« … se peignent en rouge sur un rectangle blanc les grandes lettres que vous attendiez… »
La hauteur des maisons diminue, le désordre de leur disposition s’accentue, les accrocs dans le tissu urbain se multiplient, les buissons au bord de la route, les arbres qui se dépouillent de leurs feuilles, les premières plaques de boue, les premiers morceaux de campagne déjà presque plus verte sous le ciel bas, devant la ligne de collines qui se devine à l’horizon avec ses bois.
[…]. Balayant vivement de leur raie noire toute l’étendue de la vitre, se succèdent sans interruption les poteaux de ciment ou de fer ; montent, s’écartent, redescendent, reviennent, s’entrecroisent, se multiplient, se réunissent, rythmés par leurs isolateurs, les fils téléphoniques semblables à une complexe portée musicale, non point chargée de notes, mais indiquant les sons et leurs mariages par le simple jeu de ses lignes.
Un peu plus loin, un peu plus lente, la masse des bois de moins en moins interrompue de villages ou de maisons, tourne sur elle-même, s’entrouvre en une allée, se replie comme se masquant derrière un de ses membres.
C’est une véritable forêt que le train longe, non, traverse, puisqu’au-delà de ce carreau où s’appuie toujours votre tempe, de l’autre côté du corridor vide maintenant et de ses vitres dont vous apercevez toujours la succession jusqu’à l’extrémité du wagon, c’est le même spectacle de futaie broussailleuse et terne qui va s’épaississant.
La voie ferrée y creuse une tranchée qui se resserre de telle sorte que vous ne voyez plus du tout le ciel, que le sol même se relève en de hauts remblais de terre nue ou de maçonnerie sur laquelle un instant, juste le temps de les reconnaître, se peignent en rouge sur un rectangle blanc les grandes lettres que vous attendiez certes, mais peut-être pas aussi tôt, que vous avez lues maintes fois, que vous guettez à chaque passage pourvu qu’il fasse jour, parce qu’elles vous indiquent soit que l’arrivée est prochaine soit que le voyage est vraiment commencé.
[…] De l’autre côté du corridor, une onze chevaux noire démarre devant une église, suit une route qui longe la voie, rivalise avec vous de vitesse, se rapproche, s’éloigne, disparaît derrière un bois, reparaît, traverse un petit fleuve avec ses saules et une barque abandonnée, se laisse distancer, rattrape le chemin perdu, puis s’arrête à un carrefour, tourne et s’enfuit vers un village dont le clocher bientôt s’efface derrière un repli de terrain. Passe la gare de Montereau.”
Michel Butor, La Modification, Les Éditions de Minuit, Paris 1957.
Michel Butor, Photomontage (© Bruno Rigolt, février 2010)
Rédigée en 1957, la Modification apparaît d’emblée comme un texte fondateur de ce qu’on appellera “le nouveau roman”. Certes, il est possible de lire le livre comme un roman traditionnel. L’histoire est au demeurant très banale : le héros, Léon Delmont, directeur pour la France d’une société italienne, 45 ans marié, quatre enfants, habitant Place du Panthéon à Paris part pour Rome (où il va une fois par mois environ) à l’insu de ses patrons pour rejoindre sa maîtresse, Cécile Darcella, qu’il a rencontrée deux ans auparavant. Il lui a trouvé un emploi à Paris et compte rompre avec sa femme Henriette, sur l’insistance de Cécile qui supporte de moins en moins cette situation fausse. Pour ne pas être reconnu, il est monté dans un compartiment de troisième classe. Au fur et à mesure que progresse le voyage (au demeurant très inconfortable), Delmont est gagné par la crainte de devoir quitter sa femme et de supporter une Cécile devenue soudain encombrante si elle s’installait à Paris. D’où le titre du roman : toute l’histoire repose en effet sur la “modification” du projet initial. Finalement à son arrivée à Rome, Léon Delmont repart le soir même pour Paris sans avoir parlé à Cécile : il n’y aura eu aucune “modification” du “train-train”quotidien !
Ce n’est donc pas au niveau de l’histoire que réside l’intérêt de ce roman mais plutôt de la façon dont elle est racontée et qui valut à son auteur une reconnaissance quasi unanime : en premier lieu, Butor a délaissé la traditionnelle narration à la première ou à la troisième personne pour privilégier tout au long du livre un monologue intérieur, mais à la deuxième personne du pluriel. Dès les premières lignes, le lecteur est ainsi bouleversé dans ses habitudes et se sent presque “mis en accusation” :
Vous avez mis le pied gauche sur la rainure de cuivre, et de votre épaule droite vous essayez en vain de pousser un peu plus le panneau coulissant. Vous vous introduisez par l’étroite ouverture en vous frottant contre ses bords, puis, votre valise couverte de granuleux cuir sombre couleur d’épaisse bouteille, votre valise assez petite d’homme habitué aux longs voyages, vous l’arrachez par sa poignée collante, avec vos doigts qui se sont échauffés, si peu lourde qu’elle soit, de l’avoir portée jusqu’ici, vous la soulevez et vous sentez vos muscles et vos tendons se dessiner non seulement dans vos phalanges, dans votre paume, votre poignet et votre bras, mais dans votre épaule aussi, dans toute la moitié du dos et dans vos vertèbres depuis votre cou jusqu’aux reins.
À cette contestation des règles traditionnelles de l’énonciation, s’ajoute une transgression des codes romanesques, caractéristique de ce qu’on appellera le Nouveau roman. Le personnage, “soupçonné” d’être “trop honnête”, trop “ordinaire” est littéralement “assassiné” par cette entreprise de démystification du romanesque : de là les tentatives de nombreux écrivains (Alain Robbe-Grillet, chef de file du mouvement, Michel Butor, Nathalie Sarraute) d’abandonner les accessoires classiques du roman, au point d’appauvrir considérablement l’intrigue (d’un point de vue narratif, il ne se passe pas grand chose dans ces romans) pour mieux prendre de recul avec le réel. Le but en effet n’est pas de divertir, mais plutôt d’amener le lecteur à une distance critique vis-à-vis du romanesque traditionnel : Delmont n’a rien du héros exceptionnel ; bien au contraire : c’est le type même de l’homme dans ce qu’il a de plus quelconque, sans poids ni épaisseur, mais décrit dans son évolution psychologique d’une façon presque clinique, qui provoque parfois le malaise.
De fait, ce parti pris ultra-réaliste du roman est proprement déroutant : tout nous est minutieusement décrit avec la précision des clichés photographiques, même les détails en apparence les plus banals, amenant ainsi le lecteur à s’interroger sur lui-même et plus fondamentalement sur l’insignifiance de la vie et l’émiettement de l’être :
[…] se peignent en rouge sur un rectangle blanc les grandes lettres que vous attendiez certes, mais peut-être pas aussi tôt, que vous avez lues maintes fois, que vous guettez à chaque passage pourvu qu’il fasse jour, parce qu’elles vous indiquent soit que l’arrivée est prochaine soit que le voyage est vraiment commencé.
Si vous aimez les voyages (et particulièrement les voyages en train), je vous conseille de lire cet ouvrage à juste titre célèbre qui parvient à faire de nous, lecteurs, le personnage à la fois fictif et pourtant bien réel de cet “antiroman”.
Michel Butor (Photomontage d’après un tableau de René Magritte : “La Reproduction interdite” (1937)
© René Magritte, Museum Boijmans Van Beuningen (Rotterdam). © Bruno Rigolt, février 2010.
Pour aller plus loin…
Voir aussi sur le site de l’INA l’interview de Michel Butor par Pierre Dumayet à propos de La Modification.
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