La citation de la semaine… Honoré de Balzac…

Elle était, comme vous le savez déjà, sans rien savoir encore, « le lys de cette vallée »…

Là se découvre une vallée qui commence à Montbazon, finit à la Loire, et semble bondir sous les châteaux posés sur ces doubles collines ; une magnifique coupe d’émeraude au fond de laquelle l’Indre se roule par des mouvements de serpent. A cet aspect, je fus saisi d’un étonnement voluptueux que l’ennui des landes ou la fatigue du chemin avait préparé. — Si cette femme, la fleur de son sexe, habite un lieu dans le monde, ce lieu, le voici ? À cette pensée je m’appuyai contre un noyer sous lequel, depuis ce jour, je me repose toutes les fois que je reviens dans ma chère vallée. Sous cet arbre confident de mes pensées, je m’interroge sur les changements que j’ai subis pendant le BR_illustration_lys_dans_la_vallée_webtemps qui s’est écoulé depuis le dernier jour où j’en suis parti. Elle demeurait là, mon cœur ne me trompait point : le premier castel que je vis au penchant d’une lande était son habitation. Quand je m’assis sous mon noyer, le soleil de midi faisait pétiller les ardoises de son toit et les vitres de ses fenêtres. Sa robe de percale produisait le point blanc que je remarquai dans ses vignes sous un hallebergier¹. Elle était, comme vous le savez déjà, sans rien savoir encore, LE LYS DE CETTE VALLÉE où elle croissait pour le ciel, en la remplissant du parfum de ses vertus. L’amour infini, sans autre aliment qu’un objet à peine entrevu dont mon âme était remplie, je le trouvais exprimé par ce long ruban d’eau qui ruisselle au soleil entre deux rives vertes, par ces lignes de peupliers qui parent de leurs dentelles mobiles ce val d’amour, par les bois de chênes qui s’avancent entre les vignobles sur des coteaux que la rivière arrondit toujours différemment, et par ces horizons estompés qui fuient en se contrariant. Si vous voulez voir la nature belle et vierge comme une fiancée, allez là par un jour de printemps, si vous voulez calmer les plaies saignantes de votre cœur, revenez-y par les derniers jours de l’automne ! Au printemps, l’amour y bat des ailes à plein ciel ; en automne on y songe à ceux qui ne sont plus. Le poumon malade y respire une bienfaisante fraîcheur, la vue s’y repose sur des touffes dorées qui communiquent à l’âme leurs paisibles douceurs. En ce moment, les moulins situés sur les chutes de l’Indre donnaient une voix à cette vallée frémissante, les peupliers se balançaient en riant, pas un nuage au ciel, les oiseaux chantaient, les cigales criaient, tout y était mélodie. Ne me demandez plus pourquoi j’aime la Touraine ? je ne l’aime ni comme on aime son berceau, ni comme on aime une oasis dans le désert ; je l’aime comme un artiste aime l’art ; je l’aime moins que je ne vous aime, mais sans la Touraine, peut-être ne vivrais-je plus. Sans savoir pourquoi, mes yeux revenaient au point blanc, à la femme qui brillait dans ce vaste jardin comme au milieu des buissons verts éclatait la clochette d’un convolvulus², flétrie si l’on y touche…

Honoré de Balzac, Le Lys dans la vallée, 1836

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Honoré de Balzac (1799-1850) est un monument de la littérature française. Il a produit une œuvre romanesque aussi vaste que dense : 91 romans marqués par la technique du retour des personnages, et rassemblés sous le titre La Comédie humaine³. Achevé en 1835 et publié en volume un an plus tard, le Lys dans la vallée constitue le dernier tome des Scènes de la vie de campagne, et fait partie avec Eugénie Grandet (1833) ou le Père Goriot (1834) des Études de mœurs réparties en six livres³. Ce roman, qui comporte de nombreux éléments autobiographiques (Balzac y évoque indirectement sa passion pour madame de Berny, à tel point que le je de l’auteur se confond souvent avec le je du narrateur), est d’abord le roman de l’enfance et de l’amour, avant d’être le roman de la désillusion amoureuse. L’histoire, au demeurant, est simple, et apparente le Lys dans la vallée à un roman de l’éducation sentimentale : Félix de Vandenesse, jeune homme romantique, fragile et délaissé par sa mère tombe éperdument amoureux lors d’un bal donné à Tours par le Duc d’Angoulême, de la belle madame de Mortsauf, mariée et plus âgée que lui. Mais cet amour est celui d’un amour impossible…

Le passage présenté est celui où Félix de Vandenesse, bien des années plus tard, se remémore son arrivée à pied depuis Tours dans la vallée de l’Indre : il acquiert tout à coup la conviction que la jeune femme rencontrée lors du bal habite dans la vallée qui honore_de_balzac_1.1291363833.JPGs’offre à son regard. C’est l’occasion pour le narrateur (mais c’est bien Balzac qui parle ici) de se livrer à une suggestive comparaison entre le paysage de la Touraine, tout en galbes et en arrondis, et la femme aimée. De fait, le but pour l’auteur n’est pas tant de décrire la réalité que d’amener à une lecture symbolique du lieu, métamorphosé et poétisé par le désir amoureux : la nature est décrite en fonction des battements du cœur. Les personnifications nombreuses, de même que les métaphores florales participent à une sorte d’humanisation de la nature « belle et vierge comme une fiancée ». La découverte du paysage s’apparente ainsi à un dévoilement de la femme idéale, totalement confondue avec le lieu : « Elle était, comme vous le savez déjà, sans rien savoir encore, LE LYS DE CETTE VALLÉE où elle croissait pour le ciel, en la remplissant du parfum de ses vertus ».

De fait, on est surpris par la symbolique du lieu, qui semble ainsi avoir une âme :  en participant à l’intériorité de l’homme, la contemplation de la nature ouvre sur la révélation amoureuse ; la description si sensuelle de la « frémissante » vallée de l’Indre, tout en courbes et en arrondis, emprunte un ensemble de valeurs à l’emblématique du désir : les multiples boucles et méandres de l’Indre, « ce long ruban d’eau qui ruisselle »,  qui « se roule par des mouvements de serpent » et provoque l’« étonnement voluptueux » du narrateur, suggèrent bien l’éternel féminin et la tentation ; tentation d’autant plus grande qu’elle se heurte à un amour qui restera interdit… Par son lyrisme intime et personnel, ce texte, qui figure parmi les plus belles pages de la poésie amoureuse, est aussi une merveilleuse invitation à découvrir le Romantisme : l’élan élégiaque, l’emphase, l’effusion, le langage de la contemplation, l’importance de la nature, complice et témoin de l’amour sont en effet caractéristiques du lyrisme romantique dont le but est de faire descendre la poésie au cœur même de l’homme afin de le toucher, comme le disait Lamartine, « par les innombrables frissons de l’âme et de la nature »…

Bruno Rigolt

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1. Hallebergier : variété d’abricotier (l’orthogrphe exacte est : albergier).
2. Convolvulus : liseron.
3. Pour comprendre le plan de la Comédie humaine, je vous conseille d’accéder à cette page, très bien faite.
 
→ Accédez au texte intégral du Lys dans la vallée en cliquant ici (Wikisource).
→ Écoutez ou téléchargez gratuitement le livre audio du Lys dans la vallée en cliquant ici (Litteratureaudio.com)
Crédit iconographique : © Bruno Rigolt
(d’après Alexander Ignatius Roche, « 
Portrait de jeune femme en blanc ». Paris, Musée d’Orsay)

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brunorigolt

- Agrégé de Lettres modernes - Docteur ès Lettres et Sciences Humaines (Prix de Thèse de la Chancellerie des Universités de Paris) - Diplômé d’Etudes approfondies en Littérature française - Diplômé d’Etudes approfondies en Sociologie - Maître de Sciences Politiques