L’alchimie poétique dans Les Fleurs du Mal
L’alchimie est aussi vieille que le monde. Les premiers théoriciens de cette discipline se retrouvent à Alexandrie en Égypte ainsi que dans la philosophie grecque de l’Antiquité, notamment chez Platon et Aristote. Ce sont les philosophes arabes qui seront les héritiers de ces recherches et transmettront à l’occident latin au Moyen Âge le savoir alchimique1.
Manuscrit alchimiste syrien (vers 1273) →
Jérusalem, Museum for Islamic Art.
1. Le mot alchimie a des origines gréco-égyptiennes (« chemeia »). Il vient de l’arabe “al” signifiant “le, la” et du grec “kimiya”, signifiant “transmutation de métaux”.
On associe généralement l’alchimie à la découverte de la pierre philosophale en vue de la transmutation des métaux vils en métaux précieux. Cette définition superficielle explique que le grand public ait souvent confondu les alchimistes avec les magiciens, les sorciers, voire les empoisonneurs, les charlatans et autres falsificateurs.
➤ La transmutation du corps physique en corps spirituel
La réalité est en effet bien différente : loin de se réduire à la transformation du plomb en or, l’alchimie vise à une transformation de l’homme par la transmutation du corps physique en corps spirituel. Réservée à certains initiés, elle autorise l’accès à des réalités considérées comme idéales, donc inaccessibles au vulgaire et au commun des mortels.
C’est sans doute ce qui explique que les poètes aient été fascinés par le savoir alchimique. Au XIXème siècle par exemple, on retrouve chez de nombreux poètes plusieurs aspects rappelant cette fascination : ainsi, dans leur refus de la vie quotidienne et du conformisme banal, les s’apparente à une quête spirituelle du monde invisible et de la beauté parfaite, “déesse et immortelle” (Baudelaire, « L’étranger »). chercheront à donner à la poésie un sens caché : leur quête de l’idéal
← Alchimie : Les Grands Articles d’Universalis
Conçu comme une « aristocratie de l’esprit » et placé au-dessus de tout dans une perspective élitiste, l’art n’est réservé qu’à quelques initiés, seuls capables d’en saisir le sens caché. Ce culte d’un renouveau métaphysique et mystique, amplifié par le refus de la vie quotidienne dans son conformisme banal, conduira les auteurs à une volonté de recréation du langage qui va ouvrir la voie à une poétique nouvelle, plus abstraite et conceptuelle. « Au caractère utile du langage brut s’oppose le caractère sacré du poème. Comme Baudelaire, Mallarmé pense en effet qu’ “il y a dans le Verbe quelque chose de sacré”2.
2. I. Merlin, Poètes de la révolte de Baudelaire à Michaux, Alchimie de l’être et du verbe, éd. de l’École, Paris 1971.
Louis Gabriel Eugène Isabey, “Le cabinet d’un alchimiste” (détail), 1845.
Lille, Palais des Beaux-Arts.
➤ Le poète est celui qui sait déchiffrer le monde et ses symboles
Avant tout « élitiste », la poésie symboliste est largement 3. Transcendé par la poésie, l’art revêt donc une dimension spirituelle et mystique proche du Sacré : le monde visible n’est que le reflet imparfait du monde invisible, accessible seulement aux initiés, et que l’Art, dans sa quête de l’idéal, cherche à atteindre. : accessible aux seuls initiés, elle vise la recherche d’une langue pure et subjective, qu’on pourrait qualifier de « Symbolisme allégorique », capable d’exprimer dans toute sa force l’Idée et l’Absolu comme en témoignent ce jugement sans appel de Mallarmé : « Que les masses lisent la morale, mais de grâce ne leur donnez pas notre poésie à gâter »
3. Stéphane Mallarmé, « Hérésies artistiques. L’Art pour tous », L’Artiste, 15 septembre 1862 (tome 2, p. 127). Pour lire l’intégralité du texte, cliquez ici.
Pour Baudelaire, nous ne pouvons voir les objets du monde de l’esprit qu’à travers leurs correspondances terrestres, c’est-à-dire leurs symboles : il y aurait donc, derrière les signes matériels, concrets fournis par la nature une signification à déchiffrer, un monde invisible et supérieur que la poésie peut faire entrevoir grâce aux “correspondances” qu’il y a entre le monde matériel des perceptions, des sensations et l’univers supérieur qu’est le monde des idées :
“Correspondances”
La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.
D’après le symboliste américain Stuart Merrill (1863-1915), « le Poète doit être celui qui rappelle aux hommes l’Idée éternelle de la Beauté dissimulée sous les formes transitoires de la vie imparfaite » : tel un alchimiste, le poète est donc celui qui sait déchiffrer le monde et ses symboles afin de passer des “formes transitoires de la vie imparfaite” à l’idéal de la beauté.
Parce qu’elle est associée au Ciel, c’est-à-dire à un processus de révélation, la poésie est en effet l’art de la transmutation du profane au sacré grâce au pouvoir des mots. Ainsi pour Baudelaire, la poésie c’est l’alchimie, autrement dit la transmutation de la matière en esprit, la métamorphose de la boue en or spirituel.
Comme le note avec justesse le poète suisse Marc Eigeldinger, “Baudelaire est vraisemblablement, avant Rimbaud, le premier poète en France à concevoir la poésie comme une opération magique, une “alchimie du verbe”. Aussi use-t-il de termes empruntés aux sciences occultes ou à la religion pour définir le sacré du langage. Le verbe poétique se caractérise par sa vertu incantatoire, sa puissance de charme et d’enchantement. Baudelaire note dans Fusées (XI) : “De la langue et de l’écriture, prises comme opérations magiques, sorcellerie évocatoire.”4
4. Marc Eigeldinger, « Baudelaire et l’alchimie verbale ».
Héritier du romantisme et du , Baudelaire assigne au poète le rôle de métamorphoser le monde vil et médiocre en le libérant de la corruption. Dans l’« Ébauche d’un épilogue pour la deuxième édition des Fleurs du mal » (1861), il affirme :
“Ô vous, soyez témoins que j’ai fait mon devoir
Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte.
Car j’ai de chaque chose extrait la quintessence,
Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or.”
Adressés à Paris, ces propos sont la consécration de la poésie dans son pouvoir transfigurateur, inspiré par la nostalgie d’un paradis à jamais perdu : faire de l’or avec de la boue. Baudelaire exprime très bien cette nécessité : “Perdu dans ce vilain monde, coudoyé par les foules, je suis comme un homme lassé dont l’œil ne voit en arrière, dans les années profondes, que désabusement et amertume, et devant lui qu’un orage où rien de neuf n’est contenu, ni enseignement, ni douleur”5.
Dès lors, tout comme l’alchimiste qui cherche à retrouver les secrets enfouis, Baudelaire voit dans la poésie non pas le moyen d’extraire les fleurs du mal, mais d’idéaliser la réalité grâce à la magie des mots afin de transfigurer le réel corrompu en parole poétique. Comme il a été très justement dit, “tel un alchimiste, Baudelaire opère la transmutation de la substance matérielle en substance poétique, il transfigure les objets par la vertu du langage et métamorphose la boue de la capitale en or spirituel […]”6.
Initié, il est également celui qui “comprend sans effort/Le langage des fleurs et des choses muettes” (« Élévation »). On peut voir dans cette faculté les signes d’une véritable alchimie spirituelle : libéré de la matière, semblable au “prince des nuées” (« L’albatros »), inspiré et « », il cherche à atteindre l’élévation spirituelle en parvenant aux mêmes états d’illumination que les alchimistes métamorphosant la matière brute et désordonnée, en pur esprit.
5. Baudelaire, “Fusées”, Œuvres posthumes, Paris, Mercure de France, p. 97.
6. Marc Eigeldinger, Le Soleil de la poésie, 1991, Braconnière p. 96.
➤ “extraire la beauté du Mal”
Parce qu’il est en rupture avec une société qui lui refuse les moyens d’atteindre l’idéal, le poète prend donc le parti d’assumer, de revendiquer la laideur et d’en extraire la beauté. Dans un premier projet de préface qui ne verra finalement pas le jour, Baudelaire écrit :
“Des poètes illustres s’étaient partagé depuis longtemps les provinces les plus fleuries du domaine poétique. Il m’a paru plaisant, et d’autant plus agréable que la tâche était plus difficile, d’extraire la beauté du Mal” :
“Extraire la beauté du mal”, c’est pour le poète maudit, affirmer le lien entre la beauté et la souffrance, transformer l’existence médiocre et spleenétique en idéal esthétique. Quête vouée quelque peu à l’échec : la grandeur du poète est précisément ce qui fait sa misère dans la société. La fin de “L’albatros” évoque très bien cette contrepartie douloureuse du génie :
“Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.”
➤ Une « œuvre au noir » ou l’alchimie inversée
Loin d’être seulement une alchimie positive, l’œuvre de Baudelaire apparaît plus souvent comme une « œuvre au noir », une alchimie inversée : l’or devient fer. Cette damnation amène alors un désir de provocation de la société bourgeoise et une totale contradiction avec les codes de l’époque, allant même jusqu’à une propension au négativisme parfaitement exprimée dans la célèbre dédicace à Théophile Gautier : « Au poète impeccable […] je dédie ces fleurs maladives ». Par leur contact mortifère, les poèmes métamorphosent le bien en mal : les fleurs naissent du désespoir.
← Odilon Redon (1840-1916), illustration pour Les Fleurs du mal de Baudelaire (Bruxelles, Deman, 1890). Coll. Archives Larbor.
Ainsi transparait dans les poèmes de Baudelaire un accablement douloureux, profondément spirituel et cérébral qui affecte le lecteur comme dans le poème « Spleen » (n° 78, “Quand le ciel bas et lourd…) : « […] l’Espoir,/ Vaincu, pleure, et l’Angoisse atroce, despotique, / Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir ». On retrouve dans ces derniers vers la consécration du Spleen comme négation de l’Idéal.
Alors que dans le projet d’épilogue la poésie présente cette vertu alchimique de transfigurer la boue en or, c’est-à-dire le spleen en idéal, dans “Alchimie de la douleur”, Baudelaire, en tant qu’alchimiste inversé, avoue son échec : la douleur se change, non en or, mais en images funèbres :
L’un t’éclaire avec son ardeur,
L’autre en toi met son deuil, Nature !
Ce qui dit à l’un : Sépulture !
Dit à l’autre : Vie et splendeur !
Hermès inconnu qui m’assistes
Et qui toujours m’intimidas,
Tu me rends l’égal de Midas,
Le plus triste des alchimistes ;
Par toi je change l’or en fer
Et le paradis en enfer ;
Dans le suaire des nuages
Je découvre un cadavre cher,
Et sur les célestes rivages
Je bâtis de grands sarcophages.
Dans le poème 7 : “ , Baudelaire avait exalté la vertu purificatrice de la souffrance, présentée comme un “divin remède à nos impuretés/Et comme la meilleure et la plus pure essence”. Dans “Alchimie de la douleur”, nous assistons au contraire à un renversement de l’alchimie : de l’or au plomb, de l’idéal au spleen, du paradis à l’enfer. Sorte d’ , le poète transforme l’or en mort. Comme l’a très bien dit Max MilnerBaudelaire a donc l’impression d’être lui-même l’objet, ou la matière première, d’une alchimie maléfique qui opère à contre-courant de l’art, puisque non seulement elle transforme tout ce qu’il touche ou contemple en matière vile, mais encore elle le prive de cette volonté qui lui est si nécessaire pour créer”.
7. Max Milner, Baudelaire, Les Fleurs du mal, texte présenté et commenté par Max Milner, illustrations de Paul Kallos, Les Lettres françaises, 1978.
Cette alchimie inversée exprime autant l’horreur que la fascination : s’il se lamente sur sa douloureuse condition, c’est pour mieux assumer ce choix du malheur, comme on le voit très bien dans le poème “Horreur sympathique“, ultime provocation permettant à l’artiste de féconder sa création :
Cieux déchirés comme des grèves,
En vous se mire mon orgueil,
Vos vastes nuages en deuil
Sont les corbillards de mes rêves,
Et vos lueurs sont le reflet
De l’Enfer où mon coeur se plaît.
➤ L’art doit transmuer la vie…
Au-delà de l’imaginaire occulte et monstrueux qui a tant fasciné le XIXe siècle, c’est donc le Diable en lui-même qui intrigue le poète, lui accordant une place sans précédent que Sainte-Beuve a bien mis en évidence dans une lettre adressée à Baudelaire le 20 juillet 1857 : « Vous vous êtes fait Diable ». Satan, que l’on peut associer à la monstruosité morale, à la déchéance de l’être humain et à la manifestation de tous ses vices, constitue alors une part du poète, qui essaye en tant qu’alchimiste de comprendre cette “boue” afin de façonner son esprit à la noire lumière de la corruption.
Si Baudelaire embellit ou enlaidit, de manière souvent exagérée, les personnages et les situations, c’est donc pour conférer à l’art une place prépondérante : la misère du spleen ou la laideur de l’art se transmuent en beauté négative, seule manière d’exprimer des sentiments authentiques et nous interpeller sur ce qu’il y a de faux et d’hypocrite dans la rêverie. Métaphore de l’illusion et du rêve, le « fond du gouffre » (« Le voyage ») est pour Baudelaire le lieu de la révélation : extraire la beauté de la laideur la plus hideuse par la « sorcellerie évocatoire » du langage.
Odilon Redon, “L’araignée en pleurs” (dessin), vers 1881. →
Comme l’affirmait Michel Ribon dans Archipel de la laideur (1995), « […] la chose laide, dès qu’elle surgit devant nous, repousse tout notre être dans la nausée ou le dégoût, la répugnance, l’indignation ou la révolte. […] Mais, par sa fascination même, la laideur, qui multiplie dans le réel ses figures d’archipel, se propose à l’artiste comme un défi à relever […] ». C’est donc dans l’exagération même que réside l’art véritable : en glorifiant certains aspects par exemple, ou en exagérant à l’inverse les défauts, le poète devient créateur.
D’où cette fascination et cette obsession pour le macabre. En faisant du mal son sujet, Baudelaire le met en valeur, le rend presque moralement nécessaire, consubstantiel à la beauté et à l’idéal :
Alors, ô ma beauté ! Dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j’ai gardé la forme et l’essence divine
De mes amours décomposés !
Ainsi, cette voluptueuse alchimie de la charogne qui amène à esthétiser le déchet par le renversement de la beauté en laideur devient une façon de nous interpeller sur le rôle de l’art : loin de l’esthétique habituelle, le poète nous oblige à voir la surface rugueuse de la beauté afin de chercher la vérité secrète des choses. Pour lui, l’art doit transmuer la vie et purifier le réel, en vertu d’une mystérieuse alchimie. Le monde de l’art est donc bien, comme il le dit lui-même, un « autre monde”, supérieur au monde réel :
“La Poésie est ce qu’il y a de plus réel,
c’est ce qui n’est complétement vrai que dans un autre monde.”8
8. Charles Baudelaire, “Puisque réalisme il y a”, Œuvres complètes de Charles Baudelaire, Texte établi par Jacques Crépet, Louis Conard, libraire-éditeur, , Juvenilia, p. 299.
➤ Une citation pour aller plus loin…
« Transmuer la misère en bonheur – grâce à l’or – voilà le grand, l’incroyable et mystérieux coup d’alchimie. Non pas la matière en une autre matière mais bien la matière en esprit » (Pierre Reverdy, Le Livre de mon bord,1948).
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