Analyse de l’image…
Caspar David Friedrich :
« La mer de glace »
par Capucine B.-L. (Classe de Seconde 12, promotion 2011-2012)
Capucine B.-L. (Seconde 12) nous propose dans cet article de recherche son analyse du célèbre tableau de Friedrich, “La mer de glace”. Un travail de haute tenue intellectuelle que je vous laisse découvrir…
Présentation
Exposée à la Kunsthalle de Hambourg en Allemagne, “La mer de glace” (Das Eismeer) est une œuvre très caractéristique du romantisme allemand. Achevée en 1824, cette huile sur toile n’a pourtant pas trouvé d’acheteur du vivant de Friedrich ! “On lui reprochait d’avoir évacué du tableau l’événement principal, le naufrage, pour se concentrer sur le paysage” (1). Et quel paysage ! Ce que le spectateur voit est en effet le spectacle presque hors du temps d’un “amas de débris coupants”, un “effondrement”, un “paysage pétrifié”. J’emprunte ces expressions à Christine Cayol qui fait remarquer très justement : “Comme au bord d’un gouffre ou d’une falaise, le vertige nous prend puis, lentement, vient s’installer un malaise” (2).
Malaise qui s’explique d’abord par le réalisme effroyable qui se dégage de la scène. Dans un passionnant article consacré à l’analyse du tableau, Olivier Schefer rappelle que “le peintre s’est probablement souvenu de la mort par noyade de son frère, lors d’une partie de patinage, mais aussi du naufrage d’un trois-mâts, prisonnier dans les glaces durant une expédition dans le grand nord. (3) Mais malgré le caractère biographique et réaliste de la composition, “La mer de glace” est surtout une œuvre imaginaire tout droit sortie de la vision intérieure, excessive et tourmentée du peintre. De fait, “La mer de glace” n’est pas la représentation de la nature mais bien, libérée de la rationalité et de la pesanteur, sa dramatisation.
Le tableau dépeint un paysage désertique, hostile, inhabitable, sans aucune forme de vie, qui “est à mettre en relation avec une esthétique du chaos et du retour en arrière qui amène évidemment à des questions d’ordre existentiel […] [privilégiant] le symbolique, le mystérieux, le secret, la méditation sur la mort, et donc l’émergence d’un sentiment mystique de fusion avec le monde ” (4), comme une tentative d’appréhender l’infini dans le fini.
« La tragédie du paysage »
C’est par cette formule devenue célèbre depuis que le sculpteur David d’Angers qualifiait l’œuvre de Friedrich : “Le seul peintre de paysage qui ait eu jusqu’alors le pouvoir de remuer toutes les facultés de mon âme, celui qui a créé un nouveau genre : la tragédie du paysage”. Regardez l’empilement des blocs de glace au premier plan : n’est-ce pas la sensibilité romantique, si réfractaire à “l’esprit de système” qui s’élabore ici ? Autrement dit le désorganisé, le chaotique, l’esthétique de la contradiction et de la confusion dans la symétrie parfaite du paysage.
Vision presque apocalyptique qui “revient à penser l’absolu universel sur le mode d’un mélange indistinct de tous ses éléments. En ce sens, le chaos est une figure de l’absolu […], le règne de l’hétérogénéité, une totalité ouverte, mobile et dynamique, qui ne repose sur aucun fondement stable, étant dépourvue de centre et d’unité régulatrice. […] Le chaos constitue à cet égard l’envers de la création visible, son essence profonde : une réserve de formes et de potentialités créatrices, à laquelle les romantiques veulent aller puiser inlassablement ” (5).
Ces propos de Christophe Genin sont éclairants : rappelons en effet combien la sensibilité romantique, si elle exalte la nature à la fois confidente et consolatrice, n’en privilégie pas moins la fascination pour l’informe et le tourmenté : sous ces débris de rochers, sous ces blocs de glace, de minéraux, le chaos défie les lois mêmes de la gravité et ramène l’homme à la mort inévitable et aux ténèbres. Au premier plan, les débris de bois que l’on aperçoit sont comme la métaphore d’un naufrage du monde, d’une histoire qui voue inéluctablement les êtres et les choses à la destruction et à la finitude.
Mort et transfiguration
Comme le rappelle Gabrielle Dufour-Kowalska, “dans l’enchevêtrement des dalles et des pointes de glaces, savamment disposées par le géomètre visionnaire, sombrent avec le bateau toute trace et tout souvenir de notre et, avec lui, l’esthétique du paysage traditionnel créé pour le plaisir des yeux” (6). Mais cette esthétique “ruiniste” apparaît comme le signe d’un chaos originel, une fin certes, mais qui ramène paradoxalement au commencement : mort et transfiguration ; chaos, division et retour à l’unité originelle.
Ce dernier aspect est essentiel. J’emprunte de nouveau à Gabrielle Dufour-Kowalska ces propos tout à fait remarquables : “Le désert de glace […] joue dans cette vision le […] rôle […] d’une négation des conditions mêmes du visible, négation qui doit rendre possible l’activité contemplative et éveiller dans l’œil du spectateur le sens de l’image symbolique(7)”. Ce qui importe en effet dans cette peinture, et dans toute l’œuvre de Friedrich d’ailleurs, est la relation entre le paysage extérieur et le paysage intérieur de celui qui regarde.
La dimension symbolique est ici évidente : Friedrich aimait à rappeler qu’il voyait Dieu en tout, et on pourrait en effet en appeler à la notion de sacré pour rendre compte de ce paysage qui “n’est autre que la manifestation d’un moi absolu, exprimant la recherche spirituelle, et le dépassement par l’art de la condition humaine malheureuse et vulgaire” (8). Les éclats de bois et les amas de glaces accentuent le mouvement du bateau qui s’enfonce dans la mer. Par opposition à cette transdescendance, la glace s’élève vers le ciel, vers la divinité, c’est-à-dire vers Dieu, dans un mouvement de transascendance et de sublimation. Le romantisme est ainsi caractérisé par le rêve d’élévation, la recherche spirituelle, la quête ascensionniste de l’absolu, inséparable de celle de la mort.
La glace finit par se confondre avec le ciel dans un dégradé presque diaphane de blanc et de bleu, qui promet l’apaisement, l’oubli dans le néant : si la mort est inévitable, au moins l’homme, investi de cette lumière, peut-il espérer… Comme le note remarquablement Gabrielle Dufour-Kowalska, “l’usage de la couleur blanche est ici caractéristique : le blanc est une négation de toutes les couleurs, ou bien leur synthèse au sein de l’élément lumineux qui les absorbe et les sublime” (9). Au silence éternel de la divinité, fait ainsi écho la couleur blanche, si représentative dans l’imaginaire romantique du céleste, du primordial et du sacré, alors que les teintes brunes du premier plan représentaient la condition humaine malheureuse, le profane et le matériel.
Conclusion
Au terme de ce travail, interrogeons-nous : comme nous l’avons vu, “La mer de glace” appelle une lecture allégorique, voire mystique du paysage. Le tableau de Friedrich représente ainsi la violence de la nature dans l’idée d’une communion de l’homme avec le “grand tout”, qui est un aspect clef du primitivisme romantique. Au-delà du dépaysement exotique, la recherche de l’immensité et de paysages nouveaux est dès lors un moyen pour le Romantique de communier avec la nature sauvage, à la fois confidente et consolatrice, point de jonction entre le visible et l’invisible, l’immanence et la transcendance, le terrible et le divin, le fini et l’infini…
© Capucine B.-L. Lycée en Forêt, Classe de Seconde 12 (promotion 2011-2012)
Relecture du manuscrit et coordination des informations : Bruno Rigolt
Notes
(1) Roger-Michel Allemand, Christian Milat, Alain Robbe-Grillet. Balises pour le XXIe siècle, Presses de l’Université d’Ottawa & Presses Sorbonne Nouvelle, 2010, page 211.
(2) Christine Cayol, Voir est un art : Dix tableaux pour s’inspirer et innover, Village Mondial/Pearson Education France, Paris 2004, page 67 et 68.
(3) Olivier Schefer, “La mer de glace” : http://imagesanalyses.univ-paris1.fr/glace-13.html
(4) Bruno Rigolt, “La révolution romantique : une nouvelle vision de l’homme et du monde“, Espace Pédagogique Contributif.
(5) Christophe Genin, Images et esthétique, Publications de la Sorbonne, Paris 2007, page 77.
(6) Gabrielle Dufour-Kowalska, Caspar David Friedrich : aux sources de l’imaginaire romantique, éd. l’Âge d’Homme, Lausanne (Suisse), 1992, page 96.
(7) Gabrielle Dufour-Kowalska, op. cit. page 96.
(8) Bruno Rigolt, Analyse d’image : Caspar David Friedrich… “Le voyageur contemplant une mer de nuages”.
(9) Gabrielle Dufour-Kowalska, op. cit. page 94.
Sources utilisées dans cet article :
- Olivier Schefer, “La mer de glace” : http://imagesanalyses.univ-paris1.fr/glace-13.html
- Gabrielle Dufour-Kowalska, Caspar David Friedrich : aux sources de l’imaginaire romantique, éd. l’Âge d’Homme, Lausanne (Suisse), 1992, page 94 et s.
- Christine Cayol, Voir est un art : Dix tableaux pour s’inspirer et innover, Village Mondial/Pearson Education France, Paris 2004, page 67 et s.
- Christophe Genin, Images et esthétique, Publications de la Sorbonne, Paris 2007, page 66 et s.
- Roger-Michel Allemand, Christian Milat, Alain Robbe-Grillet. Balises pour le XXIe siècle, Presses de l’Université d’Ottawa & Presses Sorbonne Nouvelle, 2010, page 211 et s.
- Bruno Rigolt, “La révolution romantique : une nouvelle vision de l’homme et du monde“, Analyse d’image : Caspar David Friedrich… “Le voyageur contemplant une mer de nuages”, Espace Pédagogique Contributif.
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