Pendant le mois de mai et le mois de juin seront mis en ligne une série d’articles de recherche préparés par les élèves de Seconde 1 et de Seconde 12 du Lycée en Forêt dans le cadre de la grande exposition : “Le Romantisme en France et en Europe”. Chaque semaine, un ou plusieurs exposés seront publiés…
Après la première partie de l’exposé que Clarisse, Sarah et Mylline ont conacrée à la peinture et à la poésie russe, je vous propose de découvrir la deuxième partie de leur travail consacrée au roman Anna Karenine…
Le Romantisme russe
par Clarisse Q. Sarah B. et Mylline Z.
Classe de Seconde 1 (promotion 2011-2012)
Deuxième partie
Du Romantisme au Réalisme
Section 1
ANNA KARENINE :
un « roman d’adieu au Romantisme » (1)
Tout au long de cette analyse, nous utiliserons comme support l’édition Gallimard
(Collection Folio classique), Paris 2011. →
Introduction
Publié en 1877 et unanimement salué comme un chef-d’œuvre de la littérature, Anna Karénine est un roman de Léon Tolstoï. Appartenant à une famille de la haute noblesse russe, Léon Tolstoï, de son vrai nom Lev Nikolaïevitch Tolstoï, refusa dès son enfance l’hypocrisie des relations sociales et préféra abandonner l’Université pour se consacrer, après quelques années d’errance, à la vie rustique dans sa propriété à Iasnaïa Poliana.
Tolstoï ou la conscience problématique des âmes et des choses

Véritable « phénomène spontané » (2), cet homme de génie ne relève d’aucun maître ni d’aucun groupe. Observateur pénétrant et doté d’une grande justesse d’analyse, il fait de la vie réelle la matière de son œuvre. Comme le fait remarquer Eugène-Melchior de Vogüé, « il a la vue nette, prompte, analytique, de tout ce qui est sur terre, à l’intérieur comme à l’extérieur de l’homme ; les réalités sensibles d’abord, puis le jeu des passions, les plus fugitifs mobiles des actions, les plus légers malaises de la conscience. » (2). À ce titre, Tolstoï considère que « le roman doit être complexe pour représenter fidèlement la vie qui est complexe » (3). Aux visions lyriques de ses aînés, il substitue donc ce que nous appellerons la conscience problématique des âmes et des choses.
La première allusion à Anna Karénine est faite en 1870. Ainsi, le 24 février, la comtesse Tolstoï écrit dans son journal : « Hier soir, il [Tolstoï] m’a dit qu’il avait entrevu un type de femme mariée, de la haute société, mais qui se serait perdue. Il m’a expliqué que le problème pour lui était de la peindre uniquement digne de pitié et non coupable » (4). On reconnaît ici le personnage d’Anna. Ainsi, dans son roman, Tolstoï opposera le calme bonheur d’un ménage honnête formé par Levine et Kitty Stcherbatski aux humiliations et aux déboires qui accompagnent la passion coupable d’Alexis Vronski et d’Anna Karénine (les premiers brouillons étaient d’ailleurs intitulés “Deux mariages, deux couples”).
Cependant, l’auteur profite de l’histoire individuelle pour dresser parallèlement le tableau de la Russie de la fin du XIXème siècle avec ses transformations politiques et idéologiques. Comme nous le suggérions en parlant de conscience problématique du monde, le roman Anna Karenine en est un bon exemple, car il problématise le rapport entre le destin individuel et l’histoire collective à travers la transition du Romantisme au Réalisme. Ainsi, nous étudierons dans un premier temps, le romantisme qui caractérise l’amour passionné liant Anna et Vronski par opposition au réalisme de certaines scènes du roman qui occupera notre deuxième partie.
I. Un drame romantique : le couple Anna-Vronski
1-1 En quoi l’histoire d’Anna et Vronski est-elle romantique ?
Voici comment Emmanuel Waegemans, dans son Histoire de la littérature russe, présente le roman :
“Ánna Karénina est une jeune femme envoûtante qui a fait un mariage malheureux. Plein de noblesse, elle ne peut supporter le mensonge que constitue cette union fictive avec un homme beaucoup plus âgé qu’elle. Elle se sent irrésistiblement attirée par le comte Vronski, représentant de la jeunesse dorée de Saint-Pétersbourg. Ce jeune officier se pose comme le rival du ministre Karénin, un homme insensible et guindé, pour qui seule la carrière compte. Mais aucun des deux ne saurait rivaliser en grandeur d’âme et en sincérité avec Ánna. Entre les deux hommes, la jeune femme choisit son amant ; elle quitte mari et enfant –Karénin refuse d’entendre parler du divorce–, mais se retrouve mise au ban de la société. Elle se raccroche à ce qui lui reste encore : Vrónskij, lequel a rompu avec sa classe en renonçant pour elle à sa carrière militaire. Mais voilà qu’il commence à s’éloigner d’elle. À force de scènes de jalousie, de haine et de désespoir, Ánna finit par ne plus entrevoir qu’une issue : le suicide. Elle se jette sous le train de la gare où elle a rencontré Vrónskij pour la première fois” (5).

Le début d’un amour passionné
Dès la première partie d’Anna Karénine, à travers l’amour passionné qui lie Anna et Vronski, nous pouvons voir l’inspiration romantique qui animera la dynamique du roman. Ainsi dans le passage suivant, qui marque le début de leur passion illégitime, nous retrouvons quelques grandes caractéristiques du Romantisme :
Le lendemain du bal dans lequel elle a rencontré Vronski, Anna prend le train pour rentrer à Saint-Pétersbourg. A un arrêt, elle se rend compte qu’il est lui aussi dans le train ; elle l’interroge sur les raisons qui l’amène. Celui-ci lui déclare son amour pour la première fois de manière explicite.
Son visage brillait d’une indicible allégresse.
Ce que j’y viens faire ? Répéta-t-il en plongeant son regard dans le sien. Vous savez bien que j’y vais pour être là où vous êtes ; je ne puis faire autrement.
A ce moment le vent, comme s’il eût vaincu tous les obstacles, rabattit la neige du toit des wagons, agita triomphalement une feuille de tôle qu’il avait arrachée ; le sifflet exhala un hurlement lugubre. Anna goûta encore la tragique beauté de la tempête : elle venait d’entendre les mots que redoutait sa raison, mais que souhaitait son cœur. Elle garda le silence, mais Vronski lut sur son visage la lutte qui se livrait en elle. » […]
Éprouvant le besoin de se recueillir, elle s’arrêta quelques instants à l’entrée du wagon. Sans pouvoir retrouver les paroles exactes qu’ils avaient échangées, elle sentit avec une épouvante mêlée de joie que cet instant d’entretien les avaient rapprochés l’un de l’autre. […] Sa nervosité augmentait sans cesse : elle en arrivait à croire qu’une corde trop tendue allait se rompre en elle. Elle ne dormit point de la nuit. Au reste cette tension d’esprit, ce travail de l’imagination n’avaient rien de bien pénible : elle ressentait simplement un trouble, une ardeur, un émoi joyeux.
La scène correspondant à l’extrait ci-dessus dans le film de Bernard Rose (1997) →
Comme nous le savons, le Romantisme, que ce soit en Russie ou les autres pays, privilégie le lyrisme personnel et conteste toute forme de rationalisme, au point de transgresser les règles sociales. Ainsi, nous constatons dans ce passage, que Vronski déclare son amour à Anna « j’y vais pour être là où vous êtes ; je ne puis faire autrement », laquelle, à ce stade de l’histoire, hésite encore entre être « raisonnable » ou se laisser aller à ses sentiments : « elle venait d’entendre les mots que redoutait sa raison, mais que souhaitait son cœur ». Par la suite, Anna privilégiera les sentiments, et par conséquent refusera toute forme de rationalisme. Mais Anna Karénine ne serait sûrement pas un livre romantique sans cette passion qui détruit peu à peu les deux amants.
Dans un premier temps, leur nouvelle relation semble insouciante et magnifique comme le début de n’importe quelle idylle : les deux amants se découvrent et ne songent guère aux conséquences de leurs actes face au monde qui les entoure : ils laissent parler leur cœur. Ainsi, dans cet extrait, le visage de Vronski brille « d’une indicible allégresse ». L’emploi du qualificatif « indicible » témoigne de l’importance, de la beauté et de la puissance du sentiment de bien-être qu’il ressent. Cet état semble presque « ineffable » et paraît provenir de la vue de la jeune femme (« en plongeant son regard dans le sien »). Tout son bonheur semble donc dépendre d’un seul et même être : Anna. Ici, on voit apparaître une des caractéristiques récurrentes du Romantisme, qui est l’instabilité et la vulnérabilité du bonheur des personnages : tous les espoirs de Vronski sont placés sur Anna, laquelle sacrifiera plus tard sa vie pour son amant. Malgré le lyrisme de la scène, nous percevons déjà le côté plus tragique d’une relation vouée inéluctablement à l’échec et à la souffrance. Par exemple, alors que Vronski déclare son amour à Anna, Tolstoï procède à la mise en place d’un cadre référentiel qui traduit déjà tout le malheur et tout le désespoir que cet amour sublime mais redoutable va entraîner dans l’existence des deux amoureux. Ainsi, l’auteur dépeint une nature sauvage, rebelle et dangereuse à l’image de la relation d’Anna et Vronski : « A ce moment le vent […] agita triomphalement une feuille de tôle qu’il avait arrachée ; le sifflet exhala un hurlement lugubre. »
Comme les romantiques, Tolstoï établit donc une relation entre la nature et les états d’âme. Cette « tempête » traduit en effet « la beauté tragique » de la situation décrite mais aussi de l’amour des deux amants dans son intégralité, qui est bâti sur des sentiments contradictoires. A cet égard, nous remarquons que lorsque la jeune femme rejoint son wagon, elle semble perdue, éprouvant le « besoin de se recueillir » car elle ne sait plus vraiment ce qu’elle ressent réellement : « elle sentit avec une épouvante mêlée de joie que cet instant d’entretien les avaient rapprochés l’un de l’autre » : éprouve-t-elle de la joie ou de la peur ? Elle n’en sait trop rien. Cette sensation de doute et de vertige, ainsi que ce trouble intérieur montrent déjà la souffrance que va causer cette relation qui lui sera finalement « fatale » : « Elle garda le silence, mais Vronski lut sur son visage la lutte qui se livrait en elle ». Cette phrase témoigne bien de l’état d’Anna tout au long du roman : elle sera perpétuellement dans un dilemme : rester fidèle à un époux qu’elle n’aime plus ou fuir avec un amant pour qui elle donnerait sa vie ; ce qui est traduit ici par le mot « lutte ». En outre, elle ne pourra jamais vraiment s’exprimer « elle garda le silence » dans une société où certains codes doivent être respectés. Cette impossibilité de se manifester et ce manque de compréhension de la part de son entourage la tourmentera tout au long de l’œuvre : « sa nervosité augmentait sans cesse », « une corde trop tendue allait se rompre en elle », « ne dormit point de la nuit »… Cet amour se transformera donc progressivement en décadence…
Une relation impossible et vouée à la souffrance
Comme nous le remarquions, toute passion est vouée à la souffrance et cet amour impossible n’est pas sans rappeler le Romantisme « sombre » puisque nous savons que l’événement qui mettra fin à la relation des deux amants est le suicide d’Anna. Ainsi à travers les passages suivants, nous étudierons l’évolution tragique de cette liaison.
Commentons tout d’abord le passage dans lequel Vronski s’adresse à Anna : « Et je ne vois dans l’avenir aucune tranquillité ni pour vous ni pour moi. Je ne vois en perspective que le malheur et le désespoir… ou le bonheur, et quel bonheur ! Est-il donc vraiment impossible ? » Profitant d’un moment de solitude pour relire une lettre de sa mère qui condamne sa relation avec Anna, Vronski s’exprime alors sur le sujet :
Ils sentent probablement qu’il y a là quelque chose qu’ils ne peuvent comprendre. Si c’ était une vulgaire liaison mondaine, ils me laisseraient tranquille ; mais ils devinent que la bagatelle n’a rien à voir ici, que cette femme m’est plus chère que la vie. Voilà ce qui les dépasse et par conséquent les irrite. Quel que soit notre sort, c’est nous qui l’avons fait et nous ne le regretterons pas, songeait-il en s’unissant à Anna dans le mot « nous ». Ils veulent à tout prix nous apprendre à vivre, eux qui n’ont aucune idée de ce qu’est le bonheur. Ils ne savent que sans cet amour il n’y aurait pour nous ni joie ni douleur en ce monde, la vie n’existerait plus.
Au fond, ce qui l’irritait le plus contre les siens, c’est que sa conscience lui disait qu’ils avaient raison. Son amour pour Anna n’était pas un entraînement passager destiné, comme tant de liaisons, à disparaître en ne laissant d’autres traces que des souvenirs agréables ou pénibles. Il sentait vivement la fausseté de leur situation, maudissait les obligations mondaines qui les contraignaient, pour sauver les apparences, à mener une vie de ruse et de dissimulation, à se préoccuper sans cesse du qu’en-dira-t-on, alors que toutes les choses étrangères à leur passion leur étaient devenues parfaitement indifférentes.
De son côté, Anna comprend que son mari ne lui pardonnera pas ; elle envisage de fuir avec son fils Serge et sa femme de chambre Annouchka :
Elle s’arrêta, contempla un moment les cimes des trembles, dont les feuilles encore humides luisaient au soleil et comprit soudain qu’on ne lui pardonnerait point, que le monde entier serait sans pitié pour elle comme ce ciel et cette verdure. De nouveau elle se sentit en proie aux hésitations, au dédoublement intérieur. « Allons, se dit-elle, il ne faut pas penser…Il faut fuir… Mais où ? quand ? avec qui ?… A Moscou, par le train du soir… J’emmènerai Serge et Annouchka et ne prendrai que le strict nécessaire… Mais il me faut d’abord leur écrire à tous les deux…
Lorsque Vronski s’adresse à Anna dans le premier extrait, les deux personnages commencent déjà à réaliser leur impossibilité d’être heureux ensemble : leur amour n’apportera que tourment, malheur et désespoir dans une société qui condamne par définition ce type de transgression. Ainsi, dans le second passage, on voit très nettement que les proches de Vronski, notamment sa mère, sont défavorables à sa liaison avec Anna. Cependant ce dernier voit les choses différemment, il se moque des règles et des codes de la noblesse russe, la seule chose qui lui importe est d’écouter ses propres sentiments. Pour lui, sa vie n’a de sens que si elle légitime en quelque sorte son amour pour Anna : « cette femme m’est plus chère que la vie » s’écrie-t-il ; et magré les conséquences de leur relation, rien ne semble pouvoir l’empêcher de la vivre pleinement : « quel que soit notre sort, c’est nous qui l’avons fait et nous ne le regretterons pas ». De plus, il rejette la société dont il se croit différent : lui seul semble savoir ce qu’est le bonheur alors que la société ignore tout des sentiments « Ils veulent à tout prix nous apprendre à vivre, eux qui n’ont aucune idée de ce qu’est le bonheur ». Dans cette phrase, on perçoit très bien l’opposition entre le « nous » qui désigne Anna et Vronski et le « eux » qui a ici une connotation péjorative, impersonnelle, et qui désigne au-delà des proches de Vronski, la société tout entière.
Par ailleurs, Vronski refuse la réalité, qui consisterait à admettre que ses proches sont dans le vrai : « ce qui l’irritait le plus contre les siens, c’est que sa conscience lui disait qu’ils avaient raison ». Il veut croire en cette relation impossible qui représente finalement toute sa vie (« sans cet amour il n’y aurait pour nous ni joie ni douleur en ce monde, la vie n’existerait plus »). En outre, tout ce qui peut se passer autour de Vronski et d’Anna se situe dans leur subejctivité, anéantissant l’objectivité : « toutes les choses étrangères à leur passion leur étaient devenues parfaitement indifférentes ». Mais ils ne peuvent pas vivre leur amour au grand jour, ils sont contraints de s’aimer en cachette « maudissait les obligations mondaines qui les contraignaient, pour sauver les apparences, à mener une vie de ruse et de dissimulation, à se préoccuper sans cesse du qu’en-dira-t-on ». Aucun bonheur ne semble donc possible pour les deux amants et la souffrance paraît être le seul sentiment qu’engendre leur liaison. Comme le souligne Emmanuel Waegemans dans son Histoire de littérature russe, il s’agit d’une « passion amoureuse dévorante dans un monde qui la contrarie » (6).
Face à cette impasse, Anna va chercher désespérément une issue. Dans le troisième extrait, alors qu’elle a annoncé à son mari Alexis Alexandrovitch sa liaison avec Vronski, elle réalise qu’elle a commis l’irréparable : « elle […] comprit soudain qu’on ne lui pardonnerait point, que le monde entier serait sans pitié pour elle comme ce ciel et cette verdure ». On pourrait de nouveau insister ici sur cette relation entre la nature et les états d’âme. Nous avions noté prédemment les doutes caractéristiques du personnage romantique, confronté à un amour qui unit mais qui en même temps sépare. De fait, Anna est un être déchiré, constamment tourmenté : « elle se sentit en proie aux hésitations, au dédoublement intérieur ». Ici, ainsi qu’à de nombreuses reprises dans le roman, Tolstoï nous immerge dans les tourments de ses personnages et dans leurs questionnements intérieurs. Complètement perdue, Anna décidera finalement de fuir ce monde dans lequel elle n’a plus sa place. La relation des deux amoureux semble donc sans issue, ils sont voués à souffrir éternellement et ces souffrances du cœur et de l’âme s’intensifieront tout au long du roman…

Décadence et suicide
Cette passion fatale poussera dans un premier temps les deux amants à fuir la société russe pour voyager notamment en France et en Italie. Mais très rapidement l’ennui s’empare de leur quotidien et leur relation se détériore progressivement. De retour en Russie, ils vivent en marge de la société. Anna ne supporte plus d’avoir trahi son mari et abandonné son fils, tandis que Vronski vit difficilement sa liaison et les accès de jalousie d’Anna. Désespérée, celle-ci ne voit plus qu’une seule issue : le suicide.
Étudions désormais cette dégradation de la relation entre Anna et Vronski.
Le voyage d’Anna et Vronski à travers l’Europe
Cette première période de délivrance morale et de retour à la santé fut pour Anna une époque de joie exubérante. L’idée du mal qu’elle avait causé ne parvenait pas à empoisonner son ivresse : ces souvenirs étaient trop douloureux pour qu’elle y arrêta sa pensée, et d’ailleurs ne devait-elle pas à l’infortune de son mari un bonheur assez grand pour effacer tout remords ? Les événements qui avaient suivi sa maladie […] tout cela lui semblait un cauchemar dont son voyage à l’étranger, seule avec Vronski, l’avait délivrée.
Quant à Vronski, malgré la réalisation de ses plus chers désirs, il n’était pas pleinement heureux. Éternelle erreur de ceux qui croient trouver le bonheur dans l’accomplissement de tous leurs vœux, il ne possédait que quelques parcelles de cette immense félicité rêvée par lui. Les premiers temps qui suivirent sa démission, il savoura comme il sied le charme de la liberté conquise. Mais cet enchantement fut de courte durée et céda bientôt place à l’ennui. Il chercha presque à son insu un nouveau but à ses désirs et prit des caprices passagers pour des aspirations sérieuses.
Anna se jette sous un train dans la gare où elle avait rencontré Vronski
Un sentiment semblable à celui qu’elle éprouvait jadis avant de faire un plongeon dans la rivière, s’empara d’elle, et elle fit le signe de la croix. Ce geste familier réveilla dans son âme une foule de souvenirs d’enfance et de jeunesse ; les minutes heureuses de sa vie scintillèrent un instant à travers les ténèbres qui l’enveloppaient. Cependant elle ne quittait pas des yeux le wagon, et lorsque le milieu entre les deux roues apparut, elle […] se jeta sur les genoux sous le wagon, comme prête à se relever. Elle eut le temps d’avoir peur. « Où suis-je ? Que fais-je ? Pourquoi ? » pensa-t-elle, faisant effort pour se rejeter en arrière. Mais une masse énorme, inflexible, la frappa à la tête et l’entraîna par le dos. […] Et la lumière qui pour l’infortunée avait éclairé le livre de la vie, avec ses tourments, ses trahisons et ses douleurs, brilla soudain d’un plus vif éclat, illumina les pages demeurées jusqu’alors dans l’ombre, puis crépita, vacilla, et s’éteignit pour toujours.
Dans le premier passage, Vronski et Anna voyagent à travers l’Europe ce qui procure aux deux amants un illusoire sentiment de bonheur et de liberté. Ainsi Anna traverse-t-elle une période de « délivrance morale » qui lui procure une « joie exubérante ». Elle oublie toutes les souffrances endurées pour profiter pleinement de son état d’ « ivresse » : « tout cela lui semblait un cauchemar dont son voyage à l’étranger, seule avec Vronski, l’avait délivrée. » Mais ce pur bonheur sera de courte durée. L’ennui ne tarde pas en effet à s’installer dans leur quotidien, notamment chez Vronski qui supporte mal cette vie en marge de la société. La « réalisation de ses plus chers désirs » entraîne donc chez lui un sentiment d’insatisfaction à l’image du personnage romantique qui trouve son bonheur dans la recherche vaine d’un impossible inatteignable. Dès lors, Vronski n’éprouve plus la sensation intense qu’il ressentait au moment où Anna refusait encore d’avouer son amour pour lui : « Combien de fois ne s’était-il pas répété que le bonheur n’existait pour lui que dans cet amour ; et maintenant qu’elle l’aimait comme seule peut aimer une femme qui a tout sacrifié à sa passion, il se sentait plus loin du bonheur qu’à l’époque où il avait quitté Moscou pour la suivre. » Selon Tolstoï d’ailleurs, « tous les hommes font la même erreur, de s’imaginer que bonheur veut dire que tous les vœux se réalisent ». Ici, c’est le cas de Vronski qui en voyageant avec Anna, ne possède finalement « que quelques parcelles de cette immense félicité rêvée par lui ». Son émerveillement des premiers jours cède progressivement place à l’ennui et au désenchantement.
De fait, Vronski va s’éloigner progressivement d’Anna dont les scènes de jalousie lui seront de plus en plus pénibles. Celle-ci se met par ailleurs à regretter d’avoir abandonné son fils et trahi son mari. Ses tourments s’intensifient et elle finit par sombrer dans la mélancolie et la culpabilité. Comme le remarque Jean Lionnet, « Anna Karénine n’est point heureuse, faute d’avoir réalisé l’égoïsme total : elle pense, malgré elle, au devoir ; elle pense à son fils abandonné ; elle ne peut être ni vraiment mère ni vraiment épouse ; elle a honte et elle souffre » (7).
← Anna (Vivien Leigh) et Vronski (Ralph Richardson) dans le film de Julien Duvivier (1948)
Prise dans un engrenage dont elle ne peut se délivrer, elle mettra fin à ses jours en se jetant sous un train. Dans le deuxième passage, on peut voir en effet tout le désespoir qui s’empare d’elle : « Ce geste familier réveilla dans son âme une foule de souvenirs d’enfance et de jeunesse ». Si elle se remémore « les minutes heureuses de sa vie », celles-ci paraissent insignifiantes à côté des « ténèbres » qui l’anéantissent. Tolstoï accentue la tragédie de la scène par une description d’un réalisme froid qui contraste avec le pathétique de la scène : « une masse énorme, inflexible, la frappa à la tête et l’entraîna par le dos ». Ce décès triste, douloureux semble paradoxalement la délivrer d’une vie difficile « le livre de la vie, avec ses tourments, ses trahisons et ses douleurs, brilla soudain d’un plus vif éclat », la mort semble presque joyeuse (« illumina les pages demeurées jusqu’alors dans l’ombre »). Comme il a été justement dit, « sa mort est une protestation symbolique contre l’homme qu’elle aime et la société qui la repousse » (8). C’est ainsi que s’éteint pour toujours Anna laissant derrière elle une existence malheureuse et un amant qui malgré son éloignement perd sa seule raison de vivre. Vronski décidera en effet à la suite du suicide d’Anna de s’engager dans l’armée pour combattre les Turcs, son existence n’ayant plus d’intérêt après ce drame…
Au terme de notre première partie, nous pouvons affirmer que cet amour et ce bonheur impossibles, à la fois fragiles, malheureux et sublimes, sont tout à fait caractéristiques du Romantisme, et qu’ils portent la marque proprement doloriste et désespérante du pessimisme généralisé qui marquera la deuxième moitié du dix-neuvième siècle.
Cliquez ici pour accéder à la section 2 (Un roman qui reflète la transition vers le Réalisme).
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NOTES
(1) Nous empruntons cette expression à Claude Frochaux, L’Homme seul (deuxième partie), éditions L’Âge d’Homme, Lausanne (Suisse), 2001. Page 200.
(2) Eugène-Melchior de Vogüé, Le Roman russe, deuxième édition, éditeur : E. Plon, Nourrit et Cie, Paris, 1888.
(3) Émile Hennequin, Écrivains francisés : Dickens, Heine, Tourgueneff, Poe, Dostoïewski, Tolstoï, éditionq Perrin, Paris, 1889.
(4) Cité par Sylvie Luneau, “Notice” du roman de Léon Tolstoï, Anna Karénine, op. cit. page 868.
(5) Emmanuel Waegemans (traduit du néerlandais par Daniel Cunin), Histoire de la littérature russe, Presses universitaires du Mirail, “Coll. Amphi 7”, Toulouse 2003, page 142.
(6) ibid.
(7) Jean Lionnet, L’évolution des idées chez quelques-uns de nos contemporains. 1ère série : Zola, Tolstoï, Huysmans, Lemaître, Barrès, Bourget, le roman catholique, Perrin, Paris 1903. Cliquez ici pour accéder au document dans Gallica.
(8) http://litterature-russe.blogvie.com/ouvrages-principaux/
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Relecture et vérification du manuscrit : Bruno Rigolt
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