L’espace Pédagogique Contributif a présenté du lundi 22 juillet au jeudi 22 août 2013 inclus une exposition inédite : “Un été en poésie” : mêlant écriture et arts visuels, ce tour du monde poétique avait pour but de faire découvrir la poésie dans sa diversité. Conformément au cahier des charges éditorial de ce blog de Lettres, le principe de la parité a été strictement respecté.

Pays représentés (par ordre alphabétique) pour l’édition 2013 :

ALLEMAGNE ALGÉRIE ARGENTINE BELGIQUE BRÉSIL CANADA (QUÉBEC) CHILI CONGO ÉGYPTE ÉTATS-UNIS FRANCE GRANDE-BRETAGNE GRÈCE IRAN ISRAËL ITALIE JAPON PORTUGAL ROUMANIE SÉNÉGAL SUISSE TUNISIE TURQUIE

                      

Écrivain(e)s exposé(e)s (par ordre alphabétique) :

|Anne-Marie Alonzo|Marie-Claire Bancquart|Nicole Barrière|Mousse Boulanger|Charlotte Brontë|William Carlos Williams|Birago Diop|Moshé Dor|Lucie Delarue-Mardrus|Marceline Desbordes-Valmore|Mohammed Dib|Birago Diop|Georges Duhamel|Marguerite Duras|Forough Farrokhzad|Robert Frost|Stefan George|Renée Guirguis|Edmond Haraucourt|Anne Hébert|Nazim Hikmet|Roberto Juarroz|André Pieyre de Mandiargues|Pablo Neruda|Anna de Noailles|Marie Noël|Fernando Pessoa|Catherine Pozzi|Adélia Prado|Amina Saïd|Georges Séféris|Shiki|Jean-Baptiste Tati Loutard|Giuseppe Ungaretti|Hélène Vacaresco|Paul Valéry|Renée Vivien|Robert Vivier|Marguerite Yourcenar|

Respect de la parité :
 | Paul Valéry | Georges Séféris | Robert Frost | André Pieyre de Mandiargues | Jean-Bapriste Tati Loutard | Pablo Neruda | Georges Duhamel | Stefan George | Edmond Haraucourt | Moshé Dor | Shiki | Birago Diop | Fernando Pessoa | Roberto Juarroz | Nazim Hikmet | William Carlos Williams | Mohammed Dib | Robert Vivier | Giuseppe Ungaretti | |Marie Noël | Nicole Barrière | Marguerite Duras | Marie-Claire Bancquart | Anne Hébert | Mousse Boulanger | Marguerite Yourcenar | Forough Farrokhzad | Renée Guirguis | Hélène Vacaresco | Amina Saïd | Lucie Delarue-Mardrus | Charlotte Brontë | Catherine Pozzi | Marceline Desbordes-Valmore | Adélia Prado | Renée Vivien | Anne-Marie Alonzo | Anna de Noailles

Allemagne…

Stefan George
(1868, Bingen am Rhein — 1933, Locarno)

 

Komm in den totgesagten park und schau

Komm in den totgesagten park und schau :
Der schimmer ferner lächelnder gestade.
Der reinen wolken unverhofftes blau
Erhellt die weiher und die bunten pfade.

Dort nimm das tiefe gelb, das weiche grau
Von birken und von buchs, der wind ist lau.
Die späten rosen welkten noch nicht ganz.
Erlese küsse sie und flicht den kranz.

Vergiss auch diese lezten astern nicht.
Den purpur um die ranken wilder reben
Und auch was übrig blieb von grünem leben
Verwinde leicht im herbstlichen gesicht.

Stefan George
Das Jahr der Seele (L’Année de l’âme), 1897

On dit que les jardins sont morts

On dit que les jardins sont morts ; viens et regarde
Le reflet de ces bords lointains et souriants ;
Et des nuages purs l’azur inespéré
Éclaire les étangs et les couleurs des sentes.

Prends ce jaune profond, le moelleux de ces gris
Parmi les buis et les bouleaux ; la brise est tiède ;
Tardives ne sont point encore flétries les roses,
Choisis-les, baise-les et tresse la couronne.

Songe à n’oublier point les derniers des asters
Ni la pourpre enroulée à la vigne sauvage
Prends ce qui reste encor de vivante verdure
Fonds-le d’un doigt léger dans l’image automnale.

Stefan George
Das Jahr der Seele (L’Année de l’âme), 1897

in Stefan George, Choix de poèmes, Première période : 1890-1900
Traduit, préfacé et commenté par Maurice Boucher
Aubier, éditions Montaigne, Paris 1941. Page 165.

Illustration : Armand Charnay (1844-1915), “Soirée d’automne sur la terrasse” (détail)
Fin 19e, premier quart du 20e siècle. Charlieu, musée Hospitalier. Crédit photographique : Emma Artige.


Algérie

Mohammed Dib
(Tlemcen, Algérie 1920 — La Celle Saint-Cloud, France 2003)
(M. Dib est un écrivain algérien de langue française)

 

épeler l’envers

 

crois mémoire d’arrière-saison
sur l’argile déflorée des glaisières
et fais les jours passer
comme à travers une absence

peut-être prendre la route de désir
que le cœur ne sait plus prolonger
peut-être l’heure de canicule noire
d’un autre désir couché sous les eaux

ou le sable léger confident de l’oubli
et la profondeur solaire que prodigue
une urne de connaissance invisible

souhait inventé par les lois anonymes
saison secondaire qui vends tes secrets
tes morts et les innocences de l’été

Mohammed Dib
Formulaires, éd. du Seuil, Paris 1970
Reproduit dans Œ
uvres complètes de Mohammed Dib, I Poésies. Édition établie et présentée par Habib Tengour,
Éditions de la Différence Paris 2007, page 65.


Illustration : René Magritte, “La Mémoire” (1948). Musée d’Ixelles, Bruxelles


Angleterre

Charlotte Brontë
(1816, Thornton — 1855, Haworth)

Evening Solace

The human heart has hidden treasures,
In secret kept, in silence sealed;
The thoughts, the hopes, the dreams, the pleasures,
Whose charms were broken if revealed.
And days may pass in gay confusion,
And nights in rosy riot fly,
While, lost in Fame’s or Wealth’s illusion,
The memory of the Past may die.

But, there are hours of lonely musing,
Such as in evening silence come,
When, soft as birds their pinions closing,
The heart’s best feelings gather home.
Then in our souls there seems to languish
A tender grief that is not woe;
And thoughts that once wrung groans of anguish,
Now cause but some mild tears to flow.

And feelings, once as strong as passions,
Float softly back — ­a faded dream;
Our own sharp griefs and wild sensations,
The tale of others’ sufferings seem.
Oh ! when the heart is freshly bleeding,
How longs it for that time to be,
When, through the mist of years receding,
Its woes but live in reverie!

And it can dwell on moonlight glimmer,
On evening shade and loneliness;
And, while the sky grows dim and dimmer,
Feel no untold and strange distress­
Only a deeper impulse given
By lonely hour and darkened room,
To solemn thoughts that soar to heaven,
Seeking a life and world to come.

Charlotte Brontë
1846

Apaisement du soir

Le cœur humain renferme des trésors cachés
Gardés en silence, scellés en secret ;
Des pensées, des espoirs, des rêves, des plaisirs,
Dont les charmes seraient brisés s’ils étaient révélés.
Et les jours passent dans une vaine confusion,
Et les nuits se consument dans un tumulte futile,
C’est alors que, perdue dans l’illusion de la gloire ou de la richesse,
La mémoire du passé peut mourir.

Mais il est des heures de rêverie solitaire,
Où dans le silence venu du soir,
Doux comme des oiseaux dont les ailes se referment,
S’unissent les plus purs mouvements du cœur.
Alors dans notre âme semble languir
Non la désolation mais un chagrin tendre ;
Et les pensées torturées autrefois par des gémissements d’angoisse,
S’écoulent désormais en des larmes légères.

Des sentiments auparavant aussi forts que les passions
Remontent doucement tel un rêve fané.
Et nos propres peines si aiguës et nos propres tourments
Semblent raconter la souffrance du monde.
Oh ! quand le cœur saigne encore,

Comme il désire qu’arrive enfin le temps
où dans la brume des années qui s’estompent,
Ses tourments s’abandonnent dans la rêverie !

Le cœur peut alors se blottir dans la lueur vacillante du clair de lune
Et la solitude des ombres du soir ;
Et dans le ciel qui s’éteint peu à peu
Non point succomber à quelque étrange et indicible détresse
Mais sentir dans le souffle profond
Venu de l’heure solitaire et des murs endormis,
Les pensées solennelles s’envoler vers le ciel,
À la recherche d’une vie et d’un monde à venir.

Charlotte Brontë
1846

Traduction : Bruno Rigolt
(à ma connaissance, ce texte n’a jamais été traduit dans son intégralité en Français)
Many thanks to Mr. and Mrs. Lister (SC, USA) for the translation help !

Illustration : Thomas Cole (1801-1848), “Romantic Landscape with Ruined Tower” (1832-1836)
New York, Albany Institute of History and Art


Argentine

Roberto Juarroz
(1925 — 1995 Buenos Aires)

También hemos traicionado al agua.

La lluvia no se reparte para eso,
el río no corre para eso,
el charco no se detiene para eso,
el mar no es presencia para eso.

Otra vez hemos perdido el mensaje,
las vocales abiertas
del lenguaje del agua,
su inaudita transparencia palpable.

Ni siquiera supimos
beber la transparencia.
Beber algo es aprenderlo.

Y aprender la transparencia es el comienzo
de aprender lo invisible.

Nous avons aussi trahi l’eau.

La pluie ne tombe pas pour cela,
le fleuve ne coule pas pour cela,
l’eau de la flaque ne stagne pas pour cela,
la mer n’est pas présente pour cela.

Une fois encore, nous avons perdu le message,
les voyelles ouvertes
du langage de l’eau,
sa transparence infiniment palpable.

Nous n’avons pas même su
boire la transparence
Boire quelque chose c’est l’apprendre.

Et apprendre la transparence c’est commencer
d’apprendre l’invisible.

Roberto Juarroz
Duodécima Poesía vertical (n° 40)
éditions Lohlé, Buenos Aires 1991

Traduction : Bruno Rigolt

« apprendre la transparence c’est commencer d’apprendre l’invisible »

Illustration : Bruno Rigolt, “Tête de Tanagra sur fond Bleu Klein”
Peinture numérique © Bruno Rigolt, août 2013


Belgique

Robert Vivier
(Chênée/Liège, Belgique, 1894 — La Celle Saint-Cloud, France, 1989)

 

Chronos rêve

Dans la pénombre sans mémoire où les genoux
Éternisent leurs noirs basaltes de silence
Il advient qu’un ennui vaporeux se condense
En figures de vie. Une fois, ce fut nous

Ces jouets qu’intrigué le dieu flaire et, très doux,
Sur ses paumes longtemps éprouve puis balance,
Tant qu’à force d’y soupeser sa nonchalance
Il les serre d’un point morose et les dissout…

Plus rien, que deux genoux nettoyés par l’espace,
Falaises de l’oubli, cirque d’absence où passent
Immobiles, les bleus chevaux de l’infini.

Chronos rêve. Quelle ombre a frôlé sa paupière ?
Les hauts genoux vacants, tel un avare nid,
Attendent de bercer la nouvelle poussière.

Robert Vivier
Chronos rêve, la Renaissance du livre, Bruxelles 1959

Illustration : Salvator Dali (1904-1989), “La Désintégration de la persistance de la mémoire”, 1952-1954 (huile sur toile, détail)
St. Petersburg (États-Unis, Floride), Salvator Dali Museum


Brésil

Adélia Prado
(1935, Divinópolis —      )

 

Antes do nome

Não me importa a palavra, esta corriqueira.
Quero é o esplêndido caos de onde emerge a sintaxe,
os sítios escuros onde nasce o “do”, o “aliás”,
o “o”, o “porém” e o “que”, esta incompreensível
muleta que me apoia.
Quem entender a linguagem entende Deus
cujo filho é o Verbo. Morre quem entender.
A palavra é disfarce de uma coisa mais grave, surda-muda,
foi inventada para ser calada.
Em momentos de graça, infrequentíssimos,
se poderá apanhá-la : um peixe vivo com a mão.
Puro susto e terror.

Adélia Prado
Bagagem, Imago Editora, Rio de Janeiro 1976

Avant le nom

Peu m’importe le mot, ce lieu commun.
Ce que je veux, c’est le chaos splendide d’où émerge la syntaxe,
les zones d’ombre où naît le “de”, le “d’ailleurs”
le “ou”, le “cependant” et le “que”, cette incompréhensible
béquille qui me soutient.
Qui comprend le langage comprend Dieu
dont le fils est le Verbe. Qui comprend meurt.
Le mot est déguisement d’une chose plus grave, sourde-muette,
il a été inventé pour être tu.
En des moments de grâce, si rares,
on pourra le saisir tel un poisson vivant avec la main.
Épouvante pure et terreur.

Adélia Prado
Bagagem (Bagages), Imago Editora, Rio de Janeiro 1976
(Traduction : Bruno Rigolt)

Illustration : Hans Hartung (sans titre, circa 1956), encre de chine sur papier


Canada (Québec)

Anne-Marie Alonzo
(A
lexandrie, 1951 — Montréal, 2005)

Je dis parle-moi du Nil émeraude et saphir
de longues eaux mêlées en mémoire imaginée.

De fil d’argent et fil de soie j’écoute d’ancienne
histoire tous les présages.
Qu’après moi partie grandie qu’avant moi vécue
tu sais de couleur la terre animer.
C’est là qu’inspire le fait.
De sœur et peu connue de cœur tu me ressembles
m’apprends de vent et d’air de souffle tenu.

Je dis tu le sais parole d’amie attendue
du fond des âges en sourde Alexandrie naissait
le monde enfin naissait et ronde toute baignée
d’histoire et bien avant de voir
savait le tout.

Anne-Marie Alonzo
Bleus de mine, Éditions du Noroît, St-Lambert (Québec) 1985
In Anthologie de la poésie des femmes au Québec, les éditions du remue-ménage, Montréal Québec 1991, page 270.

Illustration : Marc Chagall (1887-1985), “Le Cantique des Cantiques, I”, 1960 (huile sur papier entoilé, détail)
Nice, Musée Marc Chagall

Anne Hébert
(1916 — 2000, province du Québec)

 

Les Mains

Elle est assise au bord des saisons
Et fait miroiter ses mains comme des rayons.

Elle est étrange
Et regarde ses mains que colorent les jours.

Les jours sur ses mains
L’occupent et la captivent.

Elle ne les referme jamais
Et les tend toujours.

Les signes du monde
Sont gravés à même ses doigts.

Tant de chiffres profonds
L’accablent de bagues massives et travaillées.

D’elle pour nous
Nul lieu d’accueil et d’amour

Sans cette offrande impitoyable
Des mains de douleurs parées
Ouvertes au soleil.

Anne Hébert
Le Tombeau des rois, 1953. © Éditions du Seuil, Paris 1960
Première parution (à compte d’auteur aux Éditions de l’Institut littéraire du Québec ) : 1953

« Des mains de douleurs parées / Ouvertes au soleil »
Illustration : © Bruno Rigolt “Hands in the Sun” (Peinture numérique, 2013)


Chili

Pablo Neruda
(1904, Parral — 1973, Santiago)

 

Poema XV

Me gustas cuando callas porque estás como ausente,
y me oyes desde lejos, y mi voz no te toca.
Parece que los ojos se te hubieran volado
y parece que un beso te cerrara la boca.

Como todas las cosas están llenas de mi alma
emerges de las cosas, llena del alma mía.
Mariposa de sueño, te pareces a mi alma,
y te pareces a la palabra melancolía.

Me gustas cuando callas y estás como distante.
Y estás como quejándote, mariposa en arrullo.
Y me oyes desde lejos, y mi voz no te alcanza:
déjame que me calle con el silencio tuyo.

Déjame que te hable también con tu silencio
claro como una lámpara, simple como un anillo.
Eres como la noche, callada y constelada.
Tu silencio es de estrella, tan lejano y sencillo.

Me gustas cuando callas porque estás como ausente.
Distante y dolorosa como si hubieras muerto.
Una palabra entonces, una sonrisa bastan.
Y estoy alegre, alegre de que no sea cierto.

Pablo Neruda
Veinte poemas de amor y una canción desesperada, 1924
Editorial EDAF, Madrid 2009, page 85

Poème XV

Tu me plais quand tu te tais car tu es comme absente,
et tu m’entends de loin, et ma voix point ne te touche.
On dirait que tes yeux se sont envolés
et on dirait qu’un baiser t’aurait scellé la bouche.

Comme toutes les choses sont emplies de mon âme
tu émerges des choses, de toute mon âme emplie.
Papillon de songe, tu ressembles à mon âme,
et tu ressembles au mot mélancolie.

Tu me plais quand tu te tais et sembles distante.
Et tu sembles gémir, papillon dans la berceuse.
Et tu m’entends de loin, et ma voix ne t’atteint pas :
laisse-moi me taire avec ton silence.

Laisse-moi aussi te parler avec ton silence
clair comme une lampe, simple comme un anneau.
Tu es comme la nuit, muette et constellée.
Ton silence est d’étoile, si lointain et simple.

Tu me plais quand tu te tais car tu es comme absente.
Distante et endolorie comme si tu étais morte.
Un mot alors, un sourire suffisent.
Et la joie que ce ne soit pas vrai, la joie m’emporte.

Pablo Neruda
Vingt poèmes d’amour et une chanson désespérée suivi de Les Vers du capitaine
Traduction de Claude Couffon et Christian Rinderknecht
Gallimard “Poésie”, édition bilingue, Paris 1998. Pages 66-67.

« Papillon de songe, tu ressembles à mon âme,
et tu ressembles au mot mélancolie. »

Illustration : Kay Sage (1898, New York — 1963, Woodbury)
“Le Passage” (autoportrait), 1956
(collection particulière)


Congo

Jean-Baptiste Tati Loutard
(1938, Pointe-Noire — 2009, Paris )

 

L’envers du soleil
(Des chômeurs dans la nuit)

À présent plus de soleil fertile
Où midi cultivait des rayons
Pour l’enchantement du retour.

C’est une nuit opaque comme un brouet noir
Dans la grande écuelle du Ciel ;
C’est une nuit qui traverse la terre
Sans son monocle lunaire
Et se brise aux rares lampes du chemin
En fragments jaunâtres dont les noctuelles
Font leur miel et leur feu de joie.
Passe la longue caravane des arbres,
Vers quel autre cirque du lendemain ?
Ceux qui la suivent titubent de fatigue,
Et leurs noms manquent au registre du travail !
Ils ont planté sans répit leurs jambes
Dans la clarté du jour
Et n’ont récolté que le bruit de leurs pas.
Maintenant, ils préfèrent suivre les arbres
Dans la fosse commune de la nuit.
Que son ombre leur soit légère !

 

Jean-Baptiste Tati Loutard
L’Envers du soleil, L’Harmattan, Paris 1978, page 9
Première édition : 1970 (éd. Pierre-Jean Oswald)

Illustration : Leon Bibel (1913–1995)
“Unemployed Marchers” (lithographie en couleur, c. 1938)


Égypte

Renée Guirguis
(1921 — 1985, Le Caire)

 

Récit II
(extrait)

J’ai dit

Et j’ai croisé le rythme des rames
Sur l’écume des tendresses vives
J’ai blessé ma soif concrète
Aux rochers des mers qui s’entrouvrent
J’ai appelé dans le vent qui traînait
Lourd des horizons pris en écharpe
Des horizons qui se noient sans mourir
Et meurent pour que le sang revive
Quelle histoire de cadavres heureux
Racontent les barques renversées et ces voiles
Tombées comme un vol bas qui agonise

Oui je te vois jour qui m’arrête
Aux portes des tombes marines.
Tu parles haut au plus haut des vagues
Dont le jet lance des ébauches de croix
Je sais que les mots ont peur
Des signaux que la nuit fait à la nuit…

Renée Guirguis
Récits, éd. G.L.M., Paris 1952

Citée par Jean-Jacques Luthi, Anthologie de la poésie francophone d’Égypte. Vingt-huit poètes d’Égypte,
L’Harmattan, Paris 2002. Page 243.

Illustration : Félix Ziem (1821-1911), “Crépuscule sur les bords du Nil à Damanhour” (détail), c. 1859
Rennes, Musée des Beaux-arts


États-Unis

William Carlos Williams
(1883 — 1963, Rutherford)

 

The Existentialist’s Wife L’Épouse de l’Existentialiste

I used to follow je suivais
the seasons les saisons
in this semi-northern sous ce climat

climate presque du nord
and the Warblers et les Fauvettes
that come qui viennent

in May knew en Mai savaient reconnaître
the Parula from la Parula
the myrtle et le myrte

when I found it depuis que je l’ai trouvée
dead on morte sur
the lawn there is la pelouse il n’y a

no season but de saison
the one plus qu’une seule
for me now pour moi maintenant

William Carlos Williams
Pictures from Brueghel and Other Poems (1962)
Traduction : Bruno Rigolt

Pour lire ce poème dans l’édition originale, cliquez ici.

Illustration : © Bruno Rigolt, “L’oiseau mort” (peinture numérique, 2013)

 

     

Robert Frost
(1874, San Francisco — 1963, Boston)

 

 

The Road Not Taken

Two roads diverged in a yellow wood,
And sorry I could not travel both
And be one traveler, long I stood
And looked down one as far as I could
To where it bent in the undergrowth;

Then took the other, as just as fair,
And having perhaps the better claim,
Because it was grassy and wanted wear;
Though as for that the passing there
Had worn them really about the same,

And both that morning equally lay
In leaves no step had trodden black.
Oh, I kept the first for another day!
Yet knowing how way leads on to way,
I doubted if I should ever come back.

I shall be telling this with a sigh
Somewhere ages and ages hence:
Two roads diverged in a wood, and I—
I took the one less traveled by,
And that has made all the difference.

Robert Frost
Mountain Interval, 1916

 

La route non empruntée

Deux routes bifurquaient dans un bois jaune
Et au regret de ne pouvoir prendre les deux
Car voyageant seul, je suis resté longtemps
Les yeux fixés sur l’une des deux aussi loin que je le pouvais
Jusqu’à un virage qui se perdait dans les broussailles ;

Alors j’ai suivi l’autre route, tout aussi envisageable
Et peut-être même plus justifiée encore
Parce que recouverte d’herbes ne demandant qu’à être foulées ;
Cependant, ceux qui étaient passés par là
Les avaient empruntées de façon assez semblable.

Et toutes deux en ce matin s’étiraient
Parmi des feuilles qu’aucun pas n’avait encore souillées
Je réservais la première route pour une autre fois
Sachant pourtant qu’un chemin menant à un autre chemin,
Je doutais d’y revenir jamais.

Un jour, dans des années et des années
Je conterai tout cela en soupirant, à savoir que
Deux routes bifurquaient dans un bois, et que moi —
J’ai suivi celle par laquelle on chemine le moins souvent
Et cela a fait toute la différence.

 

Robert Frost
Mountain Interval, 1916

Traduction : Bruno Rigolt

À propos de la traduction : On trouve sur le net quelques traductions plus ou moins heureuses, et souvent contestables de ce très beau texte. Aucune ne répondant à mes attentes, j’ai donc proposé une nouvelle traduction, sachant que la syntaxe française rend difficilement compte de la structure rythmique et métrique très particulière du texte composé d’ennéasyllabes (vers de 9 syllabes). Enfin, ce poème, le premier du recueil Mountain Interval est en italiques dans la première édition (1916). C’est la raison pour laquelle il figure en italiques ici.

Pour en savoir plus sur les interprétations de ce poème complexe et souvent mal compris, voyez cette page (en anglais, mais passionnante à lire, et d’un haut niveau d’analyse, qui m’a été particulièrement utile pour aborder la traduction).

Illustration : © Bruno Rigolt, “Robert Frost as Robert Frost” (2013)
Photomontage d’après des images de presse de Robert Frost (jeune et vieux) et d’une huile sur toile de Gustave Doré : Dante et Virgile dans le neuvième cercle de l’enfer“, 1861 (Musée de Bourg en Bresse, France).

Concernant mon choix de l’Enfer de Dante pour l’illustration, voir : George Montiero, Robert Frost and the New England Renaissance. Lexington, KY: The University Press of Kentucky, 1988. Copyright © 1988 by the UP of Kentucky

Marguerite Yourcenar (France)
(1903, Bruxelles — 1967, Bangor, USA)

 

Cantilène pour un visage

Pulpe sanglante de l’été
Divisant la chair d’une face ;
Double lac d’immobile glace
Sous la paupière, orbe bleuté.

Dents picorant parmi les roses ;
Narines, portail aux parfums ;
Larges plans ronds où se reposent
Les hâles des soleils défunts.

Visage où ne bat aucun rêve,
À peine beau, presque enfantin,
Visage craintif où se lève
Le sourire, ainsi qu’un matin.

Visage où l’eau des larmes flue
Comme un ruisseau dans un verger,
Coffret charnel de l’âme tue,
Visage humain, masque étranger.

L’immuable beauté des pierres
Vit en toi, dur masque tranchant,
Et quand tu fermes les paupières,
Je crois voir le soleil couchant.

Marguerite Yourcenar
Les Charités d’Alcippe, La Flûte enchantée, Liège 1956
Gallimard, Paris 1984 pour la présente publication, page 14

Illustration : © Bruno Rigolt, août 2013
D’après Balthus, “Jeune fille avec une jupe blanche” (1955) ; Magritte, “La Page blanche” (1967)


France

Marie-Claire Bancquart
(1932, Aubin —       )

 

UTOPIQUES

Massacres, guerres s’éparpillent
s’écartent
recommencent dans le fracas.
Qui a soif de sang, qu’il morde son siècle.

Ah, que les mots se reprennent au fil
d’un futur sans visibilité arrière

qu’ils soient miraculeux feuillages sans racines
où le vent jouerait libre jeu.

Mais tuer la mémoire
commencer de rien ?

Pas possible

l’inhumain
l’inanimal
n’en finissent pas.

Seulement, comme sourit et parle un grand malade,
remplir une proche seconde
avec le livre ouvert
dans le silence, sauf le bruit de tourner la page.

Marie-Claire Bancquart
in Le Nouveau recueil, revue trimestrielle de littérature et de critique
Champ Vallon 62, mars-mai 2002. Page 82.

« l’inhumain / l’inanimal / n’en finissent pas »

Illustration : Otto Dix (1891-1969) “Sturmtruppe geht unter Gas vor” (“Assaut sous les gaz”), 1924
Gravure aquatinte. Berlin, Deutsches Historiches Museum

Nicole Barrière
(contemporaine, indications biographiques non disponibles)

 

[sans titre]

Revient indemne l’Ombre
L’enfance criant son mutisme
L’énigme du poème qui contient tout entier
La même femme
Elle veille la lumière secrète d’autres rêves
Dont tu ne sais rien
Femme debout, de face
Elle a fait la rencontre endeuillée de l’histoire
Tu ne sais rien de sa clarté
Elle a conquis seule la grande plaine du ciel et la liberté d’espace
Tu demeures comme elle, blessé à demi-mot
Tu l’aimeras errante, endormie, enroulée de linceul ou debout face au mur
Défais ta vie de ses fragiles habits
Aime, aime ses chevauchées d’azur dans ton pays écorché
Quand la brise court sur les oliviers
Ose ses lèvres, ose la rose dans sa nacre vivante
Ce monde de beauté où tu la vois dormir.

Nicole Barrière
Femmes en parallèle : Anthologie personnelle
L’Harmattan, Paris 2010. Page 15.

« Elle a conquis seule la grande plaine du ciel et la liberté d’espace »

Illustration : Kay Sage (1898-1963), “I Saw Three Cities”, 1944
Princeton University Art Museum
Crédit photographique : Bruce M. White

 

Lucie Delarue-Mardrus
(Honfleur, 1874 — Château-Gontier, 1945)

Le cri des femmes dans la nuit

Nous sommes devant vous l’être faible et doré,
_____
Nudité sage sous la robe,
Et notre vrai regard à vos yeux se dérobe ;
Mais quel beau monstre, en nous, cherche à se libérer !

Votre amour masculin, forme de votre haine,
_____Ne nous laisse, pour liberté,
Que le cri naturel de la maternité.
En elle seulement notre instinct se déchaîne.

Or voyez de quel bras nous serrons nos enfants
_____Sur nos poitrines nourrissantes !
Se donnent-elles mieux, bêlantes, rugissantes,
La lionne à ses lionceaux, ou la biche à ses faons ?

Sauf cet instinct permis, ce n’est que peur et honte.
_____Nous tremblons devant votre loi,
Mais il serait aussi la tempête qui monte,
Notre baiser, sans les scrupules, sans la foi !

Nous sommes plus que vous de la race des faunes,
_____Notre désir est incessant.
Parmi les printemps verts et les automnes jaunes,
Vous devriez nous suivre à nos traces de sang.

Vous avez bien voulu que nous fussions des mères,
_____Vous, les maîtres, vous les plus forts,
Mères, oui, mais non pas amantes tout entières,
Parce que vous craigniez le cri de notre corps.

Certes, vous le savez, hommes, votre puissance
_____N’est pas tout ce que nous voulons.
Et, par les belles nuits, nos sanglots sourds et longs
Clameraient vainement votre insuffisance.

Vous êtes tout, logique et science et raison,
_____Mais vous n’êtes pas nos vrais mâles.
Vous êtes trop humains pour nous trop animales :
La bête féminine aime en toute saison.

Oui, soyez orgueilleux de posséder les femmes !
_____Mais elles sont comme la mer,
Et toute la ferveur de vos petites âmes
Ne satisfera point l’océan de leur chair !

 

Lucie Delarue-Mardrus
Par vents et marées, 1910

Illustration : Sarah Charlesworth (1947-2013), “Figures” (détail), 1983 (Objects of Desire)
New York, Brooklyn Museum
© Sarah Charlesworth

Marceline Desbordes-Valmore
(1786, Douai — 1859, Paris)… FRANCE

Les roses de Saadi

J’ai voulu ce matin te rapporter des roses ;
Mais j’en avais tant pris dans mes ceintures closes
Que les nœuds trop serrés n’ont pu les contenir.

Les nœuds ont éclaté. Les roses envolées
Dans le vent, à la mer s’en sont toutes allées.
Elles ont suivi l’eau pour ne plus revenir ;

La vague en a paru rouge et comme enflammée.
Ce soir, ma robe encore en est tout embaumée…
Respires-en sur moi l’odorant souvenir.

Marceline Desbordes-Valmore
Poésies inédites, dernier recueil (1860)
Pour voir le texte dans l’édition originale, cliquez ici.

Illustration : Henri Matisse, “Roses devant une fenêtre” (coll. privée), 1925

 

Georges Duhamel
(Paris, 1884 — Valmondois, 1966)

 

Élégies

Le vent venait du haut de la mer éclatante ;
Un vent sans âme et sans souvenir, mais si pur,
Mais si plein de vertus égales que son souffle
Passait comme l’éternité sur nos visages.

Le littoral, avec ses campagnes, ses routes
Et les maisons de ses villages familiers
Nous offrait maintenant cette face étrangère
Que la mémoire prête aux hommes et aux choses.

De jeunes matelots faisaient ployer les rames
Et la barque rendait un bruit vibrant et creux.
Je vois encore, auprès de tes pieds nus, dormir
Des crustacés captifs aux pinces mutilées.

Le beau silence était fidèlement hanté
Par la détonation lointaine du rivage ;
Nous gagnions un récif solitaire où veillait
Un luisant cormoran qui regardait la mer.

Pensais-je à ce péril qui crispait nos poitrines ?
Pensais-je à l’oiseau noir saignant sur mes genoux ?
Ou bien au coup de feu qui transperça le monde
Quand le héron tomba du faîte des rochers ?

Qu’en sait-elle, aujourd’hui, cette âme partagée
Qui, dans l’universel et vert crépitement,
Calculait âprement, de seconde en seconde,
Ce que vaudrait cette heure au fond de l’avenir ?

Georges Duhamel
Élégies, Mercure de France, Paris 1920

Illustration : © Bruno Rigolt, août 2013 (Peinture numérique et photomontage)
Sources : Gustave Le Gray, “La grande vague” (1857) ; Aivazovsky, “Calme sur la mer Méditerranée” (1892) ; Modigliani, “Jeanne Hébuterne au chapeau” (1917)

Marguerite Duras
(1914, Saigon — 1996, Paris)

 

Les Mains négatives

On appelle mains négatives, les peintures de mains trouvées dans les grottes magdaléniennes de l’Europe Sub-Atlantique. Le contour de ces mains —posées grandes ouvertes sur la pierre— était enduit de couleur. Le plus souvent de bleu, de noir. Parfois de rouge. Aucune explication n’a été trouvée à cette pratique.

Devant l’océan
sous la falaise
sur la paroi de granit

ces mains
ouvertes

Bleues
Et noires

Du bleu de l’eau
Du noir de la nuit

L’homme est venu seul dans la grotte
face à l’océan
Toutes les mains ont la même taille
il était seul

L’homme seul dans la grotte a regardé
dans le bruit
dans le bruit de la mer
l’immensité des choses

Et il a crié

Toi qui es nommée toi qui es douée d’identité je t’aime

Ces mains
du bleu de l’eau
du noir du ciel

Plates

Posées écartelées sur le granit gris

Pour que quelqu’un les ait vues.

Je suis celui qui appelle
Je suis celui qui appelait qui criait il y a trente mille ans

Je t’aime

Je crie que je veux t’aimer, je t’aime

J’aimerai quiconque entendra que je crie

Sur la terre vide resteront ces mains sur la paroi de granit face au fracas de l’océan

Insoutenable

Personne n’entendra plus

Ne verra

Trente mille ans
Ces mains-là, noires

La réfraction de la lumière sur la mer fait frémir
la paroi de la pierre

Je suis quelqu’un je suis celui qui appelait
qui
criait dans cette lumière blanche

Le désir
le mot n’est pas encore inventé

Il a regardé l’immensité des choses dans le fracas des vagues, l’immensité de sa force

et puis il a crié

Au-dessus de lui les forêts d’Europe,
sans fin

Il se tient au centre de la pierre
des couloirs
des voies de pierre
de toutes parts

Toi qui es nommée toi qui es douée d’identité
je
t’aime d’un amour indéfini

Il fallait descendre la falaise
vaincre la peur

Le vent souffle du continent il repousse
l’océan
Les vagues luttent contre le vent
Elles avancent
ralenties par sa force
et patiemment parviennent à la paroi

Tout s’écrase

Je t’aime plus loin que toi
J’aimerai quiconque entendra que je crie que je t’aime

Trente mille ans
J’appelle
J’appelle celui qui me répondra

Je veux t’aimer je t’aime

Depuis trente mille ans je crie devant la mer le spectre blanc

Je suis celui qui criait qu’il t’aimait, toi.

Marguerite Duras
Les Mains négatives, 1978
Marguerite Duras, Le Navire Night – Césarée – Les Mains négatives – Aurélia Steiner
Mercure de France, Paris 1979, page 97 et suivantes.

La Cueva de las Manos (la Grotte des mains)
Patagonie, Argentine

Le court métrage réalisé en 1979 par Marguerite Duras
Sur les images de Paris la nuit, désert, Marguerite Duras interprète comme un appel les traces de mains peintes dans les grottes préhistoriques d’Espagne

Edmond Haraucourt
(Bourmont, 1856 — Paris, 1941)

 

Rondel de l’adieu

Partir, c’est mourir un peu,
C’est mourir à ce qu’on aime :
On laisse un peu de soi-même
En toute heure et dans tout lieu.

C’est toujours le deuil d’un vœu,
Le dernier vers d’un poème ;
Partir, c’est mourir un peu,
C’est mourir à ce qu’on aime.

Et l’on part, et c’est un jeu,
Et jusqu’à l’adieu suprême
C’est son âme que l’on sème,
Que l’on sème à chaque adieu :
Partir, c’est mourir un peu…

Edmond Haraucourt
Seul, Bibliothèque Charpentier, Paris 1891

Source du manuscrit : BNF-Gallica
Poètes contemporains, Anthologie.
Collection des Amitiés françaises, Firmin-Didot, Paris 1938. Page 12

Illustration : Bruno Rigolt
Composition originale d’après Yohan Jacob Bennetter (1822-1904), “L’appareillage” (détail)

 

Anna de Noailles
(1876 — 1933, Paris)

L’offrande à la Nature

Nature au cœur profond sur qui les cieux reposent,
Nul n’aura comme moi si chaudement aimé
La lumière des jours et la douceur des choses,
L’eau luisante et la terre où la vie a germé.

La forêt, les étangs et les plaines fécondes
Ont plus touché mes yeux que les regards humains,
Je me suis appuyée à la beauté du monde
Et j’ai tenu l’odeur des saisons dans mes mains.

J’ai porté vos soleils ainsi qu’une couronne
Sur mon front plein d’orgueil et de simplicité,
Mes jeux ont égalé les travaux de l’automne
Et j’ai pleuré d’amour aux bras de vos étés.

Je suis venue à vous sans peur et sans prudence
Vous donnant ma raison pour le bien et le mal,
Ayant pour toute joie et toute connaissance
Votre âme impétueuse aux ruses d’animal.

Comme une fleur ouverte où logent des abeilles
Ma vie a répandu des parfums et des chants,
Et mon cœur matineux est comme une corbeille
Qui vous offre du lierre et des rameaux penchants.

Soumise ainsi que l’onde où l’arbre se reflète,
J’ai connu les désirs qui brûlent dans vos soirs
Et qui font naître au cœur des hommes et des bêtes
La belle impatience et le divin vouloir.

Je vous tiens toute vive entre mes bras, Nature.
Ah ! faut-il que mes yeux s’emplissent d’ombre un jour,
Et que j’aille au pays sans vent et sans verdure
Que ne visitent pas la lumière et l’amour…

Anna de Noailles (1876-1933)
Le Cœur innombrable, 1901

Anna de Noailles, autoportrait
Source : gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Extrait de : Album de photographies d’Anna de Noailles

Marie Noël
(1883 — 1967, Auxerre)

 

Chanson

Quand il est entré dans mon logis clos,
J’ourlais un drap lourd près de la fenêtre,
L’hiver dans les doigts, l’ombre sur le dos…
Sais-je depuis quand j’étais là sans être ?

Et je cousais, je cousais, je cousais…
— Mon cœur, qu’est-ce que tu faisais ?

Il m’a demandé des outils à nous.
Mes pieds ont couru, si vifs, dans la salle,
Qu’ils semblaient, —si gais, si légers, si doux,—
Deux petits oiseaux caressant la dalle

De-ci, de-là, j’allais, j’allais, j’allais…
— Mon cœur, qu’est-ce que tu voulais ?

Il m’a demandé du beurre, du pain,
— ma main en l’ouvrant caressait la huche —
Du cidre nouveau, j’allais et ma main
Caressait les bols, la table, la cruche.

Deux fois, dix fois, vingt fois je les touchais…
— Mon cœur, qu’est-ce que tu cherchais ?

Il m’a fait sur tout trente-six pourquoi.
J’ai parlé de tout, des poules, des chèvres,
Du froid, du chaud, des gens, et ma voix
En sortant de moi caressait mes lèvres…

Et je causais, je causais, je causais…
— Mon cœur, qu’est-ce que tu disais ?

Quand il est parti, pour finir l’ourlet
Que j’avais laissé, je me suis assise…
L’aiguille chantait, l’aiguille volait,
Mes doigts caressaient notre toile bise…

Et je cousais, je cousais, je cousais…
— Mon cœur, qu’est-ce que tu faisais ?

Marie Noël
Les Chansons et les Heures, 1920

Françoise Duparc (1726-1778), « Femme cousant » c. 1750-1760
Marseille, Musée des Beaux-Arts

 

André Pieyre de Mandiargues
(1909 — 1991, Paris)

 

Lèvres bleues

Les lèvres bleues du canot
Sur le sable gris de la plage
Qu’un reflet de lune illumine
Dirais-tu qu’elles vont ouvrir
Une bouche de noyée
Pour dire ce que toute femme
Aurait pu dire à tout homme
Et que nulle n’a jamais dit ?

André Pieyre de Mandiargues
1er septembre 1974
L’Ivre Œil
in Écriture ineffable, précédé de Ruisseau des solitude, L’Ivre Œil et suivi de Gris de perle
© NRF “Poésie” Gallimard, Paris 2010. Page 215.


Illustration : Man Ray, 1936. D’après “À l’heure de l’observatoire : les amoureux”.
Photographie réalisée pour Harper’s Bazaar : “Modèle allongé bras levé sous un tableau de Man Ray”

Image colorisée.

Catherine Pozzi
(1882 — 1934 Paris )

Vale¹

La grande amour que vous m’aviez donnée
Le vent des jours a rompu ses rayons —
Où fut la flamme, où fut la destinée
Où nous étions, où par la main serrée
Nous nous tenions

Notre soleil, dont l’ardeur fut pensée
L’orbe pour nous de l’être sans second
Le second ciel d’une âme divisée
Le double exil où le double se fond

Son lieu vous apparaît cendre et crainte,
Vos yeux vers lui ne l’ont pas reconnu
L’astre enchanté qui portait hors d’atteinte
L’extrême instant de notre seule étreinte
Vers l’inconnu.

Mais le futur dont vous attendez vivre
Est moins présent que le bien disparu.
Toute vendange à la fin qu’il vous livre
Vous la boirez sans pouvoir être qu’ivre
Du vin perdu.

J’ai retrouvé le céleste et sauvage
Le paradis où l’angoisse est désir.
Le haut passé qui grandit d’âge en âge
Il est mon corps et sera mon partage
Après mourir.

Quand dans un corps ma délice oubliée
Où fut ton nom, prendra forme de cœur
Je revivrai notre grande journée,
Et cette amour que je t’avais donnée
Pour la douleur.

1. Vale signifie “adieu” en latin

 

Catherine Pozzi
Première version du poème
provenant du Journal de Catherine Pozzi (1926)

Poème publié dans Œuvre poétique de Catherine Pozzi, éd. La Différence, Paris 1988

Catherine Pozzi peinte par Paul Valéry (aquarelle, Journal de C. Pozzi, 13 décembre 1927)
Source : Françoise Simonet-Tenant, « Le cahier août-décembre 1927 de Catherine Pozzi », Genesis, 32 | 2011, pages 155-176.

 

Paul Valéry
(1871, Sète — 1945, Paris)

 

Sur l’obscur de la mer (*)

__Une mer qui semble unie, — çà et là dans le plan,
çà et là dans le temps — éclate un petit fait d’écume ;
__un événement candide sur l’obscur de la mer,
ici ou là ;
__Jamais au même lieu ;
__un épisode,
__un indice de chocs entre des puissances invisibles
__et des différences internes,
__çà et là, ici ou là.
__L’eau changée en neige, l’instant du choc changé
en blancheur, et le mouvement massif en désordre de
gouttes que l’ordre pesant résorbe aussitôt.

(*) titre donné à partir d’une expression du texte, non choisi par P. Valéry

Paul Valéry
Poèmes et PPA (Petits Poèmes Abstraits), 1929
Édition utilisée : Paul Valéry, Poésie perdue. Les poèmes en prose des Cahiers
Édition de Michel Jarrety, NRF Gallimard, Paris 2000, page 192.

Illustration : © Bruno Rigolt
« Soir et la Mer IV » Peinture numérique et photographie, août 2013


Renée Vivien
(Pauline Mary Tarn, 1877, Londres — 1909, Paris)

 

La Conque

Passants, je me souviens du crépuscule vert
Où glissent lentement les ombres sous-marines,
Où les algues de jade au calice entr’ouvert
Étreignent de leurs bras fluides les ruines
Des vaisseaux autrefois pesants d’ivoire et d’or.
Je me souviens du soir où la nacre s’irise,
Où dorment les anneaux, étincelants encor,
Que donnaient à la mer ses époux de Venise.
Passants, je me souviens du mystique travail
Des vivants jardins qui recèlent, virginales,
L’anémone et la mousse et la fleur du corail
Dont l’effort des remous avive les pétales,
Rose animale et rouge éclose dans la nuit.
Je me souviens d’avoir bu l’odeur de la brume
Et d’avoir contemplé le sillage qui fuit
En laissant sur les flots une neige d’écume.
Je me souviens d’avoir vu, sur l’azur changeant
Des vagues, refleurir les astres du phosphore.
Mon lit d’amour était le doux sable d’argent.
Je me souviens d’avoir frôlé le madrépore
En ses palais, d’avoir vu les lambeaux empreints
De sel, qui furent des bannières déployées,
D’avoir pleuré les yeux et les cheveux éteints
Et les membres meurtris des Amantes noyées…
J’ai connu les frissons de leur baiser amer.
Dans mon cœur chante encor la musique illusoire
De l’Océan. — Je garde en ma frêle mémoire
Le murmure et l’haleine et l’âme de la mer.

Renée Vivien
Évocations, 1903
Le texte ainsi que le recueil sont consultables sur BnF-Gallica.

Illustration : Odilon Redon (1840-1916), “La Coquille”, 1912 (pastel)
Paris, Musée d’Orsay

 


Grèce

Georges Séféris
(1900, [Smyrne] Izmir — 1971, Athènes)

 

Le Dernier Jour
(extrait)

Le ciel était couvert. Nul ne se décidait.
Un vent léger soufflait. « Ce n’est pas le grégos, c’est le sirocco » fit quelqu’un.
Quelques minces cyprès cloués sur le versant et la mer grise,
avec des flaques de lumière, un peu plus loin.
Les soldats présentaient les armes quand la bruine se mit à tomber.
« Ce n’est pas le grégos, c’est le sirocco. » Ce fut la seule chose précise que l’on entendit.
Pourtant, nous le savions que dès l’aube suivante
Rien ne nous resterait, pas même la femme buvant près de nous le sommeil
Pas même le souvenir d’avoir été, jadis, hommes,
Rien, dès l’aube suivante.

« Ce vent fait songer au printemps » disait l’amie qui marchait près de moi.
En regardant au loin, « le printemps
Tombé soudain en plein hiver près de la mer bouchée.
Printemps si imprévu. Tant d’années ont passé. Comment allons-nous mourir ? »
[…]

Georges Séféris
Poèmes. 1933-1955, suivis de Trois poèmes secrets

Traduit du grec par Jacques Lacarrière et Égérie Mavraki.
Préface d’Yves Bonnefoy, postface de Gaëtan Picon
© Gallimard, NRF “Poésie”, page 103.

Pour mieux comprendre le contexte politique évoqué dans ce poème, voyez cette page de l’ouvrage de Jean Bessière et Judit Maár, L’Écriture empoisonnée (L’Harmattan, Paris 2007).

Yiánnis Móralis
(Dix dessins en couleur pour les poèmes de Georges Séféris“, 1965)


Iran

Forough Farrokhzad
(1934 — 1967, Téhéran)

 

Le vent nous emportera

Dans ma nuit brève, hélas
le vent a rendez-vous avec les feuilles.
dans ma nuit brève il y a la peur
et l’effroi dévastateur

Écoute !
Entends-tu le souffle des ténèbres ?
Je regarde ce bonheur avec les yeux d’un étranger.
Je me suis accoutumée à mon désespoir.
Écoute !
Entends-tu le souffle des ténèbres ?

En cet instant, en cette nuit,
quelque chose survient. La lune
est inquiète et rouge ; les nuages
forment un cortège funèbre
attendant de pleurer sur le toit du ciel
ce toit friable sur le point de s’écrouler.

Un instant,
Puis rien.

Derrière cette fenêtre, tremble la nuit
Et la terre s’est arrêtée de tourner.

Par delà cette fenêtre, les yeux de l’inconnu
Se posent sur toi et moi.
Ô toi verdoyante, des pieds à la tête —
Pose le souvenir fébrile de tes mains dans les miennes…
______________________Mes mains qui t’aiment.

Et abandonne tes lèvres
______________________Dans la chaleur de la vie
À la caresse de mes lèvres qui t’aiment.
Un jour le vent nous emportera.
Le vent nous emportera.

Forough Farrokhzad
Source : Furūgh Farrukhzād, Selected Poems of Forugh Farrokhzad, Translated bay Sholeh Wolpé. University of Arkansas Press 2007. page 34

Traduction française (à partir du texte anglais de S. Wolpé) : Bruno Rigolt

 Illustration : © Bruno Rigolt
“Arbres dans le vent”, juin 2013


Israël

Moshé Dor
(1932 Tel Aviv —       )

 

שלום

Shalom

Deux syllabes plus basses que l’herbe dans un monde
bruyant de grands mots. La lumière
transparente se faufile dans ses nervures, sans qu’un
ange vienne frapper leur modeste tête, sans
qu’un arbre généalogique les protège de son ombre.

Mon amour, du blanc se faufile déjà dans tes
cheveux
comme le givre d’un pays lointain mais
tes mains pour moi restent chaudes et l’herbe
pleine de bruit. Ne vois-tu pas en face
de grands soldats qui passent.

Sur ton cœur aussi le vent est passé
et s’est calmé. Deux syllabes
seulement y restent accrochées
plus basses que l’herbe, très
légères.

 

Moshé Dor
Cité par Nicole Gdalia, Ruth Kartun-Blum, Chant d’Israël, Anthologie de la poésie hébraïque moderne
Éd. Caractères, Paris 1984

Illustration : Bruno Rigolt
(photomontage), août 2013


 

Italie

Giuseppe Ungaretti
(1888, Alexandrie — 1970, Milan)

 

Dove la luce Où la lumière

Come allodola ondosa Comme alouette ondoyante
Nel vento lieto sui giovani prati, Au vent joyeux sur les jeunes prés,
Le braccia ti sanno leggera, vieni. Viens légère dans mes bras.

Ci scorderemo di quaggiù, Nous oublierons ce bas-monde
E del male e del cielo, Et le mal et le ciel,
E del mio sangue rapido alla guerra, Et mon sang trop ardent à la guerre,
Di passi d’ombre memori Les pas d’ombres qui se souviennent
Entro rossori di mattine nuove. En des rougeurs d’aubes nouvelles.

Dove non muove foglia più la luce, Là où pas une feuille ne bouge, plus de lumière,
Sogni e crucci passati ad altre rive, Chagrins et rêves partis vers d’autres terres,
Dov’è posata sera, Là où s’est posé le soir,
Vieni ti porterò Viens, je te porterai
Alle colline d’oro. Aux collines dorées.

L’ora costante, liberi d’età, Libérés du temps, l’heure immobile
Nel suo perduto nimbo Dans son halo perdu
Sarà nostro lenzuolo. Sera notre linceul.

Giuseppe Ungaretti
Il Porto sepolto, Le Port enseveli (1930)

Traduction : Bruno Rigolt

Illustration : Auguste Pégurier (1856-1936), “Vue s’un cimetière” (Saint-Tropez), 1890 (huile sur toile, détail)
Nice, Musée des Beaux-arts


Japon

Shiki Masaoka
Masaoka Shiki, connu sous son prénom Shiki (« Petit Coucou ») est considéré comme l’un des maîtres du haïku avec Bashō, Buson, et Issa.
(1867 Matsuyama — 1902 Tokyo)

 

Haïkus

_____Longueur du jour
le bateau devise
_____avec la grève

(Printemps)

Utagawa Hiroshige (1797-1858), “Yui-shuku” (ukiyo-e, c. 1830), Les Cinquante-trois Stations du Tōkaidō

_____Houle des nuages bas
amoncelés
_____sur la ligne lointaine de la mer

(Été)

Katsushika Hokusai (1760-1849), “La Grande Vague de Kanagawa” (ukiyo-e, 1831)

_____Un oiseau chanta —
tomba au sol
_____une baie rouge

(Automne)

Katsushika Hokusai (1760-1849), “Hibiscus et moineau” (ukiyo-e, c. 1830)

_____Clair de lune d’hiver —
l’ombre de la parole de pierre
_____l’ombre du pin

(Hiver)

Kawase Hasui (1883-1957), “Lune d’hiver à Toyamagahara” (ukiyo-e, c. 1931)

 

Textes extraits de Haïkus anthologie
avant-propos et texte français de Roger Munier, préface de Yves Bonnefoy
Éd. du Seuil. Collection Points poésie, Paris 2006 (p. 45, 97, 157, 207)
.


 

Portugal

Fernando Pessoa
(1888 — 1935, Lisbonne)

 

Não basta abrir a janela

Não basta abrir a janela
Para ver os campos e o rio.
Não é bastante não ser cego
Para ver as árvores e as flores.
É preciso também não ter filosofia nenhuma.
Com filosofia não há árvores: há ideias apenas.
Há só cada um de nós, como uma cave.
Há só uma janela fechada, e todo o mundo lá fora;
E um sonho do que se poderia ver se a janela se abrisse,
Que nunca é o que se vê quando se abre a janela.

Fernando Pessoa
Poemas Inconjuntos
1913-1915
Pour découvrir d’autres poèmes de Pessoa (en portugais),
cliquez ici.

Il ne suffit pas d’ouvrir la fenêtre

Il ne suffit pas d’ouvrir la fenêtre,
pour voir les champs et la rivière.
Il ne suffit pas de n’être pas aveugle
pour voir les arbres et les fleurs.
Il faut également n’avoir aucune philosophie.
Avec la philosophie il n’y a pas d’arbres : il n’y a que des idées.
Il n’y a que chacun d’entre nous, telle une cave.
Il n’y a qu’une fenêtre fermée, et tout l’univers à l’extérieur ;
Et le rêve de ce qu’on pourrait voir si la fenêtre s’ouvrait,
Et qui jamais n’est ce qu’on voit quand la fenêtre s’ouvre.

Fernando Pessoa, 1913-1915
Poèmes désassemblés

in Fernando Pessoa, Anthologie des hétéronymes,
coll. “L’œil du poète”, éd. Textuel, Paris 2004, page 51
Poèmes traduits du portugais par Maria Antonia Câmara Manuel, Michel Chandeigne, Armand Guibert et al.

Pour écouter ce poème lu en portugais, cliquez ici.
Pour mieux comprendre la dimension symbolique de ce texte, cliquez ici
(Judith Balso, Pessoa, le passeur métaphysique, éd. du Seuil, Paris 2006)

Illustration : Pierre Bonnard (1867-1947), “La petite fenêtre au Cannet” (1946). Huile sur toile
Coll. privée. Crédit photographique : Giraudon


Roumanie (France)

Hélène Vacaresco
(Elena Văcărescu, 1864 Bucarest — 1947 Paris)

 

 

Détachée

Mes yeux, ne suivez plus la lune langoureuse !
Mes mains, n’égarez point vos caressants loisirs
Dans l’herbe souple et drue ou dans la source heureuse !
Je veux vous détacher, mes yeux, de vos désirs.

De tout ce qui vous plaît mes mains, je vous détache :
Que tiédeur et fraîcheur vous manquent tour à tour !
Et vous qui poursuivez tout ce que l’ombre cache,
Mes yeux, reposez-vous d’avoir vu tout l’amour !

Ne touchez plus la flamme, ô mes mains dévorantes,
Frêles de contenir votre propre chaleur,
Et vous, mes doigts glacés aux frissons des attentes,
Ne plongez plus dans l’air votre geste enjôleur !

Ne cherchez plus une eau pour vous revoir vous-mêmes,
Mes yeux, pleins de vertige et de fatalité,
Car vous portez en vous les horizons extrêmes,
Ô mes yeux voyageurs, où vous avez été !

Mes bras, ne bercez point les voluptés éteintes
Dont vous ne pouvez plus ni blêmir ni brûler !
Fermez-vous, mes regards, fermez-vous, mes étreintes,
Car l’espace et l’ardeur n’ont rien à vous donner.

Hélène Vacaresco
La dormeuse éveillée, 1914

Illustration : Sally Mann “Last Measure” (Battlefields)
Copyright © 2010 by Sally Mann. All Rights Reserved.


 

Sénégal

Birago Diop
(1906 — 1989 Dakar)

Misère

Larme, larme importune
qui choit sans bruit, dans la nuit
Comme un rayon de lune
dans la nuit qui fuit.
Le cœur vaste comme
un rêve un rêve d’enfant
Souffrant ailleurs
Vous pleure
Serments, leurres
des heures
d’antan.

Murmures, murmures indistincts
qu’on égrène sans fin
qu’on égrène en vain
sur les longs chemins,
Sur les chemins indistincts.
Les peines,
Les petites peines,
Les grandes peines
les peines lointaines
Reviennent
Ternir
le souvenir.

Plainte, plainte douce
sans cesse envolée
Que pousse
l’âme esseulée
Sur l’aile d’un rêve
Elle crève
Comme le sachet
d’un
parfum
secret.

 

Birago Diop
Novembre 1929

Poème publié dans Anthologie de la poésie africaine, Six poètes d’Afrique francophone,
Choix et présentation par Alain Mabanckou,
Points Poésie 2010, pages 39-40.
Voyez aussi le site Biragodiop.com, remarquablement constitué.

Illustration : Pablo Picasso, “La femme qui pleure avec un mouchoir”, huile sur toile (1937)
Madrid, Museo Reina Sofía


Suisse

Mousse Boulanger
(1926, Boncourt — )

 

Quel temps fait-il en moi ?

Les fourmis déménagent
l’innocence meurt
avant l’apprentissage de la morsure

Une mésange picore
les moucherons endormis
sur le grillage du jardin
la pluie du matin
coule sur le fil
les gouttes se pourchassent
comme les enfants
partis

 

Lente extinction de la nuit
vers les jades du matin
des fleurs d’étoiles traînent
sur le jardin

bourdonnement d’abeilles
semblable à la marelle
des quatre vents

 

Quel destin a posé
un doigt au cœur ?
Les larmes se perdent
dans un mouchoir

Le ciel reste bleu.

 

Mousse Boulanger
L’Écuelle des souvenirs. Récit-poème
L’Âge d’Homme, Lausanne (Suisse) 2000. Page 17 (“Quel temps fait-il en moi ?”), page 13

Illustration : Vincent Van Gogh
“Le Jardin de l’hôpital Saint-Paul” (huile sur toile, 1889)
collection privée, Genève


Tunisie

Amina Saïd
Écrivaine tunisienne d’expression française. Réside en France depuis 1979.
(1953 Tunis —         )

 

Sentier de lumière
(extraits)

[…] je suis née plusieurs fois de chaque étoile
je suis morte autant de fois du soleil des jours
j’ai pris très tôt des bateaux pour nulle part
j’ai demandé une chambre dans la patrie des autres
je n’avais rien accompli avant nos adieux
j’ai habité le couchant le levant et l’espace du vent
j’étais cette étrangère qu’accompagnait le soir
deux fois étrangère entre nord et sud
j’ai gravé des oiseaux tristes sur des pierres grises
j’ai dessiné ces pierres et les ai habitées
j’ai construit des radeaux où il n’y avait pas d’océans
j’ai dressé des tentes où n’étaient nuls déserts
des caravanes m’ont conduite vers un rêve d’orient
mes calligraphies ont voyagé sur le dos des nuages
je me suis souvenue de la neige des amandiers
j’ai suivi la route aérienne des oiseaux
jusqu’au mont de la lune aux duvets des naissances
j’ai appris et oublié toutes les langues de la terre
j’ai fait un grand feu de toutes les patries
j’ai bu quelques soirs au flacon de l’oubli
j’ai cherché mon étoile dans le lit des étoiles
j’ai gardé ton amour au creux de ma paume
j’ai tissé un tapis avec la laine du souvenir
j’ai déplié le monde sous l’arche des commencements
j’ai pansé les plaies du crépuscule
j’ai mis en gerbes mes saisons pour les offrir à la vie
j’ai compté les arbres qui me séparent de toi
nous étions deux sur cette terre nous voilà seuls
j’ai serré une ceinture de mots autour de ma taille
j’ai recouvert d’un linceul l’illusion des miroirs
j’ai cultivé le silence comme une plante rare lueur après lueur
j’ai déchiffré la nuit
[…]

 

Amina Saïd
La Douleur des seuils
La Différence, Paris 2003

Illustration : Fernand Léger (1881-1955), “Paysage romantique”, huile sur toile (1946)
Belfort, musée d’Art et d’Histoire. Cliché : BR (août 2012, Musée Chagall, Nice)


 

 

Turquie

 

Nazim Hikmet
(1901 Salonique — 1963 Moscou )

 

Bugün Pazar

Bugün pazar.
Bugün beni ilk defa güneşe çıkardılar.
Ve ben ömrümde ilk defa
_____gökyüzünün bu kadar benden uzak
_____Bu kadar mavi
_____Bu kadar geniş olduğuna şaşarak
_____Kımıldamadan durdum.
Sonra saygıyla toprağa oturdum.
Dayadım sırtımı duvara.
Bu anda ne düşmek dalgalara,
Bu anda, ne hürriyet, ne karım.
Toprak, güneş ve ben…
Bahtiyarım.

Aujourd’hui c’est dimanche

Aujourd’hui c’est dimanche
Aujourd’hui c’est la première fois qu’ils m’emmènent au soleil.
Et moi pour la première fois de ma vie
stupéfait de voir le ciel si loin de moi
si bleu
si vaste
je suis resté sans bouger.
Ensuite je me suis assis par terre avec respect.
J’ai appuyé mon dos contre le mur blanc
En cet instant pas de jeux dans les vagues
En cet instant, pas de liberté, pas d’épouse.
Juste la terre, le soleil et moi…
Je suis heureux.

Nazim Hikmet
in Jean Pinquié, Levent Yilmaz, Anthologie de la poésie turque contemporaine,
Préface de Nedim Gürsel, Publisud, Paris 1991, pages 34-35.

Pour écouter ce poème lu en turc, cliquez ici.

Illustration : Nazim Hikmet/Edvard Munch “Mélancolie” (Photomontage, © Bruno Rigolt, juillet 2013)


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