La citation de la semaine… Gaston Bachelard…

« La mort de l’eau est plus songeuse que la mort de la terre : la peine de l’eau est infinie… »

L’eau est vraiment l’élément transitoire. […] L’être voué à l’eau est un être en vertige. Il meurt à chaque minute, sans cesse quelque chose de sa substance s’écoule. La mort quotidienne n’est pas la mort exubérante du feu qui perce le ciel de ses flèches ; la mort quotidienne est la mort de l’eau. L’eau coule toujours, l’eau tombe toujours, elle finit toujours en sa mort horizontale. […] la mort de l’eau est plus songeuse que la mort de la terre : la peine de l’eau est infinie. […]

Gaston Bachelard

Je retrouve toujours la même mélancolie devant les eaux dormantes, une mélancolie très spéciale qui a la couleur d’une mare dans une forêt humide, une mélancolie sans oppression, songeuse, lente, calme. Un détail infime de la vie des eaux devient souvent pour moi un symbole psychologique essentiel. […] C’est près de l’eau et de ses fleurs que j’ai mieux compris que la rêverie est un univers en émanation, un souffle odorant qui sort des choses par l’intermédiaire d’un rêveur. Si je veux étudier la vie des images de l’eau, il me faut donc rendre leur rôle dominant à la rivière et aux sources de mon pays.

Je suis né dans un pays de ruisseaux et de rivières, dans un coin de la Champagne vallonnée, dans le Vallage, ainsi nommé à cause du grand nombre de ses vallons. La plus belle des demeures serait pour moi au creux d’un vallon, au bord d’une eau vive, dans l’ombre courte des saules et des osières. Et quand octobre viendrait, avec ses brumes sur la rivière…

Mon plaisir est encore d’accompagner le ruisseau, de marcher le long des berges, dans le bon sens, dans le sens de l’eau qui coule, de l’eau qui mène la vie ailleurs, au village voisin. Mon « ailleurs » ne va pas plus loin. […] Le Vallage a dix-huit lieues de long et douze de large. C’est donc un monde. Je ne le connais pas tout entier : je n’ai pas suivi toutes ses rivières.

Mais le pays natal est moins une étendue qu’une matière; c’est un granit ou une terre, un vent ou une sécheresse, une eau ou une lumière. C’est en lui que nous matérialisons nos rêveries ; c’est par lui que notre rêve prend sa juste substance ; c’est à lui que nous demandons notre couleur fondamentale. En rêvant près de la rivière, j’ai voué mon imagination à l’eau, à l’eau verte et claire, à l’eau qui verdit les prés. Je ne puis m’asseoir près d’un ruisseau sans tomber dans une rêverie profonde, sans revoir mon bonheur… Il n’est pas nécessaire que ce soit le ruisseau de chez nous, l’eau de chez nous. L’eau anonyme sait tous mes secrets. Le même souvenir sort de toutes les fontaines…

Gaston Bachelard, L’Eau et les rêves, essai sur l’imagination de la matière, © Librairie José Corti 1942. Le livre de Poche n°4160, Paris 2007, pages 13-15

À la fois historien de la philosophie et théoricien des sciences, penseur et savant érudit mais aussi auteur d’écrits littéraires et poétiques, Gaston Bachelard (1884-1962) a renouvelé l’approche philosophique de la connaissance en fondant son œuvre sur une “imagination de la matière” éclairée par la psychanalyse. Pour lui, les quatre éléments de la nature (le feu, l’eau, l’air et la terre) sont la source même de l’imagination poétique. De fait, l’approche philosophique de Bachelard s’éloigne du modèle positiviste et substitue à la “physique scientifique” ce qu’il appelle une “physique poétique”, allant jusqu’à prôner la réconciliation de la poésie et de la science grâce à une ouverture de l’esprit humain à l’imaginaire et à la poésie de la nature.

Dans la Poétique de la rêverie (1960), il s’est d’ailleurs lui-même défini comme un “rêveur de mots” : pour Bachelard en effet, notre appartenance au monde des images est peut-être plus forte, plus constitutive de notre être, que notre appartenance au monde des idées : c’est par le rêve et la poésie que le réel s’énonce dans toute sa complexité. Les titres mêmes de ses ouvrages expriment le travail infatigable qu’accomplit Bachelard pour renouveler notre compréhension de l’imaginaire : la Psychanalyse du feu (1938), l’Eau et les rêves (1942), l’Air et les songes (1943), la Terre et les rêveries du repos (1946), la Terre et les rêveries de la volonté (1948), la Poétique de l’espace (1957)… Dans tous ses ouvrages, Bachelard défend ainsi ce qu’il appellera lui-même “le droit de rêver”, autrement dit la force du langage poétique, car il est un reflet du cosmos.

Le passage présenté me paraît très représentatif de cette vision particulière de la nature et de la matière que propose Bachelard : comme il l’avait dit dans la Poétique de la rêverie, “pour un grand rêveur, voir dans l’eau c’est voir dans l’âme et le monde extérieur n’est bientôt plus que ce qu’il a rêvé” : espace de convergence et de rayonnement, l’eau est en effet la fusion du voyant et de l’invisible, du créé et de l’incréé, du rêve et de la matière, du dedans et du dehors. Il existe ainsi une “poétique de l’eau” qui va bien au-delà de la perception : l’eau est à ce titre un imaginaire, une “surréalité”, une métaphore du temps qui s’écoule. L’eau est le songe de la vie : “l’eau tombe toujours, elle finit toujours en sa mort horizontale. […] la mort de l’eau est plus songeuse que la mort de la terre : la peine de l’eau est infinie”.

Cette symbolique de l’eau est essentielle, car elle mène à la connaissance : C’est près de l’eau et de ses fleurs que j’ai mieux compris que la rêverie est un univers en émanation, un souffle odorant qui sort des choses par l’intermédiaire d’un rêveur. […] Mon plaisir est encore d’accompagner le ruisseau, de marcher le long des berges, dans le bon sens, dans le sens de l’eau qui coule, de l’eau qui mène la vie ailleurs”… Voici comment le grand éditeur José Corti présente l’essai de Bachelard : “À l’écoute de l’eau et de ses mystères, Gaston Bachelard entraîne son lecteur dans une superbe méditation sur l’imagination de la matière. Son domaine s’élargit, le philosophe se laissant davantage guider par les images des poètes, s’abandonne à sa propre rêverie. Des eaux claires, brillantes où naissent des images fugitives, jusqu’aux profondeurs obscures, où gisent mythes et fantasmes”…

Je ne saurais trop vous recommander la lecture de cet ouvrage, difficile certes, mais ô combien stimulant intellectuellement grâce à cette nouvelle approche de la réalité et du monde de la connaissance qu’il propose. Comme il a été dit très justement, “l’œuvre bachelardienne est une exaltation de la constitution dynamique de l’esprit humain qui se construit de façon constante et inépuisable par le dynamisme de la raison et de l’imagination” (Marly Bulcão). Ce renouvellement du champ épistémologique et méthodologique entrepris par Bachelard a littéralement bouleversé, en France mais aussi dans le monde, l’esprit scientifique et les théories de l’imaginaire… Je terminerai avec cette belle phrase de Bachelard, qui au seuil de cette nouvelle année scolaire, a valeur de programme : “J’étudie ! Je ne suis que le sujet du verbe étudier. Penser je n’ose. Avant de penser, il faut étudier” (*).

L’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC) propose des ouvrages (entiers ou de larges extraits) à télécharger gratuitement. Ressources très intéressantes.

(*) Gaston Bachelard, La Flamme d’une chandelle, PUF Coll. “Quadrige”, Paris 1996, p. 55. Cité par G. Canguilhem, in G. Bachelard, Études, Librairie Philosophique J. Vrin, “Bibliothèque des Textes Philosophiques”, Paris 1970, 2002, page 7.

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brunorigolt

- Agrégé de Lettres modernes - Docteur ès Lettres et Sciences Humaines (Prix de Thèse de la Chancellerie des Universités de Paris) - Diplômé d’Etudes approfondies en Littérature française - Diplômé d’Etudes approfondies en Sociologie - Maître de Sciences Politiques