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Paroles menottées : Écriture et engagement

Seydi B. présente… « La vraie prison » de Ken Saro-Wiwa

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« Ce n’est pas, ce n’est pas, ce ne sont pas… C’est ça qui transforme notre monde libre en lugubre prison… »

« Ce n’est pas le toit suintant
Ni les moustiques zonzonnants
Dans la cellule humide et misérable
Ce n’est pas l’entrechoquement des clés
Quand le gardien vous verrouille
Ce ne sont pas les maigres rations
Impropres à la bête ou à l’homme
Et pas davantage les jours vides
Plongeant dans la béance des nuits
Ce n’est pas
Ce n’est pas
Ce ne sont pas

Ce sont les mensonges enfoncés
Dans nos oreilles toute une génération
C’est l’agent de police pris de folie
Exécuteur sans âme des ordres calamiteux
En échange d’une minable pitance quotidienne
La magistrate consignant dans ses livres
Une peine qu’elle sait imméritée
La décrépitude morale
L’ineptie mentale
Ordinaire des dictateurs
La couardise masquée d’obéissance
Tapie dans nos âmes dénigrées
C’est la peur qui mouille les pantalons
Qu’on n’ose pas laver
C’est ça
C’est ça
C’est ça
Cher ami, qui transforme notre monde libre
En lugubre prison »

Ken Saro-Wiwa, « La vraie prison » (1993), traduit par Luce Péclard.

Voici un texte fort, perturbant, dérangeant de l’écrivain et militant nigérian Ken Saro-Wiwa (1941-1995), « La Vraie Prison ». Arrêté en 1994 pour ses actions revendicatives en faveur du peuple Ogoni, Ken Saro-Wiwa est mort par pendaison le 10 novembre 1995. Dans ce vibrant réquisitoire, l’auteur dénonce les conditions inhumaines de vie en prison : « Ce n’est pas le toit suintant / Ni les moustiques zonzonnants / Dans la cellule humide et misérable… ».  Mais au-delà de ce bouleversant témoignage, le poème est surtout un courageux réquisitoire contre la barbarie et la corruption des dirigeants. Certaines expressions sont telles qu’on ressent presque (tactilement) ces « mensonges enfoncés dans nos oreilles » qu’évoque l’auteur. À la lecture de ce texte nous pouvons ken_saro_wiwa.1259056993.jpgressentir à quel point Ken Saro-Wiwa ressent douloureusement le pathétique de sa condition. L’anaphore, employée à plusieurs reprises, dramatise encore plus le texte : « Ce n’est pas… Ce n’est pas… Ce ne sont pas… Ce sont… C’est ça, c’est ça, c’est ça ».

Pour dénoncer l’iniquité du système (qu’il connaissait d’autant mieux qu’il a été producteur pour la télévision), Ken Saro-Wiwa emploie un registre où peut se lire le mépris, le dédain et en même temps le constat froid, objectif, dénué de sentimentalisme. Ainsi la prison est-elle présentée comme un univers « suintant », « misérable »… où règne la mort (« maigre, béance, vide, bête »…). Des mots comme « minable », « calamiteux », « couardise », « décrépitude morale », « dénigrées », « ineptie mentale » rendent bien compte d’un système à la fois dénué d’humanité et proche de l’absence totale de valeur, voire du nihilisme moral… Enfin, en lisant ce texte, je m’interroge sur la fonction de l’écrivain : pourquoi écrire ? Si ce n’est (au-delà du soulagement qu’on peut éprouver), pour témoigner de la seule liberté qui existe : celle de la parole et des mots. Combien sont-ils, avec Ken Saro-Wiwa, à avoir été emprisonnés et parfois à avoir payé le prix de leur vie, pour le simple fait de défendre la liberté d’expression dans des pays ou sous des régimes qui l’interdisaient…

Seydi B. Classe de Seconde 18, Lycée en Forêt (Montargis, France, novembre 2009)
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Texte extrait de l’anthologie Écrivains en prison (Labor & Fides, 1997). Pour lire le poème dans son contexte, cliquez ici. Pour accéder aux parties librement consultables de l’ouvrage sur Google-livres, cliquez ici.