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Paroles menottées : Écriture et engagement

Ksenia C. présente… L’Œil de Jacobo Timerman

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“Comment aurais-tu pu mourir si c’est justement cette nuit-là que nous triomphâmes de la mort ?”

“Cette nuit un gardien qui ne respecte pas le règlement, a laissé ouvert. Je me précipite et regarde en dehors. Il ya un étroit couloir et j’arrive à voir, face à ma cellule, au moins deux portes de plus. Oui, je vois bien deux portes, entièrement. Quelle sensation de liberté ! Tout un univers vient s’ajouter à mon Temps, ce temps si long qui demeure près de moi, pesant sur moi. Ce terrible ennemi de l’homme qu’est le Temps quand on peut presque palper son existence, sa durée, son éternité. Le couloir est très éclairé. Je recule un peu, aveuglé, mais j’y reviens voracement. J’essaie de m’emplir de l’espace que je vois. Il y a longtemps que je n’ai plus de sens des distances ni des proportions. J’éprouve la sensation de sortir de mes limites. Pour regarder, je dois appuyer le visage contre la porte d’acier qui est glacée. […] Maintenant, j’appuie l’œil, mais l’on n’entend aucun bruit. Alors, je me remets à regarder. Et lui fait de même. Je découvre que, sur la porte face à la mienne, le judas est ouvert et qu’il y a un œil. Je suis pris de peur : ils m’ont tendu un piège. Il est interdit de s’approcher du judas et ils ont vu que je le faisais. Je recule et j’attends. J’attends un temps, un autre temps, plus encore. Puis je reviens au judas. Et lui fait de même.

Et ici, il faut que je parle de toi, de cette longue nuit que nous avons passée ensemble, durant laquelle tu as été mon frère, mon père, mon fils, mon ami. Ou bien étais tu une femme ? Et alors nous aurons passé cette nuit comme deux amoureux. Tu étais un œil, mais tu n’as pas oublié cette nuit, n’est ce pas ? Car, si on m’a bien dit que tu étais mort, que tu avais le cœur faible et que tu n’avais pas supporté la « machine », on ne m’a pas dit si tu étais un homme ou une femme. Et cependant, comment aurais-tu pu mourir si c’est justement cette nuit là que nous triomphâmes de la mort ? Tu dois te souvenir, il faut que tu te souviennes car, autrement, tu m’obliges à me souvenir pour deux et ce fut si beau que j’ai besoin aussi de ton témoignage. Tes paupières battaient. Je me souviens parfaitement que tes paupières battaient et ce torrent de mouvement démontrait sans nul doute possible que je n’étais pas le dernier être humain sur la terre dans un univers peuplé de gardiens tortionnaires. De temps en temps, dans ma cellule, je remuais un bras ou une jambe pour le plaisir de quelque mouvement sans violence, et non forcé par les gardiens qui me trainaient ou me poussaient. Et toi tes paupières battaient ce fut si beau. […] Parfois nous revenions au judas en même temps et le sentiment de triomphe était si fort que nous paraissions immortels. Nous étions immortels…”

Jacobo Timerman (1977), texte extrait de l’anthologie Écrivains en prison (Labor & Fides, 1997), page 46 et suivantes.

C’est durant sa première année d’emprisonnement en 1977 que Jacobo Timerman (1923-1999) écrivain, éditeur et journaliste argentin, écrit l’Œil. Auteur engagé cherchant à défendre ses opinions sur les droits de l’homme, il fut enfermé jusqu’en 1979 pour sa lutte. Dans ce témoignage bouleversant, on déchiffre, dès les premières lignes, la peur des cellules et l’obsession du temps : “Tout un univers vient s’ajouter à mon Temps, ce temps si long qui demeure près de moi, pesant sur moi”. Timerman dénonce la torture et le viol de liberté des prisonniers qui est aussi un « viol » de l’espèce humaine en elle-même, dans un pays dépourvu alors de lois sur la liberté d’expression des citoyens et dirigé par une poignée de dictateurs militaires dénués d’humanité et de morale. Ce texte est d’autant plus poignant qu’il sollicite le regard timerman.1289846067.jpgd’un compagnon de cellule totalement imaginaire et inconnu pour essayer de vaincre un quotidien sinistre et frustrant : « Et ici, il faut que je parle de toi, de cette longue nuit que nous avons passée ensemble, durant laquelle tu as été mon frère, mon père, mon fils, mon ami. Ou bien étais tu une femme ? ».
Mais l’écriture permet aussi d’échapper, ne fût-ce que quelques instants, à une réalité tragique, sans issue. On peut justement considérer cette métaphore des yeux, et tout ce qu’elle représente, comme la seule échappée possible face à toute cette violence, que Timerman transcrit par des mots si justes : « De temps en temps, dans ma cellule, je remuais un bras ou une jambe pour le plaisir de quelque mouvement sans violence, et non forcé par les gardiens qui me trainaient ou me poussaient ». Le judas de sa porte duquel il est interdit de s’approcher sous peine de torture ou de mort pourrait symboliser l’arbitraire d’un système qui n’a trouvé que l’enfermement pour saper les idées démocratiques. Ce pourrait être, à l’opposé, cette infime ouverture vers une impossible liberté : « Maintenant, j’appuie l’œil, mais l’on n’entend aucun bruit. Alors, je me remets à regarder. […] Parfois nous revenions au judas en même temps et le sentiment de triomphe était si fort que nous paraissions immortels. Nous étions immortels »…
Ksenia C. Classe de Seconde 18, Lycée en Forêt (Montargis, France, novembre 2009)
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Texte extrait de l’anthologie Écrivains en prison (Labor & Fides, 1997). Pour accéder aux parties librement consultables de l’ouvrage sur Google-livres, cliquez ici.
Crédit photographique : IPI (International Press Institute). Photographie retouchée numériquement.