Le but de ce support de cours est de présenter brièvement pour mes classes de Première la doctrine symboliste, et de montrer le bouleversement qu’elle va introduire dans le paysage littéraire français et européen… L’accent est particulièrement mis sur les auteurs étudiés en cours.
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Esprit nouveau et
Symbolisme
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Il est difficile de proposer du Symbolisme une “définition” qui en énonce explicitement les principes. De fait, le Symbolisme apparaît d’abord comme une révolution spirituelle et une réaction idéaliste contre le Réalisme et le Naturalisme. Commencé avec Verlaine et Baudelaire, il atteint son apogée dans les années 1885-1895. Héritier du Romantisme, mouvement de transition, il s’achève au début du vingtième siècle avec l’apparition du Surréalisme.
Dans un siècle qui voit le règne de la machine et du matérialisme, le Symbolisme chante la nostalgie de l’Idéal et du Spirituel. Du Romantisme, il conservera l’idée d’un certain rejet social et la rébellion contre toute forme de rationalisme. Ce refus de percevoir le monde objectivement conduira donc les jeunes générations à privilégier d’une part la subjectivité et d’autre part un goût affirmé pour la Décadence, le Surnaturel (voire l’Anarchisme).
Prétendant à un style nouveau et à une langue inédite, purifiée, où les mots peuvent jouer librement avec l’imagination la plus débridée, cette nouvelle école littéraire peut ainsi s’apparenter à un art de la subjectivité et de l’idéalisation du réel.
← Henri Fantin Latour, “Immortalité”
1889. Huile sur toile, Cardiff, National Museum of Wales
© National Museum of Wales
On pourrait évoquer ici la célèbre définition de Rémy de Gourmont, qui dans la préface au Livre des Masques (1896) déclare : « Que veut dire Symbolisme ? Cela peut vouloir dire : individualisme en littérature, liberté de l’art, abandon des formules enseignées, tendance vers ce qui est nouveau, étrange et même bizarre ; cela peut vouloir dire aussi : idéalisme, dédain de l’anecdote sociale, antinaturalisme ». Mais c’est sans aucun doute le poète Jean Moréas dans son “Manifeste du Symbolisme” (Le Figaro littéraire du 18 septembre 1886) qui met le mieux l’accent sur la volonté de rupture introduite par le Symbolisme :
“Comme tous les arts, la littérature évolue : évolution cyclique avec des retours strictement déterminés et qui se compliquent des diverses modifications apportées par la marche du temps et les bouleversements des milieux […]. Une nouvelle manifestation d’art était donc attendue, nécessaire, inévitable. Cette manifestation, couvée depuis longtemps, vient d’éclore. […]. Et que peut-on reprocher, que reproche-t-on à la nouvelle école ?
L’abus de la pompe, l’étrangeté de la métaphore, un vocabulaire neuf où les harmonies se combinent avec les couleurs et les lignes : caractéristiques de toute renaissance”.
Gustave Moreau (1826-1898)
“Salomé dansant devant Hérode” (1876) →
Paris, Musée Gustave Moreau
Le pouvoir de l’Esprit sur les sens
Car il s’agit bien en effet d’une “renaissance” : proclamant le pouvoir de l’Esprit sur les sens, de l’art sur la nature, de la subjectivité sur l’objectivité, de l’imaginaire sur le réel, le Symbolisme met l’accent sur la relation entre le signe (signifiant) et son signifié allégorique. Jean Moréas insiste bien sur cette dimension intellectuelle et métaphysique du mouvement : “Ennemie de l’enseignement, la déclamation, la fausse sensibilité, la description objective, la poésie symbolique cherche à vêtir l’Idée d’une forme sensible […]”.
Ce passage est important : on y retrouve très explicitement exprimée l’idée selon laquelle la poésie serait l’incarnation d’une forme extrême de la subjectivité, que l’artiste doit découvrir et exprimer par le langage. Ainsi, la fascination des premiers Romantiques pour la mort et le pathétique conduira les Symbolistes à une recherche presque mystique de la Vérité abstraite et de l’Absolu : de là le culte du mot rare, la fascination pour l’étrange, l’irrationnel, l’ineffable…
Luc-Olivier Merson (1846-1920)
« Le repos pendant la fuite en Égypte » (détail. Huile sur toile, 1880)
Nice, Musée des Beaux-Arts
Dans un remarquable ouvrage, Bertrand Marchal rappelle combien le symbolisme apparaît “comme une protestation de l’esprit, ou de l’âme, contre le matérialisme contemporain, un matérialisme contemporain qui trouve son incarnation littéraire dans le naturalisme zolien […]. Antimatérialisme et antinaturalisme sont les deux faces d’une même réaction au nom de l’idéal, si bien que le mot de symbole a pour fonction essentielle, dans le discours symboliste, de rappeler que la réalité ne se réduit pas à la réalité brute du discours naturaliste, et de suggérer ainsi un réel au-delà du réel. Le symbolisme est d’abord et avant tout un idéalisme […]”1.
Ce culte d’un renouveau métaphysique et mystique, amplifié par le refus de la vie quotidienne dans son conformisme banal, conduira les auteurs à une volonté de recréation du langage qui va ouvrir la voie à une poétique nouvelle, plus abstraite et conceptuelle. “Au caractère utile du langage brut s’oppose le caractère sacré du poème. Comme Baudelaire, Mallarmé pense qu'”il y a dans le Verbe quelque chose de sacré […]”2. Avant tout “élitiste”, la poésie symboliste aboutira immanquablement au culte du moi, comme le suggère très bien cette sentence sans appel de Mallarmé : “Que les masses lisent la morale, mais de grâce ne leur donnez pas notre poésie à gâter”3. Ainsi l’art, transcendé par la poésie, revêt-il une dimension spiritualiste et mystique proche du Sacré. Conçu comme une “aristocratie de l’esprit” et placé au-dessus de tout dans une perspective élitiste, il n’est réservé qu’à quelques initiés, seuls capables d’en saisir le sens (Songez à la “Lettre du Voyant” de Rimbaud).
Edouard Manet,
Portrait de Stéphane Mallarmé (détail) →
Paris, musée d’Orsay. © Photo RMN – H. Lewandowski)
Comme le dit très bien Edward Lucie-Smith, “De là est né le mythe du “génie”, de l’homme à inspiration divine, capable de transformer en art toutes ses expériences et ses émotions, dispensé d’obéir aux règles normales en raison de ses dons, ayant même le devoir, en fait, de refuser de s’y soumettre dans l’intérêt de son épanouissement”4. C’est à juste titre qu’on a souligné les dérives hermétiques de la poésie symboliste, en particulier celle de Baudelaire, de Mallarmé ou de Valéry, dont le langage introduit de la subjectivité dans toute représentation artistique, au risque de devenir parfois quelque peu “artificiel”. De fait, ce “désir de forger, par la syntaxe aussi bien que par le vocabulaire, par l’archaïsme ou le néologisme, une langue poétique absolument distincte de la langue courante”5 aboutit immanquablement à l’hermétisme (voire à l’incompréhensible).
Une quête de l’absolu
C’est peut-être l’article d’Albert Aurier sur le peintre Gauguin paru dans le Mercure de France en 1891 qui traduit explicitement l’esthétique symboliste. Bien qu’appliquée à l’art pictural, elle caractérise bien la poésie. Selon lui, l’œuvre d’art doit être :
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- Idéiste, puisque son idéal unique sera l’expression de l’Idée ;
- Symboliste, puisqu’elle exprimera cette idée par des formes ;
- Synthétique, puisqu’elle écrira ces formes, ces signes, selon un mode de compréhension générale ;
- Subjective, puisque l’objet n’y sera jamais considéré en tant qu’objet, mais en tant que signe d’idée perçu par le sujet […].
Affranchie de ses éléments didactiques, narratifs, et libérée du vers traditionnel, la poésie symboliste serait ainsi une poésie de la quête et du déchiffrement, mettant en correspondance le réel et l’inconnu : “ne rien nommer, ne rien expliquer” : tel semble le credo de la doctrine symboliste. La valeur de l’artiste ne réside non plus dans ce qu’il peut faire ou dire mais dans sa capacité à chercher une vérité primordiale qui échappe d’autant plus au sens commun qu’elle s’appuie sur la suggestion et l’évocation.
Envisagée à la fois comme un retour vers la vérité originelle et comme une avancée vers l’incréé et le mystère, la poésie symboliste est largement ésotérique : accessible aux seuls initiés, elle semble s’abreuver à la recherche d’une langue pure et subjective, qu’on pourrait qualifier de “Symbolisme allégorique”, capable d’exprimer dans toute sa force l’Idée et l’Absolu.
Le poème de Mallarmé “Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui” est très caractéristique de cette recherche métaphysique et spirituelle : l’image centrale du texte est assez commune : un cygne qui cherche à se libérer de la glace dans laquelle il est prisonnier. Pourtant, autour de cette métaphore s’organisent une série de correspondances thématiques et sonores plus audacieuses les unes que les autres qui font passer de l’image concrète à l’idée abstraite (l’hiver, l’exil, la captivité de l’oiseau, la liberté, etc.). Ces analogies parviennent ainsi à une sorte de “synthétisme” de la pensée, apte à saisir une vérité supérieure, dont la signification est à déchiffrer par le lecteur ; il ne lui suffit plus de lire, il lui faut interpréter :
Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui
Va-t-il nous déchirer avec un coup d’aile ivre
Ce lac dur oublié que hante sous le givre
Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui !
Un cygne d’autrefois se souvient que c’est lui
Magnifique mais qui sans espoir se délivre
Pour n’avoir pas chanté la région où vivre
Quand du stérile hiver a resplendi l’ennui.
Tout son col secouera cette blanche agonie
Par l’espace infligée à l’oiseau qui le nie,
Mais non l’horreur du sol où le plumage est pris.
Fantôme qu’à ce lieu son pur éclat assigne,
Il s’immobilise au songe froid de mépris
Que vêt parmi l’exil inutile le Cygne.
Cette identification du symbole avec la poésie est essentielle. Comme le dit Mallarmé, “La poésie consistant à créer, il faut prendre dans l’âme humaine des états, des lueurs d’une pureté si absolue que bien chantés et bien mis en lumière, cela constitue en effet les joyaux de l’homme : là il y a symbole, il y a création, et le mot poésie a ici son sens : c’est, en somme, la seule création humaine possible”6. Fortement influencé par la lecture de l’œuvre du philosophe allemand Hegel, Mallarmé cherchera à formuler les liens secrets qui unissent l’Être à la pensée, la nature à l’idée.
En affirmant l’absolue nécessité de situer la poésie “dans le domaine de l’essence”, Mallarmé, comme beaucoup d’autres auteurs symbolistes estime en effet “que ce serait devenir impur que de descendre dans celui de l’existence”7. L’auteur poursuivra cette recherche de “l’esprit pur” et d’une “conception pure” de la poésie tout au long de sa vie. Par essence non narrative, sa poésie se fera de plus en plus “fiction”, poussant l’art jusqu’à un “fanatisme de pureté”8.
Transformer l’objet en idée
L’idée de représenter abstraitement la nature, permet ainsi aux poètes de tisser un réseau de significations symboliques, qui ajoute à l’univers des choses visibles une inépuisable métaphysique de l’invisible. Lisez par exemple ce passage très célèbre du “Cimetière marin” de Paul Valéry : loin de figurer le réel, la description de la mer (“Ce toit tranquille…”) représente d’abord une idée (“le songe est savoir”) qui ordonne une vaste méditation sur le temps. Cette recherche de l’abstraction, de l’ambiguïté, du mystère, amène à une forme d’idéalisation stupéfiante : les images, par leur hermétisme même, concourent à la création d’un univers dont le contenu réel nous échappe : ce n’est pas un paysage maritime qui est représenté, mais un paysage pensé, façonné par le mystère de la langue, né d’une véritable fusion de l’homme et de l’univers, permettant de suggérer peu à peu, et conférant au réel force et pureté :
“Ce toit tranquille, où marchent des colombes,
Entre les pins palpite, entre les tombes ;
Midi le juste y compose de feux
La mer, la mer, toujours recommencée !
O récompense après une pensée
Qu’un long regard sur le calme des dieux !
Quel pur travail de fins éclairs consume
Maint diamant d’imperceptible écume,
Et quelle paix semble se concevoir!
Quand sur l’abîme un soleil se repose,
Ouvrages purs d’une éternelle cause,
Le temps scintille et le songe est savoir.”
Que l’on songe de nouveau à Mallarmé qui affirmait que “nommer un objet, c’est supprimer les trois quart de la jouissance du poème qui est faite de deviner peu à peu : le suggérer, voila le rêve”. Ce qu’il faut donc retenir du Symbolisme, c’est précisément ce pouvoir de suggestion qui confère à la poésie une dimension presque surnaturelle : transformer l’objet en idée… Pour conclure, il serait permis d’interpréter l’esthétique symboliste comme une alchimie de l’indicible, obéissant à la sollicitation de l’intellect, et poussant les mots jusque dans leurs derniers retranchements ; la réalité et le signifié en effet semblent s’évanouir au point de s’effacer totalement, pour laisser place au mystère d’une plastique pure, inspirée, mais quelque peu inintelligible, à la limite de l’incommunicabilité…
Gustav Klimt, “La Vie et la Mort”, 1908-1911 →
Huile sur toile (détail), © Coll. Part. Vienne
Cette recherche à tout prix de la sensation et de l’Idée a d’ailleurs été jugée sévèrement : elle entraînera pour partie le déclin progressif du mouvement. Prisonnier d’une transcendance abstraite, “déchiré entre les contraintes d’un réel méprisable et les utopies d’une idéalité inaccessible”9, l’art des Symbolistes a pu apparaître presque vain et stérile dans sa volonté d’exprimer l’inconcevable au détriment du matériel et du périssable… Comme le dit justement J. Chénieux-Gendron, “la littérature est pour eux un exil […] : n’existant que pour elle-même, elle n’a bientôt plus que d’elle-même à parler, de son regret, de ce qu’elle a perdu, à la limite même de sa stérilité et de son silence”10.
Mais c’est paradoxalement ce qui fait toute la force de cette “poésie du silence”, hantée par l’ambition mallarméenne d’aboutir au poème du vide et de la “page blanche”. En rejetant l’objectivité du Réalisme, elle est magnifiquement parvenue à faire du langage une notion pure, et l’a restitué sous une forme matérielle et visible dans son essence immatérielle pour en donner une vision sublimée, quêteuse d’absolu et d’indéchiffrable.
© Bruno Rigolt, septembre 2009 (dernière mise à jour : avril 2014)
Espace Pédagogique Contributif/Lycée en Forêt (Montargis, France)
NOTES
1. Bertrand Marchal, Le Symbolisme, A. Colin (“Esthétique Lettres Sup.”) Paris 2011, pages 17-18.
2. I. Merlin, Poètes de la révolte de Baudelaire à Michaux, Alchimie de l’être et du verbe, éd. de l’École, Paris 1971
3. Stéphane Mallarmé, “Hérésies artistiques. L’Art pour tous”, L’Artiste, 15 septembre 1862 (tome 2, p. 127). Pour lire l’intégralité du texte, cliquez ici.
4. Edward Lucie-Smith, Le Symbolisme, Thames and Hudson, 1972 (1999 pour la traduction française).
5. Bertrand Marchal, Le Symbolisme, op. cit. page 21.
6. Enquête de Jules Huret, citée par Albert Thibaudet dans La Poésie de Stéphane Mallarmé, Gallimard 2006
7. Léon Wencelius, La Philosophie de l’art chez les néo-scolastiques de langue française, Paris, F. Alcan 1932, page 74.
8. Albert Thibaudet, La Poésie de Stéphane Mallarmé, Paris Gallimard 1926, page 140.
9. Dominique Rincé, Bernard Lecherbonnier, Littérature XIXème siècle, Textes et Documents, “La constellation symboliste”, Nathan 1986
10. J. Chénieux-Gendron, article “Symbolisme”, Dictionnaire des écrivains de langue française, Larousse 2001
Ouvrages à consulter utilement au CDI…
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A. Chassang, Ch. Senninger, Recueil de textes littéraires français, quatrième partie “Idéalisme et Symbolisme”, p. 452 et suivantes. COTE CDI : 840 “18” CHA
Dominique Rincé, Bernard Lecherbonnier, Littérature XIXème siècle, Textes et Documents, “La constellation symboliste”, p. 517 et suivantes, Nathan 1986. COTE CDI : 840 “18” RIN
I. Merlin, Poètes de la révolte de Baudelaire à Michaux, Alchimie de l’être et du verbe, éd. de l’École, Paris 1971. COTE CDI : 840 “18/19” MER
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