés ” ; “Cette préoccupation me semble assez triste” ; “je me résignerais difficilement ” ; “C’est un étrange abus de la liberté philosophique de s’aventurer” ; “Les femmes reçoivent une déplorable éducation ; et c’est là le grand crime des hommes envers elles. Ils ont porté l’abus partout” ; “Ils ont spéculé ” ; “Ils ont réussi à consommer cet esclavage et cet abrutissement de la femme” ; “oppresseur”. De même, les modalisateurs de doute, en particulier le conditionnel, accentuent la mise à distance de l’écrivaine avec les thèses réfutées : “la femme aurait les mêmes passions… elle serait soumise aux mêmes lois physiques, et elle n’aurait pas l’intelligence nécessaire à la répression et à la direction de ses instincts ? On lui assignerait des devoirs… on la soumettrait… et elle n’aurait pas un libre arbitre… Dieu et les hommes seraient ici en cause. Ils auraient commis un crime, car ils auraient placé et toléré sur la terre une race dont l’existence réelle et complète serait impossible.”
Enfin, observez combien les questions rhétoriques à travers des phrases interro-négatives servent à impliquer plus encore le lecteur : “elle n’aurait pas l’intelligence nécessaire à la répression et à la direction de ses instincts ?”. Dans le même ordre d’idée, les tournures exclamatives nombreuses ainsi que les tournures anaphoriques accusatrices associées à des effets de forte gradation confèrent au texte un fort aspect polémique (il s’agit bien d’un blâme contre les hommes) : “Si la femme est inférieure à l’homme, qu’on tranche donc tous ses liens, qu’on ne lui impose plus ni amour fidèle ni maternité légitime, qu’on détruise même pour elle les lois relatives à la sûreté de la vie et de la propriété, qu’on lui fasse la guerre sans autre forme de procès”.
La stratégie argumentative de George Sand dans le texte
Largement influencé par le féminisme utopique de Charles Fourier, le texte est basé sur le refus des valeurs masculines de la société de l’époque. Comme nous le voyons en effet, le passage présenté oppose nettement deux points de vue : celui des femmes et celui des hommes. Ainsi, le choix de diffuser sa pensée par voie de presse répond à une stratégie bien précise de George Sand. Pour autant, son argumentation est subtile, voire ambigüe lorsqu’elle affirme que “l’égalité n’est pas la similitude” : l’auteure en particulier ne reconnaît pas aux femmes l’égalité juridique et politique du fait même d’un principe de différences de goût et de comportement : “Un mérite égal ne fait pas qu’on soit propre aux mêmes emplois, et, pour nier la supériorité de l’homme, il eût suffi de lui confier les attributions domestiques de la femme. Pour nier l’identité des facultés de la femme avec celles de l’homme, il suffirait de même de lui confier les fonctions publiques viriles”.
Si, pour george Sand, la séparation des sphères est essentielle, l’auteure milite toutefois en faveur de l’émergence d’une société moderne et démocratique, grâce à l’affranchissement des femmes : “Des lois dont elle n’aurait pas la faculté d’apprécier le but et l’esprit aussi bien que ceux qui les créent seraient des lois absurdes, et il n’y aurait pas de raison pour ne pas soumettre les animaux domestiques à la législation humaine.”. L’égalité, qui n’est pas seulement égalité entre l’homme et la femme, mais égalité des individus entre eux, suppose une formation morale et intellectuelle de même niveau, apte à incarner des valeurs nouvelles de la société républicaine ; or ces valeurs ne sauraient exister sans une éducation égalitaire : comme elle le dit, “les femmes reçoivent une déplorable éducation ; et c’est là le grand crime des hommes envers elles. Ils ont porté l’abus partout, accaparant les avantages des institutions les plus sacrées.” De fait, pour George Sand, la persistance de l’illettrisme empêche un suffrage véritablement universel : dépourvues d’instruction et juridiquement dépendantes, comment les femmes pourraient-elles s’assumer socialement ?
Certains critiques ont vu dans les fréquentes références à la religion un signe du conservatisme social de George Sand : c’est une erreur. Elles servent d’abord à s’assurer une légitimité vis-à-vis de Lamennais, directeur du Monde, mais aussi prêtre (à cette époque, George Sand avait en effet rompu avec le catholicisme). Plus subtilement, ces références, très fortement imprimées de rousseauisme, permettent d’évaluer la distance qui sépare l’auteure du formalisme religieux et de la sacro-sainte autorité masculine : selon George Sand, si l’homme entretient une relation inégale avec la femme, et qu’il la méprise, alors il va contre le droit naturel : “Dieu et les hommes seraient ici en cause. Ils auraient commis un crime” ; “Dieu serait injuste s’il eût forcé la moitié du genre humain à rester associée éternellement à une moitié indigne d’elle ; autant vaudrait l’avoir accouplée à quelque race d’animaux imparfaits” : ces deux passages sont extrêmement transgressifs car ils amènent à penser que la domination masculine est à l’opposé même de la foi.
La conquête de l’identité et de l’écriture
Comme il a été très justement remarqué, “Le premier combat politique de George Sand est celui qu’elle a mené pour conquérir son indépendance. Elle a toujours dénoncé la condition de mineures civiles dans laquelle étaient maintenues les femmes mariées” (source). En fait, le texte est sous-tendu par un postulat qui est celui d’une essence féminine : l’auteure y exalte un féminisme nouveau, qui revendique haut et fort une “identité féminine” qu’il faut définir ou construire par l’éducation.
À la différence du féminisme “égalitariste” par exemple qui s’en tient à des revendications d’égalité entre les hommes et les femmes, ce courant du féminisme qu’on appellera plus tard “différentialiste”, célèbre dans la femme la prise de conscience de sa féminité et de sa différence comme remède premier à l’impérialisme culturel des hommes. On a beaucoup reproché à George Sand (voir en particulier : Nigel Harkness, “Sand, Lamennais et le féminisme : le cas des Lettres à Marcie“, in Le Siècle de George Sand, Rodopi 1998) d’exprimer “une critique assez forte des mouvements féministes en France au dix-neuvième siècle et [de faire] l’éloge de la femme dans son rôle maternel” (Nigel Harkness, op. cit. page 185). En fait, ce que propose George Sand dans ce très beau texte militant n’est autre qu’un renouvellement des savoirs, qui passe par l’affirmation du féminin, et donc d’une “culture au féminin”.
Par sa nature même, la femme possède des qualités lui permettant de gagner son indépendance sociale et sentimentale, donc de ne plus être une femme-objet mais une femme-sujet existentiel, dont l’objectif d’émancipation s’inscrit à la fois dans la logique égalitariste de la démocratie républicaine, et dans l’appropriation par la femme des savoirs masculins pour mieux revendiquer son identité.
Particulièrement émancipatrice, la pensée de George Sand soulève des problèmes qui sont hélas toujours d’actualité dans de nombreuses régions du monde : qu’il s’agisse de l’accès à l’école, à l’éducation ou à l’emploi, du droit au divorce, à la contraception, voire même de l’accès aux droits sociaux et à la santé. La valeur féministe et théorique du texte est donc indéniable. On notera également le grand modernisme et l’engagement sur la question des relations entre les sexes. En conclusion, ce texte illustre bien “l’universalisme à la française, dont [George Sand] revendique l’extension aux femmes” (Bernard Hamon, George Sand et la politique, L’Harmattan, Paris 2001, page 11).
© Bruno Rigolt, octobre 2010-avril 2013 (révision du manuscrit : 27 avril 2013)
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