La citation de la semaine… Georges Bataille…

« Chaque éclat de la musique, dans la nuit, était une incantation, qui appelait à la guerre et au meurtre… »

“J’étais devant des enfants en ordre militaire, immobiles, sur les marches de ce théâtre : ils avaient des culottes courtes de velours noir et de petites vestes ornées d’aiguillettes, ils étaient nu-tête ; à droite des fifres, à gauche des tambours plats. Ils jouaient avec tant de violence, avec un rythme si cassant que j’étais devant eux le souffle coupé. Rien de plus sec que les tambours plats qui battaient, ou de plus acide, que les fifres. Tous ces enfants nazis (certains d’entre eux étaient blonds, avec un visage de poupée) jouant pour de rares passants, dans la nuit, devant l’immense place vide sous l’averse, paraissaient en proie, raides comme des triques, à une exultation de cataclysme : devant eux, leur chef, un gosse d’une maigreur de dégénéré, avec le visage hargneux d’un poisson (de temps à autre, il se retournait pour aboyer des commandements, il râlait), marquait la mesure avec une longue canne de tambour-major.[…]. Ce spectacle était obscène. Il était terrifiant : si je n’avais pas disposé d’un rare sang-froid, comment serais-je resté debout regardant ces haineuses mécaniques, aussi calme que devant un mur de pierre. Chaque éclat de la musique, dans la nuit, était une incantation, qui appelait à la guerre et au meurtre. Les battements de tambour étaient portés au paroxysme, dans l’espoir de se résoudre finalement en sanglantes rafales d’artillerie : je regardais au loin… une armée d’enfants rangée en bataille. Ils étaient cependant immobiles, mais en transe. Je les voyais, non loin de moi, envoûtés par le désir d’aller à la mort. Hallucinés par des champs illimités où, un jour, ils s’avanceraient, riant au soleil : ils laisseraient derrière eux les agonisants et les morts […].”

Mai 1935

Georges Bataille, Le Bleu du ciel (épilogue), 1957
© J.-J. Pauvert 1957, Gallimard Paris 1971.

Georges Bataille (1897-1962) est un écrivain majeur du vingtième siècle. Son œuvre, animée d’exigences contradictoires, est largement transgressive et provocatrice. Conditionnée par le refus des contingences du monde, elle entremêle dans un style à la fois sulfureux et cérébral, la quête de l’extase et la fascination de la mort, les tragédies politiques et les drames existentiels. Rédigé en 1934-35 pendant la Guerre d’Espagne mais publié en 1957, le Bleu du ciel décrit les dérives d’un homme à travers une Europe en proie au fascisme et à la violence.

Mais Le Bleu du ciel est également un très beau roman d’amour qui peut se lire comme une recherche désespérée de la vérité, une « expérience intérieure » où la débauche est vécue comme possibilité d’une impossible libération face à l’hypocrisie, à la lâcheté, et à l’absurdité des hommes. Ainsi, les fièvres du désir longuement décrites tout au long du récit, opèrent-elles progressivement un singulier renversement ; d’où le titre, très métaphorique. Le passage présenté ici est la fin du roman, annonciatrice des orages de la guerre : la description des jeunesses hitlériennes donne un sens allégorique à l’écriture vécue comme engagement existentiel : à la mort succède l’appel, aux ombres de l’Histoire, le “bleu du ciel”…

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Crédit iconographique : Affiche de propagande pour les Jeunesses hitlériennes (1935) : “La jeunesse sert le Führer. Tous les jeunes de dix ans dans la jeunesse hitlérienne”.

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brunorigolt

- Agrégé de Lettres modernes - Docteur ès Lettres et Sciences Humaines (Prix de Thèse de la Chancellerie des Universités de Paris) - Diplômé d’Etudes approfondies en Littérature française - Diplômé d’Etudes approfondies en Sociologie - Maître de Sciences Politiques