La citation de la semaine… Liliane Wouters…

Quelqu’un —moi— passe pour maître. Maître de quoi ? De ce tout déjà mort, encore à naître…

Dans les muscles, dans le ventre,

dans le squelette muet,

dans les nerfs fragiles, centre

et racines, dans les rêts

du cerveau qui tout agrippe,

quelqu’un est présent, quelqu’un

est objet, seigneur, principe,

seul domaine, lieu commun ;

quelqu’un dit « Je ». Lui répondent

ventre, muscles, et les os

au premier signe des ondes

nerveuses, troublant faisceau.

Quelqu’un —moi— passe pour maître.

Maître de quoi ? De ce tout

déjà mort, encore à naître

ou vivant, je ne sais où.

Liliane Wouters, "Cohortes", Le Gel, éd. Seghers, Paris 1966

Née en 1930 à Ixelles (région de Bruxelles), Liliane Wouters est une auteure belge francophone. Parallèlement à sa carrière d’institutrice jusqu’en 1980, elle a mené une activité brillante d’écrivaine qui lui a valu d’être membre de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique et de l’Académie européenne de poésie. Son approche complexe du réel marie une sensualité charnelle à un mysticisme souvent ardent et brutal, à l’opposé des représentations ou des clichés qui cantonneraient la poésie féminine à n’être qu’un art de l’émerveillement et de la sensation. Bien au contraire, son œuvre poétique est à l’image de ces paysages flamands sous la neige en hiver : sombre et tourmentée, en proie souvent à une sorte de vertige existentiel. Le Gel par exemple, dont est tiré ce texte, est un recueil qui artmod5.1244261356.jpgsitue l’acte poétique dans l’intervalle entre les désillusions du réel et la quête douloureuse de l’absolu. La forme même, souvent discordante et fragmentée, traduit l’inconscient de cette poésie métaphysique : anxiété et cérébralité participent chez Wouters de la volonté d’initier le lecteur à la logique du vivant et de la mort.

En témoigne ce texte qui joue ici sur les réseaux d’images du corps humain : le squelette, les nerfs, le cerveau, le ventre, les muscles, les os font affleurer les différents degrés de signification de l’être… De fait, le regard presque “anatomique” que porte la poétesse se constitue tout à la fois comme le constat d’une identité morcelée et le récit d’une quête existentielle qui ne cessera d’ailleurs de l’animer tout au long de son œuvre. Le Journal d’un scribe par exemple, publié en 1990 (Les Éperonniers, Bruxelles 1990), s’inscrit dans la même problématique mais en renouvelle la portée :

Je viens d’avant le souffle du commencement.
Je n’aurai pas de fin.
Je, c’est-à-dire le
principe qui m’anime
et qui poursuivra son
voyage en me quittant.

À vingt-quatre ans d’intervalle, la récurrence des images et de la thématique ne peut qu’interpeller le lecteur attentif : dans les deux textes, la versification libérée, qui déstructure la syntaxe, les anaphores presque obsédantes du “je”, situent la quête poétique dans un absolu existentiel qui est à la base d’une profonde interrogation métaphysique : qu’est-ce que l’être ? Comment situer le corps par rapport à l’âme ? N’est-elle qu’une fonction de l’organisme ou participe-t-elle d’un principe supérieur qui transcenderait l’humain? La poésie de Liliane Wouters, parce qu’elle questionne l’espace sans fin de l’homme, débouche sur une quête qui donne d’autant plus de sens à la vie qu’elle situe l’acte d’écrire dans un ordre spirituel…

Crédit iconographique : Bruno Rigolt

Publié par

brunorigolt

- Agrégé de Lettres modernes - Docteur ès Lettres et Sciences Humaines (Prix de Thèse de la Chancellerie des Universités de Paris) - Diplômé d’Etudes approfondies en Littérature française - Diplômé d’Etudes approfondies en Sociologie - Maître de Sciences Politiques