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« […] à Flatland, toute la vie sociale repose sur un principe fondamental : la volonté de la Nature, selon laquelle toutes les Figures doivent avoir les côtés égaux. »
the whole of the social life in Flatland rests upon the fundamental fact that Nature wills all Figures to have their sides equal.
[…] à Flatland tous les êtres humains étaient des Figures régulières, c’est-à-dire des Figures de construction régulière. J’entends par là qu’une Femme doit être non seulement une Ligne, mais une Ligne Droite ; qu’un Artisan ou un Soldat doit avoir deux côtés égaux ; que les Commerçants doivent avoir trois côtés égaux ; les Hommes de Loi (catégorie à laquelle j’ai l’honneur d’appartenir), quatre côtés égaux, et qu’en général chez un Polygone tous les côtés doivent être égaux.
[…] Ce dont je parle, c’est de l’égalité des côtés, et point n’est besoin de beaucoup réfléchir pour comprendre qu’à Flatland toute la vie sociale repose sur un principe fondamental : la volonté de la Nature, selon laquelle toutes les Figures doivent avoir les côtés égaux.
[…]
« L’Irrégularité de Figure » est un terme qui désigne chez nous quelque chose aussi grave au moins que, chez vous, un mélange de distorsion morale et de criminalité ; nous traitons cette perversion en conséquence. Certes, nous avons nos faiseurs de paradoxes qui nient la nécessité d’une relation entre l’Irrégularité géométrique et morale.
« L’Irrégulier, disent-ils, est dès sa naissance dépisté par ses propres parents, accablé de sarcasmes par ses frères et sœurs, négligé par les domestiques, méprisé et soupçonné par la société ; il se voit interdire tous les postes à responsabilités, toutes les situations de confiance, toutes les activités utiles. La police surveille de près chacun de ses mouvements jusqu’à ce qu’il atteigne sa majorité et se présente à l’inspection ; puis, soit il est détruit si l’on constate qu’il dépasse la marge de déviation admise, soit il est enfermé dans un Bureau Gouvernemental en qualité d’employé de septième classe ; il se voit contraint d’exercer pendant toute sa morne existence un métier sans intérêt pour un salaire misérable, obligé de vivre jour et nuit au bureau, de se soumettre même pendant ses congés à une surveillance étroite ; comment s’étonner que la nature humaine, fût-elle de l’essence la meilleure et la plus pure, sombre dans l’amertume et la perversion au milieu de ces circonstances ? »
Ce raisonnement fort plausible ne parvient pas à me convaincre –pas plus qu’il n’a convaincu les plus sages de nos Hommes d’État– que nos ancêtres ont eu tort de poser en axiome politique l’impossibilité de tolérer l’Irrégularité sans mettre en danger la sécurité de l’État. La vie de l’Irrégulier est dure. Cela ne fait aucun doute ; mais les intérêts du Plus Grand Nombre exigent qu’il en soit ainsi. Que deviendraient les agréments de la vie si l’on devait permettre à un homme affligé d’un devant triangulaire et d’un arrière polygonal de survivre et de propager une postérité encore plus irrégulière ? Doit-on modifier les maisons, les portes et les temples de Flatland pour que de tels monstres puissent y accéder librement ?
[…]
Je n’en suis pas pour autant disposé à recommander (du moins pour l’instant) l’emploi des mesures extrêmes adoptées par certains États, où le nouveau-né dont l’angle dévie d’un demi-degré par rapport à la norme est aussitôt détruit sans autre forme de procès. Parmi nos plus grands personnages, nos génies même, il en est qui se sont trouvés affligés, pendant les premiers jours de leur vie, de déviations allant jusqu’à quarante-cinq minutes, ou même au-delà ; et la perte de leur précieuse existence aurait été pour l’État un mal irréparable. En outre, l’art de la médecine a remporté quelques-uns de ses plus beaux triomphes en guérissant, soit partiellement, soit totalement l’Irrégularité par des compressions, des extensions, des trépanations, des colligations et autres opérations chirurgicales ou esthétiques. Optant, par conséquent, pour une Via Media, je ne définirai aucune ligne de démarcation fixe ou absolue ; mais, à l’époque où le corps commence à se charpenter, et si le Conseil Médical déclare que la guérison est improbable, je suggérerai de mettre un terme aux souffrances du rejeton Irrégulier en le faisant passer sans douleur de vie à trépas.
Edwin A. Abbott
Flatland, une aventure à plusieurs dimensions, 1884
Librio, © E.J.L. 2013, chapitre 7 “Des formes irrégulières”, pages 40-43
Traduit de l’anglais par Élisabeth Gille (cette traduction a d’abord paru chez Denoël en 1968).
→ Vous pouvez lire en ligne le roman dans son intégralité en cliquant ici, néanmoins je vous recommande pour plus de confort d’acheter chez Librio la version papier pour un prix très raisonnable (3€).
[…] every human being in Flatland is a Regular Figure, that is to say of regular construction. By this I mean that a Woman must not only be a line, but a straight line; that an Artisan or Soldier must have two of his sides equal; that Tradesmen must have three sides equal; Lawyers (of which class I am a humble member), four sides equal, and, generally, that in every Polygon, all the sides must be equal.
[…] I am speaking of the equality of sides, and it does not need much reflection to see that the whole of the social life in Flatland rests upon the fundamental fact that Nature wills all Figures to have their sides equal.
[…]
“Irregularity of Figure” means with us the same as, or more than, a combination of moral obliquity and criminality with you, and is treated accordingly. There are not wanting, it is true, some promulgatorsof paradoxes who maintain that there is no necessary connection between geometrical and moral Irregularity. “The Irregular,” they say, “is from his birth scouted by his own parents, derided by his brothers and sisters, neglected by the domestics, scorned and suspected by society, and excluded from all posts of responsibility, trust, and useful activity. His every movement is jealously watched by the police till he comes of age and presents himself for inspection; then he is either destroyed, if he is found to exceed the fixed margin of deviation, at an uninteresting occupation for a miserable stipend; obliged to live and board at the office, and to take even his vacation under close supervision; what wonder that human nature, even in the best and purest, is embittered and perverted by such surroundings!”
All this very plausible reasoning does not convince me, as it has not convinced the wisest of our Statesmen, that our ancestors erred in laying it down as an axiom of policy that the toleration of Irregularity is incompatible with the safety of the State. Doubtless, the life of an Irregular is hard; but the interests of the Greater Number require that it shall be hard. If a man with a triangular front and a polygonal back were allowed to exist and to propagate a still more Irregular posterity, what would become of the arts of life? Are the houses and doors and churches in Flatland to be altered in order to accommodate such monsters? […]
Not that I should be disposed to recommend (at present) the extreme measures adopted by some States, where an infant whose angle deviates by half a degree from the correct angularity is summarily destroyed at birth. Some of our highest and ablest men, men of real genius, have during their earliest days laboured under deviations as great as, or even greater than forty-five minutes: and the loss of their precious lives would have been an irreparable injury to the State. The art of healing also has achieved some of its most glorious triumphs in the compressions, extensions, trepannings, colligations, and other surgical or diaetetic operations by which Irregularity has been partly or wholly cured. Advocating therefore a Via Media, I would lay down no fixed or absolute line of demarcation; but at the period when the frame is just beginning to set, and when the Medical Board has reported that recovery is improbably, I would suggest that the Irregular offspring be painlessly and mercifully consumed.
Edwin A. Abbott
Flatland, A Romance in Many Dimensions (Londres, Seeley 1884)
→ Pour lire en ligne le roman dans son intégralité (en anglais), cliquez ici.
Couverture originale de Flatland (illustration de l’auteur)
Publié en 1884 par Edwin A. Abbott (1838-1926), célèbre théologien et universitaire anglais, Flatland est un court roman allégorique qui relève à la fois de la fable de science-fiction, de la fantaisie mathématique et du conte philosophique. L’histoire, qui donne vie à des figures géométriques, a pour narrateur un carré qui vit dans un monde plat : Flatland. Les personnages y sont des cercles, des triangles, des carrés, des polygones… Dans ce monde dénué de hauteur n’existent que deux dimensions, la longueur et la largeur. Les habitants ne peuvent donc ni monter ni descendre, ni en concevoir la possibilité même.
Toute la première partie de l’ouvrage (Notre monde) décrit la société bidimensionnelle de Flatland. À ce titre, l’ouvrage cache une satire implicite de la société aristocratique victorienne puisque le nombre de côtés des polygones-habitants détermine la classe sociale des individus : plus ce nombre est grand, et plus ils sont élevés hiérarchiquement. Ainsi, dans Flatland, tout s’ordonne selon un principe strict, à savoir que l’ordre naturel de la société repose sur l’égalité des côtés : au sommet la caste des prêtres symbolisée par les Cercles, au bas de l’échelle, les triangles isocèles symbolisant les soldats et la plèbe. Les femmes quant à elles sont réduites à de simples lignes, et les individus déviants sont représentés par des polygones irréguliers dont la difformité géométrique cache une irrégularité morale.
La deuxième partie de l’ouvrage (Autres mondes) est d’une grande originalité, tant scientifique que sociale : alors qu’il médite en l’an 2000 sur son existence dans l’univers bidimensionnel de Flatland, le carré-narrateur reçoit la visite d’un étranger, qui se fait appeler une Sphère. Traversant l’espace plan de son univers que le Carré croyait universel, la Sphère l’entraîne dans un espace à trois dimensions, lui offrant une vision inédite de son propre univers vu du dessus : Flatland devient Spaceland. Bouleversé par la vision de cet espace en trois dimensions, l’infortuné Carré veut témoigner de ce qu’il a vu et compris (la possibilité d’une autre dimension), et faire partager son voyage initiatique à ses concitoyens en propageant “l’Évangile des Trois Dimensions”.
Arrêté et traduit devant le Conseil pour avoir voulu subvertir l’ordre de la pensée unique, il sera condamné à la détention perpétuelle comme un dangereux révolutionnaire. À cet égard, si la fin de l’ouvrage est empreinte d’un profond pessimisme, elle délivre aussi un message humaniste de tolérance et de paix :
Je n’ai donc absolument aucun disciple et, à ma connaissance, la Révélation millénaire m’a été faite pour rien. Là-haut, à Spaceland, Prométhée fut châtié pour avoir apporté le feu aux mortels, mais moi —pauvre Prométhée de Flatland— je suis en prison sans avoir apporté quoi que ce soit à mes compatriotes. Je survis cependant, en espérant que ces Mémoires parviendront, je ne sais comment, jusqu’à un esprit humain, dans une Dimension quelconque, et susciteront une race rebelle qui refusera de se confiner aux limitations dimensionnelles. (Librio, page 119)
Comme l’a très bien montré Paul Watzlawick¹, « ce que Flatland dépeint avec éclat est la complète relativité de la réalité. Sans doute l’élément le plus meurtrier de l’histoire de l’humanité est-il l’illusion d’une réalité “réelle”, avec toutes les conséquences qui en découlent logiquement. Il faut par ailleurs un haut degré de maturité et de tolérance envers les autres pour vivre avec une vérité relative, avec des questions auxquelles il n’est
pas de réponse, la certitude qu’on ne sait rien et les incertitudes résultant des paradoxes. Mais si nous ne pouvons développer cette faculté, nous nous relèguerons, sans le savoir, au monde du Grand Inquisiteur, où nous mènerons une vie de mouton, troublée de temps à autre par l’âcre fumée de quelque autodafé, ou des cheminées d’un crématoire ».
← Edwin Abbott Abbot
De fait, si l’ouvrage d’Edwin A. Abbott connut un regain d’intérêt au vingtième siècle grâce aux découvertes d’Einstein quant à la relativité restreinte, il amène fondamentalement à une réflexion critique en matière de rapports de pouvoir sur nos valeurs institutionnelles et morales. C’est ainsi que Flatland peut être replacé dans le contexte particulier de certaines dérives sociales caractéristiques de l’Angleterre victorienne. Il faut rappeler en effet que “le concept moderne d’eugénisme (eugenics) est inventé en 1883 par le statisticien Francis Galton, le cousin du célèbre Darwin”². Par exemple, le passage que j’ai sélectionné pour cette Citation de la semaine peut se lire comme la critique sous-jacente d’une société eugéniste et formatée multipliant les exigences de normalité :
Que deviendraient les agréments de la vie si l’on devait permettre à un homme affligé d’un devant triangulaire et d’un arrière polygonal de survivre et de propager une postérité encore plus irrégulière ? Doit-on modifier les maisons, les portes et les temples de Flatland pour que de tels monstres puissent y accéder librement ?
Comme nous le voyons dans ces lignes, l’action eugénique à l’encontre des individus non conformes amène à une réflexion sur la notion même de normalité, si importante quand on aborde par exemple la liberté face à la conception totalitaire de la rationalité : les figures irrégulières et déviantes constituent ainsi une menace conceptuelle contre l’ordre moral et social. De même, lorsque le personnage narrateur (le Carré) bouscule la logique linéaire des habitants de Flatland, il faut voir dans cette transgression (qui semble préfigurer 1984 d’Orwell, dont le titre ne peut que faire songer à la date de publication du roman d’Edwin A. Abbott) l’impossibilité même de toute pensée autonome.
En ce sens, Flatland apparaît comme une brillante dystopie antiautoritaire. Cette dimension politique de l’œuvre n’a presque pas été étudiée ; elle est néanmoins essentielle et invite le lecteur à une réflexion critique sur les rapports entre pensée et liberté.
Bruno Rigolt
1. Paul Watzlawick, La Réalité de la réalité. Confusion, désinformation, communication, Seuil “Points Essais”, Paris 1978. Voyez en particulier cette page.
2. Gilbert Hottois, Jean-Noël Missa, Nouvelle Encyclopédie de bioéthique : médecine, environnement, biotechnologie, De Boeck Université, Bruxelles 2001, page 421.