La citation de la semaine… Philippe Lejeune…

“Le journal, c’est comme une peinture, ou une relique. Unique, sacré, et ça ne se remplace pas…”

                 

Le journal est une trace. C’est une feuille de papier qui a été écrite ce jour-là, et nulle autre. De même qu’une transcription laisse s’évaporer la voix, l’impression perd une bonne part de ce qu’exprime un cahier manuscrit. […]. Un journal intime, c’est un peu ce que les artistes appellent un “livre unique”. C’est comme une peinture, ou une relique. Unique, sacré, et ça ne se remplace pas. […].

Il y a incompatibilité d’humeur entre le journal et la forme livre. Éditer un journal, c’est vouloir faire entrer une éponge dans une boîte d’allumettes. On finit par l’oublier. […] souvent la lecture des journaux, imprimés, compactés en livre, m’ennuie. Ou plutôt : me remplit de malaise. C’est idiot, je sais. Mais la simplicité devient prétention. Le philippe_lejeune_5.1284311582.jpglaisser-aller du journal semble arrogance. La profondeur fait toc. La typographie change l’horizon d’attente, met la pédale forte à la place de la sourdine. Répétitions et détails insignifiants, si naturels dans un cahier, semblent ici incongrus, plat, nuls.

Donc moi, petit lecteur des journaux imprimés, même géniaux, me voici dévoreur des textes les plus “ennuyeux”, dès lors qu’ils me sont tombés sous la main manuscrits.

Pourquoi ?

Par fraternité. J’ai tenu (sur feuilles et cahiers), et je tiens (sur ordinateur), un journal que je sais illisible, impubliable, sincère, déchirant, piétinant, nul et génial et j’ai pour le fatras des autres la patience que demanderait le mien. Je fais crédit. L’horizon d’attente n’est plus l’œuvre. C’est la rencontre humaine. Le journal que je vais lire est une aventure opaque qui exigera, en échange de mon intrusion, ma collaboration active. L’œuvre, c’est moi qui vais la faire en lisant, comme un acteur qui longuement se pénètre d’un rôle -débroussailleur, explorateur du temps touffu d’une vie étrangère.

Par sentiment d’unicité. Je suis seul avec le cahier. Personne, à Strasbourg ou Toronto, n’a la même expérience. Face au cahier j’occupe la place de celui qui l’a écrit et qui, le premier, a dû le relire. Je communique physiquement avec le temps passé, comme un archéologue sur le terrain. La griserie de l’intrusion est tempérée par le sentiment d’être invité -respect quasi religieux. Cet espace n’est pas mien, je dois en accepter les règles. Si je m’ennuie, je n’ai à m’en prendre qu’à moi : personne ne m’a rien promis. Je n’arrive pas en spectateur qui a payé sa place, comme le lecteur d’imprimé.

Par goût de l’aventure. […] C’est une invitation au voyage. Il s’agit d’emmener ceux qui voudront au pays du journal…

Philippe Lejeune, “Au pays du journal”, article publié dans la Nouvelle Revue Française, n° 531, avril 1997, p. 53 et s.  
Professeur de littérature à l’université Paris Nord, et membre de l’Institut universitaire de France, Philippe Lejeune a consacré ses travaux à l’autobiographie, et sans doute en avez-vous déjà entendu parler à travers la notion célèbre de “pacte autobiographique”, c’est-à-dire le contrat proposé au lecteur par le texte, et affirmant l’identité de l’auteur, du narrateur et du personnage principal. Délaissant dans cet article la théorisation de l’autobiographie, Philippe Lejeune s’emploie davantage à célébrer la légitimité littéraire du journal intime. Mais le point de vue adopté ici est paradoxal : rédigé sans intention d’être publié, un journal édité sous la forme du livre gagne son accession au statut de genre mais il perd selon l’auteur de son authenticité première.
Par définition, un journal est un “brouillon de soi” pour reprendre le titre d’un ouvrage de Philippe Lejeune. Dès lors, ces “brouillons de soi” que sont l’intériorité et l’intime doivent garder une part de mystère. Si le journal, comme le dit Philippe Lejeune, est une “invitation au voyage”, le lecteur doit être un passager clandestin : c’est avant que le manuscrit soit publié que le voyage commence vraiment. En lui donnant une visibilité éditoriale, la publication arrête le voyage : victime de son succès, un journal livré au champ éditorial perd cette part intime, trouble ou rêveuse qui le caractérisait. En devenant un simple moyen d’écriture répondant à des fins de consommation, le journal ne risque-t-il pas d’apparaître comme une falsification de l’intime ?
Pour en savoir un peu plus… Je vous conseille de vous rendre sur le site “Autopacte” proposé par Philippe Lejeune. Ce site passionnant a pour objet l’écriture autobiographique sous toutes ses formes (récits, journaux, lettres, etc.).

Publié par

brunorigolt

- Agrégé de Lettres modernes - Docteur ès Lettres et Sciences Humaines (Prix de Thèse de la Chancellerie des Universités de Paris) - Diplômé d’Etudes approfondies en Littérature française - Diplômé d’Etudes approfondies en Sociologie - Maître de Sciences Politiques