BTS Gestion de la PME, 1ère année
année scolaire 2022-2023
Espace étudiants
Bienvenue à toutes et à tous dans cet Espace pédagogique offrant un support d’accès libre pour assimiler et enrichir l’enseignement de la culture générale et de l’expression en première année. Vous y trouverez de nombreuses ressources consultables en ligne qui compléteront le cours, ainsi qu’un descriptif des activités menées pendant l’année scolaire.
⇒ Méthodologie de la synthèse : cliquez ici pour consulter les règles importantes.
⇒ Etude du thème 2023-2024 : Invitation au voyage.
A la découverte d’un thème :
l’extraordinaire
thème BTS 2017-2018
Pieter Brueghel l’Ancien, « Tour de Babel », c. 1563
Rotterdam, Museum Boijmans Van Beuningen
L’extraordinaire » Bulletin Officiel n°9 du 3 mars 2016
Les Instructions officiellesProblématique La vie quotidienne se caractérise par son rythme régulier et rassurant, parfois monotone. L’habitude émousse la vue, l’ouïe, l’odorat et le goût. Tout semble s’affadir et ne plus mériter l’intérêt. A l’inverse, l’extraordinaire a un véritable pouvoir de révélation. Il fait surgir des réalités hors du commun aussi bien que des sensations nouvelles. L’événement rompt le fil continu du temps et donne à l’instant une intensité qui suscite des émotions fortes : joie, surprise, émerveillement… Il donne le sentiment d’une plénitude qui justifie tous les superlatifs. Parfois, l’événement surgit spontanément – à l’occasion d’une découverte inattendue, d’une initiative improbable, d’un trait de génie. Mais ne faut-il pas aussi susciter l’extraordinaire, le chercher puisqu’il est difficile de se satisfaire de la plate répétition du quotidien ? Faut-il alors créer le moment inédit qui fait date ? Notre société se plaît dans la production de l’événement, en fait même une pratique si courante qu’elle frise la banalité. La recherche permanente de l’inédit, de la sensation, la surenchère organisée dans l’extraordinaire ne nous assujettissent-elles pas à une autre forme de monotonie ? L’extraordinaire se manifeste aussi dans son extrême violence. Loin d’exciter, il anéantit. Loin de favoriser le verbe et l’hyperbole, il coupe le souffle et la parole. C’est alors le traumatisme qui prévaut et l’habitude retrouvée peut apparaître nécessaire et apaisante. Il est difficile de juger d’un quotidien auquel on s’est accoutumé, mais il s’avère tout aussi difficile de penser l’extraordinaire, car les émotions jouent contre la prise de distance que demande l’exercice de la raison. Comment rendre compte du banal ? Comment construire un jugement sur ce dont on finit par oublier le sens et la saveur ? Comment rendre justice à ce que l’usage et l’usure ont voué à la discrétion ? Inversement, comment penser l’exceptionnel tout en gardant de la mesure ? Comment préserver sa lucidité sans pour autant faire preuve de détachement insensible, de sécheresse de cœur ? Comment trouver les mots qui sonnent juste, restaurer le pouvoir de la parole et éviter les excès d’un verbe affolé face à l’événement qui sidère ? Mots clés Acte d’héroïsme, aventure, catastrophe, événement, exceptionnel, extraordinaire, fulgurant, hasard, imprévisible, imprévu, ineffable, inouï, insolite, merveilleux, miracle, original, paroxysme, prodige, séisme, spectaculaire, surprise… Carnaval, chef-d’œuvre, coup de théâtre, drame, édition spéciale (breaking news), événementiel, fantastique, fête, morceau de bravoure, péripéties, rebondissement, rencontre, rite de passage, romanesque, scoop… Anéantissement, choc, déconcertant, effroi, étonnement, extase, horreur, intensité, ivresse, ravissement, sensationnel, sidération, sublime, surprise, terreur, traumatisme… Anodin, banal, classique, coutume, ennui, familier, habitude, insignifiant, insipide, monotone, normal, ordinaire, platitude, quelconque, quotidien, rebattu, régulier, répétition, tradition, usage… Accoutumance, apaisement, calme, confort, dégoût, ennui, indifférence, lassitude, sérénité… Indications bibliographiques Ces indications ne sont en aucun cas un programme de lectures. Elles constituent des pistes et des suggestions pour permettre à chaque enseignant de s’orienter dans la réflexion sur le thème et d’élaborer son projet pédagogique. Littérature
|
L’EXTRAORDINAIRE : UNE NOTION COMPLEXE ET PROTÉIFORME
chappez à l’ordinaire. Soyez particulier ». Ces propos, extraits de la bande-annonce canadienne du film de Tim Burton, Miss Peregrine et les Enfants Particuliers, valent presque définition : par rapport au quotidien, l’irruption de l’extraordinaire crée en effet des conditions d’exception qui relèvent du surgissement événementiel, de l’inattendu, de l’imagination, de la fantaisie, de l’étrangeté voire du surnaturel. Ainsi que le rappellent les IO, « la vie quotidienne se caractérise par son rythme régulier et rassurant, parfois monotone. […] Tout semble s’affadir et ne plus mériter l’intérêt. A l’inverse, l’extraordinaire a un véritable pouvoir de révélation. Il fait surgir des réalités hors du commun aussi bien que des sensations nouvelles ».
« Préparez-vous à l’extraordinaire. Soyez particulier. »
Bande annonce France du film Miss Peregrine et les enfants particuliers, 2016
Réalisateur : Tim Burton (20th Century Fox. Distrib. Gaumont-Pathé)
En ce sens, du fait qu’il agrandit et amplifie les événements, l’extraordinaire bouleverse les repères habituels du temps et forge un imaginaire original et puissant qui est comme un réenchantement, une idéalisation du réel : il est ce qui se passe, lorsque rien ne se passe.
Le dictionnaire Larousse précise que c’est « ce qui sort de l’usage ordinaire », « qui étonne par sa bizarrerie : singulier, insolite » ; qui est « hors du commun, remarquable, exceptionnel », « très grand, intense, immense ». Quant à Jean-Bruno Renard, il propose la définition suivante : « Au travers d’études nombreuses et variées, on peut relever cette même idée de l’extraordinaire comme écart à la nature des choses, que ces choses soient naturelles, sociales, etc. […]. Quels que soient les mots utilisés —merveilleux, fantastique, insolite, incongru, étrange, monstrueux, incroyable, inexplicable, prodigieux, invraisemblable, etc.— le concept d’extraordinaire est mobilisé lorsque le réel ne « colle » plus à la réalité, c’est-à-dire lorsque des événements ou des phénomènes s’écartent de notre perception ordinaire du monde »².
En tant que « surgissement de l’inhabituel dans le champ social et culturel d’un groupe ou d’un individu »³, l’extraordinaire dénote ainsi une prise de conscience des pouvoirs de l’imaginaire : si notre modernité tend à évoluer vers un espace technicien assez contraignant pour les populations dans la mesure où le cadre institutionnel que nous connaissions tend de plus en plus à disparaître au profit d’un cadre économico-sécuritaire : fusion entre technique et domination, entre rationalité et oppression, l’extraordinaire s’impose donc comme nécessité.
Face à la vision instrumentale d’un monde où tout tendrait à être évalué en termes de « fonctionnement » et de « rationalité », comme contestation de la rationalité, l’extraordinaire relève du discontinu, de l’accidentel, du démesuré, de l’exceptionnel, du merveilleux, de l’incroyable. Autant de qualificatifs qui lui confèrent une dimension symbolique héritée du mythe, du conte et plus généralement de l’univers sacré.
Bruno Rigolt © août 2016-2022, Bruno Rigolt
–
TRAVAUX DIRIGÉS
- En exploitant les principales définitions de l’extraordinaire proposées par le Centre national de ressources textuelles et lexicales (CNRTL), analysez les documents proposés : quels aspects de l’extraordinaire véhiculent-ils ?
Fernand Khnopff, « Une-ville-abandonnée », 1904
Pastel et crayon sur papier. Bruxelles, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique_
Jamie Reid, affiche pour la la chanson des Sex Pistols, « God Save the Queen » (1977)
Nourri de culture punk, l’artiste anarchiste Jamie Reid avait créé en 1977 cette affiche provocatrice.
_
Publicité Perrier, « Drink Extraordinaire, Drink Perrier »
Campagne publicitaire France et International, 2016
_
« Ogni pensiero vola » (« Toutes les pensées volent »)
Parco dei Mostri (Parc des monstres), Bomarzo, province de Viterbe (Latium, Italie)
_
_
« Tout à coup, un inconnu vous offre des fleurs. Ça, c’est l’effet magique d’Impulse. »
Publicité pour le déodorant Impulse, 1981
DOSSIER : Le vertige de la fête ou l’abolition du temps ordinaire : excès, démesure et transgression
NB : nous n’abordons pas ici les fêtes familiales ni même les fêtes commémoratives qui relèvent d’un autre aspect.
John Bignell, « Battersea fun fair », 1957
–
« C’était au moment de la fête annuelle à Fillols, un petit village à quelques kilomètres de Vernet. Chaque année s’y déroule une fête authentique qui restitue les coutumes ancestrales de la région, une fête qui ressemble à ces vrais moments d’humanité où le paraître n’existe plus et l’ivresse du moment est telle que l’on retrouve le centre même de sa propre vie. Cette sensation est ultime parce que le vertige de la fête s’amplifie, vous pourriez presque matérialiser toutes les cellules de votre corps, qui vous rappelle le prix magnifique de votre vie et soudain… le bal se termine. Vous vous retrouvez chez vous, seul dans votre lit, heureux, le ventre noué de bonheur ! Vous touchez le cœur de la vie, la raison même de votre existence. »
Cali, Rage, Entretiens avec Didier Varrod, Paris, Plon 2009
–
« M. Wagner […] nous informe […] que la fête “n’est point élément de construction, mais ferment de destruction”. La fête, c’est l’incendie ; la fête, c’est le bûcher ; la fête, c’est cette orgie dont parle Georges Bataille : « La fête n’est pas signe de bonne santé, mais expression d’un malaise et c’est cette fête rupture, cette fête violence, cette fête malaise, cette fête incendie ou bûcher, fête qui est à la fois fête de la Mort et fête de l’Éros destinée à réactiver inlassablement les réalités honteuses ».
Michel Voyelle, « Sociologie et Idéologie des fêtes » In : Jean Ehrard, Paul Viallaneix (dir.), Les Fêtes de la révolution − Colloque de Clermont-Ferrand (juin 1974). Paris, Société des études robespierristes, page 476.
–
rôle de l’imaginaire dans la vie quotidienne souligne comment l’expérience vécue, le labyrinthe des relations affectives, le mouvement tumultueux des passions se concrétisent dans une scénographie collective, à la fois banale et tragique, dans laquelle la mythologie (les héros, les martyrs, les victimes sacrificielles, les idoles du sport ou de la chanson, les faits divers extraordinaires ou les superstitions domestiques) habite les formes sociales. […] D’après Maffesoli, c’est en brisant cette linéarité du temps que le mythe et les diverses modulations du fantastique introduisent dans le vécu collectif une dynamique fondée sur l’imaginal* |imaginal : voir note 1| »¹.
Ces remarques nous paraissent parfaitement s’appliquer au phénomène de la fête :
En se détachant du temps de la quotidienneté qui nous confronte aux exigences rationalistes de la société réelle et des contraintes sociales, la fête est par essence extra-ordinaire : elle ouvre à la dimension transcendante de l’âme humaine.
Comme élan vital fondé sur la nécessité de sortir d’une condition de l’être enchaîné à son existence, elle possède une fonction éthique essentielle qui trouve son origine dans la dimension fabulatrice et libératrice de l’imagination. Chaos nécessaire et souvent subversif qui vient rompre la monotonie de la vie quotidienne, elle permet, par son pouvoir enchanteur, de s’émouvoir, au sens étymologique du terme, c’est-à-dire d’être soulevé, de s’élever, de naître. Ainsi, l’essence même de la fête, c’est la transgression. |
–
La fête comme transgression temporelle
Par opposition au temps entendu comme continuum, comme écoulement, comme continuité historique, la fête est une pensée de l’instant ; elle introduit une tension, un désir, une durée chaotique qui relève de l’excessif, du désordre. « Du fait qu’[elle] agrandit et amplifie les événements, [elle] bouleverse les repères habituels du temps et forge un imaginaire original et puissant qui est comme un réenchantement, une idéalisation du réel » |source|. Elle engage ainsi notre rapport au temps puisqu’elle est l’expression d’un temps qui se défait, et qui n’est plus directement ordonné à la pensée de la continuité historique. De fait, toute la question de la fête n’est pas celle de la linéarité mais de l’intensité.
Jules Chéret, « Fêtes de Nice », 1906 (affiche) →
Même sans contact physique, nous nous sentons portés par un joyeux désordre, une communion participative comme le suggère bien l’affiche très Belle Époque de Jules Chéret : la foule, la cohue, le bruit, la démesure, les cris : on dépense, on s’amuse, on brûle… Les gens laissent éclater leur joie, libèrent leur énergie vitale, se payent le luxe d’être quelque part un peu dissidents… Cette dimension collective de l’effervescence festive a souvent été mise en évidence depuis les travaux célèbres d’Émile Durkheim dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse (1912). Il en ressort que la fête est une transgression de l’isolement : en permettant aux individus de s’éprouver collectivement comme groupe, elle est une source d’émulation dont a besoin le corps social pour exister.
Un renversement du temps…
« Pendant le déroulement de la fête, le temps se renverse et se renouvelle, meurt et revit, la fête est un temps de métamorphose du temps. »
Jean-Jacques Wunenburger, La Fête, le jeu et le sacré,
Éditions universitaires, 1977, page 75
Elle construit ainsi l’affirmation d’un discours identitaire collectif bousculant la temporalité ordinaire et amenant à rechercher en permanence de l’inédit, de l’extraordinaire. La fête est en effet une interruption du cours normal de la vie, un oubli des règles ordinaires.
Comme le relève très justement Louis Molet, elle « transcende le quotidien, ouvre les participants aux changements et rend le groupe capable d’actions collectives inattendues. L’état de groupe n’est que coalescence, mais tel un creuset ardent, il diminue considérablement ou abolit temporairement les sentiments individuels et rend possible de nouvelles structurations et de nouvelles configurations sociales »².
Par opposition au temps ordinaire qui est fait de précision et d’organisation, temps insaisissable qui ne peut être identifié (le temps comme continuité historique), la fête s’inscrit dans le présent de l’énonciation. Elle « transcende l’ordre de la société immanente »³ et instaure ainsi une rupture de continuité. Son temps est le temps du changement : temps fragmentaire, qui se défait et qui n’est plus ordonné à la pensée de la continuité historique. « Dans l’étonnement, nous sommes en arrêt » (Heidegger) : ainsi, nous mettons momentanément fin au continuum qui constitue notre quotidien, et nous retrouvons des sensations aléatoires et des variables d’affects relevant de l’imprédictibilité, de la surprise, du risque et du hasard.
Comme le dit très bien Jean Cazeneuve, « Faire la fête, c’est, d’une manière ou d’une autre, n’être plus tout à fait soi-même, laisser la spontanéité jaillir en levant les habituelles barrières que la convenance impose. Au masque social que l’individu porte quotidiennement sans s’en rendre compte se substitue celui d’un personnage mythique, grotesque si possible. Tout ce qui peut contribuer à affaiblir le contrôle de soi-même est fortement recommandé. Les beuveries sont souvent un élément important de la célébration, aussi bien dans la fête des Indiens Papagos en l’honneur de la liqueur de saguaro que dans la fête des vendanges à Neufchâtel et dans beaucoup de variétés du carnaval contemporain. Les bruits, les chants, les effets de foule, l’agitation, la danse, tout contribue, en même temps que l’étrangeté des décors et des costumes, à créer l’indispensable dépaysement »⁴.
Pinocchio des studios Disney (1940), d’après le conte de Carlo Collodi, Les Aventures de Pinocchio (1881).
Loin de tous les repères ordonnant la temporalité ordinaire, la fête introduit dans la durée, de l’instantané, de l’excessif : elle se situe presque dans le temps du conte, le « Il était une fois ». Loin d’être hors du temps, nous sommes au contraire plongés dans le temps : mais un temps qui se contracte aux dimensions de l’instant et de la jouissance immédiate de sensations. La fête ressortit ainsi selon une expression célèbre de Roger Caillois au « sacré de transgression » : « Elle manifesterait la sacralité des normes de la vie sociale courante par leur violation rituelle. Elle serait nécessairement désordre, renversement des interdits et des barrières sociales, fusion dans une immense fraternité par opposition à la vie sociale commune qui classe et qui sépare »⁵.
_
Satisfaire ses passions : la fête, moment d’excès
La fête apparaît à cet égard comme « la marque d’un irrépressible vouloir-vivre, une accentuation hédoniste du présent, en rupture avec l’idéal prométhéen, référent emblématique de la modernité. Le mystère dionysiaque, évoquant la dépense orgiastique et le jeu, le mélange instinctuel et la volupté, les extases désobéissant à l’impératif du rendement et à l’ordre sexuel né des “désirs coupables” de l’économie, est le ciment sociétal de cette architecture baroque de la vie ordinaire »⁶.
Fête et transgression
« La fête détruit ou abolit, pour tout le temps qu’elle dure, les représentations, les codes, les règles par lesquels les sociétés se défendent contre l’agression naturelle. Elle contemple avec stupeur et joie l’accouplement du dieu et de l’homme, du “ça” et du “surmoi” dans une exaltation où tous les signes admis sont falsifiés, bouleversés, détruits. Elle est au sens propre le carnaval. »
Jean Duvignaud, Fêtes et civilisations
Actes Sud, 1991.
S’en suit une sorte de boulimie quantitative, une dissémination du social qui a pourtant besoin du social pour exister, une destitution de la Res Publica, − la chose publique à partir de laquelle s’organise le pouvoir rationnel − pour un narcissisme collectif selon une idéologie du regroupement hédoniste. Par rapport au temps ordinaire, la fête est donc une épiphanie de l’extraordinaire, un égarement, un étourdissement s’accompagnant souvent d’une recherche hallucinatoire de sensations qui relèvent de l’interdit.
Freud mentionne à ce titre un aspect essentiel en comparant la fête à « un excès autorisé, ou plutôt prescrit, la violation solennelle d’un interdit. Ce n’est pas parce que les hommes sont d’humeur joyeuse du fait d’une quelconque prescription qu’ils commettent ces excès, mais c’est parce que l’excès est inhérent à l’essence de la fête ; l’atmosphère de fête est engendrée par le libre accès à ce qui est ordinairement interdit »⁷.
Déclarée d’intérêt touristique en 2002, la fête de la Tomatina se tient le dernier mercredi du mois d’août à Buñol (province de Valence) en Espagne.
Manipulé par les bruits et la musique, façonné d’avance selon des lois et des règles largement ritualisées, le participant s’esclaffe, s’encanaille et se laisse aller au désordre, à cette « part maudite » de la fête, pour reprendre le titre d’un essai fameux de Georges Bataille (1949) : pire, « il sombre dans l’alcool, le sexe, la dope, rescapé de l’apesanteur cherchant le poids de son être dans les dissipations ultra-terrestres, l’ivresse, les secousses de la chair, les dérives de l’imaginaire, l’errance… la vie en un mot, avec sa fraction irréductible de chaos »⁸.
Une rupture avec le quotidien…
« La fête rompt avec le quotidien sans nécessairement l’inverser ni tourner au désordre ou à la dérision, sauf carnavals et fêtes des fous, qui agissent comme régénérateurs du corps social par le rire, le burlesque, la turbulence dionysiaque ».
Claude Rivière, Dictionnaire de Sociologie
Article « Fête », Le Robert/Seuil
Comme le dit encore Georges Marbeck, « l’orgie, l’orgiaque, cette exaltation de tous les sens, n’est-ce pas l’émergence de ce pouvoir absolu de résistance qui est en chacun de nous, résistance à l’arbitraire des conditions, des rôles, des injonctions, des choix programmés, des égos en prêt-à-porter, des identités gonflables qui définissent notre assujettissement aux contingences du temps et du monde. Résistance du potentiel de l’être au circonstanciel du sujet. Résistance de l’infini du vivant au fini de l’existence […] »⁹.Ainsi que nous le comprenons à travers ces propos de Georges Marbeck, la fête est une « transgression autorisée » qui nous permet de « perdre la tête », de « faire les fous » : on joue à se faire peur, à mourir « pour de faux », on exulte à perdre sa vie « juste pour rire », sa bonne réputation, son amour propre, son honneur : on « fait ripaille », la boue et la terre côtoient les lumières et le ciel dans la sueur, la consommation ostentatoire et l’étourdissement, parfois aussi dans la violence, la frénésie orgiaque, l’exaltation incontrôlée : on a le droit de salir et de se salir, de gaspiller, de dilapider, de jouer à la guerre et de détruire.
Quand la jouissance de la vie se conjugue avec l’expérience de la mort et celle de la « résurrection » :
Projet X de Nima Nourizadeh (2012), ou l’organisation d’une fête mémorable par un trio de jeunes gens…
Dangereuse et salvatrice à la fois, la fête tisse des liens indissolubles entre l’Éros et la mort, le jeu et l’érotisme : en témoigne l’attrait croissant pour l’extraordinaire à partir du XIXe siècle. Le début du roman de Raymond Queneau Pierrot mon ami (1942), qui se passe dans une fête foraine de Paris, l’Uni-Park, est à ce titre très caractéristique : Prouillot, le patron du « Palace de la Rigolade », promet à la foule un spectacle particulièrement osé, fait d’exhibitionnisme, de voyeurisme, de sensationnel et de révélation inédite de « détails » extraordinaires :
– Alors, Mesdemoiselles, cria Paradis, vous ne vous offrez pas un tour de rigolade ?
– Approchez, Mesdemoiselles, hurla Petit-Pouce, approchez.
Elles firent un crochet et repassèrent devant le Palace, au plus près.
– Alors, Mesdemoiselles, hurla Petit-Pouce, ça ne vous dit rien notre cabane ? Ah ! C’est qu’on se marre là-dedans.
– Oh ! Je connais, dit l’une.
– Et puis, il n’y a pas un chat, dit l’autre.
– Justement, s’écria Paradis, on attend plus que les vôtres.
– Vous ne vous êtes pas fait mal ? demandèrent-elles, parce que pour trouver ça tout seul, faut faire un effort, c’est des fois dangereux.
– Ah ! bien, elles t’arrangent, dit Petit-Pouce.
Ils se mirent à rire, tous les cinq, tous autant qu’ils étaient. En voyant et en entendant ça, des passants commencèrent à s’intéresser au Palace de la Rigolade. Mme. Tortose, sentant venir la récolte, posa son tricot et prépara les billets. Avec les deux petites comme appât, les philosophes allaient s’amener, c’était sur, et les miteux s’enverraient tous les trinqueballements pour pouvoir s’asseoir et regarder ensuite les autres. Une queue se forma, composée de grouillots, de commis et de potaches prêts à lâcher vingt ronds pour voir de la cuisse.
[…] Tout ronflait maintenant et beuglait dans l’Uni-Park, et la foule, mâle et femelle, se distribuait en tentacules épais vers chacune des attractions offertes […]. En face du Palace de la Rigolade planaient des avions liés à une haute tour par des fils d’acier, et devant le Palace même, grande était l’animation. […] Ceux qui voulaient subir les brimades mécaniques payaient vingt sous, tandis que les philosophes en déboursaient le triple, impatients qu’ils sont de se sentir prêts à voir. […]. déjà vibraient les rires, déjà les impatiences.
Les premiers clients des deux sexes apparurent au sommet d’un escalier roulant, éblouis par un phare, ahuris d’être ainsi livrés sans précautions, les hommes à la malignité du public, les femmes à sa salacité.Raymond Queneau, Pierrot mon ami, 1942 (incipit)
© Gallimard
–
Spéculaire et spectaculaire :
la fête comme perte de soi et mise en scène de soi
Comme nous le voyons très bien, il y a tout un déterminisme de transgression qui transparaît nettement dans la scène décrite, très significative d’une esthétique de la rupture sociale, de l’écart du « droit chemin », de la discontinuité morale : la fête relève d’une phénoménologie de la chair qui trahit la vie dans ce qu’elle a d’instinctuel, c’est-à-dire en déviation du rationnel : elle apparaît comme une forme désorganisatrice, le commencement du chaos. C’est bien ici l’émotionnel qui domine, comme pour échapper à l’ennui et au sentiment tragique de l’existence.
Par ses effets de trompe-l’œil, la fête, c’est fondamentalement l’imaginaire, la fantaisie, le spectaculaire en représentation. Elle propose à l’individu ordinaire sa transposition fictive et fantasmée dans un autre temps et un autre espace qui placent les participants en dehors de leur cadre référentiel habituel pour les plonger dans un espace et un temps extraordinaires où la réalité se dérobe sans cesse. Comme mise en scène de soi, la fête permet ainsi à l’individu d’être lui-même son propre spectacle :
Les philosophes pouvaient déjà utiliser là leurs capacités visuelles au maximum de leur rendement, exigeant chacun du fonctionnement de ce sens netteté, rapidité, perspicacité, photograficité. Mais ce n’était encore rien, pas même autant que ne présage de pluie le vol bas des hirondelles. Il faut comprendre en effet qu’un tel spectacle, réduit au minimum, se peut présenter au cours de la vie quotidienne la plus banale, chute dans le métro, glissade hors d’un autobus, culbute sur un parquet trop bien ciré. Il n’y avait là quasi rien encore de la spécificité émotive que les philosophes venaient chercher pour le prix de trois francs au Palace de la Rigolade.
Cependant les avanies poursuivaient de leurs malices calculées les démarches des amateurs : escaliers aux marches s’aplatissant à l’horizontale, planches se redressant à angle droit ou s’incurvant en cuvette, tapis roulant en sens alternés, planchers aux lames agitées d’un tremblement brownien. Et d’autres. Puis venait un couloir où diverses astuces combinées rendaient toute avance impossible. Pierrot était chargé de sortir les gens de cette impasse. Pour les hommes, il suffisait d’un coup de main, mais quand s’approchait une femme effrayée par ce passage difficile, on la saisissait par les poignées, on la tirait, on l’attirait et finalement on la collait sur une bouche d’air qui lui gonflait les jupes, premier régal pour les philosophes si l’envol découvrait suffisamment de cuisse. Ce prélude rapide était complété par la sortie du tonneau, après un vague labyrinthe imposé aux patients. La première vision prépare d’ailleurs l’apothéose ; dans une attente convulsive, les philosophes repèrent les morceaux de choix et les guignent avec des œils élargis et des pupilles flamboyantes.Raymond Queneau, Pierrot mon ami, 1942 (début du roman)
© Gallimard
Le regard (« Les philosophes pouvaient déjà utiliser là leurs capacités visuelles au maximum de leur rendement, exigeant chacun du fonctionnement de ce sens netteté, rapidité, perspicacité… ») devient dans le texte une sorte de métonymie du désir ancrant le récit autour d’une forte vision scopique transformant la réalité perçue jusqu’à la chute finale : « quand s’approchait une femme effrayée par ce passage difficile, on la saisissait par les poignées, on la tirait, on l’attirait et finalement on la collait sur une bouche d’air ».
Le vocabulaire employé, notamment à la fin de l’extrait (« apothéose, attente convulsive, œils élargis, pupilles flamboyantes ») traduit l’idée que l’extraordinaire c’est avant tout l’émotion contre la raison, comme pour échapper au « labyrinthe imposé aux patients », véritable labyrinthe icarien qui exprime ce qu’est la fête : le risque de se perdre. Par ses mirages, ses confusions, la fête c’est aussi le simulacre, la décadence de la conscience, le désarroi et le dérisoire de la condition humaine : derrière la façade du « Palace de la Rigolade » réside le mal de vivre, véritable mal carcéral qui rend les participants prisonniers du manège.
Mais si la fête en tant qu’expérience-limite, aliène en quelque sorte l’identité du sujet, les passions qu’elle met en jeu sont paradoxalement apaisantes, d’effet cathartique. Comme mise à zéro des identités sociales individuelles, la fête débouche sur des excès et un défoulement collectif enracinés dans l’univers mythique des origines. La fête, c’est la transgression par « hybris », par « démesure » des limites de la condition humaine. Elle ressemble ainsi à un défoulement collectif contre le temps et la finitude.
Elle a cette fonction cathartique qui nous permet d’exorciser nos fantasmes, nos pulsions. En tant qu’euphorie communautaire, purgation jubilatoire, défoulement libérateur, la fête a un effet cathartique de libération et d’apaisement : le désordre maintient l’ordre des choses. Il y a donc bien une fonction cathartique, sur le plan collectif, de ces ritualisations de la violence que sont les fêtes. Penser l’écart permet ainsi de mieux appréhender la norme ; faire sortir l’excès pour faire ressortir la raison.
L’exemple de la fête techno : « une démesure nécessaire »
« Dans l’extase des raves »
Rappelons cette banalité de base, qui n’en est pas moins lourde de conséquences, l’individu rationnel et maître de lui est le fondement de toute la culture moderne et de ses diverses théorisations. Or, ainsi que le montre la multiplication des affoulements* postmodernes, c’est bien un tel sujet « plein », sûr de lui, qui tend à s’estomper. En effet, dans le « creux » que représentent tous ces rassemblements, ce qui prévaut est la communion, l’engloutissement, la néantisation du sujet. C’est cela la leçon essentielle que nous donnent les divers phénomènes techno: déraciner l’ego.
En ces moments paroxystiques, seul existe le désir du « groupe en fusion ». Faire, penser, sentir comme l’autre. Sans vouloir jouer du paradoxe, on peut rapprocher cette pulsion vers l’autre des diverses extases qui ont marqué toutes les religions. Pour celles-ci, il faut créer le vide total et se nicher dans ce vide pour accéder, au-delà du petit soi individuel, à une entité plus globale : celle de la communauté, celle de l’union cosmique au tout naturel.
Michel Maffesoli, Libération, 23 août 2001
* Affoulement : agrégation d’individus dans une foule immense à l’occasion de cérémonies festives ou commémoratives très médiatisées (NDLR).
sage est nécessaire…
Entretien avec Michel Maffesoli
Autant la figure emblématique de la modernité − du XIXe siècle − était celle de la figure prométhéenne : un homme, productif, reproductif, rationnel, etc. […]. Autant pour la postmodernité, c’est la revanche de Dionysos, le retour par un processus éthique de Dionysos, qui devient la figure emblématique. Qu’est-ce que ce détour nous permet de comprendre ? Le fait que ce soit porté à son paroxysme par des pratiques juvéniles ne signifie pas moins qu’il y a contamination à l’ensemble des diverses générations […]. La contamination des valeurs modernes s’est faite à partir du bourgeois rationnel ; la contamination des valeurs contemporaines postmodernes va se faire à partir de l’adolescent, le semper adulescent, celui qui est toujours en devenir, le puer aeternus…
Ma deuxième remarque est qu’il y a dans ces pratiques juvéniles quelque chose d’hystérisant et je tiens à rappeler qu’étymologiquement l’hystérie, c’est le ventre, l’utérus, c’est quelque chose qui rejoue bien cette figure de l’androgyne qui est proche d’une féminisation du monde et plus généralement comme expression d’une entièreté de l’être […]. La musique techno, c’est exactement cela : quelque chose qui fait que l’individu, en tant que tel, n’a plus sa raison d’être, mais où la personne prend sens dans un espace global.
Les manifestations techno sont des lieux de démesure, d’excès, d’ubris. Toute société a-t-elle besoin de désordre ?
Je le pense fondamentalement. […] Nombreux sont les auteurs qui ont montré qu’il ne peut y avoir d’ordre sans désordre.
Pour ma part, depuis longtemps, une bonne partie de ce que j’écris repose sur cette idée, ce que j’appelle l’homéopathisation du mal, ou le fait qu’il est possible de donner expression à l’excès, de manière que cet excès ne prenne pas d’effet pervers et aboutisse à son contraire. La techno est à cet égard un bon exemple : il y a là une expression − qui n’est pas nouvelle, qui n’est pas originale − de cette structure anthropologique que l’excès, le désordre sont nécessaires. On rencontre de nombreux exemples : celui de Dionysos […] qui montre que la cité de Thèbes meurt d’ennui car tout y est bien géré, et que l’introduction de Dieu est une manière rituelle d’intégrer du désordre et de réanimer la cité. Carl Jung montre bien, dans son ouvrage sur le « fripon divin », cette nécessité du fripon […]. On peut appliquer cette analyse aux grands rassemblements techno où on trouve les mêmes formes d’excès de divers ordres […]. Pour Durkheim, « c’est dans ces excès-là que la communauté conforte le sentiment qu’elle a d’elle-même […]. C’est dans l’anomie […], dans ce qui est hors la loi, dans cette effervescence qu’il y a quelque chose qui permet à la communauté de se conforter ».
Entretien avec Michel Maffesoli
Propos recueillis par Béatrice Mabilon-Bonfils
in : Béatrice Mabilon-Bonfils (dir.), La Fête techno – Tout seul et tous ensemble,
Paris, Autrement, « Mutations », 2004. Page 62 et suivantes.
La Techno Parade 2015 à Paris (© IAN LANGSDON/EPA/Newscom/MaxPPP)
Hybris et Nemesis :
le carnaval comme pensée divergente
« Avec sa licence débridée, son élection d’un « roi pour rire », son déchaînement dionysiaque, le Carnaval libère les participants de la vérité et de l’ordre établis » |source|.
Carnaval et renversement des valeurs…
« Le carnaval −figure centrale du renversement− est […] le lieu privilégié du retournement temporaire afin que chacun soit magiquement convaincu de la juste place qu’il occupe dans la société : le roi devient mendiant, le fou devient sage, la femme devient homme et réciproquement, le vieillard, coiffé d’un bonnet de jeunes enfants, promené dans une poussette, suce une tétine, la religieuse est une prostituée, cette dernière devient une sainte ».
Jean-Pierre Martinon
Article « Fête », Encyclopaedia universalis
Fondé sur la parodie, la folie, la bizarrerie, le décalage incongru, il devient source d’enseignement, ainsi que l’avait bien montré en 1970 le célèbre critique russe Mikhaïl Bakhtine* pour qui « la Fête est […] un élément fondamental de la réalité humaine, qu’il serait faux de vouloir réduire à sa fonction biologique ou sociale de répit nécessaire après le travail. La Fête ne prend tout son sens que par l’introduction d’un contenu philosophique, et met en cause la finalité même de l’existence. […] Alors que la fête ecclésiastique n’a plus avec le temps que des rapports formels, reléguant dans un passé lointain les transformations qu’elle célèbre mais consacrant une perception figée du temps, le Carnaval a pour véritable héros le temps qui coule : c’est la fête du renouveau, d’un monde en perpétuel devenir » |source|.
* Mikhaïl Bakhtine, L’Œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen-âge et sous la Renaissance, Paris Gallimard 1970 pour la traduction française.
Pour Bakhtine, la dimension contestataire du carnaval est essentielle : en redonnant à la fête sa dimension transgressive, en bouleversant les normes et en renversant l’ordre des choses, il « dénonce, en s’en riant, toutes les formes de pouvoir que comporte la vie sociale »|source|. Il possède ainsi une force idéologique essentielle qui sert à régénérer périodiquement la société. Si l’on y joue à se faire peur à travers une violence essentiellement symbolique et donc canalisée, il trahit en contrepoint du rire une profonde négativité qui montre « qu’en profondeur s’articulent des phénomènes plus complexes et plus ambigus, qui produisent au final un spectacle qui tient plus […] de l’affrontement que de la communion » 10.
Ces remarques à propos du carnaval guyanais peuvent être rapprochées du mouvement culturel Voukoum. Profondément enraciné dans la tradition populaire guadeloupéenne, le Voukoum est présenté ainsi par ses défenseurs :
« VOUKOUM, en tant que Mouvement, est un désordre dans l’ordre culturel établi par les instances politiques, administratives et culturelles. C’est un désordre organisé, pas une anarchie, pour la mise en place d’un NOUVEL ORDRE CULTUREL prenant sa source dans nos racines fondales natales ancestrales (Traditions, Coutumes, Moeurs et Habitudes, etc…).
C’est aussi la reconnaissance de la vraie valeur de la CULTURE DES GENS DE LA RUE, des VYE NEG (mauvais nègres) et en fait la valorisation des aspects populaires du PATRIMOINE CULTUREL GWADLOUPEYEN. »
Comme nous le voyons, en se rapportant à une symbolique liée à l’histoire de l’esclavage, le carnaval est ici bien plus qu’une simple fête du désordre ou une revanche symbolique des minorités : il assume fondamentalement une fonction politique divergente dénonçant les ravages de la pensée unique et mettant directement en cause les légitimations traditionnelles du colonialisme.
C’est ici le système national lui-même érigé en idéologie, c’est-à-dire sa légitimation des relations de domination et d’inégalité nécessaires au fonctionnement de l’État, qui est dénoncé. Relevant d’une logique hors-norme, la fête consiste à faire émerger une conscience identitaire périphérique qui ne peut être qu’hétérodoxe par rapport à l’idéologie dominante et à la culture bien-pensante.
Ainsi, tout ce qui est socialement et moralement réprouvé devient règle et norme par le biais de mécanismes tels que le renversement des hiérarchies et des valeurs imposées par le système en place. En offrant ainsi à un groupe donné la possibilité d’avoir accès à son histoire et à son identité, la fête permet de produire un discours extra-ordinaire, c’est-à-dire au sens propre : hors de l’ordre du discours dominant.
–
CONCLUSION
urprise, jubilation, joie, effroi, terreur… De par le trouble émotionnel qu’elle fait naître et qui modifie notre perception du monde, la fête met à mal toute une tradition rationaliste : à travers son caractère libératoire qui réinvestit les figures du désordre comme l’événement imprévu, l’accident, la violence ou la guerre, elle est donc en rupture avec l’ordinaire, le banal, le quotidien.
En outre, bien au-delà de sa fonction récréative et ludique, la fête influence en profondeur la société : elle apparaît même à travers l’exemple du carnaval, comme la mise en question d’un ordre institutionnel et social ; mise en question qui marque de son empreinte la contestation du conformisme moral et politique. Elle introduit ainsi une rupture avec les normes culturelles dominantes.
Bruno Rigolt
© décembre 2016, Bruno Rigolt/Espace Pédagogique Contributif
1. Patrick Legros, Frédéric Monneyron, Jean-Bruno Renard, Patrick Tacussel, Sociologie de l’imaginaire, Paris, Armand Colin “Coll. U” 2006, page 77. |Retour|
Imaginal : pour Henry Corbin* qui a créé le terme, la notion d’imaginal dépasse la simple imagination. Il s’agit d’une imagination créatrice ouvrant sur la dimension transcendante de l’âme humaine. Fortement influencé par la tradition philosophique et la mystique musulmanes, Corbin montre que l’imagination créatrice, en constituant la faculté centrale de l’âme « nous donne accès à une région et réalité de l’être qui sans elle nous reste fermée et interdite » : c’est ce qu’il appelle le monde de l’imaginal.
* Henry Corbin, Corps spirituel et Terre céleste : de l’Iran mazdéen à l’Iran shî‘ite, Paris, Buchet/Chastel, 1979 |Retour|
2. Louis Molet, « L’année sacrale, la fête et les rythmes du temps », Histoire des mœurs, Paris, Gallimard coll. “La Pléiade”, tome 1, 1990. |Retour|
3. Jean-Jacques Wunenburger, La Fête, le jeu et le sacré, Éditions universitaires, 1977, page 11 |Retour|
4. Jean Cazeneuve, La Vie dans la société moderne, Paris Gallimard 1982 |Retour|
5. Jean-Pierre Martinon, article « Fête », Encyclopaedia Universalis, page 725.|Retour|
6. Patrick Legros, Frédéric Monneyron, Jean-Bruno Renard, Patrick Tacussel, Sociologie de l’imaginaire, op. cit. page 78. |Retour|
7. Sigmund Freud, Totem et tabou. Traduit de l’Allemand par Dominique Tassel. Présentation et notes par Clotilde Leguil. Paris, Éditions Points, 2010. Pour visionner l’extrait dans Googles-livres, cliquez ici. |Retour|
8. Georges Marbeck, L’Orgie − Le plein pouvoir des sens, Paris Éditions HDiffusion, 2014, page 11. |Retour|
9. Ibid. |Retour|
10. Rémi Astruc, « La face sombre du carnaval guyanais », in : Biringanine Ndagano (dir.), Penser le carnaval : variations, discours et représentations, Paris, Éditions Karthala 2010, pages 160-161. |Retour|
Travaux dirigés niveau de difficulté : facile à moyen ★★★★★
- Autoexercice 1
→ À partir de votre propre expérience, vous chercherez à étayer ces propos du support de cours : « En se détachant du temps de la quotidienneté qui nous confronte aux exigences rationalistes de la société réelle et des contraintes sociales, la fête est par essence extra-ordinaire ».
_ - Autoexercice 2
La fête est souvent perçue comme une évasion du quotidien permettant de prendre des libertés, parfois excessives, pour trouver l’enchantement, le merveilleux.
→ Dans quelle mesure s’évader du quotidien vous paraît-il répondre à une nécessité ?
→ Que signifie vraiment pour vous « faire la fête » ?
→ La prise de risque est-elle une composante obligée de la fête ? N’est-elle pas davantage un simulacre, une fuite de nous-même ?
_ - Autoexercice 3
→ On reproche parfois aux sociétés occidentales contemporaines dominées par le consumérisme à outrance d’avoir « banalisé la fête » jusqu’au point d’en nier l’essence et la raison d’être… Qu’en pensez-vous ?
– - Autoexercice 4
→ Michel Maffesoli (voyez plus haut) rappelle ces propos de Durkheim : « c’est dans [l’excès] que la communauté conforte le sentiment qu’elle a d’elle-même […]. C’est dans l’anomie […], dans ce qui est hors la loi, dans cette effervescence qu’il y a quelque chose qui permet à la communauté de se conforter ». Expliquez.
–
© Bruno Rigolt, décembre 2016–
Fête foraine à Paris (Agence Rol), 1914
Source : Gallica.bnf.fr
Entraînement à la synthèse de documents
Vous réaliserez une synthèse concise, objective et ordonnée des documents suivants :
- Document 1 : Louis MOLET, L’Année sociale, la fête et les rythmes du temps, Histoire des mœurs, La Pléiade. Ed. Gallimard, 1990
- Document 2 : Jules JANIN, Dictionnaire de la conversation et de la lecture, 1883.
- Document 3 : Michel Maffesoli, « Une démesure sage est nécessaire », Propos recueillis par Béatrice Mabilon-Bonfils in : Béatrice Mabilon-Bonfils (dir.), La Fête techno – Tout seul et tous ensemble, Paris, Autrement, 2004.
Document 1 Louis MOLET, L’Année sociale, la fête et les rythmes du temps, Histoire des mœurs, Gallimard, 1990
La fête assure et provoque la communion et la cohésion du groupe. Celle-ci naît du simple coude à coude de nombreux individus qu’associent des mouvements d’ensemble à propos de thèmes élémentaires d’intérêt commun et généralement sans prétention intellectuelle. La fête est d’autant mieux appréciée et plus intensément vécue qu’elle est joyeuse, animée, bruyante, comporte un certain désordre, qu’un plus grand nombre de gens peut y participer sans effort et qu’elle invite les corps à des activités simples, surtout de consommation : boisson, nourriture, musique, danse. Le nombre des participants, la multitude, la foule à qui il n’est demandé que d’être là, de suivre, d’effectuer des mouvements assez lents mais qui peuvent comporter de la violence, amènent à des états de groupe et font prendre conscience d’une unité sociale et de sa force potentielle. Ce peut être l’occasion de manifestations psychologiques allant aussi loin que la transe collective. Le port d’insignes ou d’uniformes, certains bruits, battements, percussions, tintements, sonneries, dont les rythmes modifiables peuvent suivre, ralentir ou accélérer les battements du cœur, certaines couleurs vives contrastées, certaines figures inscriptibles dans un cercle, certaines odeurs, des parfums, un certain confinement, abaissent le seuil de la conscience individuelle et provoquent une forme d’état second que le crépuscule et la nuit facilitent. Dans l’obscurité, les voisins immédiats deviennent anonymes et ne sont plus perçus que comme une présence nombreuse.
La fête transcende le quotidien, ouvre des participants aux changements et rend le groupe capable d’actions collectives inattendues. L’état de groupe n’est que coalescence, mais tel un creuset ardent, il diminue considérablement ou abolit temporairement les sentiments individuels et rend possible de nouvelles structurations et de nouvelles configurations sociales.
Document 2 Jules JANIN, Dictionnaire de la conversation et de la lecture, 1883.
Plus l’hiver est rude, plus le carnaval est un besoin. L’entendez-vous, le joyeux carnaval, qui arrive au bruit des grelots, au son du tambourin, chancelant sous l’ivresse, couronné de fleurs, court-vêtu, masqué, hardi, licencieux osant tout, libertin charmant ? Voilà le roi, voilà le mentor, voilà le censeur, voilà le dieu de l’hiver !
À présent, la flamme du foyer pétille plus joyeuse et plus brillante, le bouchon du vin de Champagne s’échappe et saute dans l’air avec un bruit harmonieux, les fourneaux des cuisines s’allument, la broche tourne, la table se dresse: jeunes gens, vieillards, enfants, les femmes elles-mêmes et les plus belles, applaudissent aux apprêts du festin ; le carnaval est le printemps de l’hiver ; c’est le bon génie des frimas. […] il aime la table, il aime la chanson joyeuse, il aime les concerts, il aime l’opéra ; mais ce qu’il aime surtout, c’est le bal, le bal éblouissant. Voyez toute la salle est resplendissante ; le plafond éclate de mille feux ; l’orchestre, tout jeune et tout neuf, se prépare et s’excite. Voyez-vous dans ce bal la belle et folâtre jeunesse ! Et non seulement les belles robes s’agitent, non seulement les riches écharpes flottent, non seulement l’éclat des diamants se mêle à l’éclat des fleurs, non seulement la danse pousse tous les corps et toutes les âmes, mais encore, pour plus de liberté et d’abandon, les visages se couvrent d’un carton menteur. il faut un masque à chaque visage, afin que sous le masque chacun ait le droit de tout dire, afin que sous le masque chacun ait le droit de tout entendre sans rougir. Ainsi le veut le roi de la fête, le carnaval.
Document 3 : Michel Maffesoli, « La fête, une démesure sage est nécessaire ». entretien avec Béatrice Mabilon-Bonfils. in : Béatrice Mabilon-Bonfils (dir.), La Fête techno – Tout seul et tous ensemble, éd. Autrement, 2004.
Il y a dans les pratiques juvéniles [festives] quelque chose d’hystérisant et je tiens à rappeler qu’étymologiquement l’hystérie, c’est le ventre, l’utérus, c’est quelque chose qui rejoue bien cette figure de l’androgyne qui est proche d’une féminisation du monde et plus généralement comme expression d’une entièreté de l’être […]. La musique techno, c’est exactement cela : quelque chose qui fait que l’individu, en tant que tel, n’a plus sa raison d’être, mais où la personne prend sens dans un espace global.
Les manifestations techno sont des lieux de démesure, d’excès, d’ubris. Toute société a-t-elle besoin de désordre ?
Je le pense fondamentalement. […] Nombreux sont les auteurs qui ont montré qu’il ne peut y avoir d’ordre sans désordre. Pour ma part, depuis longtemps, une bonne partie de ce que j’écris repose sur cette idée, ce que j’appelle l’homéopathisation du mal, ou le fait qu’il est possible de donner expression à l’excès, de manière que cet excès ne prenne pas d’effet pervers et aboutisse à son contraire. La techno est à cet égard un bon exemple : il y a là une expression − qui n’est pas nouvelle, qui n’est pas originale − de cette structure anthropologique que l’excès, le désordre sont nécessaires. On rencontre de nombreux exemples : celui de Dionysos […] qui montre que la cité de Thèbes meurt d’ennui car tout y est bien géré, et que l’introduction de Dieu est une manière rituelle d’intégrer du désordre et de réanimer la cité. Carl Jung montre bien, dans son ouvrage sur le « fripon divin », cette nécessité du fripon […]. On peut appliquer cette analyse aux grands rassemblements techno où on trouve les mêmes formes d’excès de divers ordres […]. Pour Durkheim, « c’est dans ces excès-là que la communauté conforte le sentiment qu’elle a d’elle-même […]. C’est dans l’anomie […], dans ce qui est hors la loi, dans cette effervescence qu’il y a quelque chose qui permet à la communauté de se conforter ».
Méthodologie de la synthèse : cliquez ici pour consulter les règles importantes.
A la découverte d’un thème :
Je me souviens
thème BTS 2016-2017
René Magritte, « La Mémoire » (1948)
Musée d’Ixelles, Bruxelles
Les Instructions officielles
Problématique
https://www.education.gouv.fr/bo/15/Hebdo8/MENS1501627N.htm
Pris dans le flux de l’immédiat et du court terme, emportés par le cours accéléré de la vie, nous n’en prenons pas moins le temps de nous tourner vers le passé. Nous explorons nos souvenirs personnels, nous partageons des souvenirs communs et nous nous replongeons volontiers dans un passé reconstruit et idéalisé. Pourtant, nous acceptons aussi d’oublier, nous en percevons même la nécessité. Nous oublions ce qui est anecdotique, ce qui est accessoire ; nous oublions parfois aussi l’essentiel. La littérature contemporaine rend bien compte de ces contradictions : nous cultivons une étrange mémoire, souvent lacunaire et prête à réécrire le passé en vertu des droits de la fiction.
Notre identité n’est-elle faite que de mémoire ? Si l’individu est souvent tourné vers ses souvenirs, prompt à la nostalgie, voire à la régression, il peut aussi revendiquer son droit à l’oubli. Comment, dans un monde où l’on maîtrise mal les informations stockées dans l’espace numérique, essentiellement public, effacer les traces encombrantes dont la Toile garde l’empreinte ? Comment se construire sereinement sans l’oubli ? Quelle place accorder à l’oubli des divisions et des conflits passés ?
La société, de son côté, oscille entre la nécessité de remettre en cause les traditions, de secouer les inerties, et le devoir de mémoire : les lieux de mémoire se multiplient et les cérémonies de commémoration scandent la vie citoyenne. Entre mémoire à préserver et oubli à assumer, entre nostalgie et aspiration à la modernité, individus et société hésitent, s’inquiètent, tâtonnent. La quête est ainsi tout autant celle des temps perdus que celles des lendemains enchanteurs.
Comment concilier devoir de mémoire et nécessité de l’oubli ? Comment entretenir la mémoire tout en respectant le mouvement de la vie ? Comment, somme toute, faire que la mémoire reste vive ?
Quelques documents pour entrer dans le thème…
Marcel Proust, « Combray », Du côté de chez Swann
À la Recherche du temps perdu, 1913
Cet épisode est en partie autobiographique : c’est lors d’une expérience en janvier 1909 que Proust, en trempant une biscotte de pain grillé dans du thé, songea à l’importance de la mémoire involontaire. Quelques années plus tard il amplifia considérablement ce souvenir au point d’en faire l’un des éléments déclencheurs de la Recherche du temps perdu. Dans ce passage en effet, le narrateur tente de reconstruire le “temps perdu” de l’enfance. Un épisode a priori banal et fortuit (la dégustation d’une “madeleine” trempée dans le thé) fait resurgir en lui “l’édifice immense du souvenir”. C’est par la réminiscence involontaire que le narrateur retrouve des sensations et des sentiments qu’il croyait avoir à jamais oubliés. De dévoilement en dévoilement, c’est le “temps retrouvé” qui resurgit…
Ce passage à la fois psychologique et métaphysique a suscité un véritable “mythe”, entre légende, littérature et psychanalyse. Dans un essai à juste titre célèbre (La Place de la Madeleine, Écriture et fantasme chez Proust) Serge Doubrovsky a d’ailleurs suggéré que le narrateur jouait ici avec les initiales : la Petite Madeleine serait-elle une signature inconsciente de l’auteur lui-même : Proust Marcel ?
Un jour d’hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j’avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d’abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d’une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d’un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j’avais laissé s’amollir un morceau de madeleine. Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. […]
Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray […] ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté […]. Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir.
Et dès que j’eus reconnu le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante […] aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa chambre, vint comme un décor de théâtre […] et avec la maison, la ville, la Place où on m’envoyait avant déjeuner, les rues où j’allais faire des courses depuis le matin jusqu’au soir et par tous les temps, les chemins qu’on prenait si le temps était beau […] et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l’église et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé.
Marcel Proust, “Combray”, Du coté de chez Swann, À la Recherche du temps perdu, 1913
Annie Ernaux, Regarde les lumières mon amour, 2014
Il y a vingt ans, je me suis trouvée à faire des courses dans un supermarché à Kosice, en Slovaquie. Il venait d’ouvrir et c’était le premier dans la ville après la chute du régime communiste. Je ne sais si son nom – Prior – venait de là. À l’entrée, un employé du magasin mettait d’autorité un panier dans les mains des gens, déconcertés. Au centre, juchée sur une plate-forme à quatre mètres de haut pour le moins, une femme surveillait les faits et gestes des clients déambulant entre les rayons. Tout dans le comportement de ces derniers signifiait leur inaccoutumance au libre-service. Ils s’arrêtaient longuement devant les produits, sans les toucher, ou en hésitant, de façon précautionneuse, revenaient sur leurs pas, indécis, dans un flottement imperceptible de corps aventurés sur un territoire inconnu. Ils étaient en train de faire l’apprentissage du supermarché et de ses règles que la direction de Prior exhibait sans subtilité avec son panier obligatoire et sa matonne haut perchée. J’étais troublée par ce spectacle d’une entrée collective, saisie à la source, dans le monde de la consommation.
Je me rappelais la première fois où je suis entrée dans un supermarché. C’était en 1960 dans la banlieue de Londres et il s’appelait simplement Supermarket. La mère de famille qui m’employait comme fille au pair m’y avait envoyée, munie d’une poussette de marché – ce qui me déplaisait –, avec une liste de denrées à acheter. Je n’ai pas le souvenir précis de mes pensées et de mes sensations. Je sais seulement que j’éprouvais une certaine appréhension à me rendre dans un endroit qui m’était étranger à la fois par son fonctionnement et par la langue que je maîtrisais mal. Très vite j’ai pris l’habitude d’y flâner en compagnie d’une fille française, au pair elle aussi. Nous étions séduites et excitées par la diversité des yaourts – en phase anorexique – et la multiplicité des confiseries – en phase boulimique – nous octroyant alors la liberté d’engloutir dans le magasin le contenu d’un paquet de Smarties sans passer à la caisse.
Nous choisissons nos objets et nos lieux de mémoire ou plutôt l’air du temps décide de ce dont il vaut la peine qu’on se souvienne. Les écrivains, les artistes, les cinéastes participent de l’élaboration de cette mémoire. Les hypermarchés, fréquentés grosso modo cinquante fois l’an par la majorité des gens depuis une quarantaine d’années en France, commencent seulement à figurer parmi les lieux dignes de représentation. Or, quand je regarde derrière moi, je me rends compte qu’à chaque période de ma vie sont associées des images de grandes surfaces commerciales, avec des scènes, des rencontres, des gens.
Je me rappelle :
Carrefour avenue de Genève à Annecy, où en mai 1968 nous avons rempli à ras bord un chariot – pas encore « caddie »– parce qu’on craignait la pénurie totale de vivres.
L’Intermarché de La Charité-sur-Loire, à l’écart de la ville, avec son panneau « Les Mousquetaires de la Distribution », la récompense des enfants l’été après les visites de châteaux et d’églises, comme l’était pour eux le passage au Leclerc d’Osny après la classe. Ce même Leclerc où j’ai rencontré plus tard d’anciens élèves que je ne reconnaissais pas tout de suite, où des larmes me sont venues en pensant que je n’y achèterais plus jamais de chocolat pour ma mère qui venait de mourir.
Major au pied du rocher de Sancerre, Continent sur les hauteurs de Rouen près de l’université, Super-M à Cergy, enseignes dont la disparition accentue la mélancolie du temps.
Le Mammouth d’Oiartzun où nous ne sommes jamais allés malgré notre désir d’y faire provision de chorizo et de touron avant la frontière – mais il était toujours trop tard – et qui était devenu une private joke familiale, le symbole du contretemps et de l’inaccessible.
Annie Ernaux, Regarde les lumières mon amour, coll. “Raconter la vie”, Seuil 2014, pages 9 à 11.
© Éditions du Seuil, 2014.
Georges Pérec (1936-1982), Je me souviens, 1978
1 Je me souviens que Reda Caire est passé en attraction au cinéma de la porte de Saint-Cloud
2 Je me souviens que mon oncle avait une 11 CV immatriculée 7070 RL 2.
3 Je me souviens du cinéma Les Agriculteurs, et des fauteuils club du Caméra,
et des sièges à deux places du Panthéon.
4 Je me souviens de Lester Young au Club Saint-Germain; il portait un complet de soie bleu avec une doublure de soie rouge.
5 Je me souviens de Ronconi, de Brambilla et de Jésus Moujica; et de Zaaf, l’éternel “lanterne rouge”.
6 Je me souviens qu’Art Tatum appela un morceau Sweet Lorraine parce qu’il avait été en Lorraine pendant la guerre de 14-18.
7 Je me souviens du « tac-tac »
- Je me souviens d’un Anglais manchot qui battait tout le monde au ping-pong à Château d’Oex. »
9 Je souviens de Ploum ploum tra la la.
10 Je souviens qu’un ami de mon cousin Henri restait toute la journée en robe de chambre quand il préparait ses examens.
11 Je me souviens du Citoyen du Monde Garry Davis. Il tapait à la machine sur la place du Trocadéro.
12 Je me souviens des parties de barbu aux Petites-Dalles.
13 Je me souviens des Trois Évêchés : Metz, Toul et Verdun.
14 Je me souviens du pain jaune qu’il y a eu pendant quelque temps après la guerre.
15 Je me souviens des premiers flippers »: justement, ils n’avaient pas de flippers.
16 Je me souviens des vieux numéros de L’Illustration
17 Je me souviens des aiguilles en acier, et des aiguilles en bambou, que l’on aiguisait sur un frottoir après chaque disque.
18 Je me souviens qu’au « Monopoly », l’avenue de Breteuil est verte, l’avenue Henri-Martin rouge et l’avenue Mozart orange.
Georges Pérec, Je me souviens, 1978. Librairie Arthème Fayard 2010.
Jacques Prévert, « Barbara », 1946
Le poème « Barbara » est extrait de Paroles, recueil paru en 1946. Les paroles évoquent les nombreux bombardements de la ville de Brest entre le 19 juin 1940 et le 18 septembre 1944. La destruction complète de la ville inspire au poète une réflexion désenchantée sur l’amour et la vie.
Rappelle-toi Barbara
Il pleuvait sans cesse sur Brest ce jour-là
Et tu marchais souriante
Épanouie ravie ruisselante
Sous la pluie
Rappelle-toi Barbara
Il pleuvait sans cesse sur Brest
Et je t’ai croisée rue de Siam
Tu souriais
Et moi je souriais de même
Rappelle-toi Barbara
Toi que je ne connaissais pas
Toi qui ne me connaissais pas
Rappelle-toi
Rappelle-toi quand même ce jour-là
N’oublie pas
Un homme sous un porche s’abritait
Et il a crié ton nom
Barbara
Et tu as couru vers lui sous la pluie
Ruisselante ravie épanouie
Et tu t’es jetée dans ses bras
Rappelle-toi cela Barbara
Et ne m’en veux pas si je te tutoie
Je dis tu à tous ceux que j’aime
Même si je ne les ai vus qu’une seule fois
Je dis tu à tous ceux qui s’aiment
Même si je ne les connais pas
Rappelle-toi Barbara
N’oublie pas
Cette pluie sage et heureuse
Sur ton visage heureux
Sur cette ville heureuse
Cette pluie sur la mer
Sur l’arsenal
Sur le bateau d’Ouessant
Oh Barbara
Quelle connerie la guerre
Qu’es-tu devenue maintenant
Sous cette pluie de fer
De feu d’acier de sang
Et celui qui te serrait dans ses bras
Amoureusement
Est-il mort disparu ou bien encore vivant
Oh Barbara
Il pleut sans cesse sur Brest
Comme il pleuvait avant
Mais ce n’est plus pareil et tout est abimé
C’est une pluie de deuil terrible et désolée
Ce n’est même plus l’orage
De fer d’acier de sang
Tout simplement des nuages
Qui crèvent comme des chiens
Des chiens qui disparaissent
Au fil de l’eau sur Brest
Et vont pourrir au loin
Au loin très loin de Brest
Dont il ne reste rien.
Etude du thème :
Invitation au voyage…
thème BTS Sessions 2023-2024
Illustration : Bruno Rigolt, © 2016.
https://www.education.gouv.fr/bo/22/Hebdo7/ESRS2201905N.htm
Problématique
Longtemps apanage d’une élite sociale, le voyage s’est désormais démocratisé. La variété des moyens de transports, la baisse des coûts, la facilité de l’organisation du voyage en ligne, clé en main, donnent au plus grand nombre l’opportunité de se déplacer vers des destinations lointaines. Pourtant, tout le monde ne voyage pas : la peur de l’inconnu, les risques éventuels, l’éloignement de l’environnement familier ou encore les dépenses occasionnées peuvent freiner l’envie de partir.
Mais pourquoi voyageons-nous ? Certes, nous sommes parfois contraints de nous déplacer pour des raisons professionnelles ou des motifs familiaux, mais le temps des vacances est une invitation au dépaysement, à l’agrément et à l’exotisme, à la découverte de l’ailleurs. Voyager, c’est alors prendre le large et, quand on part, on ne revient pas toujours le même : le voyage est un rite de passage qui permet de faire l’expérience de soi-même face aux autres, face à l’inconnu. Ainsi, les peintres ont longtemps fait le voyage en Italie, les aristocrates ont eu leur Grand Tour et les étudiants européens peuvent participer au programme Erasmus. Cependant s’agit-il encore de la même conception du voyage ?
Aujourd’hui, le tourisme déplace des foules selon des itinéraires balisés, au mépris des conséquences écologiques. La mondialisation des enseignes de commerce abolit les différences géographiques et culturelles : le voyageur actuel est semblable à certains contemporains de Montaigne qui, partout où ils vont « se tiennent à leurs façons ». Peut-on véritablement parler de la découverte de nouveaux territoires lorsqu’on ne fait que se délocaliser du même au même ? On se photographie devant des monuments, des paysages ou des plats exotiques – selfies aussitôt mis en ligne pour donner une image de soi qui suscite admiration et envie. Est-ce encore voyager, que de voyager sans changer de regard, sans s’oublier soi-même pour s’ouvrir aux autres ?
L’Invitation au Voyage
|
Le Voyage
Charles Baudelaire (extraits)
Étonnants voyageurs ! quelles nobles histoires
Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers !
Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires,
Ces bijoux merveilleux, faits d’astres et d’éthers.
Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile !
Faites, pour égayer l’ennui de nos prisons,
Passer sur nos esprits, tendus comme une toile,
Vos souvenirs avec leurs cadres d’horizons.
[…]
Nous voulons, tant ce feu nous brûle le cerveau,
Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ?
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !
⇒ Pour Baudelaire, le voyage libère de la monotonie, de la quotidienneté. Véritable expression depuis les Romantiques de l’homme déchu et du mal du siècle, l’ennui renvoie en effet à l’immobilisme, au désenchantement. Représentation de la désespérance et de la finitude, l’ennui traduit bien le mal de vivre et le pessimisme, caractéristiques de la deuxième moitié du XIXème siècle.
Le spleen baudelairien est très représentatif de ce temps désespérément vide :
Le monde, monotone et petit, aujourd’hui,
Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image
Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui !
Par opposition, le voyage est une ouverture sur le monde. La rencontre des autres mondes sous la Renaissance est inséparable d’une réflexion humaniste marquée par l’appétit de savoir et le relativisme culturel. Cet état d’esprit signifie d’abord une profonde remise en cause de l’individualisme et des repères culturels et sociaux. En s’ouvrant au monde, l’homme peut s’émanciper de l’ethnocentrisme et s’affranchir des préjugés.
« Invitation au voyage » est un poème publié dans le recueil Les Fleurs du Mal en 1857. Il est considéré comme l’un des poèmes les plus célèbres de Baudelaire et l’un des plus représentatifs de son style. Véritable ode à l’exotisme, ce poème est une invitation à la fuite de la vie quotidienne, à la découverte de l’étranger et de l’inconnu. Il est également considéré comme un poème sur le désir et le rêve, qui invitent à laisser derrière soi les tracas de la vie réelle et à s’évader vers un lieu de bonheur et de sérénité. Il est écrit dans un style lyrique, avec des images puissantes et des métaphores qui créent un univers onirique et poétique propice à l’imaginaire du voyage.
“Luxe, Calme et Volupté” est le titre d’une œuvre peinte par Henri Matisse en 1904, qui est considérée comme l’une de ses œuvres les plus célèbres. Ce tableau représente une scène de baigneuses sur une plage entourées de palmiers et de mer turquoise. Le titre de l’œuvre vient du poème de Charles Baudelaire « Invitation au voyage ».
Le thème du voyage est souvent présent dans l’œuvre d’Henri Matisse, bien que de manière plus symbolique que physique. Matisse a souvent utilisé des images de vacances et de baigneurs pour représenter une échappatoire de la vie quotidienne et pour suggérer un état d’esprit de détente et de liberté. Il a également utilisé des images d’architectures, de paysages et de cultures étrangères pour créer une atmosphère exotique et pour suggérer une ouverture sur le monde. Le voyage est souvent utilisé pour suggérer un voyage intérieur et une exploration de soi-même. Matisse a également voyagé beaucoup lui-même, notamment en Afrique du Nord et en Asie, et ces voyages ont eu une influence sur son travail en lui permettant de découvrir de nouvelles cultures et de nouvelles sources d’inspiration.
Ce tableau est considéré comme une ode très idéalisée à la vie simple, avec un style coloré et expressif qui n’est pas sans évoquer le mythe du « bon sauvage » : idée popularisée au dix-huitième siècle notamment par le philosophe Jean-Jacques Rousseau, qui a soutenu que les indigènes étaient des êtres naturels et innocents, non corrompus par la civilisation, en raison de leur vie simple et proche de la nature.
Comprendre les Instructions Officielles : « le voyage est un rite de passage qui permet de faire l’expérience de soi-même face aux autres, face à l’inconnu. »
Le voyage peut en effet être considéré comme un rite de passage.
Il peut tout d’abord constituer un moyen de se déconnecter de la vie quotidienne, de prendre du recul pour se concentrer sur soi-même, marquer une transition dans la vie d’un individu, etc. A ce titre, le voyage peut aider à développer la maturité, l’indépendance et la confiance en soi. Le voyage aide ainsi à la quête de soi (découverte de sa propre identité, de ses valeurs, de ses aspirations et de ses besoins).
Référence exploitable : Nicolas Bouvier, L’Usage du monde, 1963.
https://brunorigolt.org/bts-2023-2024-invitation-au-voyage-notices-bibliographiques/#nibo
Le voyage peut en outre être considéré comme un rite de passage culturel, en permettant aux individus de mieux comprendre leur propre culture et en acceptant mieux les valeurs des autres ainsi que de nouvelles manières de vivre : cette prise de conscience de l’altérité est essentielle. Le voyage permet en effet de faire l’expérience de soi-même en se confrontant aux autres ainsi qu’à des situations et des environnements différents.
En voyageant, on peut donc élargir nos horizons et développer une meilleure compréhension de soi en se confrontant à des situations et des environnements inconnus. Le voyage initiatique a ainsi pour but de permettre à une personne de se découvrir elle-même, de grandir et de se transformer. Il peut se dérouler physiquement en visitant de nouveaux lieux, ou mentalement en explorant ses propres pensées et émotions.
La quête de soi, ou la recherche de la connaissance de soi, est un processus personnel et spirituel qui peut donc être stimulé par le voyage. Le voyage initiatique peut prendre différentes formes, comme un voyage en solitaire, un voyage à pied, un voyage spirituel ou un voyage à travers des cultures et des environnements différents. Il peut également inclure des activités comme la méditation, la prière ou la réflexion personnelle.
Référence exploitable : Isabelle Eberhardt, Au pays des sables, 1901.
https://brunorigolt.org/bts-2023-2024-invitation-au-voyage-notices-bibliographiques/#iseb
Le voyage : une remise en cause des préjugés
L’arrivée de Christophe Colomb en Amérique en 1492 a constitué un événement fondamental pour la culture européenne du XVIème siècle. Il faut en effet imaginer la surprise du grand public lorsqu’il apprend l’existence de cultures restées jusque-là inconnues.
Cette découverte des « Nouveaux Mondes » a eu pour conséquence la colonisation des peuples amérindiens. Pourtant, leur rencontre force les Européens à regarder d’un œil neuf les normes culturelles auxquelles ils étaient habitués : leurs coutumes ne sont pas les seules possibles.
La rencontre des autres mondes sous la Renaissance est donc inséparable d’une réflexion humaniste marquée par l’appétit de savoir et le relativisme culturel. Cet état d’esprit signifie d’abord une profonde remise en cause des préjugés culturels et sociaux. Pour les humanistes, l’homme doit s’ouvrir au monde, c’est-à-dire s’émanciper de l’ethnocentrisme et s’affranchir des préjugés.
Grâce au voyage, la connaissance n’est alors plus considérée comme absolue, mais perçue comme relative. Le doute triomphe : parce qu’il nous éloigne de nos préjugés, le voyage est considéré comme une étape nécessaire de la réflexion.
Montaigne : la nécessité du relativisme
Michel de Montaigne (1533-1592) incarne l’idéal humaniste de « l’honnête homme » : curieux et ouvert d’esprit grâce au voyage. Dans ses Essais, rédigés à partir de 1572, il s’en prend à plusieurs reprises à la colonisation des peuples amérindiens : plutôt qu’évangélisation, elle a consisté en une confiscation violente des terres découvertes. Dans ce passage célèbre, Montaigne dénonce l’aveuglement des occidentaux qui fait qualifier de « barbare » celui qui est simplement autre, l’étranger qu’on ne connaît pas.
Montaigne, Essais, Livre I, chapitre 31 « Des cannibales », 1580
“Or je trouve, pour revenir à mon propos, qu’il n’y a rien de barbare ni de sauvage en cette nation, à ce qu’on m’en a rapporté ; sinon que chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage. Comme de vrai, nous n’avons d’autre critère de la vérité et de la raison que l’exemple et l’idée des opinions et usages du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, le parfait gouvernement, le parfait et accompli usage de toutes choses. Ils sont sauvages de même que nous appelons sauvages les fruits que la nature, d’elle-même et par sa marche ordinaire, a produits ; alors que, en vérité, ce sont ceux que nous avons altérés par notre artifice, et détournés de l’ordre commun que nous devrions plutôt appeler sauvages. […] C’est une nation […] en laquelle il n’y a aucune espèce de commerce ; nulle connaissance de lettres ; nulle science de nombres ; nul nom de magistrat, ni de supériorité politique ; nul usage de servitude, de richesse, ou de pauvreté ; nuls contrats ; nulles successions ; nuls partages ; nulles occupations que libres ; nul respect de parenté que commun ; nuls vêtements ; nulle agriculture ; nul métal ; nul usage de vin ou de blé. Les paroles mêmes qui signifient le mensonge, la trahison, la dissimulation, l’avarice, l’envie, la médisance, le pardon leur sont inconnues.
Montaigne, Essais, Livre III, Chapitre 9 « De la vanité », 1580
La diversité des façons d’une nation à autre ne me touche que par le plaisir de la variété. Chaque usage a sa raison. Soient des assiettes d’étain, de bois, de terre : bouilli ou rôti : beurre ou huile de noix ou d’olive : chaud ou froid, tout m’est un […]. Quand j’ai été ailleurs qu’en France, et que, pour me faire courtoisie, on m’a demandé si je voulais être servi à la française, je m’en suis moqué et me suis toujours jeté aux tables les plus épaisses d’étrangers. J’ai honte de voir nos hommes enivrés de cette sotte humeur de s’effaroucher des formes contraires aux leurs : il leur semble être hors de leur élément quand ils sont hors de leur village. Où qu’ils aillent, ils se tiennent à leurs façons et abominent[1] les étrangères. Retrouvent-ils un compatriote en Hongrie, ils festoient cette aventure : les voilà à se rallier et à se recoudre ensemble, à condamner tant de mœurs barbares qu’ils voient. […] La plupart ne prennent l’aller que pour le venir[2]. Ils voyagent couverts et resserrés d’une prudence taciturne et incommunicable, se défendant de la contagion d’un air inconnu.
Ce que je dis de ceux-là me ramentoit[3], en chose semblable, ce que j’ai parfois aperçu en aucuns de[4] nos jeunes courtisans. Ils ne tiennent qu’aux hommes de leur sorte, nous regardant comme gens de l’autre monde, avec dédain ou pitié. Otez-leur les entretiens des mystères de la cour, ils sont hors de leur gibier, aussi neufs pour nous et malhabiles comme nous sommes à eux. On dit bien vrai qu’un honnête homme c’est un homme mêlé.
[1] Abominent : détestent
[2] Ne prennent l’aller que pour le venir : ne prennent l’aller que pour le retour.
3] Me ramentoit : me rappelle
[4] En aucuns de : chez beaucoup de
Quelques citations utiles de Montaigne…
- “J’observe en mes voyages cette pratique, pour apprendre, toujours quelque chose par la communication d’autrui.” (Livre I des Essais, ch. 17)
- “II se tire une merveilleuse clarté, pour le jugement humain, de la fréquentation du monde”. (Livre I des Essais, ch. 26)
- “Faire des voyages me semble un exercice profitable. L’esprit y a une activité continuelle pour remarquer les choses inconnues et nouvelles, et je ne connais pas de meilleure école pour former la vie que de mettre sans cesse devant nos yeux la diversité de tant d’autres vies, opinions et usages.” (Livre III des Essais, ch. 9)
Voyage et plaisir de la découverte
Parce qu’il est associé au plaisir de la découverte, le voyage permet de découvrir de nouvelles cultures et traditions, de nouveaux paysages, de nouvelles personnes et entreprendre de nouvelles expériences. Ainsi, Michel de Montaigne, écrivain et philosophe humaniste du XVIe siècle soutenait qu’il est important de comprendre et de respecter les différences entre les individus et les cultures. Il a notamment souligné l’importance de la tolérance et de l’ouverture d’esprit dans les relations avec les autres :
« On dit bien vrai qu’un honnête homme, c’est un homme mêlé ».
Ainsi, l’altérité est un moyen de se découvrir soi-même en se confrontant à des idées et des perspectives différentes. Les préjugés et les stéréotypes peuvent être des obstacles importants à la compréhension et à l’acceptation de l’altérité. Le voyage peut aider à combattre les préjugés et les stéréotypes en permettant aux individus de voir directement les personnes et les cultures qu’ils ont tendance à juger négativement ou à stéréotyper. En rencontrant des personnes de cultures différentes, les gens peuvent voir à quel point leurs préjugés et stéréotypes sont souvent faux et inappropriés.
Le voyage peut donc avoir un impact important sur notre perception de l’Autre et de l’Ailleurs, en nous offrant l’occasion de découvrir de nouvelles cultures, de nouvelles idées et de nouvelles perspectives. Il peut nous aider à dépasser les stéréotypes et les préjugés que nous avons sur les autres. En favorisant l’ouverture d’esprit et la tolérance envers les personnes et les idées différentes de celles auxquelles nous sommes habitués, le voyage peut ainsi aider à développer une meilleure compréhension de la diversité humaine et de la complexité des cultures et des individus.
En combattant l’ethnocentrisme, le voyage aide ainsi les individus à découvrir et comprendre d’autres cultures que la leur. Lorsque les gens voyagent, ils peuvent se rendre compte que les idées et les pratiques qu’ils considéraient comme “normales” ne le sont pas nécessairement, et que d’autres cultures ont des façons légitimes et respectables de vivre. Comme il a été justement été dit [1] « Partir c’est d’emblée se préparer à relativiser ce que l’on pensait connaitre, voir avec d’autres yeux, et goûter autrement les saveurs plurielles que l’on déniche sur notre marché-monde ».
En étant exposé à des cultures et des idées différentes, les gens peuvent développer une meilleure compréhension de la diversité humaine et de la relativité de leurs propres valeurs et croyances. Le voyage peut donc contribuer à une plus grande tolérance et à une réduction de l’ethnocentrisme.
[1] Franck Michel, « Voyage, tourisme et altérité », Canal Psy, 99 | 2012, 5-10. Référence électronique : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2068