Présentation du support de cours : la crise des valeurs européennes à la fin du dix-huitième siècle donnera naissance au Romantisme, qui est une révolution générale de l’âme humaine. Cette véritable “école du désenchantement” selon l’expression de Paul Bénichou n’est rien d’autre qu’une immense rupture de civilisation, indissociable d’une transgression de l’institution littéraire, artistique et sociale. Le but de ce support de cours est d’aider mes étudiant(e)s à mieux comprendre les enjeux cruciaux de ce mouvement.
La révolution romantique
Une nouvelle vision de l’homme et du monde
« On sent le romantique, on ne le définit pas. »
Louis-Sébastien Mercier, Néologie, 1801
« S’affranchir du réel, grâce à l’imagination,
s’en affranchir encore en s’en isolant et en se renfermant
dans le sanctuaire de la sensibilité personnelle :
voilà le vrai fond du romantisme de tous les temps ».
Émile Faguet, Flaubert, 1899
Tentative de définition
L’affirmation de Louis-Sébastien Mercier “On sent le romantique, on ne le définit pas”, ou les propos de Paul Valéry selon lesquels “il faudrait avoir perdu tout esprit de rigueur pour essayer de définir le romantisme” s’imposent d’emblée tant il est difficile de proposer une définition de ce qui est d’abord une aspiration, un élan, une humeur beaucoup plus qu’un concept. L’acception habituelle (mouvement littéraire et culturel européen du début du dix-neuvième siècle) semble quelque peu réductrice pour qualifier un phénomène beaucoup plus étendu et profond qui s’est imposé dans les lettres dès la fin du dix-huitième siècle en Angleterre et en Allemagne, puis au dix-neuvième siècle en France comme une nouvelle vision de l’homme et du monde. Au-delà des clichés habituels (expression des sentiments, individualisme, refuge dans la nature, etc.) le romantisme a été avant tout :
- une révolution artistique et culturelle dirigée contre l’harmonie classique et l’ordre des Lumières,
- ainsi qu’un vaste mouvement politique et social qui va ébranler l’Europe puis le monde.
J’emprunte à Olivier Mannoni ces justes remarques : « La révolution comme apocalypse : voilà sans doute l’idée romantique de base, et c’est en cela que le romantisme se distingue des conceptions et des images rationnelles des Lumières, qui pensent la Révolution selon la symbolique géométrique de la lumière, du soleil et de l’équerre triangulaire. La penser en termes romantiques, cela signifie évoquer l’événementiel, et même le catastrophique. À la place de la lumière et du soleil intervient l’orage, la décharge électrique » (1).
Si l’ancrage historique du romantisme est donc la Révolution française, il illustre d’abord l’échec de cette révolution : née de pures idées et d’abstractions juridiques (la liberté, l’égalité des droits, le contrat social, la souveraineté du peuple, etc.), la révolution échoue finalement comme événement de l’histoire mais elle triomphe comme idéal auprès d’une jeunesse désœuvrée, incapable d’exprimer dans la société de la Restauration ses rêves et ses aspirations : ainsi la Révolution est-elle le point de départ d’un vaste mouvement de renouveau, spirituel, artistique et politique, qu’on peut considérer comme une revanche du sentiment sur la raison et la science.
Dans son ouvrage intitulé Le Romantisme : du bouleversement des lettres dans la France postrévolutionnaire (Librairie générale française, paris 2007), Claude Millet n’hésite pas à affirmer du romantisme qu’il a « certainement marqué, dans l’histoire de la littérature française, la plus considérable rupture après celle de la Renaissance. Bataillant dans un premier temps contre le classicisme qui défendait ses positions anciennes, il a peu à peu imposé une nouvelle littérature largement liée à l’Histoire, mais une littérature plus libérée des règles et davantage marquée par la subjectivité de ses auteurs ».
Le préromantisme
Plusieurs indices de ce renouveau apparaissent à la fin du dix-huitième siècle : la vogue des récits de voyage et du descriptif, la force des passions ainsi que l’évasion coloniale et pittoresque dans les romans de Bernardin de Saint-Pierre par exemple (Paul et Virginie), la quête de l’exotisme et du primitivisme, l’exigence de communion avec la nature, la prédominance de formes qui permettent l’expression du moi préparent en effet aux grands thèmes du Romantisme. Mais c’est surtout Jean-Jacques Rousseau qui aura une influence considérable sur l’évolution des mentalités. On a raison de dire que si Voltaire a marqué la fin d’une époque, le “citoyen de Genève” en ouvre une autre : c’est d’abord en posant « le sentiment comme le fondement décisif de la morale » (2) que Rousseau inaugure une esthétique du lyrisme ainsi qu’une quête de l’intériorisation, qui viennent en contrepoint du rationalisme des Lumières et vont permettre la possibilité d’un vaste renouveau littéraire et social.
Joseph Van Lerius (1823-1876), Paul et Virginie. Gravure de Jos Franck, c. 1865 →
Publiées à titre posthume en 1782, les Rêveries du Promeneur solitaire me paraissent très représentatives d’une certaine conception de la civilisation, de la liberté et de l’individualité qui repose sur l’idée théorique d’un “état de nature“, privilégiant fortement la valorisation du lyrisme, de la personnalité, de la vie de l’âme, et qui marquera particulièrement le Romantisme français au dix-neuvième siècle. De fait, on peut considérer qu’en se laissant aller complaisamment à l’épanchement affectif, à l’évocation de la nature (qui participe d’ailleurs grandement à cette expression du sentiment), à la fusion du passé et du présent, les Rêveries instituent un rapport différent au temps et à l’espace. Regardez ce passage, à juste titre célèbre, de la “Cinquième Promenade” : la rhétorique émotive du style de Rousseau, fait d’indétermination et d’attente, reconstitue la modulation de la rêverie à travers une correspondance de perceptions visuelles ou auditives qui n’ont d’autre but, en renvoyant à l’idée d’un “texte-promenade”, que d’instituer le détour, la digression et la rêverie comme refus du réel.
« Quand le soir approchait je descendais des cimes de l’île et j’allais volontiers m’asseoir au bord du lac sur la grève dans quelque asile caché ; là le bruit des vagues et l’agitation de l’eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation la plongeaient dans une rêverie délicieuse où la nuit me surprenait souvent sans que je m’en fusse aperçu. Le flux et reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence sans prendre la peine de penser. »
Comme le remarquait avec justesse Nicolas Bonhôte (3), “l’activité de rêverie est bien au cœur du texte. Elle constitue l’expérience majeure parce qu’elle est source d’un plein accomplissement et d’un bonheur entier”. L’auteur ajoute : “L’évocation du séjour à l’île de Saint-Pierre représente un aboutissement de l’œuvre autobiographique. Il ne s’agit plus de se révéler, mais de dire la plénitude du moi et de l’existence. Être pleinement soi, c’est se livrer à la rêverie, activité purement sensible”. On pourrait également faire remarquer combien ce passage ne cesse d’associer l’esprit et la nature au sein d’un inconscient commun, qui s’inscrit dans ce que Rousseau appellera lui-même “l’esprit romanesque”. L’évocation du bonheur dans l’île de Saint-Pierre récuse en effet la norme sociale en privilégiant le détour comme métaphore spatiale autour de laquelle l’auteur construit son “excursio” : course au-dehors, mais aussi incursion dans le moi profond. L’idée d’une communion avec la nature dépasse donc le simple côté “pittoresque” : elle est à ce titre vécue comme un mode nouveau d’unité et de cohésion du moi.
Aux fluctuations temporelles, fortement liées au clapotis de l’eau, vient s’ajouter dans le texte la mise en place d’un rapport subjectif au réel qui le détourne bien de sa fonction sociale. Remarquez le rôle essentiel donné à la nature, à la fois consolatrice et inspiratrice, mais également enjeu de connaissance puisqu’elle ramène au moi profond.
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Le lyrisme personnel
À mesure que s’accentuera la crise de l’humanisme traditionnel, se développera en effet chez les Romantiques la certitude que le destin appartient aux individualités. La forme la plus répandue de la poésie romantique est donc celle du lyrisme personnel. De fait, à la différence du romantisme allemand, davantage métaphysique et qui tentera d’une part de retrouver par la poésie les liens qui unissent l’être à un tout transcendantal, et qui d’autre part célèbrera le mythe d’appartenance nationale (le peuple, l’État-nation, etc.), le Romantisme français, particulièrement dans la première moitié du dix-neuvième siècle, s’inscrit plus nettement dans un lyrisme intime et personnel, remettant au centre de la pratique artistique et poétique le sentiment de la nature, l’élan élégiaque, l’emphase, l’effusion, le langage de la contemplation, etc.
Ainsi que le rappelle Paul Van Tieghem, « ce nouvel état d’âme […] qui se généralise extrêmement au tournant du siècle, est fait principalement d’insatisfaction du monde contemporain, d’inquiétude devant la vie, de tristesse sans motif. […] Dans ce malaise moral […], le rôle de la raison comme guide diminue ; ceux de l’imagination et de la sensibilité prédominent. On se laisse aller à ses rêves, à ses passions” (4).

L’île de Saint-Pierre sur le lac de Bienne (Suisse). Cliché : BR
Ainsi, les Méditations poétiques de Lamartine, parues en 1820, cristallisent les attentes de toute une génération : certes, ce mince recueil ne comporte que vingt-quatre poèmes mais il fut un véritable événement littéraire, une “révélation” (Sainte-Beuve), et c’est à juste titre qu’on peut le considérer comme le premier manifeste du romantisme : en affirmant un idéal d’unité spirituelle face au sentiment global d’échec historique qu’on appellera le « mal du siècle », et en légitimant de nombreux commentaires autobiographiques, l’auteur amène à interpréter le Romantisme dans le cadre d’une remise en cause du rationalisme des siècles précédents. De fait, si ces poèmes élégiaques restaurent des thèmes assez classiques comme la fuite du temps, les mystères de l’immortalité, la douleur du poète, l’importance de la nature, complice et témoin de l’amour, c’est pour mieux faire descendre la poésie au cœur même de l’homme afin de le toucher, comme le dira Lamartine dans la préface “par les innombrables frissons de l’âme et de la nature”. Les poèmes invitent ainsi à la communion avec le lecteur. Même si la poésie lamartinienne est une poésie des sentiments et de l’amour, c’est un amour exprimé sous une forme presque platonicienne, un amour idéal souvent mêlé de sentiment religieux où la contemplation de la nature, en participant à l’intériorité de l’homme, ouvre sur la révélation mystique (aspiration vers Dieu et l’immortalité).
Naïmé Zâreân faisait très justement remarquer combien, “avec les romantiques, le thème de la nature devient central : pas de grand thème lyrique plus inépuisable que les sentiments et sensations provoquées par la nature chez les romantiques. Ainsi, la nature est toujours décrite en fonction des battements de leur cœur. Pour eux, la nature est dotée de nombreuses facettes et représente notamment un refuge contre la civilisation et les duretés de l’existence, une manifestation de la grandeur divine, un miroir de la sensibilité, et une invitation à méditer. […] Face aux conséquences de la première Révolution Industrielle qui contribue à polluer les villes et à river l’homme à la machine, la nature symbolise à leurs yeux la liberté, la pureté et la paix” (5). D’où une vision nostalgique de la totalité et du paradis perdu, et une recherche spiritualiste de fusion avec le monde.
François Bensa (Nice 1811-Nice 1895), “Vue des quartiers de la Lanterne et de Fabron” (Détail. 1835).
Musée Masséna, Nice. Cliché : BR.
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Le moi au centre du monde
On comprend pourquoi la description de la nature chez de nombreux Romantiques, ne se sépare jamais d’une réflexion sur l’intériorité, le détour dans l’imaginaire et le refus social, qui s’épanouira dans ce qu’on appellera le « culte du moi » et la volonté de trouver dans une nature fusionnelle et dans l’exil vers l’ailleurs (Baudelaire, Mallarmé, Rimbaud) une réponse au vide existentiel. Cette omniprésence du moi a été très justement analysée dans ces propos : “libérée des convenances qui interdisaient l’épanchement, [l’individualité créatrice] se traduit en personnages démesurés, cyclothymiques, tantôt exaltés jusqu’à la frénésie, livrés à la tumultueuse violence de la joie, tantôt englués dans la mélancolie et l’angoisse ; lancés dans l’action ou enfermés dans les fantasmes de la rêverie, fascinés par les maléfices du fantastique. Toute une gamme de héros s’obtient par le déplacement du centre de gravité psychologique, de l’introversion à l’extraversion” (6).
Regardez ces deux tableaux du peintre allemand Friedrich : ils établissent parfaitement le lien entre la représentation de la nature et l’expression du moi que nous relevions à l’instant. On peut ici faire remarquer combien le concept de romantisme est à mettre en relation avec une esthétique du chaos et du retour en arrière qui amène évidemment à des questions d’ordre existentiel : le tableau « L’abbaye dans un bois » peint en 1809, est très caractéristique du romantisme allemand, qui se définit plutôt comme message existentiel dans la mesure où il privilégie le symbolique, le mystérieux, le secret, la méditation sur la mort, et donc l’émergence d’un sentiment mystique de fusion avec le monde. « Le peintre ne doit pas peindre seulement ce qu’il voit en face de lui, mais aussi ce qu’il voit en lui. S’il ne voit rien en lui, qu’il cesse alors de peindre ce qu’il voit devant lui » (7) : cette affirmation de Friedrich est essentielle car elle résume bien le nouveau rapport à la nature que va inaugurer le Romantisme et qui mènera progressivement à l’esthétique symboliste : voir, c’est d’abord déchiffrer en faisant l’apprentissage des signes. On peut ainsi remarquer combien, à travers ce qu’on pourrait appeler la pathologie romantique, se lisent les métaphores du dépassement du temporel, de l’élévation mystique et de l’envol vers la mort.
Détour, marginalité, transgression
Prenons par exemple “le Voyageur contemplant une mer de nuages” de Friedrich (1818) : le personnage représenté ici de dos, évoque une volonté de rupture avec le monde qu’il contemple, selon un point de vue très distancié. Le voyageur en effet regarde le monde, mais “de haut”, à la manière d’un exclu qui savourerait son anticonformisme. Ainsi « se manifeste un imaginaire de la rupture et de la vacuité ; la dénotation de gouffres, d’abîmes, de lieux où se sont retirées toute forme et toute vie identifiables, fait irruption dans cette idéologie de l’unité ». (8) Le lieu romantique est par définition un “non-lieu”, à la fois chaos et cosmos, par opposition à la notion sociologique de lieu, associée à l’idée d’une culture localisée dans le temps et l’espace. Or, c’est bien le temps et l’espace sociaux qui sont ici remis en cause : l’homme, placé au centre de la toile, amène à une réinterprétation du monde et à un dépassement par l’art de la condition humaine malheureuse et vulgaire. Tout semble ici métaphore : le refus social, le dandysme propres au personnage romantique privilégient une “métaphysique du paraître” qui instaure la transgression et la déviance comme règle, et comme concrétisation de l’idéal.
Les poèmes de Baudelaire “l’Étranger” ou “l’Albatros”, archi connus, mériteraient pourtant d’être rappelés ici :
L’Étranger
– Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis ? Ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère ?
– Je n’ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.
– Tes amis ?
– Vous vous servez là d’une parole dont le sens m’est resté jusqu’à ce jour inconnu.
– Ta patrie ?
– J’ignore sous quelle latitude elle est située.
– La beauté ?
– Je l’aimerais volontiers, déesse et immortelle.
– L’or ?
– Je le hais comme vous haïssez Dieu.
– Eh ! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger ?
– J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages !
L’Albatros
Souvent, pour s’amuser, les hommes d’équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.À peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l’azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d’eux.Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule!
Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid!
L’un agace son bec avec un brûle-gueule,
L’autre mime, en boitant, l’infirme qui volait!Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l’archer;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.
Comme on le voit, la signification allégorique des deux textes implique transgression, provocation, asocialité. S’ils se fondent sur une réflexion quant à la condition malheureuse du « poète maudit » dans la société, ces poèmes renvoient plus fondamentalement à la conscience exacerbée de l’altérité, si fortement imprégnée du refus de tout lien et du désir de fuite. C’est cette tension qui fera d’ailleurs éclater l’unité du discours et de la pensée en introduisant les contre-modèles : le détour vers le passé, la nostalgie des mythes anciens, ainsi qu’un profond rejet social qui ébranlera les fondements mêmes de la culture (et qui se muera progressivement en phénomène de contreculture avec le Surréalisme). Que le Romantisme se soit emparé du rêve, de l’irréel, du fantastique, du macabre, du satanique est éclairant. Comme il a été dit justement, « ce que le romantisme refuse dans la société industrielle/bourgeoise moderne, c’est avant tout le désenchantement du monde, le déclin ou la disparition de la religion, la magie, la poésie, le mythe. Il proteste aussi contre la mécanisation, la rationalisation abstraite, la réification, la dissolution des liens communautaires et la quantification des rapports sociaux. Cette critique se fait au nom de valeurs sociales, morales ou culturelles pré-modernes —présentées comme traditionnelles, historiques, concrètes— et constitue, à multiples égards, une tentative désespérée de ré-enchantement du monde » (9).
“Tentative désespérée” qui se muera progressivement en pessimisme doublé de négativité. Si elle prendra, comme chez Hugo, la forme d’un combat prométhéen et d’une mission exigeant l’initiative et l’engagement de tout l’être (ce qu’on appellera le “romantisme social”, et dont la “Fonction du poète” constitue un exemple très représentatif), cette positivité démesurée échouera devant la concrétisation de l’idéal. Dans leur confrontation avec le monde, le poète “prophète” ou le poète “maudit” n’échappent pas à une profonde contradiction : inscrire dans la réalité un idéal. Leur quête d’absolu et leur mépris de l’ordre poussera en effet souvent les romantiques vers l’esthétique et l’artifice plus que vers l’engagement, la démesure plus que vers la raison, le refus plus que vers la positivité. Le recueil de Tristan Corbière intitulé Les Amours jaunes est ainsi une sorte de pied de nez au romantisme des débuts : le pathétique s’y mue en antiphrase, le lyrisme élégiaque en ironie tragique, et le sentiment du moi en une sorte d’auto-flagellation. Il n’est que de lire le sonnet intitulé “Le crapaud” pour s’en convaincre :
Un chant dans une nuit sans air…
La lune plaque en métal clair
Les découpures du vert sombre.… Un chant ; comme un écho, tout vif,
Enterré, là, sous le massif…
– Ça se tait : Viens, c’est là, dans l’ombre…– Un crapaud ! – Pourquoi cette peur,
Près de moi, ton soldat fidèle !
Vois-le, poète tondu, sans aile,
Rossignol de la boue… – Horreur ! –… Il chante. – Horreur !! – Horreur pourquoi ?
Vois-tu pas son œil de lumière…
Non : il s’en va, froid, sous sa pierre.
……………………………………………………………
Bonsoir – ce crapaud-là c’est moi.(Ce soir, 20 juillet)
La forme du texte, très surprenante, l’éclatement de la syntaxe, et surtout la mise en place d’un décor qui fait voler en éclat les clichés romantiques (à commencer par la rencontre amoureuse au clair de lune !) semblent désorganiser, voire renier les normes et les valeurs. Les “poètes maudits” s’attaquent ainsi à l’essence même de la culture classique qui, de la tradition cartésienne aux Lumières, prône le rationnel et la logique. À l’opposé, les poètes maudits mettent très bien en relief les notions d’exil, de décadence et d’anti-modèle, qui caractérisent explicitement le romantisme tardif. Car si elle participe à l’élévation spirituelle, leur poésie débouche invariablement sur la déception de l’homme de ne pouvoir atteindre cet idéal : en ce sens, le romantisme est une résistance assez désabusée au monde, à la nécessité, au rationnel, à la marche même de l’Histoire (cf. le « mal du siècle ») et qui conduira à un certain nihilisme social. On pourrait évoquer ici ce manifeste surréaliste avant la lettre qu’ont été les Chants de Maldoror. Publiée à titre posthume en 1920, l’œuvre sulfureuse de Lautréamont incarne l’écart et le détour poussés à leur paroxysme :
« Moi, comme les chiens, j’éprouve le besoin de l’infini… Je ne puis, je ne puis contenter ce besoin ! Je suis fils de l’homme et de la femme, d’après ce qu’on m’a dit. Ça m’étonne… je croyais être davantage ! Au reste, que m’importe d’où je viens ? Moi, si cela avait pu dépendre de ma volonté, j’aurais voulu être plutôt le fils de la femelle du requin, dont la faim est amie des tempêtes, et du tigre, à la cruauté reconnue : je ne serais pas si méchant. Vous, qui me regardez, éloignez-vous de moi, car mon haleine exhale un souffle empoisonné. Nul n’a encore vu les rides vertes de mon front ; ni les os en saillie de ma figure maigre, pareils aux arêtes de quelque grand poisson, ou aux rochers couvrant les rivages de la mer, ou aux abruptes montagnes alpestres, que je parcourus souvent, quand j’avais sur ma tête des cheveux d’une autre couleur. Et, quand je rôde autour des habitations des hommes, pendant les nuits orageuses, les yeux ardents, les cheveux flagellés par le vent des tempêtes, isolé comme une pierre au milieu du chemin, je couvre ma face flétrie, avec un morceau de velours, noir comme la suie qui remplit l’intérieur des cheminées : il ne faut pas que les yeux soient témoins de la laideur que l’Être suprême, avec un sourire de haine puissante, a mise sur moi. Chaque matin, quand le soleil se lève pour les autres, en répandant la joie et la chaleur salutaires dans toute la nature, tandis qu’aucun de mes traits ne bouge, en regardant fixement l’espace plein de ténèbres, accroupi vers le fond de ma caverne aimée, dans un désespoir qui m’enivre comme le vin, je meurtris de mes puissantes mains ma poitrine en lambeaux. »
L’extrait est saisissant : il y a d’une part dans le personnage de Maldoror l’incandescence de la transgression faite de déchirement et de conflit intérieur, et d’autre part la recherche d’un ailleurs vécu comme échappatoire et libération. Le thème du refus social se repère dans le texte par la décadence, le désordre, la déviation morale, la provocation qu’il instaure dans la norme. Même le langage se désolidarise de la syntaxe pour la détourner contre elle-même : en s’écartant volontairement du sens commun, le poème donne en effet l’impression d’une discontinuité empreinte de dérision et de violence : brisée, la trame de l’écriture est celle d’un poète marginal pour qui le romantisme se vit comme volonté de se perdre pour mieux se retrouver, fût-ce dans la mort. Détour de conduite, renversement esthétique, détours verbaux sont ici vécus comme nihilisme convulsif, vertige du néant et de l’inhumain.
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Une profonde ambiguïté
Cette conception particulière du romantisme trahit une profonde ambiguïté : en s’indignant contre l’esprit utilitaire et matérialiste de la Révolution industrielle, elle dressera souvent l’individu contre la société, et dévalorisera le profane au point de se retourner contre elle-même : la mission du poète-prophète (pensez à l’incantation visionnaire d’Hugo dans “Fonction du poète”) qui s’inscrit dans une sorte de renouveau historique et de messianisme social, libéral, généreux et militant, débouche malgré tout sur une fuite dans le vide. Même si c’est du fait historique que la poésie engagée d’Hugo tire sa légitimité (on se rappelle sa condamnation sans appel de l’art pour l’art dans “Fonction du poète”), elle ne pourra néanmoins se départir d’une méditation épique sur l’Histoire empreinte d’une quête d’absolu, forcément vouée à l’échec, de par sa dimension utopique.
Reconnaissons-le, il y a un aspect “totalitaire” dans l’utopie romantique : devenu “phare”, “mage” ou encore “prophète”, le poète se coupe en fait du réel en privilégiant le moi, dans une attitude de refus du désordre et de la division. Une question qui peut dès lors être posée est celle-ci : le romantisme, et particulièrement le romantisme messianique, ne préfigure-t-il pas les grandes utopies postrévolutionnaires qui marqueront le débat idéologique à la fin du dix-neuvième siècle ? Et ne trouvera-t-il pas également un écho tragique dans les grands mythes totalitaires du vingtième siècle, qu’on pourrait considérer comme autant d’avatars des mythologies romantiques ?
Sans doute il est vrai que la figure du poète maudit ou du poète mage dérivent d’un même idéal : le mythe du surhomme (pensez à Nietzsche). Celui-ci n’est-il pas d’abord un mythe du mal-être, mythe de la solitude et de l’idéalisme, face à la décadence des sociétés modernes ?
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Conclusion
Comme nous l’avons vu, le mouvement romantique est protéiforme : à la fois fait de totalité (aspirations à l’infini, à l’absolu) et de fractures, tant individuelles que collectives, et indissociables d’un éclatement de l’ordre européen.
- Tout d’abord, éclatement géographique, en proposant une nouvelle représentation du monde, qui repense l’espace géométrique hérité de l’âge classique et des Lumières et qui privilégie le refus du réel, l’ailleurs et le voyage.
- Mais aussi éclatement du sujet : en repensant profondément l’homme à travers l’individualisme et la subjectivité, le romantisme amène à une scission du moi avec lui-même (pensez à Rimbaud : “Je est un autre”) : le moi égaré devient un moi déchiré.
- Et enfin éclatement social : en élargissant les limites à l’intérieur desquelles les modes d’expression avaient jusqu’alors été confinés, le romantisme témoigne d’une vaste mutation, dont les tendances novatrices influeront grandement sur l’histoire des arts et plus largement sur les mouvements de contre-culture du vingtième siècle qui, en ouvrant l’occident sur la totalité du monde, ont finalement fait éclater les identités nationales, et amené une pensée du scepticisme qui conduira à ressentir le provisoire plus que l’immuable, la mobilité au détriment du permanent, le relatif plutôt que l’absolu.
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© Bruno Rigolt
Bruno Rigolt, (EPC/Lycée en Forêt, Montargis, France), septembre 2010. Dernière révision : 14 novembre 2012
NOTES
(1) Karl Heinz Bohrer, Le Présent absolu : du temps et du mal comme catégories esthétiques, traduit de l’Allemand par Olivier Mannoni, éd. de la Maison des Sciences de l’Homme, Paris 2000, page 16
(2) Jacques Domenech, L’Éthique des lumières : les fondements de la morale dans la philosophie, Librairie philosophique Jean Vrin, Paris 1989, page 66
(3) Nicolas Bonhôte, Jean-Jacques Rousseau : vision de l’histoire et autobiographie, éditions l’Âge d’homme, Lausanne 1992, page 247
(4) Paul Van Tieghem, Le Romantisme dans la littérature européenne, Albin Michel, Paris 1948, page 249.
(5) Aïmé Zâreân, “La nature chez les romantiques français et persans“, in La Revue de Téhéran, n°14, janvier 2007
(6) Jean-Pierre de Beaumarchais et al., Dictionnaire des écrivains de langue française, “Romantisme”, Larousse, Paris 2001, p. 1603-1604
(7) cité par Charles Sala, Caspar David Friedrich et la peinture romantique, Pierre Terrail, 1993, page 83
(8) Denise Degrois, « Versions romantiques du vide », in L’Espace littéraire dans la littérature et la culture anglo-saxonnes. Textes réunis par Bernard Brugière, Presses de la Sorbonne Nouvelle, Paris 1995, p. 176. Voir aussi l’analyse du tableau proposée dans ce blog en cliquant ici.
(9) Michael Löwy, « L’humanisme romantique allemand et l’Europe », page 165, in L’Europe, naissance d’une utopie ? Genèse de l’idée d’Europe du XVIe au XIXe siècle sous la direction de Michèle Madonna Desbazeille, L’Harmattan, Paris 1996.
La Méditerranée près de Nice
Pastel numérique (B. R.) d’après F. Bensa “Le quartier du Lazaret avec la Réserve” (Détail. Musée Masséna, Nice)
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