Les entraînements BTS
Entraînement 2010-2011 n°3. Thème : ”Le rire”
Le rire d’exclusion et de rejet
Dans notre premier entraînement, consacré à la valeur sociale du rire, nous avons pu voir que le comique était une arme contre le pire. De fait, le rire est non seulement l’un des fondements de l’esprit critique mais il amène à une intelligence et à une compréhension humaniste de l’existence parce qu’il est précisément au cœur de l’homme. Le présent entraînement porte au contraire sur un enjeu tristement fondamental du rire, qui repose sur sa contiguïté à la barbarie et à la déchéance morale. Tel est le rire d’exclusion et de rejet. Comment des individus apparemment normaux peuvent-ils en effet rire du mal causé à autrui ? Comme l’a si bien mis en évidence Baudelaire (document 1), “le comique est un des plus clairs signes sataniques de l’homme” car il dépend de l’idée de la supériorité du rieur et trouve sa justification dans la défense d’une légitimité identitaire. Mais cette supériorité est en fait illusoire tant il est vrai qu’elle rabaisse l’homme à l’instinct et à la bestialité.
Le rire de rejet serait un refus de l’altérité et une légitimation de la violence permettant à celui qui rit de triompher de l’échec et du vide existentiels en dénaturant l’autre, et de s’affranchir, par procuration, de la loi morale. À ce titre, le rire peut être considéré comme un renversement des valeurs, comme une transmutation de cette violence en comédie. Si le rire, comme l’a bien montré Bergson, implique un refus de l’identification et demande donc de la part du rieur un certain détachement, on pourrait avancer qu’il implique aussi un refus de la pensée raisonnante, un refus d’aimer pour mieux se préserver : on dégrade pour rester intact. Le présent corpus est une bonne illustration de ce “rire de souillure” qui, triomphant aux dépens du plus faible, et défiant la morale, s’affranchit même de la loi divine : le rieur devient Dieu, et celui qui fait l’objet de la moquerie est en quelque sorte une marionnette dont le rieur se plait à tirer les ficelles. La pulsion de mort anime ainsi le rire d’exclusion.
Mourir de rire au spectacle de ceux qui meurent du pire, voilà sans doute l’abjection la plus dégradante…
Corpus
- Document 1, Charles Baudelaire, De l’essence du rire, 1855
- Document 2, Aimé Césaire, Cahier d’un Retour au pays Natal (extrait, 1939)
- Document 3, Jean-François Steiner, Tréblinka, éd. Fayard, Paris 1966
- Document 4, Patrick Bruneteaux, Devenir un dieu : le nazisme comme nouvelle religion politique. Publibook, Paris 2005
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Document complémentaire : Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932
Synthèse
- Vous ferez de ce corpus une synthèse concise, ordonnée et objective.
Écriture personnelle
- Baudelaire affirme que le rire est “causé par la vue du malheur d’autrui”. Partagez-vous cette opinion ?
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- Document 1, Charles Baudelaire, De l’essence du rire, 1855
“[…] le comique est un des plus clairs signes sataniques de l’homme et un des nombreux pépins contenus dans la pomme symbolique, est l’accord unanime des physiologistes du rire sur la raison première de ce monstrueux phénomène. Du reste, leur découverte n’est pas très profonde et ne va guère loin. Le rire, disent-ils, vient de la supériorité. Je ne serais pas étonné que devant cette découverte le physiologiste se fût mis à rire en pensant à sa propre supériorité. Aussi, il fallait dire : le rire vient de l’idée de sa propre supériorité. Idée satanique s’il en fut jamais ! Orgueil et aberration ! Or, il est notoire que tous les fous des hôpitaux ont l’idée de leur propre supériorité développée outre mesure. Je ne connais guère de fous d’humilité. Remarquez que le rire est une des expressions les plus fréquentes et les plus nombreuses de la folie. […]J’ai dit qu’il y avait symptôme de faiblesse dans le rire ; et, en effet, quel signe plus marquant de débilité qu’une convulsion nerveuse, un spasme involontaire comparable à l’éternuement, et causé par la vue du malheur d’autrui ? Ce malheur est presque toujours une faiblesse d’esprit. Est-il un phénomène plus déplorable que la faiblesse se réjouissant de la faiblesse ? Mais il y a pis. Ce malheur est quelquefois d’une espèce très inférieure, une infirmité dans l’ordre physique. Pour prendre un des exemples les plus vulgaires de la vie, qu’y a-t-il de si réjouissant dans le spectacle d’un homme qui tombe sur la glace ou sur le pavé, qui trébuche au bout d’un trottoir, pour que la face de son frère en Jésus-Christ se contracte d’une façon désordonnée, pour que les muscles de son visage se mettent à jouer subitement comme une horloge à midi ou un joujou à ressorts ? Ce pauvre diable s’est au moins défiguré, peut-être s’est-il fracturé un membre essentiel. Cependant, le rire est parti, irrésistible et subit. Il est certain que si l’on veut creuser cette situation on trouvera au fond de la pensée du rieur un certain orgueil inconscient. C’est là le point de départ : moi, je ne tombe pas ; moi, je marche droit ; moi, mon pied est ferme et assuré. Ce n’est pas moi qui commettrais la sottise de ne pas voir un trottoir interrompu ou un pavé qui barre le chemin”.
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Document 2, Aimé Césaire, Cahier d’un Retour au pays Natal (extrait, 1939).
Aimé Césaire (1913-2008) est un poète français martiniquais reconnu internationalement et un homme politique de tendance autonomiste, à l’origine du concept de négritude (revendication de la culture et des valeurs des peuples noirs). Cahier d’un retour au pays natal est sa première œuvre : l’auteur y exprime toute la révolte du peuple noir contre les colonisateurs. Il est important de connaître cet engagement afin de bien comprendre le texte. Le poème se présente comme une sorte de dénonciation de la misère dont souffrent les minorités ethniques et de l’hypocrisie en général. On voit ici le double but d’Aimé Césaire : d’une part l’auteur nous invite à réfléchir au problème de la lâcheté, mais d’autre part le texte est une mise en cause violente de notre monde (occidental) coupé des valeurs de solidarité et de charité. Les femmes ne pensent qu’à rire au lieu de s’apitoyer sur le sort de ce pauvre homme.
Et moi, et moi,
moi qui chantais le poing dur
Il faut savoir jusqu’où je poussai la lâcheté.
Un soir dans un tramway en face de moi, un nègre.
C’était un nègre grand comme un pongo (¹) qui essayait de se faire tout petit sur un banc de tramway. Il essayait d’abandonner sur ce banc crasseux de tramway ses jambes gigantesques et ses mains tremblantes de boxeur affamé. Et tout l’avait laissé, le laissait. Son nez qui semblait une péninsule en dérade et sa négritude même qui se décolorait sous l’action d’une inlassable mégie (²). Et le mégissier (²) était la Misère. […] On voyait très bien comment le pouce industrieux et malveillant avait modelé le front en bosse, percé le nez de deux tunnels parallèles et inquiétants, allongé la démesure de la lippe, et par un chef-d’œuvre caricatural, raboté, poli, verni la plus minuscule mignonne petite oreille de la création.
C’était un nègre dégingandé sans rythme ni mesure.
Un nègre dont les yeux roulaient une lassitude sanguinolente.
Un nègre sans pudeur et ses orteils ricanaient de façon assez puante au fond de la tanière entrebâillée de ses souliers.
La misère, on ne pouvait pas dire, s’était donné un mal fou pour l’achever.
Elle avait creusé l’orbite, l’avait fardée d’un fard de poussière et de chassie mêlées.
Elle avait tendu l’espace vide entre l’accrochement solide des mâchoires et les pommettes d’une vieille joue décatie. Elle avait planté dessus les petits pieux luisants d’une barbe de plusieurs jours. Elle avait affolé le cœur, voûté le dos.
Et l’ensemble faisait parfaitement un nègre hideux, un nègre grognon, un nègre mélancolique, un nègre affalé, ses mains réunies en prière sur un bâton noueux. Un nègre enseveli dans une vieille veste élimée. Un nègre comique et laid et des femmes derrière moi ricanaient en le regardant.
Il était COMIQUE ET LAID,
COMIQUE ET LAID pour sûr.
J’arborai un grand sourire complice…
Ma lâcheté retrouvée!
(1) Pongo : grand singe ; (2) Mégir signifie “tanner une peau” ; c’est l’action du mégissier (tanneur).
- Document 3, Jean-François Steiner, Tréblinka, éd. Fayard, Paris 1966
La tactique de “Lalka” […] reposait sur un double mouvement : insuffler suffisamment d’oxygène pour maintenir la petite flamme d’espoir et, en même temps, prendre un certain nombre de mesures destinées à convaincre les prisonniers de leur sous-humanité, si possible en les compromettant. La création de la “charge” de “maître de la merde” était une de ces mesures. Le personnage ainsi déguisé était tellement ridicule avec son gros réveil, son fouet, sa barbe et son habit de chantre que les Juifs eux-mêmes ne pouvaient s’empêcher d’en rire.
Il riaient de cette marionnette qui, le fouet pendu au haut du bras, les suppliait avec des larmes dans la voix de sortir des latrines quand les trois minutes étaient écoulées. Jamais il n’aurait osé ni les frapper ni les dénoncer, mais comme il savait qu’il serait tenu personnellement pour responsable des abus, il n’avait d’autres moyens que de supplier. […]
Les prisonniers ne pouvaient s’empêcher de rire mais c’était d’eux-mêmes qu’ils riaient, c’était de leur religion dont ils se moquaient car le “maître de la merde” était l’un des leurs et son vêtement un habit de leur culte.
Lorsque, au moment de l’appel “Lalka” demandait : “Rabbin, comment va la merde ?” et que le faux rabbin déguisé en chantre répondait “Très bien, monsieur le Chef !”, cela signifiait qu’à Tréblinka les rabbins n’étaient bons qu’à s’occuper de la merde”. […]
(cité par Christian Defebvre, Michel Bry, Sherif Ferjani, “Haine et dérision au camp de Tréblinka (Pologne) en 1943”, Histoire des religions en Europe : Judaïsme, Christianisme et Islam, Hachette, Paris 1999/ De Boeck Université, Bruxelles 2000, page 291).
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Document 4, Patrick Bruneteaux, Devenir un dieu : le nazisme comme nouvelle religion politique : éléments. Publibook, Paris 2005
(pour accéder au texte sur Google-livres, cliquez ici)
Plusieurs indicateurs permettent d’identifier cette jouissance transcendantale : le rire, le plaisir, l’aspect festif. Dans le cadre du dédoublement négatif, le rire constitue un indicateur qui sert à qualifier un comportement sadique au moyen de son effet immédiat. E. Canetti offre une présentation de ce rire du destructeur surpuissant : “Le rire exprime à l’origine la joie donnée par une proie ou un aliment qui semblent assurés […]. Un homme qui tombe rappelle l’animal que l’on chassait et que l’on a soi-même abattu. Toute chute qui provoque le rire rappelle la détresse de qui s’abat ; on pourrait, si l’on voulait, le traiter en proie. On rit au lieu de le manger. C’est la proie disparue qui excite le rire ; un sentiment soudain de supériorité, comme l’a dit Hobbes” (*). Les déportés ont largement couvert leurs récits d’humiliations de scènes où les nazis tour à tour spectateurs et acteurs s’ébranlent contre les victimes et se repaissent de rires fréquents à gorge déployée. […] Il est pourtant nécessaire de distinguer plusieurs sortes de rire. Il ne faut ainsi pas confondre le rire de dissimulation du génocide, avec le rire de contentement qui suit une action sadique. La première situation est évoquée par Raul Hilberg à propos d’un SS qui accueille les Juifs avec “un sourire sympathique et aidait parfois les personnes âgées et les enfants” (**). Ce type de rire ou de sourire fait partie de la panoplie d’actes de diversion mis au point pour tromper la victime. […] Par contre le rire de dédoublement est celui qui accompagne directement la tuerie.
Le rire peut directement provenir de scènes de tortures : “Les nazis s’acharnèrent sur les juifs religieux qui avaient une barbe en la leur arrachant avec la peau. Cela se passait en pleine rue. Les Allemands prirent des photos, firent danser autour d’eux les chassidims avec leurs chants religieux et ce spectacle les faisait rire” (***). Un déporté note que le sadisme commence dès l’embarquement dans les wagons à Compiègne, un matraquage généralisé s’accompagne par la suite de récits épiques : “Les SS commentaient leurs exploits avec de gros rires”.
(*) E. Canetti, Masse et puissance (trad.), Gallimard, 1986, p. 237 ; (**) R. Hilberg, Exécuteurs et victimes, p. 51 ; (***) C. Zabuski, Une envie de vivre, p. 70
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Document complémentaire : Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932
Nous trinquâmes à sa santé sur le comptoir au milieu des clients noirs qui en bavaient d’envie. Les clients c’étaient des indigènes assez délurés pour oser s’approcher de nous les Blancs, une sélection en somme. Les autres nègres, moins dessalés, préféraient demeurer à distance. L’instinct. Mais les plus dégourdis, les plus contaminés, devenaient des commis de magasin. En boutique, on les reconnaissait les commis nègres à ce qu’ils engueulaient passionnément les autres Noirs. Le collègue au « corocoro » achetait du caoutchouc de traite, brut, qu’on lui apportait de la brousse, en sacs, en boules humides.
Comme nous étions là, jamais las de l’entendre, une famille de récolteurs, timide, vient se figer sur le seuil de la porte. Le père en avant des autres, ridé, ceinturé d’un petit pagne orange, son long coupe-coupe à bout de bras.
Il n’osait pas entrer le sauvage. Un des commis indigènes l’invitait pourtant : « Viens, bougnoule ! Viens voir ici! Nous y a pas bouffer sauvage ! » Ce langage finit par les décider. Ils pénétrèrent dans la cagna cuisante au fond de laquelle tempêtait notre homme au « corocoro ».
Ce Noir n’avait encore, semblait-il, jamais vu de boutique, ni de Blanc peut-être. Une de ses femmes le suivait, yeux baissés, portant sur le sommet de la tête, en équilibre, le gros panier rempli de caoutchouc brut.
D’autorité les commis recruteurs s’en saisirent de son panier pour peser le contenu sur la balance. Le sauvage ne comprenait pas plus le truc de la balance que le reste. La femme n’osait toujours pas relever la tête. Les autres nègres de la famille les attendaient dehors, avec les yeux bien écarquillés. On les fit entrer aussi, enfants compris et tous, pour qu’ils ne perdent rien du spectacle.
C’était la première fois qu’ils venaient comme ça tous ensemble de la forêt, vers les Blancs en ville. Ils avaient dû s’y mettre depuis bien longtemps les uns et les autres pour récolter tout ce caoutchouc-là. Alors forcément le résultat les intéressait tous. C’est long à suinter le caoutchouc dans les petits godets qu’on accroche au tronc des arbres. Souvent, on n’en a pas plein un petit verre en deux mois.
Pesée faite, notre gratteur entraîna le père, éberlué, derrière son comptoir et avec un crayon lui fit son compte et puis lui enferma dans le creux de la main quelques pièces en argent. Et puis : « Va-t’en! qu’il lui a dit comme ça. C’est ton compte !… »
Tous les petits amis blancs s’en tordaient de rigolade, tellement il avait bien mené son business.
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