Analyse d’image : Charles-Édouard Crespy Le Prince… « Julie et Saint-Preux sur le lac de Léman »…

Analyse de l’image…

 

 Charles-Édouard de Crespy-Le-Prince :

« Julie et Saint-Preux sur le lac de Léman »

J’ai sélectionné pour ce premier travail contributif de l’année quelques devoirs de grande qualité proposés par la division de Seconde 1 du Lycée en Forêt. Je remercie particulièrement les élèves suivant(e)s : Clarisse Q. pour sa contribution remarquable, Cécile D-S, mais aussi Sarah B, Claudia F, Pauline H, Tarcisius J, Pauline L, Roman R, et beaucoup d’autres élèves de la classe.

Niveau : Lycée

 Charles-Édouard Crespy Le Prince (1784-1850),  © Montmorency, musée Jean-Jacques Rousseau, © Direction des musées de France, 2007 Crédit photographique © Robin Laurence  

Présentation

Peint en 1824, ce tableau de Charles Edouard Crespy Le Prince évoque un épisode célèbre du roman épistolaire Julie ou la Nouvelle Héloïse (¹). Rédigée en 1761 par Jean-Jacques Rousseau, l’histoire participe déjà à la sensibilité romantique : Julie une jeune noble, et son précepteur Saint-Preux, roturier issu d’un milieu modeste, vont tomber amoureux mais la différence sociale empêche toute officialisation de leur amour. Au moment où se déroule cette scène, Saint-Preux revient d’un long voyage durant lequel il n’a cessé d’écrire à la vertueuse Julie, mariée depuis à monsieur de Wolmar. La jeune femme est  malheureuse car elle aime toujours Saint-Preux malgré la fidélité qu’elle porte à l’époux que son père lui a choisi ; « […] une sombre mélancolie s’empare bientôt de Saint-Preux, qui de Meillerie, sur le bord du lac Léman, fait part à Julie de son désespoir » (²) lors d’une promenade en barque, empreinte tout à la fois de lyrisme et de pathétique.

Les dénotations de l’image

Le premier plan est occupé en majeure partie par la petite embarcation dans laquelle, effleurant la rive et main dans la main, Julie et Saint-Preux glissent lentement sur le lac. Elle, vêtue d’une longue robe blanche et d’un châle négligemment jeté sur l’épaule ; lui d’un costume sombre ; ils semblent se regarder avec tendresse et gravité. Vers l’avant de la barque, le batelier se charge de diriger l’embarcation, qui progresse silencieusement : on aperçoit dans la clarté lunaire le sillage marqué d’une trainée de lumière. Derrière eux, remplissant presque la totalité du tableau, un paysage à la fois sublime et inquiétant arrête le regard : on ne peut qu’être saisi par une espèce de vertige devant la masse imposante du lac, qui semble s’étendre à perte de vue.

De part et d’autre, les coteaux abrupts plongent leurs pieds dans l’abîme, et les hautes montagnes apparaissent comme des masses sombres au caractère menaçant : on devine sur la rive sud les rochers de la Meillerie, aujourd’hui disparus. La lune, dernier refuge des amants malheureux, dévoile cette scène mystérieuse, solennelle et secrète, comme cachée du reste du monde. Admirez combien le scintillement de l’astre frémit à la surface argentée de l’eau, et contraste avec la profondeur sans fin du lac : pas une seule bâtisse à l’horizon qui viendrait troubler la quiétude de la scène. Sur la droite, aux pieds des coteaux, nous pouvons distinguer ce qui ressemble à des flammes jaillissant du sol, pareilles à une éruption. Elles atténuent quelque peu les tonalités froides du tableau. Enfin, à l’arrière-plan, nous apercevons la lune, se montrant seulement par endroits à travers le voile dense des nuages jaunes et gris, dont le déplacement confère à la scène son aspect dramatique et sauvage.

Les connotations de l’image

Ce qui apparaît au premier abord, c’est bien la dimension romantique de cette scène. Comme on le sait, le lac de Genève incarne chez Rousseau le bonheur, mais un bonheur tantôt euphorique, tantôt mélancolique. Dans un paragraphe bien connu des Confessions, il décrit avec émotion l’effet que produit en lui la contemplation de l’eau : « j’ai toujours aimé l’eau passionnément, et sa vue me jette dans une rêverie délicieuse, quoique souvent sans objet déterminé ». On comprend mieux pourquoi l’auteur des Rêveries a choisi que les deux amants se retrouvent sur le Léman : le fait que le lac semble interminable accentue l’idée que le temps s’est arrêté ; il s’agit en effet d’un moment unique où chacun revoit l’être cher dans un cadre propice à la rêverie et à l’épanchement lyrique.

"Meillerie" Photographie extraite de l'ouvrage de Guillaume Fatio et Frédéric Boissonnas, Autour du Lac Léman, Genève 1902

Cette expression des sentiments est magnifiquement exprimée par le peintre. De fait, l’immensité horizontale du lac évoque l’évasion et l’ailleurs. Sa contemplation, mêlée au murmure apaisant des rames glissant sur l’eau, plonge le spectateur dans la méditation et le recueillement. Cependant, ce spectacle grandiose connote aussi le pathétique tragique, car Julie et Saint-Preux ne peuvent vivre leur amour. Quant à la profondeur du lac, elle laisse présager un destin funeste, suggérant que le bonheur est à jamais perdu. Le paysage, typiquement romantique, symbolise donc à la fois le dépaysement, l’immensité, l’infini, mais par contraste le désordre des sentiments, les orages du cœur, les tempêtes de l’amour… Plus qu’un paysage qui fait rêver, on devine les déchirements de Julie et de Saint-Preux, on imagine combien nos deux amoureux seront voués à la souffrance !

N’oublions pas en effet ce contraste caractéristique du Romantisme, qui présente systématiquement des personnages déchirés, tourmentés, dont le bonheur pourtant à portée de main semble impossible à atteindre. Dans le tableau, on voit nettement ces antithèses. Les mouvements d’ombre et de lumière donnent à ce titre une dimension presque apocalyptique à la scène. On retrouve par ailleurs ce contraste avec les montagnes qui par leur verticalité, dirigent les regards vers le ciel et l’aspiration à la plénitude, à l’infini (trans-ascendance), mais créent pareillement un sentiment de vertige et de dangerosité (trans-descendance) : les flammes qui s’en échappent, outre qu’elles confèrent un côté irréel et fantastique à la scène, évoquent une longue descente vers la tentation et le mal.

Un aspect non moins essentiel concerne les symboles utilisés par l’artiste pour rendre compte de l’amour qui unit Julie à Saint-Preux : l’eau, la terre, l’air et le feu renforcent en effet la symbolique romantique de la scène. Occupant la moitié du tableau, l’eau est ambivalente ; à la fois refuge elle est le lieu (ou plutôt le « non-lieu ») de l’asile des deux amants. Force vitale donc, mais aussi élément de mort : on ne peut que songer ici au mythe de Charon, le nocher des enfers conduisant la barque, et passant les âmes de la vie à la mort. Ne pourrait-on également interpréter le feu, aux pieds de la montagne, comme la flamme de l’amour se consumant dans le cœur des deux amoureux ? Enfin, à travers la présence de la lune, nous retrouvons un symbole cosmique fondamental chez les Romantiques : par son pouvoir mystérieux de suggestion, la « reine des ombres » n’évoque-t-elle pas les clartés mouvantes du rêve ?

Ce cadre intimiste, favorable à l’exotisme primitiviste, invite aussi à la communion avec la nature, à la fois consolatrice et inspiratrice, mais aussi enjeu de connaissance puisqu’elle ramène au moi profond. On comprend dès lors pourquoi la description de la nature chez de nombreux Romantiques et particulièrement dans ce tableau, ne se sépare jamais d’une réflexion sur l’intériorité, le détour dans l’imaginaire et un certain refus social, qui s’épanouira dans ce qu’on appellera le « culte du moi » et la volonté de trouver dans une nature fusionnelle et dans l’exil vers l’ailleurs sentimental une réponse au vide existentiel. Cette omniprésence du moi est particulièrement sensible dans l’œuvre :  le bateau dans lequel se trouvent Julie et Saint Preux est au premier plan et au centre du tableau.

Les deux amants sont donc mis en avant à travers une esthétique des sentiments et de l’amour, mais un amour exprimé sous une forme platonicienne, un amour idéal mêlé de sentiment religieux où la contemplation de la nature, en participant à l’intériorité de l’homme, ouvre sur la révélation mystique et « où la passion amoureuse est dépassée pour céder la place à la renonciation sublimée » (³). Ainsi, cette ultime rencontre de « Julie et Saint-Preux sur le lac de Léman » est-elle un témoignage de l’héroïsme sublime, tel que le conçoit la sensibilité romantique, partagée entre le désir, la loi morale, et le repentir comme forme d’abnégation la plus sublime…

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(1) Jean-Jacques Rousseau, Julie ou la nouvelle Héloïse, Livre IV, Lettre XVII, à Milord Edouard :

« Après le souper, nous fûmes nous asseoir sur la grève en attendant le moment du départ. Insensiblement la lune se leva, l’eau devint plus calme, et Julie me proposa de partir. Je lui donnai la main pour entrer dans le bateau ; et, en m’asseyant à côté d’elle, je ne songeai plus à quitter sa main. Nous gardions un profond silence. Le bruit égal et mesuré des rames m’excitait à rêver. Le chant assez gai des bécassines, me retraçant les plaisirs d’un autre âge, au lieu de m’égayer, m’attristait. Peu à peu je sentis augmenter la mélancolie dont j’étais accablé. Un ciel serein, les doux rayons de la lune, le frémissement argenté dont l’eau brillait autour de nous, le concours des plus agréables sensations, la présence même de cet objet chéri, rien ne put détourner de mon cœur mille réflexions douloureuses. »

(2) Marjorie Philibert, Jean-Jacques Rousseau, La nouvelle Héloïse, Bréal Paris 2002, page 28.

(3) Wikipedia

 

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brunorigolt

- Agrégé de Lettres modernes - Docteur ès Lettres et Sciences Humaines (Prix de Thèse de la Chancellerie des Universités de Paris) - Diplômé d’Etudes approfondies en Littérature française - Diplômé d’Etudes approfondies en Sociologie - Maître de Sciences Politiques