La citation de la semaine… Haruki Murakami…

« Écoute le bruit du vent », m’a dit Oshima. Je tends l’oreille. Mais aucun vent ne souffle ici…

— Écoute. La bataille qui mettra fin à toutes les batailles n’existe pas, dit le garçon nommé Corbeau. La guerre se nourrit d’elle-même. Elle lèche le sang que la violence a répandu, elle dévore la chair blessée par les combats. La guerre est une sorte de créature autosuffisante qui renaît d’elle-même. Il faut que tu le saches.
[…] Tu dois dépasser la peur et la colère qui sont en toi, dit le garçon nommé Corbeau. Laisser entrer dans ton cœur une lumière rayonnante qui en fera fondre la glace. C’est ainsi que tu deviendras un vrai dur. Alors tu seras enfin le garçon de quinze ans le plus endurci du monde. Tu comprends ce que je veux dire ? Il n’est pas top tard pour te retrouver vraiment.

[…]

Je me retourne. Le garçon nommé Corbeau n’est plus là. Le silence a absorbé ma question.
Seul dans la forêt profonde, l’être que je suis me paraît étrangement vide. Il me semble être devenu moi aussi un de ces hommes vides, dont Oshima m’a parlé un jour. Il y a un grand vide en moi, et il s’étend progressivement. En ce moment même, il dévore le peu de substance qui me reste. J’entends le bruit de ses mandibules. Je comprends de moins en moins qui je suis.haruki-murakami.1300605959.jpg Je me sens perdu. Là où je suis, il n’y a ni directions, ni ciel, ni terre. Je pense à Melle Saeki, à Sakura, à Oshima. Mais je suis à des années-lumières du lieu où ils sont. C’est comme si je regardais dans des jumelles à l’envers. J’aurai beau tendre les mains, je n’arriverai pas à les toucher. Je suis seul, perdu dans un obscur labyrinthe. « Ecoute le bruit du vent », m’a dit Oshima. Je tends l’oreille. Mais aucun vent ne souffle ici.

[…] Mes réflexions aboutissent dans un cul-de-sac de labyrinthe. Qu’y a-t-il vraiment en moi ? Y a-t-il vraiment quoi que ce soit pour s’opposer au vide ?
Si je pouvais éliminer mon existence ? Au cœur de cette épaisse muraille végétale, sur ce chemin qui n’en est pas un, j’arrêterais de respirer, j’enseveliserais en silence ma conscience dans les ténèbres, ferais couler jusqu’à la dernière goutte mon sang obscur imprégné de violence, laisserais pourrir mon patrimoine génétique dans ces sous-bois. Ainsi je pourrais mettre un terme final à ma bataille. Sinon, je continuerai éternellement à tuer celui qui est mon père, à souiller celle qui est ma mère, à salir celle qui est ma sœur et à détruire jusqu’au monde lui-même. Je ferme les yeux, essaie de trouver mon propre centre. Il est recouvert de ténèbres irrégulières, aux bords effilochés. Puis ces nuages sombres se déchirent, et les feuilles des cornouaillers scintillent, telles des milliers de lames dans le clair de lune…

Haruki Murakami, Kafka sur le rivage, éd. Belfond, Paris 2005, chapitre 41 (extraits). Traduction : Corinne Atlan.
japon.1300603233.jpg Haruki Murakami (村上 春樹), écrivain japonais contemporain (Kyoto, 12 janvier 1949). Du même auteur : La Fin des temps (Seuil, « Points » 2001) ; Après le tremblement de terre (10/18 2002) ; L’Éléphant s’évaporeSaules aveugles, femme endormie : deux recueils de nouvelles traduits chez Belfond (2008).

Je vous invite à découvrir cette semaine l’univers fascinant d’Haruki Murakami, un des très grands auteurs contemporains. Comme beaucoup d’écrivains japonais, son œuvre participe d’une esthétique de l’ambivalence et de l’ambiguïté, mêlant l’ésotérisme à la réalité quotidienne, la fable fantastique au voyage initiatique. Voici comment l’éditeur présente le roman : « Kafka Tamura, quinze ans, s’enfuit de sa maison de Tokyo pour échapper à la terrible prophétie que son père a prononcée contre lui. De l’autre côté de l’archipel, Nakata, un vieil homme amnésique décide lui aussi de prendre la route. Leurs deux destinées s’entremêlent pour devenir le miroir l’une de l’autre tandis que, sur leur chemin, la réalité bruisse d’un murmure enchanteur. Les forêts se peuplent de soldats échappés de la dernière guerre, les poissons tombent du ciel et les prostituées se mettent à lire Hegel. Conte initiatique du XXIe siècle, Kafka sur le rivage nous plonge dans une odyssée moderne et onirique au cœur du Japon contemporain ».

De fait, le terme d’odyssée n’est pas trop fort pour qualifier l’univers initiatique de Murakami, dont l’exploration des confins de l’irrationel et de l’inconscient sous-tend la démarche littéraire. Comme l’auteur le dira lui-même, « Tout est dans la quête. En écrivant des histoires, je cherche ma propre histoire, mon âme profonde sous la surface ». Mais cette quête de soi est en même temps perte du sens :

Si je pouvais éliminer mon existence ? Au cœur de cette épaisse muraille végétale, sur ce chemin qui n’en est pas un, j’arrêterais de respirer, j’enseveliserais en silence ma conscience dans les ténèbres, ferais couler jusqu’à la dernière goutte mon sang obscur imprégné de violence, laisserais pourrir mon patrimoine génétique dans ces sous-bois…

Conscient et inconscient se mêlent pour créer une écriture typiquement japonaise dans sa quête du dépassement, répondant aux mouvements de l’âme, et faisant surgir des mots un mystère qui n’est pas sans rappeler l’art calligraphique, dans son éthique du geste, dont l’ivresse créatrice permet à l’artiste de transformer l’âme en pinceau et de dépasser le figuratif pour accéder à la personnalité profonde. André Clavel dans l’Express du 5 janvier 2006 souligne à ce titre combien l’écriture de Murakami « distille ses nectars dans une œuvre subtile, complexe, où les ténèbres les plus inquiétantes et la grâce la plus lumineuse se mêlent jusqu’au vertige […] d’une prose presque impalpable, feutrée, aussi dépouillée qu’un champ de neige » :

Je ferme les yeux, essaie de trouver mon propre centre. Il est recouvert de ténèbres irrégulières, aux bords effilochés. Puis ces nuages sombres se déchirent, et les feuilles des cornouaillers scintillent, telles des milliers de lames dans le clair de lune…

             

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« Seul dans la forêt profonde, l’être que je suis me paraît étrangement vide… » (ill. BR)

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brunorigolt

- Agrégé de Lettres modernes - Docteur ès Lettres et Sciences Humaines (Prix de Thèse de la Chancellerie des Universités de Paris) - Diplômé d’Etudes approfondies en Littérature française - Diplômé d’Etudes approfondies en Sociologie - Maître de Sciences Politiques