La citation de la semaine… Don DeLillo…

« C’était l’éloquence des alphabets et des systèmes numériques, pleinement réalisée sous forme électronique à présent, dans l’état zéro-un du monde… »

This was the eloquence of alphabets and numeric systems, now fully realized in electronic form, in the zero-oneness of the world…

      Il regardait […] les flux de chiffres qui coulaient dans des directions opposées. Il comprenait tout ce que cela représentait pour lui, le déroulement et les secousses des données sur un écran. Il examinait les diagrammes imagés qui faisaient jouer entre eux des modèles organiques, l’aile d’oiseau et la coquille protectrice. Il était superficiel de prétendre que les chiffres et les tableaux fussent la froide compression d’énergies humaines désordonnées et de suées nocturnes réduites à de lumineuses unités au firmament du marché financier. En fait, les données mêmes étaient vibrantes et rayonnantes, autre aspect dynamique du processus vital. C’était l’éloquence des alphabets et des systèmes numériques, pleinement réalisée sous forme électronique à présent, dans l’état zéro-un du monde, l’impératif numérique qui définissait le moindre souffle des milliards d’habitants de la planète. C’est là qu’était l’élan de la biosphère. Nos corps et nos océans étaient là, perceptibles et entiers.

[…]

     La voiture entra dans le West-Side en traversant l’avenue, et dut aussitôt ralentir, franchissant le passage au feu rouge et laissant retomber derrière elle des vagues de piétons.
      La voix de Torval annonça une rupture de canalisations quelque part en amont.
      Eric vit ses agents de sécurité, un de chaque côté de la limousine, qui marchaient à un rythme calculé, dans leurs tenues identiques, blazer sombre, pantalon gris, chemise à col montant.
—-L’un des écrans montra un geyser de boue rougeâtre qui jaillissait d’un trou dans le sol. Ça lui plaisait bien. Les autres écrans montraient de l’argent en mouvement. Il y avait des chiffres qui glissaient horizontalement et des histogrammes qui montaient et descendaient. Il savait qu’il y avait quelque chose que personne n’avait détecté, un motif latent dans la nature même, un saut de langage-image qui allait au-delà des modèles standard d’analyse technique et dépassait même les tableaux prévisionnels les plus ésotériques de ses propres disciplines dans ce domaine. Il y avait forcément un moyen d’expliquer le yen.

Robert Pattinson dans l’adaptation cinématographique de David Cronenberg →

 —-Il avait faim, il était au bord de l’inanition. Il y avait des jours où il avait tout le temps envie de manger, de parler aux visages des gens, de vivre dans l’espace viande.
[…]
Il vit une femme assise sur le trottoir qui mendiait, un bébé dans les bras. Elle parlait une langue qu’il ne connaissait pas. Il connaissait plusieurs langues mais pas celle-là. Elle paraissait enracinée dans ce coin de béton. Peut-être que son bébé était né là, sous le panneau No Parking. Des camions de FedEx et d’UPS. Des hommes-sandwichs noirs parlaient en murmures africains. Ils payaient cash l’or et les diamants. Bagues, pièces, perles, bijoux en gros, bijoux anciens. C’était le souk, le shtetl. C’est ici que s’affairaient marchandeurs et colporteurs de rumeurs, récupérateurs de débris et négociateurs à la langue mystérieuse. La rue était une offense à la vérité du futur. Mais il l’absorbait. Il la sentait pénétrer électriquement dans chaque récepteur et cavité de son cerveau.
     La voiture s’immobilisa complètement et il sortit pour s’étirer. La circulation en aval était un long scintillement liquide de métal inerte…

Don DeLillo, Cosmopolis, Scribner New-York 2003 pour la première édition.
Actes Sud “Babel” 2003 pour l’édition française, 2012 pour la présente réédition. Pages 34-35 ; 74-76.
Traduit de l’américain par Marianne Véron.

Affiche du film Cosmopolis de David Cronenberg (2012), superbe adaptation du roman de Don DeLillo
avec Robert Pattinson, Juliette Binoche, Mathieu Amalric et Sarah Gardon.

L’argent “dévore le monde”. Ces propos du grand historien Fernand Braudel me paraissent correspondre parfaitement à la démarche de Don DeLillo dans Cosmopolis. Publié en 2003, ce roman s’est imposé d’emblée comme une réflexion majeure sur notre postmodernité, marquée par la fragmentation sociale et le délitement progressif du système capitaliste mondial.

Né en 1936 dans le quartier du Bronx à New York, Don DeLillo est une figure marquante du paysage romanesque contemporain. “Portée par la conviction que « la fiction se doit de contester le pouvoir », son œuvre peut se lire comme une anatomie critique de la culture américaine” (1) dont il interroge inlassablement à travers ses romans l’histoire et la mythologie.

C’est donc sur fond de crise et de peurs millénaristes qu’il faut appréhender la narration de Cosmopolis. Celle-ci est en effet centrée sur “une journée dans la vie d’un golden boy qui s’apprête à perdre son empire à cause de la crise, indifférent au monde incertain qui l’entoure, hypocondriaque et schizophrène. Sa longue traversée d’un New York en plein chaos, au rythme de ses rencontres avec sa femme, ses maîtresses et ses employés, le mènera finalement à un point de non-retour” (2). Mais ce huis-clos à la fois violent, onirique et déstabilisant, est surtout l’occasion pour Don DeLillo d’introduire une réflexion originale sur la marchandisation des rapports humains et la soumission au monétaire dont la puissance démesurée finit par corrompre tout lien social : les yeux rivés en permanence sur des écrans où s’affichent les cours mondiaux de l’argent, Eric Packer n’est-il pas l’allégorie du capitalisme moderne, de plus en plus étranger au monde et aux hommes ?

Don DeLillo →

Rédigée dans une langue admirable et remarquablement traduite par Marianne Véron pour Actes Sud, cette fiction se caractérise sur le plan de l’écriture par “des  myriades d’impressions évanescentes, de descriptions à la fois abondantes et incertaines d’un réel fuyant, une écriture qui va où bon lui semble afin de donner corps à notre expérience perceptive et affective quotidienne […]” (3). En se focalisant ainsi sur le référentiel et le banal de l’espace urbain, le style de Don DeLillo tour à tour abstrait, immatériel, mais aussi minimaliste et déroutant, met à nu le nihilisme des sociétés contemporaines, écrasées par le trop plein des choses et la présence proliférante des biens de consommation dans un monde en crise, confronté désormais à une histoire et à une géographie sociales faites de fragmentations et de ruptures ; monde en archipel où personne ne croit à rien et cherche encore à donner un sens à l’absence de sens…

Bruno Rigolt

(1) François Happe, Don DeLillo, la fiction contre les systèmes, Belin Paris 2000
(2) Fabrice Leclerc (Studio Ciné Live), publié dans l’Express Culture le 23 mai 2012
(3) Arnaud Schmitt, “Espaces iconiques/Espaces collectifs dans l’œuvre de Don DeLillo” in Icones, Iconoclasmes (Collectif), Annales du CRAA (Centre de Recherches sur l’Amérique Anglophone), n° 27, page 209.

Voir aussi :
Entretien de Don DeLillo avec Slate lors de la sortie du film de David Cronenberg.
– La citation de la semaine… Michel Houellebecq

Crédits filmiques : © David Cronenberg, Alfama Films/Kinology

Publié par

brunorigolt

- Agrégé de Lettres modernes - Docteur ès Lettres et Sciences Humaines (Prix de Thèse de la Chancellerie des Universités de Paris) - Diplômé d’Etudes approfondies en Littérature française - Diplômé d’Etudes approfondies en Sociologie - Maître de Sciences Politiques