Corrigé de dissertation : Milan Kundera “l’esprit du roman est l’esprit de complexité”

Dissertation corrigée :
[voir : méthodologie de la dissertation]

Travail sur Milan Kundera : roman et complexité

Sujet proposé aux élèves de Seconde 6 (promotion 2010-2011) :

Dans l’Art du roman (1986), Milan Kundera affirme que « L’esprit du roman est l’esprit de complexité. Chaque roman dit au lecteur : les choses sont plus compliquées que tu ne le penses. »
Vous commenterez et au besoin discuterez ces propos.

Merci à Alicia C. et Samira A., toutes deux brillantes élèves de Seconde 6, pour leurs recherches et leur contribution au présent corrigé.
NB : le présent corrigé est proposé à partir d’un programme de lectures imposé.


es fonctions et la finalité du roman ont souvent été mises en débat. Particulièrement depuis la fin du dix-neuvième siècle, s’il est convenu d’admettre que le roman, de par son analogie avec l’épopée, a pour cadre une tension entre l’individuel et le collectif, cette définition n’échappe pas à une certaine indétermination : si certains auteurs, dans la lignée du Réalisme, ont circonscrit le romanesque au fait historique et social, d’autres ont souhaité au contraire mettre en avant son aspect esthétique du fait même du statut fictionnel du récit. Mais l’essence du romanesque n’est-elle pas par nature, comme l’écrira en 1986 Milan Kundera dans son essai l’Art du roman, “interrogative”, “hypothétique” ? C’est ainsi que l’auteur de L’Insoutenable légèreté de l’être affirme que “L’esprit du roman est l’esprit de complexité. Chaque roman dit au lecteur : les choses sont plus compliquées que tu ne le penses”.

Pour Kundera, cette affirmation se justifie d’emblée par le fait que l’intérêt principal du roman réside dans la relativité, la complexité même des choses humaines et non dans les phénomènes de réduction en tout genre qui se seraient installés selon lui dans les productions romanesques contemporaines. Si nul n’oserait récuser de tels propos, il convient cependant de les nuancer quelque peu : on ne saurait négliger le fait que cette complexité dont parle Kundera se heurte à ce qu’il appelle sévèrement “l’esprit du temps” : le monde de l’efficacité au lieu du doute, de la vitesse au lieu de la lenteur, de la rapidité au lieu du questionnement. De par sa nature même, le roman répond en effet à une grande complexité, tant narrative que stylistique ou psychologique.

Pour autant, quel sens donner à la complexité dont parle Milan Kundera ? Ne pourrait-on opposer à “l’esprit de complexité”, ce que nous appellerions “l’esprit de simplicité” : simplicité et non réduction ; simplicité d’aimer lire un “bon livre” par exemple, simplicité d’un roman épuré, débarrassé de ce qui ne fait pas son essence propre… Cela dit, faut-il s’en tenir à ce dualisme quelque peu réducteur ? Ne faudrait-il pas plutôt se poser la question de savoir si cette complexité évoquée par Milan Kundera ne viendrait pas de notre propre « horizon d’attente », c’est-à-dire de notre complexité de lecteur ?

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out d’abord, si “l’esprit du roman” se définit par “l’esprit de complexité”, c’est que l’espace littéraire nous fait entrer dans une indéniable complexité intellectuelle. Le roman est par définition toujours complexe, de par sa forme et sa structure. Il l’est par le style même de l’auteur : l’étude des procédés, des constructions narratives, des structures thématiques sont autant d’aspects essentiels de cet “esprit de complexité” dont parle Kundera. Ainsi comme l’a dit si bien Maupassant, dans la préface de Pierre et Jean, (1888), “le but du romancier n’est pas seulement de nous raconter une histoire, de nous amuser ou de nous attendrir, mais aussi de nous forcer à penser, à comprendre le sens profond et caché des événements […]. Il devra donc composer son œuvre d’une manière si adroite, si dissimulée et d’apparence si simple, qu’il soit impossible d’en apercevoir et d’en indiquer le plan, de découvrir ses intentions […], il devra savoir éliminer parmi les menus événements innombrables et quotidiens tous ceux qui lui sont inutiles, et mettre en lumière, d’une façon spéciale, tous ceux qui seraient demeurés inaperçus pour des observateurs peu clairvoyants et qui donnent au livre sa portée, sa valeur d’ensemble”. Pour ne retenir qu’un élément parmi d’autres, attardons-nous sur ce qu’on appelle la “littérarité”, c’est-à-dire la condition “poétique” même du roman : avant de raconter une histoire, celui-ci s’illustre d’abord par son aptitude à textualiser des émotions et des sentiments. Qui n’a pas en mémoire cette magnifique description du Lys dans la vallée, et qui “est l’occasion pour le narrateur (mais c’est bien Balzac qui parle ici) de se livrer à une suggestive comparaison entre le paysage de la Touraine, tout en galbes et en arrondis, et la femme aimée : “Là se découvre une vallée qui commence à Montbazon, finit à la Loire, et semble bondir sous les châteaux posés sur ces doubles collines ; une magnifique coupe d’émeraude au fond de laquelle l’Indre se roule par des mouvements de serpent. […] Elle était, comme vous le savez déjà, sans rien savoir encore, LE LYS DE CETTE VALLÉE où elle croissait pour le ciel, en la remplissant du parfum de ses vertus”. Comme nous le voyons, “la découverte du paysage s’apparente à un dévoilement de la femme idéale, totalement confondue avec le lieu“. Dévoilement entrepris au moyen du langage.

Ainsi, la lecture du roman, par nature élaborée, contribue à développer chez le lecteur une pensée non moins complexe : la complexité du roman ne vient-elle pas du fait qu’il serait un  miroir de la vie ? Dans L’Assommoir, septième volume de la série des Rougon-Macquart, publié en 1877, le naturaliste Émile Zola affirme à ce titre que c’est “le premier roman sur le peuple, qui ne mente pas et qui ait l’odeur du peuple”. De fait, en cherchant à reconstituer la langue et les mœurs des ouvriers sous le second Empire, l’auteur cherche à montrer la “vraie” vie. La citation de Kundera suppose donc que soit restituée la dimension “anthropologique” et culturelle de la lecture. Aussi, lorsque l’auteur parle des “choses”, elles correspondent certes à l’histoire ou à l’imaginaire du texte, mais plus encore peut-être au contexte, qui ne saurait être réduit à une simple unité factice :  l’esprit de complexité du texte littéraire ne touche-t-il pas à l’acte même de lecture ? Confronter le texte au contexte, c’est mettre à jour les enjeux sociaux, culturels mais aussi humains dont il a été l’objet ; ou même grâce à l’étude de l’intertextualité, c’est étudier les relations que le texte entretient avec d’autres productions littéraires ou artistiques. Et sans doute faut-il reconnaître la nature éminemment sociale et interculturelle du roman. Cette complexité dont parle Kundera, c’est d’abord la complexité du monde. Prenons l’exemple de Zola, très caractéristique : pour chacune de ses œuvres, l’auteur de l’Assommoir a mis en place nombre de “dossiers préparatoires” souvent complexes : Colette Becker, dans le Roman, rapporte le fait suivant : “le dossier de Germinal […] comporte 962 feuillets, dont 453 de documents. Mais Zola ne se veut pas l’esclave de cette documentation. […] Chez lui la fiction l’emporte toujours sur la mimesis.” Cette dernière notation est tout à fait essentielle : C’est Balzac, qui dans Le Chef-d’œuvre inconnu affirmait : “la mission de l’art n’est pas de copier la nature mais de l’exprimer”. De fait, la description du personnage d’Etienne ne saurait être assimilée au mineur qu’il représente : une signification symbolique lui est associée du fait qu’il est la représentation complexe de tout un groupe social.

Comme nous le pressentons, la complexité du roman ne repose-t-elle pas en grande partie sur la complexité intérieure du personnage romanesque ? Complexité bien plus grande encore que le personnage social. La notion de point de vue serait à ce titre particulièrement intéressante à étudier : chercher à pénétrer l’univers subjectif du héros, c’est en effet pénétrer dans l’atelier de fabrication du roman : que pense vraiment Félix de Vandenesse ? Est-il possible, quoi que nous fassions, de sonder les profondeurs de l’âme de Georges Duroy dans Bel-Ami ? L’exploration du personnage est l’un des mystères sans cesse renouvelé, de la complexité du roman : l’évolution du héros ou des personnages secondaires est à mettre en relation avec sa dissolution parfois : le romancier se laisse aller à une déconstruction du personnage qui s’apparente à un véritable parricide : on pourrait citer le destin tragique de la malheureuse Jeanne dans Une Vie, ou du personnage de Gregor dans la Métamorphose (qui est une nouvelle certes, mais dont la structure et l’écriture s’apparentent néanmoins aux codes du romanesque). De ces remarques, il faut comprendre que le romancier nous invite en fait à examiner les relations que les personnages entretiennent avec l’espace et l’histoire, mais aussi avec eux-mêmes. Qu’il soit de premier ou de second plan, un personnage est donc toujours symbolique. De même, la multiplicité des rapports entre personnages accentue le caractère complexe du roman. Dans Bel-Ami de Maupassant par exemple, l’évolution du personnage principal entre l’ouverture et la clôture du roman est essentielle pour comprendre les implications sociales, voire idéologiques du texte. Cette complexité qu’évoquait Milan Kundera repose donc sur une mystérieuse connivence de plusieurs facteurs, qui sont à la base de l’esthétique romanesque : de ce point de vue, l’intérêt du roman —mais aussi sa difficulté—pour le lecteur est de devoir déchiffrer le texte pour en comprendre la complexité.

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i, comme nous l’avons vu, “l’esprit du roman est l’esprit de complexité”, il faut noter également que cette affirmation n’est pas aussi évidente qu’il y paraît de prime abord. Comme nous le suggérions à la fin de notre première partie, toute la difficulté de la définition que Milan Kundera donne du roman, vient qu’elle implique un lecteur tout aussi complexe : un lecteur engagé dans une aventure intellectuelle et symbolique, apte à déchiffrer les énigmes du texte… Une telle conception ne serait-elle pas trop abstraite ? Ne risque-t-elle pas de faire perdre une notion non moins essentielle, et que l’on pourrait résumer en parlant d’un nécessaire “esprit de simplicité”… D’aucuns objecteront avec justesse que Milan Kundera s’en prend d’abord à l’esprit réducteur de notre époque. Dans ses écrits théoriques, et en particulier l’Art du roman, Kundera revient longuement sur ses idées et ses principes esthétiques : pour lui, comme nous l’avons vu dans notre première partie, l’art romanesque à travers l’ensemble de ses procédés narratifs, énonciatifs, esthétiques, a surtout pour objet de “questionner” le lecteur en ébranlant ses certitudes. Une telle approche ne risque-t-elle pas néanmoins de faire perdre le plaisir de la lecture comme divertissement ? De fait, un roman par trop de complexité, peut nous faire oublier le fil de l’histoire. Une narration trop complexe entraine souvent lassitude ou ennui. De même, le romancier utilise-t-il certains procédés qui vont eux aussi complexifier la lecture au point de compromettre l’intelligibilité du roman : que dire de ces récits épistolaire qui multiplient par exemple les analepses (retours en arrière), ou les prolepses (anticipations dans le récit) ? Lors de ces nombreux changements temporels, le lecteur se retrouve parfois complètement perdu. S’ajoute à ces procédés la complexité et l’ambiguïté des relations entre les différents personnages. De fait, nous avons parfois affaire à des situations assez déroutantes. C’est ainsi que dans Le Lys dans la vallée, Madame de Mortsauf entretient une relation des plus particulières avec le jeune Félix de Vandenesse. Et cette relation va de confusion en confusion, plus nous avançons dans la narration. Nous nous demandons alors : mais qui est-elle pour lui ? Une mère protectrice et aimante (ce dont il a cruellement manqué) ou une femme idéale ? L’esprit de complexité du roman se heurte à n’en pas douter à l’esprit de complexité de l’auteur. On pourrait aussi objecter qu’en se centrant uniquement sur les mobiles intérieurs des personnages, le roman finit par créer une sorte d’illusion romanesque, dont la crise du personnage, directement mis en cause par les “nouveaux romanciers” n’est pas étrangère. Le Nouveau Roman en effet est un mouvement littéraire qui a souvent rejeté toute idée d’intrigue, de portraits psychologiques et même la notion de personnage-héros, tant de notions qui sont à l’origine de cette complexité romanesque. Nous en voulons pour preuve La Modification écrite par Michel Butor : n’est-ce pas l’exemple même d’une crise de la fiction ? N’est-ce pas une façon de montrer que le personnage de roman est quelque part un faux-semblant ?

En outre, on pourrait nuancer l’opinion de Milan Kundera en avançant l’idée que ce n’est peut-être pas le roman qui est complexe en lui-même, mais l’interprétation que nous en faisons : en se technicisant, la critique littéraire a amené souvent une complexité qui a détruit le simple plaisir de la lecture : on parle ainsi d’énonciation, de focalisation interne, zéro, externe, de fonctions du langage, etc. Bref, tout un jargon qui nécessite un certain nombre de codes et d’apprentissages, en rupture avec ce que nous appelions “l’esprit de simplicité”. Ainsi le lecteur savant ou érudit, en introduisant des notions abstraites, aura souvent tendance à compliquer la compréhension d’œuvres qui n’avaient d’autre prétention que de distraire et de plaire.  Enfin, le but du romancier n’est-il pas de révéler la simple réalité ? Et la simplicité n’est-elle pas par définition à l’opposé même de la complexité ? C’est ainsi qu’à partir d’une situation banale qui pourrait être accessible à tous, sans difficultés, sans artifices, l’écrivain ou le critique littéraire vont complexifier la situation, et la rendre ambiguë. Reprenons l’exemple de La Modification de Michel Butor : l’auteur est parti d’une histoire banale —un mari qui trompe sa femme, qui s’apprête à la quitter pour sa maîtresse et qui finalement s’abstient— mais en substituant à la narration une sorte de récit “clinique” amenant le lecteur à une distance critique vis-à-vis du romanesque traditionnel, l’auteur nous prive peut-être d’un plaisir simple que tout le monde (ou du moins presque tout le monde) peut s’offrir : la lecture.

Plus fondamentalement, la recherche du style n’a-t-elle pas compliqué le roman, au point de rendre la narration inintelligible ? De ce fait, l’auteur utilise parfois des procédés au point d’en abuser, et conséquemment transformer l’art romanesque en “artifice”. Ainsi dans un essai intitulé Écrire, Marguerite Duras ne se prive pas d’une critique sévère à l’encontre de certains auteurs : “Je crois que c’est ça que je reproche aux livres, en général, c’est qu’ils ne sont pas libres. On le voit à travers l’écriture : ils sont fabriqués, ils sont organisés, réglementés, conformes on dirait. […] Sans silence, d’un classicisme sans risque aucun”. À titre d’exemple, si le roman L’Opoponax de Monique Witting était si apprécié de Marguerite Duras, c’est qu’il était selon elle “le premier livre moderne qui ait été fait sur l’enfance.  […] C’est un livre à la fois admirable et très important parce qu’il est régi par une règle de fer, jamais enfreinte ou presque jamais, celle de n’utiliser qu’un matériau descriptif pur, et qu’un outil, le langage objectif pur”. À première vue pourtant ce roman peut paraître simple et naïf car le lecteur se retrouve dans la conscience d’un enfant :

“Le petit garçon qui s’appelle Robert Payen entre dans la classe le dernier en criant qui c’est qui veut voir ma quéquette, qui c’est qui veut voir ma quéquette. Il est en train de reboutonner sa culotte. Il a des chaussettes en laine beige. Ma sœur lui dit de se taire, et pourquoi tu arrives toujours le dernier. Ce petit garçon qui n’a que la route à traverser et qui arrive toujours le dernier.”

Comme nous le voyons, ce roman respecte les conventions de Duras d’un livre “libre” : on pourrait alors parler d’une sorte de “complexité de la simplicité”, ou de “simplicité de la complexité” ! Dès lors, faut-il forcément opposer ces deux notions ? De ce fait, l’esprit du roman pourrait être “l’esprit de complexité de la simplicité”. Mais n’aurait-il pas finalement pour origine notre propre complexité de lecteur ?

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econnaissons-le : la complexité du roman a d’abord pour origine notre propre complexité de lecteur. Après avoir lu un roman, on peut se demander pourquoi nous l’avons lu : question en apparence simple mais éminemment complexe. Comme le faisait remarquer avec justesse Jean-Marie Poupart (Le Champion de cinq heures moins dix), “l’atmosphère d’un roman, c’est aussi le décor dans lequel on fait la lecture”. Si par exemple le lecteur se trouve dans la même situation que celle exposée dans le roman, trouvera-t-il la distance nécessaire pour en apprécier la complexité ?  Reprenons l’exemple de l’Assommoir ou de Germinal d’Emile Zola, en imaginant la lecture qu’un ouvrier à cette époque aurait pu en faire. Prendra-t-il mieux conscience des conditions de travail, de la misère du peuple après avoir lu le livre ? Que va-t-il apprendre de ce roman, quelles difficultés va-t-il découvrir qu’il ne connaît déjà, puisqu’il vit la même situation que celle exposée dans le récit. Toutes ces “choses”, ces difficultés, il les a vécues. La qualité de la lecture dépendrait ainsi de la distance avec l’événement raconté. On apprécie d’autant plus un roman sur la guerre qu’on ne l’a pas vécue.

Une deuxième remarque dès lors s’impose : jusqu’à présent, nous nous sommes basées uniquement sur le fait que l’auteur avait volontairement créé cette complexité. Et s’il n’avait au contraire pas recherché cette complexité? Si elle lui était apparue sans qu’il le veuille ? Tout repose donc sur le lecteur, et sur ses stratégies d’interprétation du texte : comme nous le voyons, la complexité déjoue le jeu des apparences, elle permet d’atteindre par l’acte de lecture l’essence même de ces “choses” qu’évoquait Kundera, et de leur faire dire tout ce qu’elles ont à révéler. Par exemple, dans le roman intitulé Le Renard était déjà le chasseur d’Herta Müller, il est écrit : “Clara se fabrique un chemisier pour l’été. L’aiguille plonge, le fil avance pas à pas, ta mère sur la glace, lance Clara qui lèche le sang sur son doigt. Un juron sur la glace, la mère de l’aiguille, le petit brin de fil, le gros fil. Dans les jurons de Clara, tout a une mère. La mère de l’aiguille est l’endroit qui saigne. La mère de l’aiguille est la plus vieille aiguille du monde, celle qui a donné naissance à toutes les aiguilles”. Dans ce roman, l’auteur dénonce la dictature, mais pour dénoncer cette violence elle utilise la force des images comme l’allégorie de l’aiguille par exemple. Et cette force des mots nous incite à nous poser des questions sur nous-même, qui parfois dépassent l’intention même de l’auteur : ce n’est donc peut-être pas l’esprit du roman qui est l’esprit de complexité mais celui du lecteur. Ainsi chacun à sa propre stratégie de lecture : en fonction de l’âge d’ailleurs, l’esprit du lecteur diffère, de même que le niveau de complexité de la lecture. Dans ce magnifique roman intitulé Les Vagues, Virginia Woolf a écrit “Je marcherai dans la lande. Les grands chevaux des cavaliers fantômes s’arrêteront soudain…”. Dans cette phrase, elle évoque ses sentiments et semble prendre part à l’histoire mais chaque lecteur ne ressentira pas les mêmes émotions car chacun n’aura pas le même passé, le même vécu, la même culture…

C’est la raison pour laquelle il apparaît si difficile de définir le romanesque. Ce que nous retiendrons des propos de Milan Kundera, c’est que l’écriture comme la lecture d’un roman, appelle à la vigilance. De fait, le roman interfère avec notre vécu de lecteurs, de sorte que chacun a sa propre vision du roman. Il serait donc presque illégitime si l’on peut dire de “subjectiviser” cette idée. Le lecteur réinterprète le texte en fonction de différentes caractéristiques qui lui sont propres, il possède différents horizons d’attente, différents styles, différentes personnalités, différents vécus personnels… En fait, en lisant un roman, il va chercher une réponse à sa propre complexité de lecteur. On lit en effet un roman pour satisfaire une attente personnelle, dans le but de trouver des réponses aux questions, parfois inconscientes, que l’on se pose. D’après cette idée apparaît une deuxième supposition : la complexité du roman dans son esprit exprime une vérité, une réalité cachée. C’est la complexité de l’univers romanesque qui permet d’impliquer le lecteur dans l’œuvre en l’amenant de révélation en révélation vers ces « choses » dont parle Kundera et qui semblent correspondre à la vérité subjective de l’acte de lecture. C’est peut-être même cette complexité qui va susciter le désir d’explorer la totalité de l’œuvre d’un auteur. Tel est le cas de la somme romanesque À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, où l’on se laisse prendre progressivement par la lecture du roman, au point de n’en perdre pas une phrase, pas un mot jusqu’à la fin. Le lecteur est donc invité à mener une enquête, guidé par le romancier, pour trouver progressivement les indices d’une vérité dissimulée. Ainsi, chacun s’approprie subjectivement le texte et y trouve des réponses qui ne seront pas forcément les mêmes pour un autre.  Le roman nous amène donc à réfléchir sur nous-même et quelquefois à nous questionner. L’auteur n’est d’ailleurs pas étranger à ce questionnement. Catherine Rihoit, lors d’un entretien avec Bernard Pivot en avril 1980) affirmait à ce titre : “Ce qu’il y a de merveilleux dans un roman, c’est qu’on peut y parler de soi, tout en ayant l’air de parler des autres”. Le champ romanesque est celui de l’intime : l’écrivain, qu’il le veuille ou non, renvoie au lecteur des fragments de lui-même, éparpillés au fil des mots…

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u terme de ce travail, on s’aperçoit donc que l’esprit de complexité du roman évoqué par Milan Kundera a pour origine l’esprit du lecteur, l’esprit humain. Ne devrait-on pas alors s’interroger sur l’acte fondamental de lire ? Comme nous l’avons compris, toute personne lit un livre pour répondre à une question précise qu’elle se pose sur elle-même. Ce questionnement est peut-être, est sans doute, la base même du roman. À dire vrai, la complexité du roman reflète la complexité de la vie, des “choses”, sachant que l’être humain est fragile, complexe, contradictoire, discutable et qu’il est ainsi l’une des bases même du romanesque : le roman est alors lui aussi chargé d’une certaine ambiguïté et ce tant que l’humain existera. Milan Kundera affirmait justement lors d’un entretien avec Antoine de Gaudemar en février 1984 : «La bêtise des gens consiste à avoir une réponse à tout. La sagesse d’un roman consiste à avoir une question à tout». Cette citation n’est-elle pas à la fois un appel et un questionnement sur le sens même de la vie ?

Bruno Rigolt, Lycée en Forêt, Montargis, mars 2011. Merci à Merci à Alicia C. et Samira A pour leur contribution au présent corrigé.
Manuscrit revu et corrigé en août 2011.

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Publié par

brunorigolt

- Agrégé de Lettres modernes - Docteur ès Lettres et Sciences Humaines (Prix de Thèse de la Chancellerie des Universités de Paris) - Diplômé d’Etudes approfondies en Littérature française - Diplômé d’Etudes approfondies en Sociologie - Maître de Sciences Politiques