Entraînement BTS Thème : « Je me souviens » Histoire et mémoire

BTSculgen_logo_1Thème concernant l’enseignement de culture générale et expression en deuxième année de section de technicien supérieur (sessions 2016-2017) : 
Je me souviens


Cours en ligne :

Histoire, souvenir et conscience mémorielle

  • Pourquoi se souvenir ?
  • Y a-t-il une histoire objective ?
  • En quoi le devoir de mémoire est-il nécessaire ?

 

C

onjugué à la première personne du singulier, l’intitulé du thème (« Je me souviens ») met en avant la mémoire comme phénomène individuel de rétention du passé dans le présent : par opposition à l’oubli, se souvenir, c’est entretenir un rapport intentionnel et conscient au passé. En ce sens, le souvenir relève de deux dimensions étroitement liées : « un acte de conservation de la représentation de l’événement passé, et un acte d’actualisation de cette représentation »¹. Mais à un niveau plus collectif, le souvenir est également une condition nécessaire de la connaissance historique et du jugement mémoriel : ainsi, comme exigence éthique et identitaire, la célébration des événements historiques fondateurs d’une nation invite toujours à se pencher sur la mémoire collective : sans mémoire, point de conscience ni d’obligation morale.

Le devoir de mémoire se présente en effet à la conscience collective sous la forme d’un impératif catégorique qui dépasse l’individu puisqu’il s’adresse à tous : il est donc contraignant et collectif. Oublier le devoir de mémoire, c’est effacer de sa conscience l’héritage de l’histoire, transmis de génération en génération ; c’est enfouir au fond de soi-même la conscience historique, et conséquemment refuser les rapports d’obligation et de solidarité qui constituent le corps social. Certes, on objectera qu’il n’y a pas d’histoire sans travail de mémoire ; cependant « la seule aspiration à la connaissance et à la vérité »² suffit-elle à jeter le discrédit sur le devoir de mémoire ? L’histoire ne saurait se réduire à établir des faits car il lui manquerait alors la conscience du temps, dans laquelle chaque conscience individuelle interagit avec la conscience collective.

De même que les souvenirs nous permettent d’exister individuellement, la construction d’une conscience collective est nécessaire au fonctionnement des États et à l’élucidation de l’historicité, de sorte que l’histoire devienne un acte de conscience intellectuelle, puis morale. À l’heure de la mondialisation, du mélange des cultures mais aussi des replis identitaires, nous nous rendons compte combien l’humanité a besoin d’une histoire qui renvoie à une mémoire partagée, c’est-à-dire à une conscience identitaire collective, fruit d’un long travail de résilience : c’est cette conscience subjective du temps qui donne sens à notre présent. De fait, il manque sans doute un aspect essentiel à toute conception de l’histoire qui s’en tiendrait au seul travail de reconstruction du passé, c’est de reconnaître la positivité accordée au souvenir pour la constitution du sens de l’humain.

Anatole France, dans Le Jardin d’Épicure, posait avec acuité tout l’enjeu du débat : « Y a-t-il une histoire impartiale ? Et qu’est-ce que l’histoire ? La représentation écrite des événements passés. Mais qu’est-ce qu’un événement ? Est-ce un fait quelconque ? Non pas ! c’est un fait notable. Or, comment l’historien juge-t-il qu’un fait est notable ou non ? Il en juge arbitrairement, selon son goût et son caractère, à son idée, en artiste enfin. Car les faits ne se divisent pas, de leur propre nature, en faits historiques et en faits non historiques. Un fait est quelque chose d’infiniment complexe »³. Y a-t-il en effet une Histoire pleinement objective, pure et parfaite, capable d’opérer une mise à distance critique à l’endroit des phénomènes observés ? Suffit-il d’établir la véracité d’un fait en le séparant d’un contenu axiologique, c’est-à-dire d’un jugement de valeur, sans porter atteinte à la vérité elle-même ?

A

utrement dit, l’histoire, même quand elle entend faire le récit véridique d’événements, est une représentation du passé : en ce sens, elle donne à voir dans un moment donné du temps. Elle est donc paradoxalement tributaire de l’histoire, des enjeux idéologiques, des systèmes de valeur et de représentation d’une société. Qu’en est-il dès lors de l’objectivité de l’histoire ? Comment s’en tenir à la seule ambition d’établir des faits sans « mise en page » de l’événement, sans affect, sans jugement ? Comme l’a bien montré l’historien Henri-Irénée Marrou, si la vérité historique est une connaissance scientifiquement élaborée du passé, elle fabrique de la mémoire, donc des jugements de valeur, des idées, en prétendant pourtant se libérer des artefacts mémoriels : là est son paradoxe. Comme nous le comprenons, l’histoire est d’abord l’idée que l’homme se fait de son rapport au passé.

Certes, nous connaissons tous les dérives du devoir de mémoire. Dans sa subjectivité même, ne risque-t-il pas de se trouver en opposition avec ce qu’il prétend être : le dépositaire de la vérité ? Un fantasme capable de sombrer dans l’arbitraire le plus total au nom même d’une lutte contre l’oubli ? C’est ainsi que le philosophe Paul Ricœur⁴ a pu montrer, notamment au moment du débat sur les lois mémorielles en France, qu’érigé en « dogme », en bonne conscience, en « injonction à se souvenir », le devoir de mémoire allait contre l’équité même de l’historien. Il proposait, sur le modèle freudien du « travail de deuil », la notion de « travail de mémoire », sorte de rétrospection authentique et objective, capable, en transformant la mémoire en objet d’histoire, de restituer le passé sans affabulation et sans manipulation. Nous touchons là à la question fondamentale du fondement de la vérité historique.

Selon l’historien Pierre Nora, « parce qu’elle est affective et magique, la mémoire ne s’accommode que des détails qui la confortent ; elle se nourrit de souvenirs flous, télescopants, globaux ou flottants, particuliers ou symboliques, sensibles à tous les transports, écrans, censures ou projections […]. L’histoire, parce qu’opération intellectuelle et laïcisante, appelle analyse et discours critique »⁵. Séparer la mémoire de l’histoire ne va pourtant pas sans difficulté : comme science humaine qui s’enrichit sans cesse de nouvelles interprétations, l’histoire en effet est une « subjectivité de réflexion » (Paul Ricœur, Histoire et Vérité) : en ce sens, elle est toujours juge d’elle-même. Reconnaître le passé relève d’une représentation du passé, d’un construit, d’une conscience, d’une dette humaine à l’égard même de l’histoire vécue, dans le sens défini par Primo Levi (Si c’est un homme)⁶.

Il n’y a donc pas d’absolu de l’histoire, et l’historien lui-même, dans son exigence de neutralité, peut-il s’abstraire de cette subjectivisation ? Comment dès lors organiser le relatif, l’instable et le trivial en lui donnant la forme du concept ? Comment prétendre objectiver le fait historique, sans lui prêter le mouvement de l’esprit qui le guide implicitement ? Et comment abstraire le travail de mémoire de la flamme du souvenir ? De fait, avant d’être une mise à distance, l’histoire est une prise de conscience : dans un monde en crise de rêves, où le passé n’est plus source d’avenir, où la mémoire collective est de moins en moins agissante dans la société, faire que l’on se souvienne d’un lieu, d’un geste, d’une parole, d’un cri, est aussi une manière d’appréhender l’histoire à travers la mémoire de ceux qui ne sont plus, et qui sommeillent encore en nous.

________

L’

histoire n’est pas neutre, le matériau de l’historien n’est pas de la matière inerte, sous peine de demeurer des faits, des mots et des nombres. Le devoir de mémoire revêt donc le caractère d’une exigence morale autant que d’un principe de raison : sauver l’humain dans l’homme. Si je dis par exemple : « Je dois me souvenir de ce 13 novembre 2015 », mon souvenir, fût-il constitué en dehors de toute science et de toute rationalité effective, est cependant légitimement fondé : comme revendication historique basée sur l’attachement aux droits de chacun de vivre ensemble selon des règles collectives, il est ce qui réactualise le passé dans la trame de la vie et me fait advenir à la conscience mémorielle, c’est-à-dire à l’infini potentiel humain qui est de se souvenir pour ne jamais oublier, pour rendre présent l’Autre et se rendre présent aux événements futurs.

Copyright © mars 2016, Bruno Rigolt (dernière révision : dimanche 6 mars, 20:17)

Licence Creative Commons

Netiquette : comme pour l’ensemble des textes publiés dans l’Espace Pédagogique Contributif, cet article est protégé par copyright. Ils est mis à disposition des internautes selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 2.0 France. La diffusion publique est autorisée sous réserve de mentionner le nom de l’auteur ainsi que la référence complète de l’article cité (URL de la page).

____________

1. Cyrille Bégorre-Bret, 100 fiches pour aborder la philosophie, 2ème édition, Paris Bréal 2008, page 46.
2. Tzvetan Todorov, « La mémoire devant l’histoire », Terrain, n° 25, 1995, pp. 101-112.
3. Anatole France, Le Jardin d’Épicure, Paris, Calmann-Lévy, 1895, page 139.
4. Paul Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli,  Paris, Les Éditions du Seuil, collection “L’ordre philosophique”, 2000.
5. Pierre Nora (sous la direction de), Les Lieux de mémoire, 1984-1993. Préface (« Entre mémoire et histoire », page XIX. Voir aussi : « Pierre Nora et le métier d’historien : la France malade de sa mémoire » , Propos recueillis par Jacques Buob et Alain Frachon, “Le Grand Entretien”, Le Monde 2 n° 105, 18 février 2006.

Invité par Bernard Pivot en 1984, Pierre Nora explique les raisons qui l’ont poussé à diriger Les Lieux de mémoire.

6. Comme le remarque Jean-François Forges, « le but de cette écriture, c’est de transmettre pour toujours se souvenir de ceux qui ont été engloutis et qui, sans l’écrivain, seraient morts à jamais » (Jean-François Forges, Éduquer Contre Auschwitz, histoire et mémoire, ESF éditeur, Paris 1997, page 122).

 

♦ Entraînement à la synthèse

Vous rédigerez une synthèse concise, ordonnée et objective des documents suivants :

  • Document 1 : Elie Wiesel, « Préface » de l’ouvrage (collectif) : Pourquoi se souvenir, Académie Universelle des Cultures (Forum International « Mémoire et Histoire »: UNESCO 25 mars 1998, La Sorbonne 26 mars 1998), éd. Grasset 1999. |http://www.leseditionsdeminuit.fr/images/extrait_2518.pdf|
  • Document 2 : Henri-Irénée Marrou, De la connaissance historique, chapitre 2 (extrait) : “L’histoire est inséparable de l’historien”. Paris, Éditions du Seuil 1954,
  • Document 3 : Louis Aragon, « Les lilas et les roses », poème paru dans Le Figaro des 21 septembre et 28 septembre 1940 (version corrigée). Le Crève-cœur, 1941
  • Document 4 : Pierre Nora, Françoise Chandernagor « Malaise dans l’identité historique », in : Liberté pour l’histoire, Paris CNRS Éditions, 2008 |source|

♦ Écriture personnelle

  • Sujet 1 : Dans son travail de mémoire, l’historien selon vous peut-il être impartial, et même doit-il l’être ?
    Vous répondrez dans un travail argumenté en appuyant votre réflexion sur les documents du corpus, vos lectures de l’année et vos connaissances personnelles.
  • Sujet 2 : le philosophe Friedrich Nietzsche* a écrit : « Quand l’histoire prend une prédominance trop grande, la vie s’émiette et dégénère et, en fin de compte, l’histoire elle-même pâtit de cette dégénérescence […] à savoir que l’excès d’études historiques est nuisible aux vivants. » Partagez-vous cette critique de l’inflation mémorielle ?
    Vous répondrez dans un travail argumenté en appuyant votre réflexion sur les documents du corpus, vos lectures de l’année et vos connaissances personnelles.
    * Friedrich Nietzsche, Seconde Considération Inactuelle : De l’utilité et de l’inconvénient des études historiques pour la vie, dans : Considérations inactuelles (Œuvres complètes, volume 5, tomes I et II), 1874, pages 137 et 138. Traduction Henri Albert.
  • Annexe 1. Collectif, Manifeste du Comité de Vigilance face aux Usages publics de l’Histoire (CVUH), 2005. |Source|
  • Annexe 2. Programme de la Conférence internationale « Géopolitique, réconciliation et usages de la mémoire », 4-6 décembre 2008 (Kiev, Ukraine).
  • Voir aussi : SciencesPo Bibliothèque, « Les usages du passé en Europe »

frise_bulles_3

  • Document 1 : Elie Wiesel, « Préface » de l’ouvrage : Pourquoi se souvenir, Académie Universelle des Cultures (Forum International « Mémoire et Histoire »: UNESCO 25 mars 1998, La Sorbonne 26 mars 1998), éd. Grasset 1999.
  • Document 2 : Henri-Irénée Marrou, De la connaissance historique, chapitre 2 (extrait) : “L’histoire est inséparable de l’historien”. Paris, Éditions du Seuil 1954, p. 51 et s.

Si on la dépouille de ses outrances polémiques et de ses formulations paradoxales, la philosophie critique de l’histoire se ramène finalement à la mise en évidence du rôle décisif que joue, dans l’élaboration de la connaissance historique, l’intervention active de l’historien, de sa pensée, de sa personnalité. Nous ne dirons plus « histoire est, hélas ! inséparable de l’historien»…
[…]
Nous enregistrons ce fait, inscrit dans la structure de l’être, sans surprise ni colère ; nous ne pouvons que constater la situation faite à l’historien par les conditions de la connaissance (structure de l’esprit et nature de l’objet) et c’est à l’intérieur de ces nécessités que nous cherchons a montrer à quelles conditions et dans quelle limite une connaissance authentique, c’est-à-dire vraie, du passé humain se trouve accessible.
[…]
Il est devenu classique et il peut être encore utile, pédagogiquement, d’opposer cette prise de conscience, qui suffit à définir ce que nous appelons avec fierté le nouvel esprit historique, ce principe fondamental, aux illusions de nos prédécesseurs positivistes. Ils rêvaient, je ne crois pas qu’il soit calomnieux de le dire, d’aligner l’histoire sur ce qu’ils appelaient, le mot est bien révélateur, les sciences « exactes » la physique, la chimie, la biologie — sciences d’ailleurs dont ils se faisaient une image bien naïve, si élémentaire qu’elle en devenait fausse […] : éblouis et un peu intimidés par les triomphes incontestables de ces sciences, les théoriciens positivistes essayèrent de définir les conditions auxquelles devrait satisfaire l’histoire pour atteindre, elle aussi, à l’honorable rang de science positive, de connaissance « valable pour tous », — à l’objectivité. Leur ambition avouée était de promouvoir, une science exacte des choses de l’esprit ». Le mot est de Renan : il faut relire l’Avenir de la science pour mesurer la tragique assurance avec laquelle les hommes de 1848 se sont engagés, et ont engagé avec eux la culture occidentale, sur une voie qui s’est révélée aujourd’hui une impasse ; s’il reste quelque amertume dans notre voix lorsque nous évoquons ces hommes, qui furent nos maîtres, je demande à mes jeunes lecteurs de mesurer quelle fut l’ampleur du redressement que nous avons été contraints d’effectuer.

Pour mettre à son tour, leur position en formule, nous poserions, conservant les mêmes symboles que plus haut :

h = P +

[Dans cette formule, h est l’histoire, P le Passé et p le présent]

Pour eux, l’histoire c’est du Passé, objectivement enregistré, plus, hélas ! une intervention inévitable du présent de l’historien, quelque chose comme l’équation personnelle de l’observateur en astronomie, ou l’astigmatisme de l’ophtalmologiste, c’est-à-dire une donnée parasitaire, quantité qu’il faudrait s’efforcer de rendre aussi petite que possible, jusqu’à la rendre négligeable, tendant vers zéro.

Dans cette conception, on paraît admettre que l’historien, et déjà avant lui le témoin dont il utilise le document, ne pourraient, par leur apport personnel, que porter atteinte à l’intégrité de la vérité, objective, de l’histoire ; qu’il fût positif ou négatif, — lacunes, incompréhensions, erreurs dans le second cas, considérations oiseuses, fleurs de rhétorique dans le premier —, cet apport serait toujours regrettable et devrait être éliminé. On eût aimé faire de l’historien, et déjà de ses informateurs, un instrument purement passif, comme un appareil enregistreur, qui n’aurait qu’à reproduire son objet, le passé, avec une fidélité mécanique, — à le photographier, comme on eût dit, j’imagine, vers 1900.

Et l’image eût été magnifiquement trompeuse, car nous avons appris entre-temps à reconnaître tout ce que pouvait avoir de personnel, de construit, de profondément informé par l’intervention active de l’opérateur ces images obtenues pourtant avec des moyens aussi objectifs que des lentilles et une émulsion de bromure d’argent […].

Feuilletons le parfait manuel de l’érudit positiviste, notre vieux compagnon le Langlois et Seignobos : à leurs yeux, l’histoire apparaît comme l’ensemble des « faits » qu’on dégage des documents ; elle existe, latente, mais déjà réelle dans les documents, dès avant qu’intervienne le labeur de l’historien. Suivons la description des opérations techniques de celui-ci : l’historien trouve les documents puis procède à leur « toilette », c’est l’œuvre de la critique externe, « technique de nettoyage et de raccommodage » : on dépouille le bon grain de la balle et de la paille ; la critique d’interprétation dégage le témoignage dont une sévère « critique interne négative de sincérité et d’exactitude » détermine la valeur (le témoin a-t-il pu se tromper ? A-t-il voulu nous tromper ?…) ; peu à peu s’accumule dans nos fiches le pur froment des « faits » : l’historien n’a plus qu’à les rapporter avec exactitude et fidélité, s’effaçant derrière les témoignages reconnus valides.
[…]
Mais non, « il n’existe pas une réalité historique, toute faite avant la science qu’il conviendrait simplement de reproduire avec fidélité » (Raymond Aron) : l’histoire est le résultat de l’effort, en un sens créateur, par lequel l’historien, le sujet connaissant, établit ce rapport entre le passé qu’il évoque et le présent qui est le sien.

  • Document 3. Louis Aragon, « Les lilas et les roses », poème paru dans Le Figaro des 21 septembre et 28 septembre 1940 (version corrigée). Le Crève-cœur, 1941

Les Lilas et les Roses

O mois des floraisons mois des métamorphoses
Mai qui fut sans nuage et Juin poignardé
Je n’oublierai jamais les lilas ni les roses
Ni ceux que le printemps dans les plis a gardés

Je n’oublierai jamais l’illusion tragique
Le cortège les cris la foule et le soleil
Les chars chargés d’amour les dons de la Belgique
L’air qui tremble et la route à ce bourdon d’abeilles
Le triomphe imprudent qui prime la querelle
Le sang que préfigure en carmin le baiser
Et ceux qui vont mourir debout dans les tourelles
Entourés de lilas par un peuple grisé

Je n’oublierai jamais les jardins de la France
Semblables aux missels des siècles disparus
Ni le trouble des soirs l’énigme du silence
Les roses tout le long du chemin parcouru
Le démenti des fleurs au vent de la panique
Aux soldats qui passaient sur l’aile de la peur
Aux vélos délirants aux canons ironiques
Au pitoyable accoutrement des faux campeurs

Mais je ne sais pourquoi ce tourbillon d’images
Me ramène toujours au même point d’arrêt
A Sainte-Marthe Un général De noirs ramages
Une villa normande au bord de la forêt
Tout se tait L’ennemi dans l’ombre se repose
On nous a dit ce soir que Paris s’est rendu
Je n’oublierai jamais les lilas ni les roses
Et ni les deux amours que nous avons perdus

Bouquets du premier jour lilas lilas des Flandres
Douceur de l’ombre dont la mort farde les joues
Et vous bouquets de la retraite roses tendres
Couleur de l’incendie au loin roses d’Anjou

  • Document 4. Pierre Nora, Françoise Chandernagor « Malaise dans l’identité historique », Liberté pour l’histoire, Paris CNRS Éditions, 2008

Quoi de plus normal que de rendre justice à la souffrance humaine ? Quoi de plus innocent qu’une sanction législative symbolique qui vient donner à un crime collectif la qualification qu’il mérite moralement ? Quoi de plus juste que d’assurer aux victimes la protection de la loi assortie d’éventuelles réparations et de sanctions contre les contrevenants ? C’est ce qui donne leur apparence de justification, pour l’opinion comme pour les députés qui les votent, à l’arsenal de lois d’un type nouveau dont la France s’est dotée depuis une quinzaine d’années, concernant toutes des crimes collectifs incontestables, et toutes destinées à offrir aux catégories qui les réclament les garanties qu’a offertes aux juifs, en 1990, la loi Gayssot ?

Il faut cependant prendre la mesure, claire et nette, de la logique qui inspire ces mesures ponctuelles, du mouvement auquel elles répondent et du point où elles aboutissent. Car derrière les nobles intentions qui les inspirent – et qui ne cachent, le plus souvent, que la démagogie électoraliste et la lâcheté politique –, la philosophie d’ensemble, spontanément accordée à l’esprit de l’époque, tend à une criminalisation générale du passé dont il faut bien voir ce qu’elle implique, et où elle mène.

Cette prise de conscience est d’autant plus urgente que si, après toutes les protestations des historiens, toutes les assurances des responsables politiques, toutes les mises en garde du président de la République – « Ce n’est pas à la loi d’écrire l’histoire » –, toutes les commissions ministérielles et parlementaires destinées à orienter et à encadrer l’expression du « devoir de mémoire », il se trouvait à nouveau à l’Assemblée nationale des majorités pour décider par la loi une vérité historique, la voie serait ouverte à une généralisation du crime contre l’humanité et à son extension à toutes les victimes de l’histoire nationale et même internationale, puisque, par exemple, dans l’extermination des Arméniens en 1915, la France n’est pour rien. Et, par voie de conséquence, aux sanctions pénales qu’implique leur mise en question.

Le crime contre l’humanité avait été conçu pour des faits contemporains, qui dépassaient l’entendement et dont l’horreur et l’ampleur ne relevaient d’aucune catégorie juridique. Il qualifiait le présent immédiat, il ne concernait pas le souvenir, ni la mémoire, ni le passé. Quant à la loi Gayssot, elle avait été conçue, dans les circonstances très précises du négationnisme faurissonien, non pas contre les historiens, mais contre les militants de la contre-vérité historique.

Avec l’extension de la loi Gayssot et la généralisation de la notion de crime contre l’humanité, on est dans une double dérive : la rétroactivité sans limites et la victimisation généralisée du passé.

La rétroactivité, et l’imprescriptibilité que prévoyaient les jugements de Nuremberg, puis la loi de 1964, comme la loi Gayssot qui s’y réfère, étaient limitées à la période des crimes nazis. On ne remontait en arrière que de cinq ou six ans. En quelques années, on est passé d’une rétroactivité de six ans à une rétroactivité de six siècles.

Il n’y a aucune raison pour que les descendants des victimes de toute l’histoire de la France ne réclament et n’obtiennent pas ce que les fils et filles des descendants d’esclaves ont obtenu. Le « génocide » vendéen attend sa reconnaissance officielle, les Russes blancs ne manquent pas d’arguments contre les massacres communistes en Ukraine, pas plus que les Polonais réfugiés contre les massacres de Katyn. Suivraient, avec un argumentaire imparable, les descendants des protestants de la Saint-Barthélemy, les aristocrates guillotinés, les Albigeois exterminés. Et pourquoi, dans la foulée, la France ne se donnerait-elle pas, au nom de ses principes les plus fondamentaux, une compétence mémorielle à dimension planétaire, incriminant les Espagnols et les Américains pour leur action exterminatrice contre les Indiens, au nord et au sud ? Et les Chinois au Tibet ? Il y aurait déjà, paraît-il, une vingtaine de projets de lois sur le bureau des Assemblées, l’une d’elles remontant aux croisades. Et pourquoi pas ? C’est, en effet, aux yeux des musulmans, la scène primitive de la criminalité occidentale dont la France est effectivement la première des parties prenantes.

L’histoire n’est qu’une longue suite de crimes contre l’humanité. Et puisque les auteurs de ces crimes sont morts, ces lois ne peuvent et ne pourraient que poursuivre, soit au civil, soit au pénal, les historiens qui traitent de ces périodes et les professeurs qui les enseignent, en les accusant de complicité de génocide ou de complicité de « crime contre l’humanité ». J’exagère ? Rappelons que c’est seulement la très large et active mobilisation des historiens qui, du propre aveu de son président, a fait abandonner au Collectifdom l’assignation qu’il avait lancée contre Olivier Pétré-Grenouilleau, l’auteur des Traites négrières.

Il pèse aujourd’hui sur l’ensemble des historiens un insupportable soupçon de réaction corporatiste. Comme si l’histoire n’était, après tout, que la mémoire d’un groupe de professionnels attachés à leurs fiches et à leurs privilèges et que leur tranquille métier a rendus insensibles à l’histoire vraie, faite de la douleur et de la souffrance des femmes et des hommes. Une mémoire, somme toute, comme une autre. Ce reproche est grave. Il mesure l’ampleur des dégâts et la toute-puissance de l’hégémonie mémorielle. L’heure est à une dangereuse radicalisation de la mémoire et à son utilisation intéressée, abusive et perverse.

[…]

Si les historiens se sont élevés contre le principe de ces lois dites « mémorielles », ce n’est nullement pour se réserver à eux-mêmes, comme une propriété de la corporation, comme une « mémoire » à prétention scientifique, l’expression exclusive d’une vérité vraie. C’est qu’en fonction de leur responsabilité civique ils se trouvent en première ligne d’un combat qui intéresse la collectivité tout entière, celui de la liberté intellectuelle et des libertés publiques dans un État démocratique.

Le mouvement général de réinterprétation du passé par la mémoire, du jugement sur le passé au nom de la mémoire mène tout droit à l’abolition de toute forme d’esprit et de raisonnement historiques. Est-ce cela que nous voulons ? Sommes-nous prêts à en accepter les conséquences ?

La mémoire nie par définition les différences et les transitions temporelles, supprime les facteurs de transformation et les conditions du changement. Il ne s’agit plus de comprendre et de faire comprendre le passé pour lui-même, de le connaître pour le faire sentir et de rétablir les enchaînements qui nous ont fait ce que nous sommes, mais de plaquer directement sur tous les phénomènes du passé un jugement qui n’est bâti que sur des valeurs et des critères d’aujourd’hui, comme si ces valeurs et ces critères n’avaient pas eux-mêmes une histoire et existaient de toute éternité. Nous vivons aujourd’hui convaincus et dominés par le droit des individus ; c’est sans doute à certains égards heureux, mais ce droit a lui-même une longue histoire. Une sourde contamination s’est opérée entre la mémoire et la morale ; et la mémoire a mangé l’histoire.

Là est le péché intrinsèque à la généralisation menaçante du crime contre l’humanité. En soi, l’émergence de la notion exprime peut-être un progrès de la conscience universelle, à laquelle le spectacle des actualités télévisuelles donne tous les jours de bonnes raisons de s’indigner. Mais, appliquée généreusement, et paresseusement, à des périodes lointaines, à des humanités incomparables à la nôtre et qui n’étaient ni pires ni meilleures, mais différentes, elle aboutit à des absurdités. Elle ne juge même que nous. Il revient à l’histoire de rendre hommage et justice aux victimes et aux vaincus. Mais une histoire entièrement réécrite et jugée du point de vue des victimes et des vaincus est une négation de l’histoire.

 

  • Annexe 1. Manifeste du Comité de Vigilance face aux Usages publics de l’Histoire (CVUH)

Adopté le 17 juin 2005

En tant que chercheurs et enseignants en histoire, notre rôle principal consiste à élaborer et à transmettre des connaissances rigoureuses sur le passé. Celles-ci résultent d’une analyse critique des sources disponibles, et répondent à des questions qui ont pour but de mieux comprendre les phénomènes historiques et non pas de les juger. Mais les historiens ne vivent pas dans une tour d’ivoire. Depuis le XIXe siècle, le contexte politique et social a joué un rôle essentiel dans le renouvellement de leurs objets d’étude. Les luttes ouvrières, le mouvement féministe, la mobilisation collective contre le racisme, l’antisémitisme et la colonisation, ont incité certains d’entre eux à s’intéresser aux « exclus » de l’histoire officielle, même si la France est restée à la traîne de ces mutations.

Il y a donc un rapport étroit entre la recherche historique et la mémoire collective, mais ces deux façons d’appréhender le passé ne peuvent pas être confondues. S’il est normal que les acteurs de la vie publique soient enclins à puiser dans l’histoire des arguments pour justifier leurs causes ou leurs intérêts, en tant qu’enseignants-chercheurs nous ne pouvons pas admettre l’instrumentalisation du passé. Nous devons nous efforcer de mettre à la disposition de tous les connaissances et les questionnements susceptibles de favoriser une meilleure compréhension de l’histoire, de manière à nourrir l’esprit critique des citoyens, tout en leur fournissant des éléments qui leur permettront d’enrichir leur propre jugement politique, au lieu de parler à leur place.

• Les enjeux de mémoire aujourd’hui. Les tentatives visant à mettre l’histoire au service de la politique ont été nombreuses depuis un siècle. Le nationalisme et le stalinisme ont montré que lorsque les historiens et, au-delà, l’ensemble des intellectuels renonçaient à défendre l’autonomie de la pensée critique, les conséquences ne pouvaient être que désastreuses pour la démocratie. Au cours de la période récente, les manipulations du passé se sont multipliées. Les « négationnistes », ces « assassins de la mémoire » (Pierre Vidal Naquet), ont cherché à travestir l’histoire de la Shoah pour servir les thèses de l’extrême droite. Aujourd’hui, l’enjeu principal concerne la question coloniale. Dans plusieurs communes du sud de la France, on a vu apparaître des stèles et des plaques célébrant des activistes de l’OAS qui ont pourtant été condamnés par la justice pour leurs activités antirépublicaines. Tout récemment, le gouvernement n’a pas hésité à adopter une loi (23 février 2005) exigeant des enseignants qu’ils insistent sur « le rôle positif» de la colonisation. Cette loi est non seulement inquiétante parce qu’elle est sous-tendue par une vision conservatrice du passé colonial, mais aussi parce qu’elle traduit le profond mépris du pouvoir à l’égard des peuples colonisés et du travail des historiens. Cette loi reflète une tendance beaucoup plus générale. L’intervention croissante du pouvoir politique et des médias dans des questions d’ordre historique tend à imposer des jugements de valeur au détriment de l’analyse critique des phénomènes. Les polémiques sur la mémoire se multiplient et prennent un tour de plus en plus malsain. Certains n’hésitent pas à établir des palmarès macabres, visant à hiérarchiser les victimes des atrocités de l’histoire, voire à opposer les victimes entre elles. On voit même des militants, soucieux de combattre les injustices et les inégalités de la France actuelle, se placer sur le terrain de leurs adversaires, en confondant les polémiques sur le passé et les luttes sociales d’aujourd’hui. Présenter les laissés-pour-compte de la société capitaliste actuelle comme des « indigènes de la République », c’est raisonner sur le présent avec les catégories d’hier, c’est se laisser piéger par ceux qui ont intérêt à occulter les problèmes fondamentaux de la société française, en les réduisant à des enjeux de mémoire.

Il existe beaucoup d’autres domaines où les historiens sont confrontés à ces logiques partisanes. La multiplication des « lieux de mémoire » dénonçant les « horreurs de la guerre » ou célébrant « la culture d’entreprise » tend à imposer une vision consensuelle de l’histoire, qui occulte les conflits, la domination, les révoltes et les résistances. Les débats d’actualité ignorent les acquis de la recherche historique et se contentent, le plus souvent, d’opposer un « passé » paré de toutes les vertus, à un présent inquiétant et menaçant : « Autrefois, les immigrés respectaient “nos” traditions car ils voulaient “s’intégrer”. Aujourd’hui, ils nous menacent et vivent repliés dans leurs communautés. Autrefois, les ouvriers luttaient pour de bonnes raisons, aujourd’hui ils ne pensent qu’à défendre des intérêts “corporatistes”, encouragés par des intellectuels “populistes” et irresponsables ».

Nous en avons assez d’être constamment sommés de dresser des bilans sur les aspects « positifs » ou « négatifs » de l’histoire. Nous refusons d’être utilisés afin d’arbitrer les polémiques sur les « vraies » victimes des atrocités du passé. Ces discours ne tiennent compte ni de la complexité des processus historiques, ni du rôle réel qu’ont joué les acteurs, ni des enjeux de pouvoir du moment. Au bout du compte, les citoyens qui s’interrogent sur des problèmes qui les ont parfois (eux ou leur famille) directement affectés, sont privés des outils qui leur permettraient de les comprendre.

frise_bulles_3

  • Annexe 2 : Programme de la Conférence internationale « Géopolitique, réconciliation et usages de la mémoire », 4-6 décembre 2008 (Kiev, Ukraine).

La fin du communisme en Europe centrale et orientale a renouvelé les débats sur l’histoire et ravivé les enjeux mémoriels. La concomitance avec les processus d’intégration européenne a eu un effet dynamisant. Les usages de l’Europe ne se sont pas limités à l’apprentissage de l’acquis communautaire ni à l’interaction des acteurs institutionnels. Une intense activité symbolique impliquant plusieurs catégories d’acteurs, à l’intérieur et à l’extérieur, s’est engouffrée dans la fenêtre d’opportunité   qu’a   constitué la période transitoire   avant   l’élargissement.   Après l’adhésion   de  nouveaux   pays, des problématiques mémorielles inédites ont fait irruption dans l’espace élargi de l’UE et chez ses voisins les plus proches comme l’Ukraine ou la Russie. Tous ces pays nous mettent au défi d’analyser et de comprendre leurs héritages mémoriels.

L’espace   européen   s’est   enrichi   de   nouvelles tendances : il n’abrite pas uniquement l’axe de rotation mémoriel autour de l’Allemagne, même si ce dernier reste dominant. L’Europe   est   le théâtre   de   la récurrence   des   mouvements   « mémoriels   »   tous azimuts,   du  Nord au   Sud   et   d’Est   en   Ouest. Sans doute la politique de l’Union européenne  d’encouragement des dispositifs et des actions de réconciliation agit-elle comme une soupape qui évacue périodiquement le trop plein de pression, mais elle donne aussi de la visibilité aux acteurs qui prennent en charge les dissensions et les conflits de requalification des dossiers qui semblaient être définitivement classés.

Depuis peu, on note le recours explicite à l’instrument historique dans la gouvernance de certains Etats, non pas­ comme ce fut le cas par exemple lorsque l’usage du passé conflictuel servait au couple Mitterrand et Kohl –, pour améliorer les   relations  bilatérales et   la construction   européenne,   mais   pour   mobiliser l’électorat   d’un   parti   ou d’une coalition   autour   d’objectifs   de   revendication identitaire,   symbolique  et   belliqueuse, dans   l’arène   interne   et   face   au   monde extérieur.   En   Pologne,   on   va   jusqu’à parler de   « politique   historique »,   partie constitutive   des   politiques   publiques. Les conflits   interétatiques qui semblaient appartenir au passé resurgissent à travers les jeux mémoriels. Entre les anciens empires et les ex­ colonies, on rappelle le solde mémoriel négatif. Des querelles symboliques sont parfois à l’origine de surenchères géopolitiques, dangereuses pour la stabilité régionale. On gère les relations internationales en mettant en scène des représentations conflictuelles de l’histoire du voisinage.

La forme extrême des manipulations de l’histoire et de la mémoire tient à la volonté de certains auteurs des crimes de masse, souvent détenteurs du pouvoir, d’en effacer les traces. Elles sont comme le prolongement du crime lorsque la vie est redevenue “normale”. Le conflit ex­yougoslave abonde en exemples de ce type. Ces manipulations se manifestent sous   d’innombrables   formes   comme   la production  de  récits falsifiés des événements, l’effacement   des   preuves, l’interdiction   ou   la   destruction des archives, la   répression ou l’élimination des témoins, l’instauration de la censure et la criminalisation des producteurs des récits dissidents.

Pour beaucoup de pays libérés de la domination étrangère au 20e siècle les retrouvailles avec l’histoire occultée ou déformée par les puissances occupantes sont des moments forts de reconstruction des référents identitaires et de leur statut international.

Face à ce phénomène de prolifération des usages de l’Histoire à des fins géopolitiques, la conférence qui se tient à Kiev du 4 au 6 décembre 2008 a une double fonction :

  • répertorier les « conflits de mémoires » tels qu’ils jouent dans les rapports de force présents ;
  • rendre intelligibles les raisons du « recyclage » du passé « douloureux » dans les conjonctures actuelles pour apporter des éclairages utiles aux acteurs institutionnels en charge des dossiers de réconciliation.

Publié par

brunorigolt

- Agrégé de Lettres modernes - Docteur ès Lettres et Sciences Humaines (Prix de Thèse de la Chancellerie des Universités de Paris) - Diplômé d’Etudes approfondies en Littérature française - Diplômé d’Etudes approfondies en Sociologie - Maître de Sciences Politiques