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« L’année dernière, à la même heure, j’étais un homme libre : hors-la-loi, mais libre… »
L’anno scorso a quest’ora io ero un uomo libero : fuori legge ma libero…
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OCTOBRE 1944
Nous avons lutté de toutes nos forces pour empêcher l’hiver de venir. Nous nous sommes agrippés à toutes les heures tièdes ; à chaque crépuscule nous avons cherché à retenir encore un peu le soleil dans le ciel, mais tout a été inutile. Hier soir, le soleil s’est irrévocablement couché dans un enchevêtrement de brouillard sale, de cheminées d’usines et de fils ; et ce matin, c’est l’hiver.
Nous savons ce que ça veut dire, parce que nous étions là l’hiver dernier, et les autres comprendront vite. Ça veut dire que dans les mois qui viennent, sept sur dix d’entre nous mourront. Ceux qui ne mourront pas souffriront à chaque minute de chaque jour, et pendant toute la journée : depuis le matin avant l’aube jusqu’à la distribution de la soupe du soir, ils devront tenir les muscles raidis en permanence, danser d’un pied sur l’autre, enfouir leurs mains sous leurs aisselles pour résister au froid. Ils devront dépenser une partie de leur pain pour se procurer des gants, et perdre des heures de sommeil pour les réparer quand ils seront décousus. Comme on ne pourra plus manger en plein air, il nous faudra prendre nos repas dans la baraque, debout, sans pouvoir nous appuyer aux couchettes puisque c’est interdit, dans un espace respectif de quelques centimètres carrés de plancher.
[…]
[En tant qu’ingénieur chimiste, Primo Levi fait partie des “aptes au travail”, ce qui lui permet d’échapper à la “solution finale”. Il est employé à Auschwitz III au Laboratoire de Buna-Monowitz…]
Les camarades du Kommando m’envient, et ils ont raison ; ne devrais-je pas m’estimer heureux ? Pourtant, tous les matins, je n’ai pas plus tôt laissé derrière moi le vent qui fait rage et franchi le seuil du laboratoire que surgit à mes côtés la compagne de tous les moments de trêve, du K.B.¹ et des dimanches de repos : la douleur de se souvenir, la souffrance déchirante de se sentir homme, qui me mord comme un chien à l’instant où ma conscience émerge de l’obscurité. Alors je prends mon crayon et mon cahier, et j’écris ce que je ne pourrais dire à personne.
Et puis il y a les femmes. Depuis combien de temps n’en ai-je pas vu ? À la Buna, on rencontrait assez souvent les ouvrières ukrainiennes et polonaises, en pantalon et veste de cuir, lourdes et brutales comme leurs hommes. Échevelées et suantes l’été, fagotées dans d’épais vêtements l’hiver, maniant la pelle et la pioche : nous n’avions pas l’impression d’avoir affaire à des femmes.
Ici, c’est différent. Devant les filles du laboratoire, nous nous sentons tous trois mourir de honte et de gêne. Nous savons à quoi nous ressemblons : nous nous voyons l’un l’autre, et il nous arrive parfois de nous servir d’une vitre comme miroir. Nous sommes ridicules et répugnants. Notre crâne est complètement chauve le lundi, et couvert d’une courte mousse brunâtre le samedi. Nous avons le visage jaune et bouffi, tailladé en permanence par la main hâtive du barbier et souvent marqué de bleus et de vilaines plaies. Nous avons un cou long et noueux comme des poulets déplumés. Nos habits sont incroyablement crasseux, couverts de taches de boue, de sang et de gras ; le pantalon de Kandel lui arrive à mi-mollets, découvrant des chevilles anguleuses et poilues; ma veste me pend des épaules comme d’un portemanteau. Nous sommes pleins de puces et souvent nous nous grattons sans retenue ; nous sommes obligés de demander à aller aux latrines avec une fréquence humiliante. Nos sabots de bois, où s’accumulent en couches alternées la boue séchée et la graisse réglementaire, font un bruit épouvantable.
← Se questo è un uomo, De Silva, Biblioteca Leone Ginzburg, 1947 (source : Centro internazionale di studi Primo Levi)
Quant à notre odeur nous y sommes désormais habitués, mais les filles non, et elles ne perdent pas une occasion de nous le faire comprendre. Ce n’est pas une odeur quelconque de malpropreté, c’est l’odeur de Häftling², fade et douceâtre, celle qui nous a accueillis à notre arrivée au camp et qui s’exhale, tenace, des dortoirs, des cuisines, des lavabos et des W.-C. du Lager³. On l’attrape tout de suite et on ne s’en défait plus : « Si jeune et il pue déjà ! », c’est la formule d’accueil réservée aux nouveaux venus.
Ces filles nous font l’effet de créatures venues d’une autre planète. Ce sont trois jeunes Allemandes, plus une Polonaise, Fräulein Liczba, qui est magasinière, et la secrétaire, Frau Mayer. Elles ont une peau lisse et rosée ; elles portent de jolis vêtements colorés, propres et chauds ; elles ont des cheveux blonds, longs et bien coiffés ; elles parlent avec grâce et bonne éducation et, au lieu de ranger et de nettoyer le laboratoire comme elles devraient le faire, elles fument des cigarettes dans les coins, mangent publiquement des tartines de confiture, se liment les ongles, cassent beaucoup d’objets en verre, et cherchent à en faire retomber la faute sur nous. Quand elles balaient, elles balaient nos pieds. Elles ne nous adressent pas la parole et font la moue quand elles nous voient nous traîner à travers le laboratoire, misérables, crasseux, gauches et trébuchant sur nos sabots. Une fois, j’ai demandé un renseignement à Fräulein Liczba ; elle ne m’a pas répondu mais s’est tournée vers Stawinoga d’un air indisposé et lui a parlé d’un ton bref. Je n’ai pas compris la phrase, mais « Stinkjude », je l’ai entendu clairement, et mon sang n’a fait qu’un tour. Stawinoga m’a dit que pour toutes les questions de travail, il fallait s’adresser directement à lui.
Ces jeunes filles chantent, comme chantent toutes les jeunes filles de tous les laboratoires du monde, et cela nous rend profondément malheureux. Elles bavardent entre elles : elles parlent du rationnement, de leurs fiancés, de leurs foyers, des fêtes qui approchent…
— Tu vas chez toi, dimanche ? Moi non, c’est tellement embêtant de voyager !
— Moi j’irai à Noël. Plus que deux semaines, et ce sera de nouveau Noël : c’est incroyable ce que cette année est vite passée !
Cette année est vite passée. L’année dernière, à la même heure, j’étais un homme libre : hors-la-loi, mais libre ; j’avais un nom et une famille, un esprit curieux et inquiet, un corps agile et sain. Je pensais à toutes sortes de choses très lointaines : à mon travail, à la fin de la guerre, au bien et au mal, à la nature des choses et aux lois qui gouvernent les actions des hommes ; et aussi aux montagnes, aux chansons, à l’amour, à la musique, à la poésie. J’avais une confiance énorme, inébranlable et stupide dans la bienveillance du destin, et les mots « tuer » et « mourir » avaient pour moi un sens tout extérieur et littéraire. Mes journées étaient tristes et gaies, mais je les regrettais toutes, toutes étaient pleines et positives ; l’avenir s’ouvrait devant moi comme une grande richesse. De ma vie d’alors il ne me reste plus aujourd’hui que la force d’endurer la faim et le froid ; je ne suis plus assez vivant pour être capable de me supprimer.
Si je parlais mieux l’allemand, je pourrais essayer d’expliquer tout cela à Frau Mayer ; mais elle ne comprendrait certainement pas, et quand bien même elle serait assez intelligente et assez bonne pour comprendre, elle ne pourrait pas supporter ma vue, elle me fuirait, comme on fuit le contact d’un malade incurable ou d’un condamné à mort. Ou peut-être me donnerait-elle un bon pour un demi-litre de soupe civile.
Cette année est vite passée.
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(1) K.B. : Krankenbau = Infirmerie
(2) Häftling = Prisonnier
(3) Lager = Camp
Primo Levi, Si c’est un homme (Se questo è un uomo)
Turin, janvier 1947.
Éd. Laffont “Bouquins”, Paris 2005, pages 95-96 ; 109-111.
Traduit de l’italien par Martine Schrwoffeneger
Né à Turin en 1919, Primo Levi poursuit des études scientifiques avant d’obtenir brillamment son doctorat de chimie en 1941. Engagé pendant la guerre dans la Résistance antifasciste, il est dénoncé et arrêté le 13 décembre 1943 dans le val d’Aoste puis déporté en février 1944 au camp d’Auschwitz. De cette terrible épreuve dont il sortira à jamais meurtri (1), Primo Levi n’aura de cesse de témoigner. Si c’est un homme est ainsi une œuvre testimoniale majeure sur l’enfer concentrationnaire et l’horreur de la Shoah. Mais comment “transmettre une expérience impossible à transmettre, impossible à oublier” ? Ces propos de Liliane Atlan (2) résument toute la difficulté de surmonter une réalité qui dépasse le langage et l’entendement.
Dire l’indicible, témoigner de la réalité des camps, telle est en effet l’entreprise que poursuit Primo Levi dans Si c’est un homme. “Tous les matins”, écrit-il au début de l’extrait, “je n’ai pas plus tôt laissé derrière moi le vent qui fait rage et franchi le seuil du laboratoire que surgit à mes côtés la compagne de tous les moments de trêve, du K.B. et des dimanches de repos : la douleur de se souvenir, la souffrance déchirante de se sentir homme, qui me mord comme un chien à l’instant où ma conscience émerge de l’obscurité. Alors je prends mon crayon et mon cahier, et j’écris ce que je ne pourrais dire à personne” (3).
Commencé en décembre 1945 et poursuivi jusqu’en janvier 1947, ce témoignage bouleversant répond donc d’abord à une nécessité vitale pour l’auteur. Comme il l’écrira dans la préface à l’édition italienne, “le besoin de raconter aux « autres », de faire participer les « autres », avait acquis chez nous, avant comme après notre libération, la violence d’une impulsion immédiate, aussi impérieuse que les autres besoins élémentaires ; c’est pour répondre à un tel besoin que j’ai écrit mon livre, c’est avant tout en vue d’une libération intérieure” (4).
Dans un remarquable ouvrage qui fait le point sur l’œuvre, Éric Martinez et Stavroula Kefallonitis notent à ce titre un point essentiel : “Coucher par écrit le traumatisme [que Primo Levi] a vécu lui permet d’objectiver son expérience, de l’extérioriser, de l’accepter, voire de la dépasser. Le souvenir est trop fort et l’écriture joue pour lui un rôle de catharsis thérapeutique. Ce besoin de témoigner lui semble aussi correspondre à une urgence historique” (5). De fait, privée de liens identitaires et soucieuse de se reconstruire, l’Europe des Trente Glorieuses s’édifie sur le deuil et un certain oubli de l’holocauste : au nom de l’émancipation sociale et de la contestation de l’ordre établi, la “génération d’après” tend à renier le passé.
En contrepoint à cette insouciance, l’ouvrage de Primo Levi invite donc d’abord à la réflexion et à la prise de conscience : entre silence et mémoire, Si c’est un homme répond ainsi à un indispensable travail identitaire, autant qu’à une exigence morale. Comme le remarque Jean-François Forges, “le but de cette écriture, c’est de transmettre pour toujours se souvenir de ceux qui ont été engloutis et qui, sans l’écrivain, seraient morts à jamais” (6). En tant qu’écrivain-témoin, Primo Levi témoigne de l’infini potentiel humain qui est de dire pour ne jamais oublier : dire pour rendre présent l’Autre. Cet aspect de l’écriture débouche sur une réflexion essentielle : la mission de l’écrivain. Parler pour ceux qui restent dans le « silence » de l’Histoire, dans l’indifférence générale, être porte-parole des autres, de ceux qui n’écrivent pas, voilà en effet pour Primo Levi le véritable sens d’une écriture digne de ce nom.
Je terminerai par ces vers bouleversants rédigés en 1946 et placés en ouverture de Si c’est un homme. Ils ont pour titre “Shemà”, qui signifie “Écoute” en Hébreu, et rappelle évidemment le Shemà Israël dans la pratique juive, prière fondatrice du service divin. Un tel titre a de quoi surprendre sous la plume de cet ingénieur chimiste, qui n’était pas croyant et revendiquait d’ailleurs assez peu avant la guerre ses lointaines origines séfarades (7). Pourtant, Primo Levi déclarera : “Je suis devenu Juif à Auschwitz […]. La conscience de me sentir différent m’a été imposée […]. En ce sens, Auschwitz m’a donné quelque chose qui est resté. En me faisant me sentir juif, Auschwitz m’a incité à récupérer après, un patrimoine culturel que je ne possédais pas avant” (8)…
De tels propos permettent sans doute de mieux comprendre le titre donné par Primo Levi : “Shemà”… Comme si la poésie permettait de restituer au langage sa véritable fonction, qui est de sauver l’humain dans l’homme. Au-delà du récit autobiographique, Se questo è un uomo est surtout un appel sur le sens même de l’écriture et de l’existence. C’est dans la rencontre avec l’autre que l’écriture est mouvement d’adhésion, engagement, “Shemà”, c’est-à-dire appel à la Parole et donc à l’Écoute, seuls remparts contre la déshumanisation et l’oubli qui guettent toujours notre quotidien le plus brûlant…
Bruno Rigolt
SHEMÀ
Vous qui vivez en toute quiétude Voi che vivete sicuri
Bien au chaud dans vos maisons, Nelle vostre tiepide case,
Vous qui trouvez le soir en rentrant Voi che trovate tornando a sera
La table mise et des visages amis, Il cibo caldo e visi amici,
Considérez si c’est un homme Considerate se questo è un uomo
Que celui qui peine dans la boue, Che lavora nel fango
Qui ne connaît pas de repos, Che non conosce pace
Qui se bat pour un quignon de pain, Che lotta per mezzo pane
Qui meurt pour un oui ou pour un non. Che muore per un sì o per un no.
Considérez si c’est une femme Considerate se questa è una donna,
Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux Senza capelli e senza nome
Et jusqu’à la force de se souvenir, Senza più forza di ricordare
Les yeux vides et le sein froid Vuoti gli occhi e freddo il grembo
Comme une grenouille en hiver. Come una rana d’inverno.
N’oubliez pas que cela fut, Meditate che questo è stato
Non, ne l’oubliez pas. Vi comando queste parole.
Gravez ces mots dans votre cœur. Scolpitele nel vostro cuore
Pensez-y chez vous, dans la rue, Stando in casa andando per via,
En vous couchant, en vous levant ; Coricandovi alzandovi ;
Répétez-les à vos enfants. Ripetetele ai vostri figli.
Ou que votre maison s’écroule, O vi si sfaccia la casa,
Que la maladie vous accable, La malattia vi impedisca,
Que vos enfants se détournent de vous. I vostri nati torcano il viso da voi.
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Notes
(1) Le suicide de Primo Levi le 11 avril 1987, à l’âge de 68 ans, en est la preuve douloureuse.
(2) Liliane Atlan, Un opéra pour Terezin. Cité par Myriam Anissimov, Primo Levi ou la tragédie d’un optimiste, Jean-Claude Lattès, Paris 1996.
(3) Primo Levi, Si c’est un homme, traduit de l’italien par Martine Schrwoffeneger. Éd. Laffont “Bouquins”, Paris 2005, pages 109-110.
(4) « Il bisogno di raccontare agli “altri”, di fare gli “altri” partecipi, aveva assunto fra noi, prima della liberazione e dopo, il carattere di un impulso immediato e violento, tanto da rivaleggiare con gli altri bisogni elementari; il libro è stato scritto per soddisfare a questo bisogno; in primo luogo quindi a scopo di liberazione interiore ».
(5) Stavroula Kefallonitis, Éric Martinez, Connaissance d’une œuvre : Primo Levi Si c’est un homme, Bréal, Paris 2001, page 18.
(6) Jean-François Forges, Éduquer Contre Auschwitz, histoire et mémoire, ESF éditeur, Paris 1997, page 122.
(7) D’ailleurs lors d’un entretien avec Ferdinando Camon, il déclarera : “Je suis obligé de dire qu’Auschwitz a été pour moi une telle expérience qu’elle a balayé tout reste d’éducation religieuse que j’avais pu recevoir”…
(8) Entretien réalisé par Giorgio de Rienzo pour Famiglia Christiana, n°29, 20 juillet 1975 : “Sono diventato ebreo in Auschwitz, prima non mi sentivo tale. La coscienza di sentirmi diverso mi è stata imposta. […] Auschwitz mi ha però dato qualcosa, che è rimasto. Facendomi sentire ebreo mi ha sollecitato a recuperare, dopo, un patrimonio culturale che prima non possedevo.”
Quelques ouvrages…
– Stavroula Kefallonitis, Éric Martinez, Connaissance d’une œuvre : Primo Levi Si c’est un homme, Bréal, Paris 2001. De larges extraits sont consultables sur Google-livres.
– Philippe Mesnard, Primo Levi : Le passage d’un témoin, Fayard, collection “Documents”, Paris 2011. Philippe Mesnard est professeur de littérature générale et comparée à l’Université Blaise-Pascal de Clermont-Ferrand et directeur de la Fondation Auschwitz de Bruxelles. De larges extraits sont consultables sur Google-livres.
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