La citation de la semaine… Marie-Léontine Tsibinda…

« Courir, impensable, tu te fais lyncher. Une âme de moins, qui s’en souviendra ? »

[…] Ceux qui n’ont pas su tirer ont sorti des machettes, des sagaies. On a égorgé, on a scalpé, on a tranché les membres, on a sorti les intestins des corps morts, on les a portés comme colliers hideux. Femmes et enfants ont subi le même sort, le même destin sauvage, barbare et cruel.

La vie est têtue, elle revient et elle me dit que tu n’es pas près de moi. Je marche dans les quartiers dévastés. Je veux dominer ma peur coûte que coûte. J’ai l’impression qu’une personne va me dire : « Ici, j’ai vu le jour, j’ai grandi mais la haine m’a ôté la vie que Dieu donne…».

Te souviens-tu de ma panique après notre passage près de la boulangerie ? Ce jour-là, à cause des tirs répétés, je n’ai pas envoyé les enfants chercher du pain. J’ai marché jusqu’à la boulangerie du quartier, la peur au ventre. Dans la rue, des enfants armés patrouillent. Ils ont l’âge des enfants de mes cousines : des gamins qui ont besoin d’affection. Ils ont les yeux dilatés par la drogue. Un faux pas, une fausse parole et tout est cuit, fini. Courir, impensable, tu te fais lyncher. Une âme de moins, qui s’en souviendra ? Je pense aux parents qui ont essayé en vain de les dissuader de prendre les armes. Certains, hélas, ne sont plus de ce monde, ils ont été éliminés par leurs propres enfants brûlés par la fièvre des combats et la soif d’argent.

On leur promettait monts et merveilles : des études à l’étranger, l’intégration dans l’armée, des postes de directeur, ou de fonctionnaire international quand la victoire retentira. Les parents pleurent encore leurs gosses morts pour des causes qui leur étaient étrangères. Silence ! La mère patrie le veut !

Marie-Léontine Tsibinda, d'après un cliché Kinzenguélé/afriphoto.com (photographie modifiée numériquement)

Les dalles de la route ont été enlevées. Il faut enjamber les caniveaux au risque de se casser les jambes. Les arbres aussi ont été taillés en morceaux, les ruisseaux de la ville ont vomi les vieilles carcasses qui dormaient dans leur lit.

Une foule devant la boulangerie crie : du pain ! du pain !

À quel prix ! La bousculade m’entraîne tantôt à gauche, tantôt à droite. Je sors de la bâtisse en sueur, la lanière de ma sandale a cédé. Munie de mon bien, je rentre chez moi avec des compagnes de fortune. Soudain, des coups de feu éclatent. Des coups de canon aussi. Vite il nous faut un abri. Une maison délabrée nous sert de refuge. Dieu est grand, il saura nous sortir de cet enfer où nous plongent les cœurs cyniques. La séparation est inévitable. Je trouve les enfants sous le lit. Ils se jettent dans mes bras. On a encore tiré tantine.

Hélas, oui mon petit !

C’est la guerre ?

Oui la guerre. […]

© Marie-Léontine Tsibinda, Les pagnes mouillés“, extrait (1996). Nouvelle  couronnée par le prix Unesco-Aschberg et publiée en février 1997 dans la revue Amina  n° 322. Cette nouvelle figure dans le recueil  Les Hirondelles de mer, éd. Acoria, Paris 2009. En accédant au site de l’éditeur, vous pourrez feuilleter en libre accès les 29 premières pages du recueil .

Extrait publié avec l’autorisation écrite de l’auteure. Merci encore à elle. BR.

Poétesse, novelliste et romancière africaine d’expression française (Girard, Congo, 1955), Marie-Léontine Tsibinda a fui le Congo-Brazzaville en 1999 à cause de la guerre civile (¹). Comme elle le confiera lors d’un entretien en 2002, “rester à Brazza était devenu un cauchemar pour moi dans la mesure où ma maison a été brûlée après l’offensive du 15 octobre 1997. […] J’ai eu peur. J’ai essayé de tenir bon. Mais si les incendiaires m’avaient trouvée chez moi, au Plateau-des-15-ans, dans ma maison, je serais morte sans aucun doute en ce jour fatal de novembre 1997. Partir était devenu inévitable. J’ai pris les enfants qui étaient avec moi à Brazza : ma famille, comme beaucoup d’autres, a éclaté.”

C’est cette violence paroxystique qui a embrasé le Congo, et plus largement l’Afrique centrale, dont le récit se fait dramatiquement l’écho : “Terrorisée par les émeutes et la guerre civile, une jeune femme se réfugie dans un abri de fortune avec quelques compagnes qui lui racontent l’horreur de la guerre vécue au quotidien” (présentation de l’auteure). La nouvelle renvoie ainsi à l’expérience que fit personnellement Marie-Léontine Tsibinda de la guerre : “Les pagnes mouillés“, c’est donc d’abord une “mémoire de réfugiée”. Par des mots à la fois simples et terribles, la novelliste dresse le bilan de cette dévastation : le drame des enfants soldats, “les yeux dilatés par la drogue, […] brûlés par la fièvre des combats et la soif d’argent”, mais aussi les ratissages systématiques, tous ces sans-logis, ces déplacés obligés de parcourir des centaines de kilomètres dans l’angoisse de se faire “lyncher” :

On a égorgé, on a scalpé, on a tranché les membres, on a sorti les intestins des corps morts, on les a portés comme colliers hideux. Femmes et enfants ont subi le même sort, le même destin sauvage, barbare et cruel.

Mais la nouvelle de Marie-Léontine Tsibinda est aussi (est surtout) un vibrant hommage à toutes ces femmes condamnées à survivre sans repos ni nourriture, à toutes ces mères, si vulnérables et démunies, et pourtant si admirables dans leur volonté de s’assumer et de faire face à la guerre :

Je sors de la bâtisse en sueur, la lanière de ma sandale a cédé. Munie de mon bien, je rentre chez moi avec des compagnes de fortune. […] Je trouve les enfants sous le lit. Ils se jettent dans mes bras. On a encore tiré tantine.
Hélas, oui mon petit !
C’est la guerre ?
Oui la guerre.

Femmes exilées, réfugiées, déplacées de force ; femmes victimes de l’insécurité permanente et de la brutalité des miliciens. Femmes enfin, veuves ou épouses, capables de tant d’amour, de tant de compassion face à l’horreur de la guerre :

J’ai longtemps pleuré après toi. Je savais que je te reverrais. Ton souvenir ne m’a jamais quittée. Moi aussi, je t’aime… Ici, la vie renaît à la vie… Je t’aime… Oh, oui, moi aussi… Eh, voisine, j’ai mouillé mes pagnes.
Oui, voisine, mes pagnes mouillés…
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C’est sur ces paroles mêlées de larmes que s’achève la nouvelle : non plus les larmes de peur et les larmes de sang, mais des larmes de souffrance qui sont aussi des larmes de mémoire, des larmes d’espoir. Larmes pour tous ceux qui sont partis, qui ne sont pas revenus, pour toutes les âmes victimes de la guerre et de la barbarie ; larmes contre tous les maux, larmes contre toutes les armes… Je ne saurais trop vous conseiller de lire en intégralité ce texte qui bouleverse d’ailleurs nombre de clichés encore largement répandus, considèrant que la guerre est un thème d’hommes, “en marge des responsabilités de la femme” (²). Bien au contraire : l’un des buts premiers de la nouvelle de Marie-Léontine Tsibinda a sans doute été d’alerter la communauté internationale sur les conséquences dramatiques de la guerre. Elle nous amène aussi, nous lecteurs, à réfléchir aux événements socio-politiques, et leurs cohortes de misère et de violence, qui déchirent tant de pays du monde…

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(1) Les étudiant(e)s intéressé(e)s gagneront à parcourir l’ouvrage remarquable de Patrice Yengo, chercheur associé à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) : La Guerre civile du Congo-Brazzaville, 1993-2002, éd. Karthala, Paris 2006. Lisez en particulier l’introduction.

(2) Jean-Marie Volet, “La guerre chez les romancières“, Mots Pluriels (The University of Western Australia), vol.1. no 4. 1997.

Découvrez également ces interviews : “Exil, violence et mort ambiante ou la nécessité de quitter l’Afrique ?“, un entretien avec Marie-Léontine Tsibinda, femme de Lettres congolaise et exilée. “L’écrivain est la mémoire d’un peuple“, entretien d’André Désiré Loutsono avec Marie Léontine Tsibinda. Voyez enfin dans Google-livres l’ouvrage d’Alain Brezault et Gérard Clavreuil, Conversations congolaises, L’Harmattan, Paris 1989, page 13 et suivantes.

 

Crédit photographique : Kinzenguélé/afriphoto.com. J’ai recolorisé et retouché numériquement le cliché d’origine.

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brunorigolt

- Agrégé de Lettres modernes - Docteur ès Lettres et Sciences Humaines (Prix de Thèse de la Chancellerie des Universités de Paris) - Diplômé d’Etudes approfondies en Littérature française - Diplômé d’Etudes approfondies en Sociologie - Maître de Sciences Politiques