La citation de la semaine… Marie Noël…

 

Tu viendras, demeurée en la fleur du matin…

Mes compagnons, ô vous, mes choses enfermées
Dans la maison du soir, vous à moi pour la vie,
Mes fidèles, vous qui m’aurez plus loin aimée
Que mes fils et plus tard  mes filles servie.

Ô miens meubles serrés autour de moi vivante
En l’amour de mes yeux, de l’âtre à la fenêtre,
Voici venir le jour d’extrême épouvante,
Mes compagnons, où vous aussi me serez traîtres.

Voici le jour où par la porte grande ouverte
Ceux-la me chasseront dont j’étais sœur et mère,
Et vous consentirez tous ensemble à ma perte
Et sans bouger vous tous les regarderez faire.

[…]

Et toi, plus qu’un époux joint à ma destinée,
Mon lit qui chaque soir me reçoit tout entière,
Toi qu’au premier regard des jeunes matinées
Je refais comme à l’aube on refait sa prière ;

… En toi, lit patient afin que tu les aides,
Je vais mettre à l’abri mes pauvres maladies,
En toi s’arrêtera sans vouloir de remède
Celle par qui seront mes deux mains refroidies ;

À toi d’avance, à toi, pour la sueur suprême,
À toi, dernier réduit de ma dernière tâche,
J’ai confié ma mort… Et toi, défait et blême,
Tu me rendras à qui m’emporte, comme un lâche !

… Et que nul n’accompagne en l’ombre… sauf un seul.

Ô mon seul compagnon dans l’ombre, mon linceul,
Toi seul, de tous ces draps —lequel entre les douze ?—
Tu sortiras un soir de l’armoire… toi seul…
Tu viendras prendre ma défaite pour épouse.

Toi, le plus mûr qui n’ose plus servir à rien,
Toi, comme un mendiant tout couvert des reprises
Que j’ai faites, croisant mon fil avec le tien,
Pour rassurer la place où peut-être il se brise,

Avec la double lettre rouge dont hier
Joyeusement, afin que tu me reconnaisses,
Je t’ai marqué, drap mien, d’un petit signe fier,
Tu viendras avec moi par pauvre droit d’aînesse ;

Tu viendras avec moi dont personne ne suit
Le mal trop noir, après que les mains d’infirmières
L’auront au bord affreux de la plus longue nuit
Abandonné sans pansement et sans lumière ;

Tu viendras, demeurée en la fleur du matin,
Douce toile vieillie et meilleure qu’embaume
La lavande simple et fidèle du jardin,
Pour recouvrir l’odeur livide de mes paumes…

Marie Noël, « Impropères et chant du linceul » (extraits), Chants et psaumes d’automne, 1947. Cité par Jeanine Moulin, Huit siècles de poésie féminine. Anthologie. Seghers, Paris 1975. Pages 240-241

C’est en travaillant à la bibliothèque Marguerite Durand à Paris, qui conserve une riche documentation sur l’histoire des femmes et du féminisme, que j’ai découvert ces vers si poignants de Marie Noël, pseudonyme de Marie Rouget (Auxerre, 1883-1967). Deux épreuves personnelles survenues en 1904 —la mort soudaine de son frère cadet âgé de douze ans, le lendemain du jour de Noël et les désillusions d’un amour de jeunesse non partagé— marqueront de leur empreinte douloureuse l’œuvre de l’écrivaine, qui explique ainsi le choix de son pseudonyme : « Marie (mara), l’amertume mortelle de ma racine, Noël, mon miracle, ma fleur de joie » (1).

D’inspiration profondément religieuse, sa poésie, « proche de Villon et des fabliaux, a recueilli les peines et les joies d’une province qui appartient toute encore à l’ancienne France (2) ». Mais cette affinité avec un passé médiéval, si elle confère aux premiers recueils une fraîcheur et une délicatesse souvent touchantes, prend ici une signification beaucoup plus sombre et pathétique, qui fait entendre « une deuxième voix douloureuse, inquiète, souvent amèrement lucide » (3), partagée entre la déréliction et l’espérance. Ainsi, quand l’auteure évoque « le chant du linceul », c’est pour se révolter contre l’inanité même de la mort, et faire entendre ce qu’elle appelle « l’inconsolable cri de l’homme » (4) face à la perte d’un être cher.

Couronnée en 1962 par le grand Prix de poésie de l’Académie française, l’œuvre de Marie Noël est non seulement un hymne magistral à la poésie classique, mais à l’intérieur de la forme fixe, si magnifiquement rythmée et rimée, une liturgie enracinée au plus profond du cœur des hommes, s’efforçant de déchiffrer dans les heures tremblantes de la vie, le chant immémorial du monde…

Bruno Rigolt

 

______________

(1) Cité par Christiane P. Makward, Madeleine Cottenet-Hage, Dictionnaire littéraire des femmes de langue française, de Marie de France à Marie NDiaye, Karthala, Paris 1996,  page 443.
(1) Pierre de Boisdeffre, Histoire vivante de la littérature d’aujourd’hui, Librairie académique Perrin, Paris 1968, page 651.
(3) Christiane P. Makward, Madeleine Cottenet-Hage, Dictionnaire littéraire des femmes de langue française, op. cit. page 443.
(4) Sur ces questions, voyez par exemple, Denise Leduc-Fayette, Le Regard d’Henri Gouhier : actes du colloque du CEPF, 29-31 mai 1996, Librairie philosophique J. Vrin, Paris 1999, page 72.

– Feuilletez l’ouvrage de Louis Chaigne (ci-dessus) : Vies et oeuvres d’écrivains (Volume 2, éd. F. Lanore, 1966). Les pages consacrées à Marie Noël, même si elles ne sont consultables qu’en partie, sont très documentées et proposent une approche rigoureuse de son œuvre.
– Voyez aussi cette contribution remarquable d’Aude Préta-De Beaufort .

Entraînement BTS… Culture gé… Sport et accomplissement : De l'exploit à la quête de soi

Entraînement BTS Sessions 2012>13

Quand l’athlète médite…
Sport et accomplissement

De la poétique du geste à la quête de soi

Dans ce nouvel entraînement sur le thème du sport, je propose aux étudiant(e)s un corpus assez court mais dense, qui porte sur le geste sportif, comme objet de poésie et de connaissance. On sait que pour Pierre de Coubertin par exemple, au-delà de la force physique qu’il requiert et de son aspect purement événementiel, l’acte sportif comme dépassement de soi-même, aboutit à un postulat à la fois esthétique et ontologique : telle est l’image de l’athlète évoquée par le grand écrivain Henry de Montherlant (document 1) ou dans le Discobole Lancellotti (document 3) : celle du sportif qui s’engendre dans son propre geste créateur, en tant qu’esprit absolu, en soi et pour soi…


Corpus :
– Document 1 : Discobole par Lancellotti, copie romaine, vers 120 ap. J.-C.
– Document 2 : Henry de Montherlant, « Vesper », Les Olympiques, 1924
– Document 3 : Patrick Bollon, Manuel du contemporain, 2007
– Document 4 : Gilbert Andrieu, Sport et spiritualité, 2009
– Document complémentaire : Pierre Charreton, Le Sport, l’ascèse, le plaisir : éthique et poétique du sport dans la littérature française moderne, 1990
Sujet : Vous ferez des documents suivants, une synthèse concise, objective et ordonnée.
Écriture personnelle :
Dans quelle mesure la pratique d’un sport permet-elle de « faire l’expérience d’un autre moi », comme l’affirme Gilbert Andrieu ?

  • Document 1 : Discobole par Lancellotti, copie romaine, vers 120 ap. J.-C.

L’un des plus célèbres Discoboles est le « Discobole Lancellotti ». Cette statue qui représente un athlète en train de lancer un disque est la copie d’une non moins illustre statue de l’Antiquité, attribuée à Myron, sculpteur athénien du Ve siècle av. J.C.

  • Document 2 : Henry de Montherlant, « Vesper », 1924

Le stade n’est que silence et solitude. Les réflecteurs s’éteignent un à un.
Les vitres des vestiaires s’éteignent, toutes ensemble. Quelque chose s’éteint.
Il n’y a plus qu’un garçon, là-bas, qui lance le disque dans la nuit descendue.
La lune monte. Il est seul. Il est la seule chose claire sur le terrain.
Il est seul. Il fait pour lui seul sa musique pure et perdue,
son effort qui ne sert à rien, sa beauté qui mourra demain.
Il lance le disque vers le disque lunaire, comme pour un rite très ancien,
officiant de la Déesse Mère, enfant de chœur de l’étendue.
Seul, – tellement seul, – là-bas. Il fait sa prière pure et perdue.

Henry de Montherlant, « Vesper », Les Olympiques, éd. Gallimard, Paris 1924

  • Document 3 : Patrick Bollon, Manuel du contemporain, 2007

     Car la course de fond résume toutes les interrogations de l’existence et délivre bien des recommandations dont nous pourrions tirer profit : ne pas débuter trop vite ; ne pas nous fourvoyer en tentant de faire jeu égal avec ceux qui ne font pas la même course que nous ou n’ont pas l’intention de la terminer ; accepter la souffrance inéluctable ; aller toujours dans le même sens et prévoir, enfin, de perdre par instants du temps, car c’est là le seul vrai moyen d’en gagner [..] Si la vie ressemble à une compétition, cette compétition s’exerce donc d’abord et avant tout, quasi-exclusivement même, par rapport à soi. Quant à son secret ultime, il tient en une seule phrase : il faut avoir la conscience, l’intelligence de ce que l’on est, et faire en sorte, par tous les moyens dont nous disposons, y compris les plus détournés, de n’en jamais dévier.

Patrick Bollon, Manuel du contemporain, éd. Du Seuil, Paris 2007.

  • Document 4, Gilbert Andrieu, Sport et spiritualité, 2009.

[…] le sportif qui découvre le silence que lui impose la performance, découvre ce qu’il contient et qu’aucun partenaire ou instructeur ne peut prévoir. Dans le silence de son corps et sa richesse, le sportif retrouve la solitude qui fait de lui un homme total. La concentration pourrait nous laisser croire qu’il s’agit de la même chose, il n’en est rien. La concentration est due à un effort volontaire qui force l’esprit à observer un seul point, un seul détail, un seul moment de la vie. Le silence du corps est libéré quant à lui du temps et de l’espace. Il n’a pas d’endroit où se loger, il est partout à la fois, il remplit tout l’espace, il est instantané dans son apparition, n’a pas de durée propre, supprime le temps des horloges et semble transformer la plus infime durée en éternité. Cette découverte du silence n’est pas due à une recherche méthodique de notre cerveau gauche, de notre cerveau rationnel, elle n’est pas le fruit d’un effort, bien au contraire, car tout effort volontaire la rend impossible, elle survient, s’impose d’elle-même, envahit l’individu surpris d’être aussi cela.
Cette petite escapade, loin des traditions, pourrait paraître irréelle, si d’autres que moi n’en parlaient pas, faisant état de leurs expériences, à l’aide d’images plus symboliques qu’objectives.
Pour revenir à la discipline, je dirai que l’homme, ayant accepté de faire des efforts toujours plus intenses afin de se perfectionner en vue d’une performance ou d’une victoire, est amené à faire l’expérience d’un autre moi, c’est-à-dire d’un soi qui semble vouloir se libérer des règles techniques et de toutes les sanctions qui les accompagnent. En dépassant la gestuelle la plus savante, le sportif découvre celui qui s’en sert, et cet autre n’est pas le produit de son intelligence, n’est pas l’objet qu’il a appris à maîtriser.
Je crois que l’on peut retenir cette réalité simple, mais oh combien significative, de notre monde : ce silence que l’homme vrai perçoit ne saurait être maîtrisé. C’est lorsque le sportif n’est plus nécessairement maître de lui-même qu’il rencontre sa véritable nature d’homme, d’homme-dieu avons-nous déjà dit, qu’il retrouve, non sans une certaine émotion, le chemin du ciel.

Gilbert Andrieu, Sport et spiritualité, L’Harmattan, Paris 2009, pages 193194.

  • Document complémentaire : Pierre Charreton, Le Sport, l’ascèse, le plaisir : éthique et poétique du sport dans la littérature française moderne, 1990

[…] la conscience qu’on a de son propre corps intervient évidemment dans la connaissance de soi. L’athlète entretient avec son propre corps des relations privilégiées, raffinées, dont le profane peut difficilement avoir idée. Dans le sport, le corps est à nous plus que dans les actes courants de la vie, il nous appartient davantage […]. Le sport nous enseigne que nous sommes aussi notre corps, et qu’il est mauvais qu’il nous soit mal connu ou qu’il se dérobe à nous, car c’est une partie de nous-mêmes que nous perdons ainsi, et avec elle tout un univers de sensations […].
Les théories du sport et de l’éducation physique oscillent entre la considération du corps comme support ou simple instrument qu’il faut domestiquer et apprendre, si l’on ose dire, à manier le mieux possible, et la conception du corps comme valeur, ayant sa part et faisant son jeu dans la culture générale. […].
Ainsi, réduire le corps à une fonction instrumentale, ce serait régresser vers le dualisme que l’on voulait précisément combattre. En fait, le corps est objet de connaissance, mais, dans cet acte même de connaissance, il est en même temps sujet. Comme l’écrit avec raison Michel Bouet, « le sport implique que le corps ne soit pas le simple support de l’action, mais qu’il soit au cœur même de l’action, sa substance et non seulement son soutien ». « En sport, ce qui fonde l’existence corporelle comme subjectivité, c’est que notre personnalité est plus immédiatement présente à elle-même en lui et que notre corps se fond dans la lumière de cette présence à soi ». Le corps est l’occasion de ce qu’on pourrait appeler, en hasardant la formule, un cogito personnel.

Pierre Charreton, Le Sport, l’ascèse, le plaisir : éthique et poétique du sport dans la littérature française moderne, Saint-Etienne : C.I.E.R.E.C, 1990. Pages 42 et 43.

Vous trouverez ci-dessous plusieurs entraînements inédits sur le thème du sport(synthèse + écriture personnelle) :
  • Les valeurs du Sport : Excellence ou Sacralisation ? [Coubertin, INA, Caillat, Brohm] : Sujet + Corrigé
  • Sport et Droits de l’Homme [Bolotny, R. Yade, B. Laporte, Amnesty International, Lemieux, Collectif pour le Boycott des JO de Pékin 2008] : Sujet
  • Sport et discriminations de genre [Collectif, SOS Homophobie, Bodin, Robène, Héas, Mennesson, Kay, Jeanes + nombreux documents complémentaires] : Sujet
  • L’Art et le sport [Bégaudeau, De La Porte, Gaucher, Bellows, Boutrin] : Sujet
  • Sports de masse et Surmédiatisation [Thibon, Giono, Brohm, Couture] : Sujet + Corrigé
  • Le sport, reflet du capitalisme ? [Bodin, Sempé, Fatien, Fontanel, Joffard] Support de cours+ Sujet d’entraînement
  • Le phénomène E-Sport : de la convivialité à la post-humanité… Support de cours + documents d’accompagnement

Licence Creative CommonsNetiquette : comme pour l’ensemble des textes publiés dans l’Espace Pédagogique Contributif, cet article est protégé par copyright. Ils est mis à disposition des internautes selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 2.0 France. La diffusion publique est autorisée sous réserve de mentionner le nom de l’auteur ainsi ainsi que la référence complète de l’article cité (URL de la page).


© Bruno Rigolt, EPC février 2012__

Entraînement BTS… Culture gé… Sport et accomplissement : De l’exploit à la quête de soi

Entraînement BTS Sessions 2012>13

Quand l’athlète médite…
Sport et accomplissement

De la poétique du geste à la quête de soi

Dans ce nouvel entraînement sur le thème du sport, je propose aux étudiant(e)s un corpus assez court mais dense, qui porte sur le geste sportif, comme objet de poésie et de connaissance. On sait que pour Pierre de Coubertin par exemple, au-delà de la force physique qu’il requiert et de son aspect purement événementiel, l’acte sportif comme dépassement de soi-même, aboutit à un postulat à la fois esthétique et ontologique : telle est l’image de l’athlète évoquée par le grand écrivain Henry de Montherlant (document 1) ou dans le Discobole Lancellotti (document 3) : celle du sportif qui s’engendre dans son propre geste créateur, en tant qu’esprit absolu, en soi et pour soi…

Corpus :
– Document 1 : Discobole par Lancellotti, copie romaine, vers 120 ap. J.-C.
– Document 2 : Henry de Montherlant, « Vesper », Les Olympiques, 1924
– Document 3 : Patrick Bollon, Manuel du contemporain, 2007
– Document 4 : Gilbert Andrieu, Sport et spiritualité, 2009

– Document complémentaire : Pierre Charreton, Le Sport, l’ascèse, le plaisir : éthique et poétique du sport dans la littérature française moderne, 1990

Sujet : Vous ferez des documents suivants, une synthèse concise, objective et ordonnée.

Écriture personnelle :
Dans quelle mesure la pratique d’un sport permet-elle de « faire l’expérience d’un autre moi », comme l’affirme Gilbert Andrieu ?

  • Document 1 : Discobole par Lancellotti, copie romaine, vers 120 ap. J.-C.

L’un des plus célèbres Discoboles est le « Discobole Lancellotti ». Cette statue qui représente un athlète en train de lancer un disque est la copie d’une non moins illustre statue de l’Antiquité, attribuée à Myron, sculpteur athénien du Ve siècle av. J.C.

  • Document 2 : Henry de Montherlant, « Vesper », 1924

Le stade n’est que silence et solitude. Les réflecteurs s’éteignent un à un.
Les vitres des vestiaires s’éteignent, toutes ensemble. Quelque chose s’éteint.
Il n’y a plus qu’un garçon, là-bas, qui lance le disque dans la nuit descendue.
La lune monte. Il est seul. Il est la seule chose claire sur le terrain.
Il est seul. Il fait pour lui seul sa musique pure et perdue,
son effort qui ne sert à rien, sa beauté qui mourra demain.
Il lance le disque vers le disque lunaire, comme pour un rite très ancien,
officiant de la Déesse Mère, enfant de chœur de l’étendue.
Seul, – tellement seul, – là-bas. Il fait sa prière pure et perdue.

Henry de Montherlant, « Vesper », Les Olympiques, éd. Gallimard, Paris 1924

  • Document 3 : Patrick Bollon, Manuel du contemporain, 2007

     Car la course de fond résume toutes les interrogations de l’existence et délivre bien des recommandations dont nous pourrions tirer profit : ne pas débuter trop vite ; ne pas nous fourvoyer en tentant de faire jeu égal avec ceux qui ne font pas la même course que nous ou n’ont pas l’intention de la terminer ; accepter la souffrance inéluctable ; aller toujours dans le même sens et prévoir, enfin, de perdre par instants du temps, car c’est là le seul vrai moyen d’en gagner [..] Si la vie ressemble à une compétition, cette compétition s’exerce donc d’abord et avant tout, quasi-exclusivement même, par rapport à soi. Quant à son secret ultime, il tient en une seule phrase : il faut avoir la conscience, l’intelligence de ce que l’on est, et faire en sorte, par tous les moyens dont nous disposons, y compris les plus détournés, de n’en jamais dévier.

Patrick Bollon, Manuel du contemporain, éd. Du Seuil, Paris 2007.

  • Document 4, Gilbert Andrieu, Sport et spiritualité, 2009.

[…] le sportif qui découvre le silence que lui impose la performance, découvre ce qu’il contient et qu’aucun partenaire ou instructeur ne peut prévoir. Dans le silence de son corps et sa richesse, le sportif retrouve la solitude qui fait de lui un homme total. La concentration pourrait nous laisser croire qu’il s’agit de la même chose, il n’en est rien. La concentration est due à un effort volontaire qui force l’esprit à observer un seul point, un seul détail, un seul moment de la vie. Le silence du corps est libéré quant à lui du temps et de l’espace. Il n’a pas d’endroit où se loger, il est partout à la fois, il remplit tout l’espace, il est instantané dans son apparition, n’a pas de durée propre, supprime le temps des horloges et semble transformer la plus infime durée en éternité. Cette découverte du silence n’est pas due à une recherche méthodique de notre cerveau gauche, de notre cerveau rationnel, elle n’est pas le fruit d’un effort, bien au contraire, car tout effort volontaire la rend impossible, elle survient, s’impose d’elle-même, envahit l’individu surpris d’être aussi cela.
Cette petite escapade, loin des traditions, pourrait paraître irréelle, si d’autres que moi n’en parlaient pas, faisant état de leurs expériences, à l’aide d’images plus symboliques qu’objectives.
Pour revenir à la discipline, je dirai que l’homme, ayant accepté de faire des efforts toujours plus intenses afin de se perfectionner en vue d’une performance ou d’une victoire, est amené à faire l’expérience d’un autre moi, c’est-à-dire d’un soi qui semble vouloir se libérer des règles techniques et de toutes les sanctions qui les accompagnent. En dépassant la gestuelle la plus savante, le sportif découvre celui qui s’en sert, et cet autre n’est pas le produit de son intelligence, n’est pas l’objet qu’il a appris à maîtriser.
Je crois que l’on peut retenir cette réalité simple, mais oh combien significative, de notre monde : ce silence que l’homme vrai perçoit ne saurait être maîtrisé. C’est lorsque le sportif n’est plus nécessairement maître de lui-même qu’il rencontre sa véritable nature d’homme, d’homme-dieu avons-nous déjà dit, qu’il retrouve, non sans une certaine émotion, le chemin du ciel.

Gilbert Andrieu, Sport et spiritualité, L’Harmattan, Paris 2009, pages 193194.

  • Document complémentaire : Pierre Charreton, Le Sport, l’ascèse, le plaisir : éthique et poétique du sport dans la littérature française moderne, 1990

[…] la conscience qu’on a de son propre corps intervient évidemment dans la connaissance de soi. L’athlète entretient avec son propre corps des relations privilégiées, raffinées, dont le profane peut difficilement avoir idée. Dans le sport, le corps est à nous plus que dans les actes courants de la vie, il nous appartient davantage […]. Le sport nous enseigne que nous sommes aussi notre corps, et qu’il est mauvais qu’il nous soit mal connu ou qu’il se dérobe à nous, car c’est une partie de nous-mêmes que nous perdons ainsi, et avec elle tout un univers de sensations […].
Les théories du sport et de l’éducation physique oscillent entre la considération du corps comme support ou simple instrument qu’il faut domestiquer et apprendre, si l’on ose dire, à manier le mieux possible, et la conception du corps comme valeur, ayant sa part et faisant son jeu dans la culture générale. […].
Ainsi, réduire le corps à une fonction instrumentale, ce serait régresser vers le dualisme que l’on voulait précisément combattre. En fait, le corps est objet de connaissance, mais, dans cet acte même de connaissance, il est en même temps sujet. Comme l’écrit avec raison Michel Bouet, « le sport implique que le corps ne soit pas le simple support de l’action, mais qu’il soit au cœur même de l’action, sa substance et non seulement son soutien ». « En sport, ce qui fonde l’existence corporelle comme subjectivité, c’est que notre personnalité est plus immédiatement présente à elle-même en lui et que notre corps se fond dans la lumière de cette présence à soi ». Le corps est l’occasion de ce qu’on pourrait appeler, en hasardant la formule, un cogito personnel.

Pierre Charreton, Le Sport, l’ascèse, le plaisir : éthique et poétique du sport dans la littérature française moderne, Saint-Etienne : C.I.E.R.E.C, 1990. Pages 42 et 43.

Vous trouverez ci-dessous plusieurs entraînements inédits sur le thème du sport(synthèse + écriture personnelle) :
  • Les valeurs du Sport : Excellence ou Sacralisation ? [Coubertin, INA, Caillat, Brohm] : Sujet + Corrigé
  • Sport et Droits de l’Homme [Bolotny, R. Yade, B. Laporte, Amnesty International, Lemieux, Collectif pour le Boycott des JO de Pékin 2008] : Sujet
  • Sport et discriminations de genre [Collectif, SOS Homophobie, Bodin, Robène, Héas, Mennesson, Kay, Jeanes + nombreux documents complémentaires] : Sujet
  • L’Art et le sport [Bégaudeau, De La Porte, Gaucher, Bellows, Boutrin] : Sujet
  • Sports de masse et Surmédiatisation [Thibon, Giono, Brohm, Couture] : Sujet + Corrigé
  • Le sport, reflet du capitalisme ? [Bodin, Sempé, Fatien, Fontanel, Joffard] Support de cours+ Sujet d’entraînement
  • Le phénomène E-Sport : de la convivialité à la post-humanité… Support de cours + documents d’accompagnement

Licence Creative CommonsNetiquette : comme pour l’ensemble des textes publiés dans l’Espace Pédagogique Contributif, cet article est protégé par copyright. Ils est mis à disposition des internautes selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 2.0 France. La diffusion publique est autorisée sous réserve de mentionner le nom de l’auteur ainsi ainsi que la référence complète de l’article cité (URL de la page).


© Bruno Rigolt, EPC février 2012__

Entraînement BTS Synthèse + corrigé… Faire rire est-il risible ?

Entraînement BTS : exercice de synthèse + proposition de corrigé…

Faire rire

est-il risible ?

Ce sujet inédit, que je propose avec un corrigé, amène à s’interroger sur l’art du comique : derrière ses apparences burlesques ou bouffones, le talent de faire rire  n’est-il pas fondamentalement le résultat d’un travail exigeant, tant sur le plan artistique que didactique, permettant à l’homme de participer, par le rire, à son propre questionnement ?

Synthèse : 40 points
Vous ferez de ces quatre documents une synthèse objective, concise et ordonnée.

  1. Image du film Les Temps modernes, 1936
  2. Marcel Pagnol, Le Schpountz, 1938
  3. François Rabelais, Gargantua, « Prologue », 1534
  4. Jean-Robert Probst, Chicky, une vie de clown, légende vivante du cirque, 2008

Écriture personnelle : 20 points

Dans le Schpountz (document 2), Irénée déclare : « celui qui rit d’un autre homme, c’est qu’il se sent supérieur à lui. Celui qui fait rire tout le monde, c’est qu’il se montre inférieur à tous. » Partagez-vous cette opinion ?

Autre sujet possible, déjà proposé : Dans le Schpountz (document 2), Irénée définit un spectacle comique comme « un spectacle qui ne nous fera pas penser, qui ne nous posera aucun problème ». Partagez-vous cette opinion ?

Corpus

  • Document 1 : image du film Les Temps modernes (1936), réalisé et interprété par Charlie Chaplin.

                  

  • Document 2 : Marcel Pagnol, Le Schpountz, 1938

Irénée, un provincial naïf qui rêve de devenir acteur tragique, a été engagé dans un film pour incarner à son insu un personnage comique. Le jour de la sortie, son amie Françoise lui rend compte des réactions du public et lui apprend qu’il a fait rire, en particulier dans la grande scène d’amour. Irénée comprend alors qu’on s’est joué de lui et qu’il n’est en fait qu’un « Schpountz ».

IRÉNÉE — Faire rire ! Devenir un roi du rire ! C’est moins effrayant que d’être guillotiné, mais c’est aussi infamant.
FRANÇOISE — Pourquoi ?
IRÉNÉE — Des gens vont dîner, avec leur femme ou leur maîtresse. Et vers les neuf heures du soir, ils se disent : « Ah, maintenant qu’on est bien repu, et qu’on a fait les choses sérieuses de la journée, où allons-nous trouver un spectacle qui ne nous fera pas penser, qui ne posera aucun problème et qui nous secouera un peu les boyaux, afin de nous faciliter la digestion ? »
FRANÇOISE — Mais vous exagérez tout !
IRÉNÉE — Oh non, c’est même encore pire : ce qu’ils viennent chercher, quand ils viennent voir un comique, c’est un homme qui leur permette de s’estimer davantage. Alors pour faire un comique, le maquilleur approfondira une ride, il augmentera un petit défaut. Au lieu de corriger mon visage, au lieu d’essayer d’en faire un type d’homme supérieur, il le dégradera de son mieux, avec tout son art. Et si alors j’ai un grand succès de comique, cela voudra dire que dans toute la France, il ne se trouvera pas un homme qui ne puisse pas se dire : « ce soir je suis content, parce que j’ai vu – et j’ai montré à ma femme – quelqu’un de plus bête et de plus laid que moi. » (Un temps, il réfléchit.) Il y a cependant une espèce de gens auprès de qui je n’aurai aucun succès : les gens instruits, les professeurs, les médecins, les prêtres. Ceux-là, je ne les ferai pas rire, parce qu’ils ont l’âme assez haute pour être émus de pitié. Allez, Françoise, celui qui rit d’un autre homme, c’est qu’il se sent supérieur à lui. Celui qui fait rire tout le monde, c’est qu’il se montre inférieur à tous.
FRANÇOISE — Il se montre, peut-être, mais il ne l’est pas.
IRÉNÉE — Pourquoi ?
FRANÇOISE — Parce que l’acteur n’est pas l’homme. Vous avez déjà vu sur l’écran Charlot recevoir des coups de pied au derrière. Croyez-vous que dans la vie, M. Chaplin accepterait seulement une gifle ? Mais il en donnerait plutôt… C’est un grand chef dans la vie, M. Chaplin.
IRÉNÉE — Alors, pourquoi s’abaisse-t-il à faire rire ?
FRANÇOISE — Ceux qui font rire sur la scène ou sur l’écran ne s’abaissent pas, bien au contraire. Faire rire ceux qui rentrent des champs, avec leurs si mains tellement dures qu’ils ne peuvent plus les fermer ; ceux qui sortent des bureaux avec leurs petites poitrines étroites qui ne savent plus le goût de l’air. Ceux qui reviennent de l’usine, la tête basse, les ongles cassés, avec de l’huile noire dans les coupures de leurs doigts… Faire rire ceux qui mourront, ceux qui ont perdu leur mère, ou qui la perdront…
IRÉNÉE — Mais qui c’est ceux-là ?
FRANÇOISE — Tous… Ceux qui n’ont pas encore perdu la Mère, la perdront un jour… Celui qui leur fait oublier un instant les petites misères… la fatigue, l’inquiétude et la mort ; celui qui fait rire des êtres qui ont tant des raisons de pleurer, celui-là leur donne la force de vivre, et on l’aime comme un bienfaiteur…
IRÉNÉE — Même si pour les faire rire il s’avilit devant leurs yeux ?
FRANÇOISE — Mais s’il faut qu’il s’avilisse, et s’il y consent, le mérite est encore plus grand, puisqu’il sacrifie son orgueil pour alléger nos souffrances… On devrait dire saint Molière, on pourrait dire saint Charlot…
IRÉNÉE — Mais le rire, le rire… C’est une espèce de convulsion absurde et vulgaire…
FRANÇOISE — Oh!  non, ne dites pas de mal du rire. Il n’existe pas dans la nature ; les bêtes ne rient pas, les arbres ne rient pas, les montagnes n’ont jamais ri… Les hommes seuls, les hommes et même les tout petits enfants, ceux qui ne savent pas encore parler… Le rire est une chose humaine, qui n’appartient qu’aux hommes ; et c’est une chose que Dieu leur a peut-être donnée pour les consoler d’être intelligents…

                      

  • Document 3, François Rabelais, Gargantua, « Prologue », 1534

Buveurs très illustres, et vous Vérolés très précieux (c’est à vous, à personne d’autre que sont dédiés mes écrits), dans le dialogue de Platon intitulé Le Banquet, Alcibiade faisant l’éloge de son précepteur Socrate, sans conteste prince des philosophes, le déclare, entre autres propos, semblable aux Silènes. Les Silènes étaient jadis de petites boîtes comme on en voit à présent dans les boutiques des apothicaires ; au-dessus étaient peintes des figures amusantes et frivoles : harpies, satyres, oisons bridés, lièvres cornus, canes bâtées, boucs volants, cerfs attelés et autres semblables figures imaginaires, arbitrairement inventées pour inciter les gens à rire, à l’instar de Silène, maître du bon Bacchus. Mais à l’intérieur, on conservait les fines drogues comme le baume, l’ambre gris, l’amome, le musc, la civette, les pierreries et autres produits de grande valeur. Alcibiade disait que tel était Socrate, parce que, ne voyant que son physique et le jugeant sur son aspect extérieur, vous n’en auriez pas donné une pelure d’oignon tant il était laid de corps et ridicule en son maintien : le nez pointu, le regard d’un taureau, le visage d’un fol, ingénu dans ses mœurs, rustique en son vêtement, infortuné au regard de l’argent, malheureux en amour, inapte à tous les offices de la vie publique ; toujours riant, toujours prêt à trinquer avec chacun, toujours se moquant, toujours dissimulant son divin savoir. Mais en ouvrant une telle boîte, vous auriez trouvé au-dedans un céleste et inappréciable ingrédient : une intelligence plus qu’humaine, une force d’âme prodigieuse, un invincible courage, une sobriété sans égale, une incontestable sérénité, une parfaite fermeté, un incroyable détachement envers tout ce pour quoi les humains s’appliquent tant à veiller, courir, travailler, naviguer et guerroyer.

À quoi tend, à votre avis, ce prélude et coup d’essai ? C’est que vous, mes bons disciples, et quelques autres fous oisifs, en lisant les joyeux titres de quelques livres de notre invention, comme Gargantua, Pantagruel, Fesse pinte, La Dignité des braguettes, Des pois au lard avec commentaire, etc., vous pensez trop facilement qu’on n’y traite que de moqueries, folâtreries et joyeux mensonges, puisque l’enseigne extérieure (c’est le titre) est sans chercher plus loin, habituellement reçue comme moquerie et plaisanterie. Mais il ne faut pas considérer si légèrement les œuvres des hommes. Car vous-mêmes vous dites que l’habit ne fait pas le moine, et tel est vêtu d’un froc qui au-dedans n’est rien moins que moine, et tel est vêtu d’une cape espagnole qui, dans son courage, n’a rien à voir avec l’Espagne. C’est pourquoi il faut ouvrir le livre et soigneusement peser ce qui y est traité. Alors vous reconnaitrez que la drogue qui y est contenue est d’une tout autre valeur que ne le promettait la boite : c’est-à-dire que les matières ici traitées ne sont pas si folâtres que le titre le prétendait. Et en admettant que le sens littéral vous procure des matières assez joyeuses et correspondant bien au titre, il ne faut pourtant pas s’y arrêter, comme au chant des sirènes, mais interpréter à plus haut sens ce que le hasard vous croyiez dit de gaieté de cœur.

Avez-vous jamais crocheté une bouteille ? Canaille ! Souvenez-vous de la contenance que vous aviez. Mais n’avez-vous jamais vu un chien rencontrant quelque os à moelle ? C’est, comme dit Platon au livre II de la République, la bête la plus philosophe du monde. Si vous l’avez vu, vous avez pu noter avec quelle dévotion il guette son os, avec quel soin il le garde, avec quelle ferveur il le tient, avec quelle prudence il entame, avec quelle passion il le brise, avec quel zèle il le suce. Qui le pousse à faire cela ? Quel est l’espoir de sa recherche ? Quel bien en attend-il ? Rien de plus qu’un peu de moelle. Il est vrai que ce peu est plus délicieux que le beaucoup d’autres produits, parce que la moelle et un aliment élaboré selon ce que la nature a de plus parfait, comme le dit Galien au livre III Des Facultés naturelles et au deuxième de L’Usage des parties du corps.

À son exemple, il vous faut être sages pour humer, sentir et estimer ces beaux livres de haute graisse, légers à la poursuite et hardis à l’attaque. Puis, par une lecture attentive et une méditation assidue, rompre l’os et sucer la substantifique moelle, c’est-à-dire —ce que je signifie par ces symboles pythagoriciens— avec l’espoir assuré de devenir avisés et vaillants à cette lecture. Car vous y trouverez une bien autre saveur et une doctrine plus profonde, qui vous révèlera de très hauts sacrements et mystères horrifiques, tant sur notre religion que sur l’état de la cité et la gestion des affaires.

               

  • Document 4, Jean-Robert Probst, Chicky, une vie de clown, légende vivante du cirque, éd. Cabédita (Suisse, 2008), page 42 et 44.

Au cours de leur carrière, les Dubsky jouèrent un certain nombre d’entrées classiques, parmi lesquelles celle du taxi en folie, qui rencontre toujours un énorme succès. Très simple, la trame tient en quelques lignes. Une famille, qui veut partir en vacances, commande un taxi. Mais la voiture se montre plutôt récalcitante. Elle perd ses portières, le toit se déchire, les phares tombent sur le capot et finalement le moteur explose, pour la plus grande joie des enfants. Et aussi de leurs parents. Qui n’a jamais été confronté à des ennuis causés par sa propre voiture ? […].

Chaque membre de la troupe avait son rôle à jouer, et il devait faire preuve d’une précision extrême, pour que les effets tombent au bon moment. Souvent, on compare les entrées clownesques à un mouvement d’horlogerie. Il est vrai que le timing s’avère très important. Une demi-seconde d’hésitation et le gag tombe à plat. Ce n’est pas étonnant si l’on compare le célèbre clown Grock à un horloger. Alors que son numéro paraissait tenir de l’improvisation, chaque geste était parfaitement synchronisé et tombait pile au bon moment. […].

Parce qu’il n’avait pas les moyens de se faire couper un costume de clown sur mesure, Chicky avait emprunté un vêtement à un parent genevois. Comme ce dernier était de forte constitution, le costume flottait passablement. C’est exactement l’effet qui était recherché. Il compléta l’habillement en dénichant des chaussures de taille énorme, qu’il bourra de papier pour qu’elles tiennent aux pieds. Et il enfila une perruque à cheveux oranges, qu’il avait achetée au cours de ses pérégrinations à un coiffeur de théâtre. Un nez rouge, quelques touches de maquillage et le personnage était prêt à entrer en piste.

Corrigé

     [Introduction] L’introduction doit comporter trois éléments essentiels : la présentation du thème commun aux documents proposés ; la présentation de la documentation de manière succincte ;  la formulation d’une problématique débouchant sur l’annonce d’un plan.

     Le talent de faire rire a toujours suscité des réactions contrastées : on peut voir ainsi dans le comique un relâchement du niveau mental, au point de s’abaisser à une certaine trivialité, ou au contraire associer le rire à une esthétique et à une pensée philosophique sérieuses : tel est l’enjeu de ce corpus qui nous invite à dépasser la légèreté apparente et trompeuse du rire pour en éclairer plus profondément le sens.
     Le premier document, qui est une image tirée des Temps modernes de Chaplin, donne le ton du corpus : qu’il s’agisse du dialogue du Schpountz de Marcel Pagnol, ou de l’extrait de la biographie que Jean-Robert Probst a consacrée au clown Chicky, le rire interroge autant qu’il interpelle : aussi doit-il être pris au sérieux, comme nous le rappelle le célèbre prologue de Gargantua, rédigé par Rabelais en 1534.
     Nous analyserons cette problématique selon une triple perspective : après avoir dans une première partie rappelé combien l’aspect facétieux, plaisant, voire bouffon du comique pouvait le dévaluer comme genre mineur, nous chercherons à montrer qu’il repose en fait sur une véritable exigence, autant esthétique qu’artistique. Enfin, il conviendra d’étudier la dimension à la fois didactique mais aussi humaniste du rire.

          

     [Développement] Le développement exige :
1.  Une lecture attentive du corpus : on attend du candidat une restitution fidèle des documents, ce qui suppose une compréhension de leur contenu et des relations qu’ils entretiennent les uns avec les autres. Cela implique la circulation d’un document à l’autre à chaque étape de la progression : n’oubliez pas de mettre en relation les documents (il ne faut jamais les traiter isolément).
2.  Un parcours argumentatif : la synthèse dans son ensemble et dans chacune de ses parties doit être construite sur une progression d’idées. La dynamique de la composition et l’équilibre des parties sont des critères d’appréciation essentiels pour le lecteur de la copie qui  doit être guidé par une hiérarchisation des arguments dans chaque partie, comme par la hiérarchisation des parties entre elles.
 

     [Première partie : c’est l’aspect facétieux et bouffon du comique qui provoque le rire]
     Le premier élément qui vient spontanément à l’esprit quand on aborde le phénomène comique est de l’associer à ce qui fait rire et donc de l’opposer à ce qui est sérieux. Le légendaire film de Charlie Chaplin, les Temps modernes, tourné en 1936, nous en fournit une excellente illustration : qu’importe que les pitreries de Charlot soient la conséquence d’une aliénation de l’homme à la machine, nous rions de bon cœur, et sans nous poser trop de questions devant les mimiques et la pose facétieuses de ce personnage devenu fou en train d’effectuer avec deux clés à molette un mouvement expressif dansé digne du ballet classique ! Comme le remarque avec justesse, mais non sans amertume Irénée, l’acteur comique bien malgré lui du film de Marcel Pagnol, le Schpountz sorti en 1938, il est possible de résumer un spectacle qui fait rire à un spectacle qui « ne nous fera pas penser, qui ne nous posera aucun problème ».

     Ce qui fait rire repose donc d’abord sur l’effet burlesque : dans sa biographie consacrée en 2008 au clown suisse Chicky (Chicky, une vie de clown, légende vivante du cirque), Jean-Robert Probst évoque une entrée devenue un classique dans laquelle un départ familial en taxi sur la route des vacances se métamorphose en un truculent et joyeux cauchemar « pour la plus grande joie des enfants. Et aussi de leurs parents ». Nous rions, bien malgré nous, de celui qui s’abaissant pour provoquer l’hilarité, comme le déplore Irénée, donne l’impression de n’être qu’un Schpountz, c’est-à-dire un charlot, un clown. Mais faut-il s’en tenir à ces stéréotypes, quelque peu réducteurs ? C’est tout le génie de Rabelais de convoquer le rieur au tribunal de la raison, et de lui rappeler que derrière les manières joyeuses et cocasses des Silènes se cache en fait une profonde vérité du rire qu’il faut interpréter allégoriquement.

               

     [Faire rire relève d’une véritable exigence, autant esthétique qu’artistique]
     Tel est l’art de l’illusion comique : comme le note plaisamment Rabelais, « l’habit ne fait pas le moine », propos pleins de sagesse qui trouvent un écho dans cette réplique apaisante que Françoise adresse à Irénée en lui rappelant que « l’acteur n’est pas l’homme ». Si faire rire à ses dépends peut susciter la moquerie, il n’en va pas de même de celui qui, relevant le défi de faire rire, se révèle être un artiste. À ce titre, les pitreries de Charlot sont-elles d’abord le fruit d’un extraordinaire travail de mise en scène : la pose du personnage, savamment étudiée, vise surtout à susciter la charge émotionnelle. Ainsi relève-t-elle d’une véritable stratégie artistique. Dans le même ordre d’idée, Jean-Robert Probst n’hésite pas à comparer le timing des numéros de clowns à un « mouvement d’horlogerie » apte à provoquer l’implication spectatorielle. Il en va de même de l’accoutrement vestimentaire du clown Chicky, résultat d’un incessant travail de perfectionnement.

     De toutes ces remarques, il ressort l’idée d’une dimension culturelle et esthétique du faire rire, particulièrement mise en évidence dans les documents du corpus : que l’art du comique résulte en effet de la participation du corps ou d’un exigeant travail sur la littérarité, il nous amène à comprendre qu’il n’est pas donné à tous de savoir rire. Car le rire, à un niveau d’interprétation plus fécond, exige de la part du spectateur ou du lecteur une certaine connivence ainsi qu’un travail de déchiffrement symbolique : c’est ainsi que le grotesque rabelaisien, qui fourmille de propos grivois comme « Fesse pinte, La Dignité des braguettes, Des pois au lard avec commentaire » est un appel à l’attention sur l’esthétique du rire autant qu’un réquisitoire contre l’immobilisme social. Le rire de la farce, envisagé dans sa dimension allégorique est donc un rire qui met à distance le risible pour remplir avant tout une fonction didactique et morale.

               

     [La dimension à la fois didactique et humaniste du rire]
     Comme nous le comprenons, le rire s’accompagne d’une profonde réflexion sur les enjeux qu’il provoque : qu’il s’agisse de permettre l’identification projective des spectateurs comme le suggère brièvement Jean-Robert Probst à propos du « Taxi en folie » ou d’aider le public à mieux affronter les épreuves bien souvent douloureuses de la vie, selon les propos de Françoise à Irénée dans le Schpountz, le comique est toujours significatif. Ainsi est-il investi d’une fonction sociale majeure : la photographie extraite des Temps modernes par exemple perdrait de sa valeur si l’on faisait abstraction du contexte historique qui a marqué les bouleversements socio-économiques multiples après la grande dépression dans les années Trente ainsi que le passage brutal et souvent inhumain vers un monde voué au machinisme et à l’industrialisation. Derrière les pitreries d’un Charlot devenu fou, c’est bien le nihilisme moral de notre monde qui est dénoncé.

     Le rire est donc d’abord et surtout un humanisme : Marcel Pagnol, par la voix de Françoise, en appelle à cette supériorité du comique, apte à faire oublier à l’homme de la rue le sentiment de son échec existentiel. Cette fonction démiurgique du rire incarnée par le clown ou l’acteur comique est ainsi salvatrice : elle préexiste dans l’homme et confère au pouvoir de faire rire une valeur profondément morale et philosophique. Tel est le sens qu’il convient d’attribuer aux propos de Rabelais : les allusions marquées à Socrate, aux silènes et aux symboles pythagoriciens sont riches d’enseignement… Par le rire, l’homme se grandit lui-même pour atteindre la « substantifique moelle », c’est-à-dire l’ascèse. Ainsi le rire le fait-il sortir de sa passivité en le faisant participer à sa propre instruction : le rire de provocation de Charlot ou celui de l’intrépide buveur rabelaisien est donc un rire d’engagement, épris d’humanité et de tolérance…

© Bruno Rigolt
Espace Pédagogique Contributif/Lycée en Forêt, février 2012.

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La citation de la semaine… John Steinbeck…

« Les raisins de la colère se gonflent et mûrissent, annonçant les vendanges prochaines… »

The grapes of wrath are filling and growing heavy, growing heavy for the vintage…

          Les cerises mûrissent les premières. Un cent et demi la livre. Merde, on ne peut pas les cueillir à ce tarif-là. Cerises noires et cerises rouges, à la chair juteuse et sucrée ; les oiseaux mangent la moitié de chaque cerise et les guêpes viennent bourdonner dans tous les trous faits par les oiseaux. Et les noyaux auxquels adhèrent encore des lambeaux de défroque noire, tombent à terre et se dessèchent.
          Puis c’est le tour des prunes rouges de s’adoucir et de prendre de la saveur.
          Bon sang ; on ne peut pas les faire cueillir, sécher et soufrer. 
          Pas moyen de payer des salaires, aussi bas soient-ils.
          Alors les prunes rouges tapissent le sol. […].
          Et finalement les raisins.
          Nous ne pouvons pas faire de bon vin. Les gens n’ont pas les moyens d’acheter du bon vin. […] Qu’à cela ne tienne. Un peu de soufre et de tanin et on n’y verra que du feu.
          Mais l’odeur de fermentation n’est pas l’odeur riche et généreuse du bon vin. Cela sent la décomposition et la pharmacie.
          Oh ! Tant pis. En tout cas, il y a de l’alcool dedans. Ils pourront toujours se soûler avec. […].
          Les petits fermiers voyaient leurs dettes augmenter, et derrière les dettes, le spectre de la faillite. Ils soignaient les arbres mais ne vendaient pas la récolte ; ils émondaient, taillaient, greffaient et ne pouvaient pas faire cueillir les fruits. Des savants s’étaient attelés à la tâche, avaient travaillé à faire rendre aux arbres le maximum, et les fruits pourrissaient sur le sol, et le moût en décomposition dans les cuves empestait l’air. […]. L’année prochaine, ce petit verger sera absorbé par une grande Compagnie, car le fermier, étranglé par ses dettes, aura dû abandonner.
          Ce vignoble appartiendra à la banque. Seuls les grands propriétaires peuvent survivre, car ils possèdent en même temps les fabriques de conserves. Et quatre poires épluchées, coupées en deux, cuites et emboîtées, coûtent toujours quinze cents. Et les poires en conserve ne se gâtent pas. Elles se garderont des années.
          La décomposition envahit toute la Californie, et l’odeur douceâtre est un grand malheur pour le pays. Des hommes capables de réussir des greffes, d’améliorer les produits, sont incapables de trouver un moyen pour que les affamés puissent en manger. Les hommes qui ont donné de nouveaux fruits au monde sont incapables de créer un système grâce auquel ces fruits pourront être mangés. Et cet échec plane comme une catastrophe sur le pays.
          Le travail de l’homme et de la nature, le produit des ceps, des arbres, doit être détruit pour que se maintiennent les cours, et c’est là une abomination qui dépasse toutes les autres. […].
          Il y a là un crime si monstrueux qu’il dépasse l’entendement.
          Il y a là une souffrance telle qu’elle ne saurait être symbolisée par les larmes. […]. Dans l’âme des gens, les raisins de la colère se gonflent et mûrissent, annonçant les vendanges prochaines.

John Steinbeck (1902-1968), Les Raisins de la colère (Grapes of Wrath, 1939).
Traduit de l’Américain par Marcel Duhamel et Maurice Edgar Coindreau.
© Gallimard, 1947, « Folio » 2011, pages 490-492

ubliés en 1939, dix ans après la faillite de Wall Street qui marquera les débuts de la « grande dépression », et ne cessera plus de hanter la conscience collective américaine, les Raisins de la colère sont une œuvre majeure de la littérature du vingtième siècle. L’histoire, qui s’étend sur trois mois, raconte l’épopée tragique d’une famille de métayers, les Joad, dépossédés de leur terre par la mécanisation de l’agriculture et l’inhumanité du grand capital face à la petite propriété.

Victimes de prospectus alléchants dont la propagande leur fait miroiter un salaire élevé en échange d’un travail dans les vergers de Californie, les Joad, comme des centaines de milliers d’autres « Okies » (les habitants pauvres de l’Oklahoma), se jettent sur la route 66 pour émigrer d’est en ouest vers la Californie, nouvelle « terre promise »… Mais cette ruée vers l’or se révèlera illusoire : à leur arrivée, les familles ne trouveront que misère et dénuement.  

crivain engagé, très impliqué dans la vie de son temps, Steinbeck a souvent rencontré les paysans, vécu à leurs côtés, ce qui explique l’importance dans ce passage, comme dans tout le roman, des descriptions à portée sociale, largement redevables à  la tradition naturaliste française. Ainsi l’auteur dénonce-t-il, à travers la lutte qui oppose les riches propriétaires et les « Okies », le processus irréversible de déshumanisation entraîné par l’agriculture mécanisée et la loi du profit, qui en détruisant le lien entre l’homme et la nature, apparaît comme l’aliénation de l’homme à l’argent.

Mais si le roman met tout d’abord en lumière l’envers du « rêve américain », il peut faire par ailleurs l’objet d’un déchiffrement symbolique : c’est ainsi que le long périple des Okies sur la route 66 peut se lire comme « la réécriture du récit de l’Exode [qui] vient structurer le roman de Steinbeck en lui offrant une « charpente » narrative aisément identifiable, grâce aux éléments faisant clairement référence au texte biblique » (*). Ces propos de Julien Ribot permettent de mieux comprendre la dimension allégorique du récit de Steinbeck, dont le style souvent emphatique peut faire aisément songer à certaines prophéties de l’Apocalypse :

          Il y a là un crime si monstrueux qu’il dépasse l’entendement.
          Il y a là une souffrance telle qu’elle ne saurait être symbolisée par les larmes. […]. Dans l’âme des gens, les raisins de la colère se gonflent et mûrissent, annonçant les vendanges prochaines.

ur un plan plus politique et philosophique, le texte de Steinbeck se nourrit d’une réflexion importante sur le thème de la justice : face au déterminisme inflexible des lois économiques qui dénaturent l’humanité de l’homme, Steinbeck prend la défense des opprimés à travers un récit qui, refusant l’impasse du roman psychologique, donne à la lutte pour la justice sociale une dimension épique :  le parcours des Joad sur la route 66 est aussi un parcours initiatique ; à l’itinéraire géographique se substituent peu à peu le voyage spirituel et la prise de conscience existentielle, qui amènent Steinbeck à travers les Okies, à s’interroger avec une terrible clairvoyance, sur les dérives du capitalisme, où seule la rentabilité détermine le légitime.

La question que nous pose Steinbeck est donc la suivante : Quelle éthique attendre d’une société uniquement fondée sur le profit, sacrifiant les valeurs humaines à la loi du capital, et animalisant les êtres humains selon une logique darwinienne ? Ce puissant lien thématique entre l’exode des Okies et la réflexion politico-morale conduit Steinbeck à passer de la vigoureuse diatribe au plaidoyer humaniste : contre le capitalisme technocratique, le monde n’a d’autre atout que l’homme même. Pour l’auteur, la liberté et l’amour ne font qu’un ; de même que l’homme avec la terre. C’est pourquoi il nous faut retrouver le lien familial et social, l’enracinement à la terre, seuls remèdes pour réinventer, dans un monde qui a perdu toute mesure, une humanité renouvelée à la mesure de l’homme…

Bruno Rigolt

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(*) Julien Ribot, Les raisins de la colère de John Steinbeck : essai d’interprétation, éditions Le Manuscrit, 2008, page 73.

Crédit iconographique : les deux  portraits de Steinbeck proviennent de clichés d’époque recadrés et retouchés numériquement. Les autres images sont extraites de la magnifique adaptation cinématographique que le réalisateur américain John Ford tira du roman de Steinbeck en 1962.

Support de cours BTS Du rire existentiel, le rire entre mort et transgression

Thème BTS 2010-2012 : « rire, pour quoi faire ? »
Leçon 1 : du rire existentiel.
Leçon 2 : du rire grotesque, ou le rire sans rire ; publication le vendredi 24 février.
Leçon 3 : rire et sexisme ; publication en mars.
Leçon 4 : du « beau rire », ou le retour à l’esprit d’enfance ; publication en mars.

 

Du rire existentiel

 

 

 le rire entre mort et transgression

 

« De quoi rire ici-bas, sinon de Dieu ? »
Georges Bataille,
Ma Mère

Rire et transgression

Transgresser signifie passer outre, aller au-delà, franchir les limites. En ce sens, le rire, parce qu’il est l’expression d’un excès, d’un manque de retenue, d’un dérèglement, est une transgression propice au désordre, à l’inversion des valeurs et des normes sociales. En se situant en marge du « bien penser », il n’est pas éloigné du sacrilège et d’une violation du dogme : ainsi le rire ouvre-t-il une brèche dans la cohésion de l’ordre social et symbolique. Comme le faisaient remarquer très justement Freddy Raphael et Geneviève Herberich-Marx, « le « rire » signifie essentiellement la capacité, qui définit la seule science valable, de toujours remettre nos présupposés et nos assertions. Il témoigne du refus de nous réfugier dans des croyances pour combler nos désirs et apaiser nos angoisses. Il affirme la prééminence du concept d’incertitude » (1).

Le rire est donc à l’opposé du déterminisme puisqu’il repose en grande partie sur la spontanéité et l’imprévisibilité ; c’est même la raison d’être du rire grotesque selon Baudelaire : l’excès de rire n’est-il pas également l’excès de l’être ? Mais ce rire « subit » ou spontané dont parle Baudelaire procède d’abord d’un comique de la transgression. Eric Blondel, dans Le Risible et le désespoir (PUF, Paris 1988) expose l’idée selon laquelle «rire et jeux s’apparentent par le plaisir, la suspension du réel, la transgression des normes et la substitution de règles nouvelles» : rire est ainsi le refus de prendre au sérieux l’ordre. En ce sens, il renvoie l’homme à sa nature profonde et transgressive.

Le rire libère l’homme de la temporalité

Parce qu’il est séparé, détaché de l’être, le rire libère le récit et la fiction. En introduisant l’irréalité, il irréalise la mort. Et c’est la raison pour laquelle il est la transgression de la mort, le franchissement de l’infranchissable. Rire, c’est s’affranchir de ses liens terrestres pour échapper à sa propre finitude. Le rire est ainsi une victoire de l’esprit sur le désespoir et la finitude, en révélant à l’homme une loi absolue, qui le fait échapper au seul horizon de la temporalité et de l’interdit. Il lui permet de dépasser sa finitude en s’inscrivant dans la transgression. C’est donc dans l’identité dialectique du fini et de l’infini qu’il convient de situer le rire.

Si dans la mystique judéo-chrétienne, l’homme entre au monde en violant un interdit posé par Dieu, le rire rappelle à l’homme cette essence religieuse : Rire, c’est en faisant primer sa propre échelle de valeurs, se situer dans le principe créateur de l’homme prométhéen et donc échapper au monde des fins, de la mort, du péché originel, et de l’être-en-faute : en riant, l’homme reprend ses droits. Jean-François Fournier, dans un remarquable essai consacré au rire chez Baudelaire, faisait remarquer à ce titre que « c’est le religieux dans sa dimension de rapport au sacré qui suscite le rire » (2). Nous pouvons en déduire que rire, c’est retrouver la trace de Dieu : « Je ris parce que je suis Dieu ».

Le rire de Don Juan

Donc ce qui fonde le rire, c’est la notion de transgression sacrée. À cet égard, le Dom Juan de Molière est particulièrement intéressant à observer : s’il fut reproché à son auteur d’avoir mis en scène « un Farceur, qui fait plaisanterie de la Religion, qui tient École du Libertinage, et qui rend Majesté de Dieu le jouet d’un Maître et d’un Valet de Théâtre, d’un Athée qui s’en rit, et d’un Valet plus impie que son Maître qui en fait rire les autres » (3), c’est précisément parce que le rire de Don Juan transgresse l’ordre établi. De façon plus générale, on peut reprendre les propos de Jean Massin à propos du Don Juan de Mozart en affirmant que « le rire de Don Giovanni dans le cimetière, c’est le défi à l’état pur dans le paroxysme de la joie de vivre. […] Don Giovanni […], par la seule puissance de son rire, […] néantise toutes les valeurs sacrées pour lesquelles le Commandeur a vécu, a cru vivre » (4).

Le rire de Don Juan est avant tout un défi à la mort et à la morale courante. Rire de la mort pour l’homme prométhéen qui ne respecte rien, c’est provoquer le divin en se révoltant contre la finitude : en tant que dérision de la morale, le rire est ainsi un phénomène subversif : « Dans le rire de l’homme quelque chose semble sauvé de la divinité de chaque dieu, dont on dit dans Zarathoustra qu’ils seraient morts de rire… Dans cette mesure, le rire est la réponse souveraine à la mort annoncée de Dieu » (5). Et c’est cette pulsion libératrice qui permet à l’homme de s’affranchir de sa servitude : de la liberté du rire dépend la liberté de l’homme. Le rire est ainsi fait du sentiment d’être pleinement égal à Dieu.

Comme le notait avec pertinence Sophie Nezri-Dufour (6), « Le rire devient dès lors un instrument de survie par sa fonction défensive vis-à-vis de toutes les réalités anxiogènes. Il exerce une véritable modification sur le réel en le symbolisant, en le condensant et en le déformant. Proclamant la vie et le changement, la remise en question, la discussion, il permet de résoudre les conflits dans lequel (sic) l’individu est enfermé. Devant la déchéance humaine, la réalité prégnante de la mort et son danger permanent, il permet de nier la mort, devenant un instrument psychosocial de survie : la vie, grâce au rire, est plus forte. »

Entendue comme rire existentiel, cette liberté de déjouer les normes est une défense contre l’absurde : ainsi, le rire est-il un refus par l’homme de la précarité de sa propre condition, mais paradoxalement, il aide à consentir à la condition humaine en libérant l’homme de ce qui l’aliène : il est ainsi un facteur d’humanisation qui parvient à donner sens à l’insensé. À ce titre, je souhaiterais évoquer ici une scène désopilante du célèbre film italien à sketches : les Nouveaux monstres (I Nuovi mostri, 1977). L’un des sketches les plus drôles relate un éloge funèbre que je vous laisse découvrir (même en italien, la scène ne pose aucun problème de compréhension) :

Cet exemple amène à voir (et à entendre !) que l’origine du rire, c’est paradoxalement le silence, l’abandon, l’oubli : le rire commence toujours par une tragédie, et il est une énigme d’autant plus questionnante qu’il est l’énigme de l’ultime liberté : celle de pouvoir rire de la mort en renversant les interdits. Alors que la mort est l’absence de liberté, le rire, en tant que transgression de la mort, permet d’échapper à l’interminable, au désœuvrement, à la discontinuité, à l’inexorable. Ainsi est-il corrélé de manière structurelle à la vie et à la mort : parce qu’il est la conciliation de deux inconciliables, le rire, comme pulsion de vie, accueille la pulsion de mort pour délivrer l’homme de la mort.

Rire pour repousser la mort…

Si pour Bergson le rire aboutit à un intellectualisme froid et d’une certaine façon à la positivité de l’ordre social, il convient cependant de noter avec Georges Bataille combien l’enjeu du rire reposerait au contraire sur sa contiguïté à la mort : nous rions pour repousser la mort. Parce qu’il lève les barrières du refoulement, qu’il fait l’éloge de la limite, du déséquilibre, et parce qu’il transgresse les représentations interdites et les tabous, le rire en son essence, est violence  : il est lié à l’excès, au désordre. Pour reprendre le titre d’un article de Bataille, ce rire est « la pratique de la joie devant la mort » : telle est la signification du rire existentiel « qui se donne, dans son excès même, comme une quête de l’absolu » (7).

En ce sens il constitue un trait définitoire essentiel de l’homme, au sens rabelaisien du terme : affirmer que « rire est le propre de l’homme » qualifie l’homme dans sa volonté d’être infini, et non conditionné à aucune autre exigence ou loi morale que celle qu’il édicte par le rire : « Je me joue lorsque au bout du possible, je tends si fortement vers ce qui me renversera que l’idée de la mort me plaît —et que je jouis de rire d’elle » (8) affirme Georges Bataille. Parce qu’il est la négation du non-être, du doute existentiel et des aliénations, le rire est un processus créateur qui suggère un mysticisme où la transcendance de Dieu est sauvegardée. 

En riant, l’homme détruit son humanité finie, pour rechercher un fondement infini de sorte que son être libre se manifeste par la possibilité existentielle de pouvoir être « libre d’être mort de rire ». Rire jusqu’à presque mourir… de rire. Dominique Noguez, dans L’Homme de l’humour (Paris, Gallimard, 2004) faisait justement remarquer que « l’humour pourrait bien faire partie, et de la plus haute manière, des quelques subterfuges inventés par l’homme pour échapper, tout en restant en vie, au pesant fardeau d’exister ». Comme nous le comprenons, l’invariant de la mort est intimement mêlé à la thématique du rire. En un sens, le rire, parce qu’il se situe entre la grandeur et la déchéance, permet de conjurer ce que Bataille nommait le « sérieux de la mort ».

Ainsi que nous l’avons vu, le rire est donc traversé par une interrogation métaphysique inscrite à la fois dans la finitude, la mort, et dans la transcendance, la recherche du divin. L’humour noir et le cynisme sont ainsi investis d’une volonté de puissance : « Débarrassé des idoles qui jusque-là ont fondé sa représentation et sa position au monde, l’individu se trouve disposer tout à coup d’une puissance d’affirmation sans limites. La célébration de l’individuel succède alors naturellement à la mort de Dieu : confronté au vide métaphysique, libre de toute entrave théologique, l’homme cherche, dans un mouvement de dépassement, à se déifier lui-même pour atteindre au surhomme nietzschéen» (9).

Ces  propos de Christophe Graulle sont éclairants : il n’est guère étonnant que le rire de Don Juan n’ait rien de drôle… Dans sa recherche d’affranchissement et d’authenticité, le rire de la mort de Dieu, parce qu’il se situe dans la transgression des normes, rejoint l’injonction de Zarathoustra de briser les tables de la loi : en ce sens, le tragique est à la source même du rire. C’est la contestation du rire par le rire même. Dans son écart à la norme, le rire, comme principe de réalité et de liberté, est conçu comme ultime possibilité de donner un sens à la vie, en s’autorisant ainsi une réappropriation de l’ordre et de la morale.

© Bruno Rigolt
Leçons pour les étudiants de BTS Deuxième année
Espace Pédagogique Contributif/Lycée en Forêt, février 2012.

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___________________
Notes

(1) Freddy Raphael et Geneviève Herberich-Marx, Eléments pour une sociologie du rire et du blasphème, Revue des Sciences Sociales de la France de l’Est, 1994, page 5.
(2) Jean-François Fournier, Charles Baudelaire: quand le poème rit et sourit, Paris, L’Harmattan 2004, page 2011, page 158.
(3) Sieur de Rochemont, Observations sur une comédie de Molière intitulée Le Festin de Pierre, Paris, Nicolas Pépingué, 1665.
(4) Jean Massin, Don Juan, Bruxelles, Éditions Complexe 1993, page 36. On pourrait à ce titre évoquer le « potentiel séditieux du rire vis-à-vis de toute autorité et de tout pouvoir » qu’évoque Axel Kahn (dans L’Homme ce roseau pensant, essai publié en 2007).
(5) Christiaan Lucas Hart Nibbrig, Die Auferstehung des Körpers im Text, Frankfurt 1985, p. 71. Cité par Véronique Fabbri, Jean-Louis Vieillard-Baron, L’Esthétique de Hegel : journées d’études, Centre de recherche et de documentation sur Hegel et sur Marx, Paris, L’Harmattan 1997, page 237.
(6) Sophie Nezri-Dufour, « Primo Levi : rire pour ne pas pleurer« , in Italies, n°4, 2000 : «Humour, ironie, impertinence» (articles n°36, 37)
(7) J’emprunte cette expression à Philippe Sabot, Pratiques d’écriture, pratiques de pensée : figures du sujet chez Breton, Presses Universitaires du Septentrion 2001, page 115
(8) Georges Bataille, Méthode de méditation, Paris, Fontaine 1947.
(9) Christophe Graulle, André Breton et l’humour noir : une révolte supérieure de l’esprit, Paris, L’Harmattan 2000, page 207.

 

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Objectif EAF… Commentaire littéraire Anna de Noailles "Le Port de Palerme" par Cécile…

Entraînement à l’EAF
Commentaire littéraire 
Anna de Noailles,
« Le Port de Palerme »

Corrigé élèves
Aujourd’hui, le commentaire de Cécile D-S.
Classe de Seconde 1, promotion 2011-2012
Lisez également le commentaire de Clarisse et celui de Sarah.

Après avoir publié les commentaires de Clarisse et de Sarah, je vous laisse découvrir aujourd’hui le très original commentaire de Cécile sur lequel s’achève notre cycle d’étude consacré à la poésie d’Anna de Noailles…

 

TEXTE
 
 

Je regardais souvent, de ma chambre si chaude,
Le vieux port goudronné de Palerme, le bruit
Que faisaient les marchands, divisés par la fraude,
Autour des sacs de grains, de farine et de fruits,
Sous un beau ciel, teinté de splendeur et d’ennui…

J’aimais la rade noire et sa pauvre marine,
Les vaisseaux délabrés d’où j’entendais jaillir
Cet éternel souhait du cœur humain : partir !
— Les vapeurs, les sifflets faisaient un bruit d’usine
Dans ces cieux où le soir est si lent à venir…

C’était l’heure où le vent, en hésitant, se lève
Sur la ville et le port que son aile assainit.
Mon cœur fondait d’amour, comme un nuage crève.
J’avais soif d’un breuvage ineffable et béni,
Et je sentais s’ouvrir, en cercles infinis,
Dans le désert d’azur les citernes du rêve.

 

ans son recueil Les Vivants et les morts publié en 1913, celle que l’on surnomma «la muse des jardins» est parvenue à construire une vision poétique à la fois intimiste, sensorielle et sensible, dont « Le Port de Palerme » constitue sans nul doute l’une des expressions les plus abouties. De fait, Anna de Noailles a utilisé à dessein l’intimité féminine  pour transporter ses lecteurs dans une envolée lyrique et spirituelle particulièrement originale. D’inspiration néoromantique mais influencé également par des motifs symbolistes, ce texte adopte le registre de l’expérience vécue pour s’épanouir en un chant exaltant magnifiquement la réalité et la nature, mais aussi et surtout le moi dans son rapport au monde sensible.

          Inspirée par la thématique de l’amour et de la mort, cette artiste nous transporte donc dans un voyage spirituel et passionné inspiré d’une expérience individuelle. C’est ainsi que, si l’on peut considérer « le Port de Palerme » comme un épanchement inscrit au cœur de l’expérience sensible, le texte invite également le lecteur à une universalisation de cette expérience, pour proposer une idéalisation du monde, que nous interprèterons selon la thématique symboliste. Dans la première partie de notre travail, nous nous intéresserons à la description pittoresque et réaliste du lieu. Nous montrerons ensuite comment cette vision s’épanouit dans un imaginaire intimiste apte à mettre en évidence le désir de l’ailleurs et la quête de l’infini…

la première lecture, c’est une image atypique de la poésie qui s’offre à nous. C’est en effet le décor urbain et industriel du port de Palerme qui sert de toile de fond au texte. Celui-ci conjugue à l’épanchement romantique la représentation réaliste des apparences matérielles : ainsi est-il question d’un « vieux port goudronné », « de sacs de grains, de farine et de fruits », de «citernes»… Et sans doute est-il vrai qu’à travers l’utilisation d’expressions se rapportant au réel référentiel, ce texte ne se rattache —tout au moins en apparence— en rien à l’idéal romantique. Nous avons donc l’impression que c’est une personne ordinaire qui se chargerait de décrire quelque carte postale représentant le port de Palerme.

          Image atypique disions-nous, quand on sait combien pour les Romantiques et les Symbolistes, le matérialisme est souvent associé à la déchéance, voire à la dégénérescence ! Or, qu’on ne s’y trompe pas : comme nous le verrons, cette capacité de tendre au réel est évidemment tout le contraire de celui prôné par les romanciers naturalistes. Toute la beauté et l’harmonie du poème tiennent donc dans le réalisme de la signification spirituelle du concret : en décrivant le paysage d’une manière réaliste, la poétesse a pour but de réenchanter le réel grâce au pouvoir évocateur de la poésie.

          Ce n’est qu’à partir du vers cinq que nous comprenons combien la description, loin de se borner à un rôle décoratif, atteint à un rôle substantiel unique : l’alliance faite entre deux mots de sens incompatible  « splendeur » et « ennui » a en effet de quoi dérouter : d’un côté l’Idéal de la beauté, de l’autre une certaine vision spleenétique qui n’est pas sans évoquer l’univers baudelairien. Mais Anna de Noailles prend soin de parler  d’un «beau ciel», comme si la beauté comprenait ce dualisme même, propice à la rêverie et au recueillement : on comprend qu’Anna de Noailles partage en une même acception deux visions contradictoires de la vie : d’une part la vision enchanteresse et glorifiée («splendeur») et d’autre part la vision abaissée et ternie («ennui»).

          Pour bien comprendre ce rapport signifiant, il faut en réalité se pencher sur le haut degré d’intuition abstractive de la poésie d’Anna de Noailles : l’observation détaillée et concrète du port de Palerme dévoile d’une manière implicite le mystère de l’être et du monde qui est le véritable réel auquel devrait tendre l’Art : plus qu’une banale transcription de la réalité, il en est la représentation et la métamorphose : c’est ainsi que le réalisme des signes, des rêves et du spirituel qui apparaît dans cette poésie tente donc de stimuler l’imaginaire et la sensibilité des lecteurs pour permettre le passage du monde réel au monde de l’idée, et pour offrir la possibilité d’une connaissance de soi dans l’acte poétique.

ous pouvons distinguer un puissant contraste entre le début et la fin du poème. Si dans les premiers vers semblait prévaloir la description réaliste et banale d’un port italien, la suite du texte amène le lecteur à infléchir ce point de vue. La description devient alors progressivement un rêve dont chaque seconde est un espoir supplémentaire pour «partir !». Le champ lexical du voyage qui se développe ainsi à partir de la deuxième strophe («marine», «vaisseaux», «partir», «vapeurs», «cieux») laisse entrevoir l’essence dans l’existence : l’essence, c’est avant tout le spirituel, né dans la contemplation au plus profond de l’être de l’existence, dans ce qu’elle a de plus banal et de plus quotidien : comme si le port n’était plus décrit réellement, mais bel et bien imaginé et idéalisé comme moyen d’accéder à la connaissance de soi.

          Cette intensité spirituelle nous semble bien apparaître au vers huit : plus que le cliché romantique du dépaysement, c’est au contraire l’imagination et le recueillement qui apparaissent. Au « bruit/Que faisaient les marchands, divisés par la fraude », succède le grand silence du voyage : « Cet éternel souhait du cœur humain : partir ! ». N’assiste-t-on pas ici à une représentation du « cœur  humain » toute chargée de plénitude et d’allégorie ? Ne prend-il pas l’allure d’une révélation du moi ? Comme si le « cœur » entier du monde exigeait de s’éloigner des apparences pour pénétrer l’essence de toute chose, dans le feu de la communion spirituelle avec le matériel, pour atteindre ainsi un monde dénué de règles, utopiste mais bien réel : fuite vers un ailleurs primitiviste et, au sens propre du terme, essentiel.

          Une deuxième interprétation de ce vers, cette fois-ci beaucoup plus grave, serait que ce cœur qui bat à chaque seconde de la vie, peut un jour décider de s’arrêter, de « partir » et  ainsi faire disparaître l’amour à tout jamais…  Ce réel goût pour l’exil s’abîmerait donc sur la mort, comme le suggère d’ailleurs le titre du recueil. La tonalité exclamative du vers, si elle renforce l’idéalisme du voyage, témoignerait donc d’une certaine affinité avec la question primordiale d’un au-delà du monde. S’ajoute à cela l’allusion aux «vapeurs» (v. 9) qui amplifie cette attirance pour l’inconnu et l’immatériel. Intéressons-nous enfin au vers dix : « Dans ces cieux où le soir est si lent à venir… ». Le pluriel connote ici bien plus que le ciel : la recherche incessante et contemplative de Dieu, c’est-à-dire du paradis.

          En observant attentivement le dernier sizain, il convient dès lors de s’interroger sur l’opposition entre le verbe « assainir » au vers douze et le verbe « crever » au vers treize. De fait, si le verbe « assainir » évoque le désir de purification, le verbe « crever » possède en revanche une connotation brutale qui confère aux émotions humaines toute leur force : ici le cœur rempli d’amour est comparé à un nuage qui « crève » : si cette comparaison expose une vision chaotique de l’amour, résultant assurément d’une déception sentimentale, elle amène à comprendre aussi que le monde idéaliste dont parle la poétesse tend vers l’Absolu, où l’allégorie du bonheur est d’abord l’Idéal recherché. Ce n’est pas un hasard si la dernière strophe amène à un déchiffrement du mystère du monde : des mots comme « nuage », « béni », « infinis », « ineffable » ou « rêve » sont comme l’expression de la vérité la plus transcendante et la plus inaccessible à la raison.

          Le poème s’achève ainsi sur une évocation idéalisée de l’Idéal et de l’ailleurs. Aux inévitables déceptions de l’amour humain, succède la richesse de la vie spirituelle : Anna de Noailles semble vouée à la quête mystique et platonicienne du paysage parfait : ainsi a-t-elle « soif d’un breuvage ineffable et béni ». L’ineffable, c’est ce qui ne peut être exprimé, et qui prépare à la révélation mystique : le réel se confond avec l’irréel, et l’abstrait s’unit intimement avec le concret. Même le réel le plus matériel devient immatériel : de simples citernes se métamorphosent subitement en « citernes du rêve »…

omme nous l’avons compris, l’acte d’écrire pour Anna de Noailles, s’élabore sur des notions à la fois concrètes et abstraites. Le poème est ainsi le chant d’une connaissance du monde et d’une connaissance de soi : face à une âme noyée dans l’ennui du quotidien, l’acte d’écrire suppose une méditation vers la Vérité essentielle. Ce n’est guère un hasard si l’œuvre d’Anna de Noailles fait de l’art un enjeu dans la quête de la foi et dans la quête de soi. C’est donc grâce aux richesses de l’art poétique que cette auteure cherche à atteindre une réalité idéaliste et transcendante. N’est-il pas vrai que « Le Port de Palerme », comme nous avons cherché à le montrer, résulte d’un voyage métaphorique et d’une idéalisation du monde qui élève le réel à un niveau supérieur de connaissance ?
          Placée au cœur d’un conflit, la poésie est aussi une réconciliation entre la réalité la plus matérielle et l’ineffable poème du monde…

© Cécile D-S. (Lycée en Forêt, Classe de Seconde 1, février 2012)
Relecture du manuscrit : Bruno Rigolt

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Objectif EAF… Commentaire littéraire Anna de Noailles « Le Port de Palerme » par Cécile…

Entraînement à l’EAF

Commentaire littéraire 

Anna de Noailles,
« Le Port de Palerme »

Corrigé élèves

Aujourd’hui, le commentaire de Cécile D-S.
Classe de Seconde 1, promotion 2011-2012
Lisez également le commentaire de Clarisse et celui de Sarah.

Après avoir publié les commentaires de Clarisse et de Sarah, je vous laisse découvrir aujourd’hui le très original commentaire de Cécile sur lequel s’achève notre cycle d’étude consacré à la poésie d’Anna de Noailles…

 

TEXTE
 
 

Je regardais souvent, de ma chambre si chaude,
Le vieux port goudronné de Palerme, le bruit
Que faisaient les marchands, divisés par la fraude,
Autour des sacs de grains, de farine et de fruits,
Sous un beau ciel, teinté de splendeur et d’ennui…

J’aimais la rade noire et sa pauvre marine,
Les vaisseaux délabrés d’où j’entendais jaillir
Cet éternel souhait du cœur humain : partir !
— Les vapeurs, les sifflets faisaient un bruit d’usine
Dans ces cieux où le soir est si lent à venir…

C’était l’heure où le vent, en hésitant, se lève
Sur la ville et le port que son aile assainit.
Mon cœur fondait d’amour, comme un nuage crève.
J’avais soif d’un breuvage ineffable et béni,
Et je sentais s’ouvrir, en cercles infinis,
Dans le désert d’azur les citernes du rêve.

 

ans son recueil Les Vivants et les morts publié en 1913, celle que l’on surnomma «la muse des jardins» est parvenue à construire une vision poétique à la fois intimiste, sensorielle et sensible, dont « Le Port de Palerme » constitue sans nul doute l’une des expressions les plus abouties. De fait, Anna de Noailles a utilisé à dessein l’intimité féminine  pour transporter ses lecteurs dans une envolée lyrique et spirituelle particulièrement originale. D’inspiration néoromantique mais influencé également par des motifs symbolistes, ce texte adopte le registre de l’expérience vécue pour s’épanouir en un chant exaltant magnifiquement la réalité et la nature, mais aussi et surtout le moi dans son rapport au monde sensible.

          Inspirée par la thématique de l’amour et de la mort, cette artiste nous transporte donc dans un voyage spirituel et passionné inspiré d’une expérience individuelle. C’est ainsi que, si l’on peut considérer « le Port de Palerme » comme un épanchement inscrit au cœur de l’expérience sensible, le texte invite également le lecteur à une universalisation de cette expérience, pour proposer une idéalisation du monde, que nous interprèterons selon la thématique symboliste. Dans la première partie de notre travail, nous nous intéresserons à la description pittoresque et réaliste du lieu. Nous montrerons ensuite comment cette vision s’épanouit dans un imaginaire intimiste apte à mettre en évidence le désir de l’ailleurs et la quête de l’infini…

la première lecture, c’est une image atypique de la poésie qui s’offre à nous. C’est en effet le décor urbain et industriel du port de Palerme qui sert de toile de fond au texte. Celui-ci conjugue à l’épanchement romantique la représentation réaliste des apparences matérielles : ainsi est-il question d’un « vieux port goudronné », « de sacs de grains, de farine et de fruits », de «citernes»… Et sans doute est-il vrai qu’à travers l’utilisation d’expressions se rapportant au réel référentiel, ce texte ne se rattache —tout au moins en apparence— en rien à l’idéal romantique. Nous avons donc l’impression que c’est une personne ordinaire qui se chargerait de décrire quelque carte postale représentant le port de Palerme.

          Image atypique disions-nous, quand on sait combien pour les Romantiques et les Symbolistes, le matérialisme est souvent associé à la déchéance, voire à la dégénérescence ! Or, qu’on ne s’y trompe pas : comme nous le verrons, cette capacité de tendre au réel est évidemment tout le contraire de celui prôné par les romanciers naturalistes. Toute la beauté et l’harmonie du poème tiennent donc dans le réalisme de la signification spirituelle du concret : en décrivant le paysage d’une manière réaliste, la poétesse a pour but de réenchanter le réel grâce au pouvoir évocateur de la poésie.

          Ce n’est qu’à partir du vers cinq que nous comprenons combien la description, loin de se borner à un rôle décoratif, atteint à un rôle substantiel unique : l’alliance faite entre deux mots de sens incompatible  « splendeur » et « ennui » a en effet de quoi dérouter : d’un côté l’Idéal de la beauté, de l’autre une certaine vision spleenétique qui n’est pas sans évoquer l’univers baudelairien. Mais Anna de Noailles prend soin de parler  d’un «beau ciel», comme si la beauté comprenait ce dualisme même, propice à la rêverie et au recueillement : on comprend qu’Anna de Noailles partage en une même acception deux visions contradictoires de la vie : d’une part la vision enchanteresse et glorifiée («splendeur») et d’autre part la vision abaissée et ternie («ennui»).

          Pour bien comprendre ce rapport signifiant, il faut en réalité se pencher sur le haut degré d’intuition abstractive de la poésie d’Anna de Noailles : l’observation détaillée et concrète du port de Palerme dévoile d’une manière implicite le mystère de l’être et du monde qui est le véritable réel auquel devrait tendre l’Art : plus qu’une banale transcription de la réalité, il en est la représentation et la métamorphose : c’est ainsi que le réalisme des signes, des rêves et du spirituel qui apparaît dans cette poésie tente donc de stimuler l’imaginaire et la sensibilité des lecteurs pour permettre le passage du monde réel au monde de l’idée, et pour offrir la possibilité d’une connaissance de soi dans l’acte poétique.

ous pouvons distinguer un puissant contraste entre le début et la fin du poème. Si dans les premiers vers semblait prévaloir la description réaliste et banale d’un port italien, la suite du texte amène le lecteur à infléchir ce point de vue. La description devient alors progressivement un rêve dont chaque seconde est un espoir supplémentaire pour «partir !». Le champ lexical du voyage qui se développe ainsi à partir de la deuxième strophe («marine», «vaisseaux», «partir», «vapeurs», «cieux») laisse entrevoir l’essence dans l’existence : l’essence, c’est avant tout le spirituel, né dans la contemplation au plus profond de l’être de l’existence, dans ce qu’elle a de plus banal et de plus quotidien : comme si le port n’était plus décrit réellement, mais bel et bien imaginé et idéalisé comme moyen d’accéder à la connaissance de soi.

          Cette intensité spirituelle nous semble bien apparaître au vers huit : plus que le cliché romantique du dépaysement, c’est au contraire l’imagination et le recueillement qui apparaissent. Au « bruit/Que faisaient les marchands, divisés par la fraude », succède le grand silence du voyage : « Cet éternel souhait du cœur humain : partir ! ». N’assiste-t-on pas ici à une représentation du « cœur  humain » toute chargée de plénitude et d’allégorie ? Ne prend-il pas l’allure d’une révélation du moi ? Comme si le « cœur » entier du monde exigeait de s’éloigner des apparences pour pénétrer l’essence de toute chose, dans le feu de la communion spirituelle avec le matériel, pour atteindre ainsi un monde dénué de règles, utopiste mais bien réel : fuite vers un ailleurs primitiviste et, au sens propre du terme, essentiel.

          Une deuxième interprétation de ce vers, cette fois-ci beaucoup plus grave, serait que ce cœur qui bat à chaque seconde de la vie, peut un jour décider de s’arrêter, de « partir » et  ainsi faire disparaître l’amour à tout jamais…  Ce réel goût pour l’exil s’abîmerait donc sur la mort, comme le suggère d’ailleurs le titre du recueil. La tonalité exclamative du vers, si elle renforce l’idéalisme du voyage, témoignerait donc d’une certaine affinité avec la question primordiale d’un au-delà du monde. S’ajoute à cela l’allusion aux «vapeurs» (v. 9) qui amplifie cette attirance pour l’inconnu et l’immatériel. Intéressons-nous enfin au vers dix : « Dans ces cieux où le soir est si lent à venir… ». Le pluriel connote ici bien plus que le ciel : la recherche incessante et contemplative de Dieu, c’est-à-dire du paradis.

          En observant attentivement le dernier sizain, il convient dès lors de s’interroger sur l’opposition entre le verbe « assainir » au vers douze et le verbe « crever » au vers treize. De fait, si le verbe « assainir » évoque le désir de purification, le verbe « crever » possède en revanche une connotation brutale qui confère aux émotions humaines toute leur force : ici le cœur rempli d’amour est comparé à un nuage qui « crève » : si cette comparaison expose une vision chaotique de l’amour, résultant assurément d’une déception sentimentale, elle amène à comprendre aussi que le monde idéaliste dont parle la poétesse tend vers l’Absolu, où l’allégorie du bonheur est d’abord l’Idéal recherché. Ce n’est pas un hasard si la dernière strophe amène à un déchiffrement du mystère du monde : des mots comme « nuage », « béni », « infinis », « ineffable » ou « rêve » sont comme l’expression de la vérité la plus transcendante et la plus inaccessible à la raison.

          Le poème s’achève ainsi sur une évocation idéalisée de l’Idéal et de l’ailleurs. Aux inévitables déceptions de l’amour humain, succède la richesse de la vie spirituelle : Anna de Noailles semble vouée à la quête mystique et platonicienne du paysage parfait : ainsi a-t-elle « soif d’un breuvage ineffable et béni ». L’ineffable, c’est ce qui ne peut être exprimé, et qui prépare à la révélation mystique : le réel se confond avec l’irréel, et l’abstrait s’unit intimement avec le concret. Même le réel le plus matériel devient immatériel : de simples citernes se métamorphosent subitement en « citernes du rêve »…

omme nous l’avons compris, l’acte d’écrire pour Anna de Noailles, s’élabore sur des notions à la fois concrètes et abstraites. Le poème est ainsi le chant d’une connaissance du monde et d’une connaissance de soi : face à une âme noyée dans l’ennui du quotidien, l’acte d’écrire suppose une méditation vers la Vérité essentielle. Ce n’est guère un hasard si l’œuvre d’Anna de Noailles fait de l’art un enjeu dans la quête de la foi et dans la quête de soi. C’est donc grâce aux richesses de l’art poétique que cette auteure cherche à atteindre une réalité idéaliste et transcendante. N’est-il pas vrai que « Le Port de Palerme », comme nous avons cherché à le montrer, résulte d’un voyage métaphorique et d’une idéalisation du monde qui élève le réel à un niveau supérieur de connaissance ?
          Placée au cœur d’un conflit, la poésie est aussi une réconciliation entre la réalité la plus matérielle et l’ineffable poème du monde…

© Cécile D-S. (Lycée en Forêt, Classe de Seconde 1, février 2012)
Relecture du manuscrit : Bruno Rigolt

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Ecriture collaborative… par Sarah R. et Tony M.(BTS CGO-2)

Sport
et Valeurs d’entreprise

Corpus établi par Sarah R. et Tony M.
étudiants en Section BTS
comptabilité et gestion des organisations

Présentation
Le sport peut-il être, comme il a été suggéré, un microcosme, un « concentré du monde réel« ? C’est en effet très justement que les Instructions officielles l’apparentent à un « miroir de notre société »… À cet égard, il nous a paru intéressant  de nous pencher sur le rapport entre le sport et l’évolution des normes comportementales et des pratiques sociales dans le monde du travail. 
De fait, particulièrement depuis une quinzaine d’années, l’analogie entre le sport et les valeurs de l’entreprise s’est particulièrement renforcée au point que le management sportif est devenu l’un des piliers du libéralisme économique : esprit d’équipe, dépassement de soi, culte de la performance, culture du résultat…
Cet enjeu managérial est particulièrement mis en lumière par le corpus que nous avons constitué : si l’interview de l’ancien athlète Stéphane Diagana (Document 3) permet de nous faire comprendre à travers la reconversion professionnelle de ce sportif de haut niveau combien le sport peut aider à une nouvvelle perception des compétences managériales, de nombreux documents en revanche invitent à s’interroger sur les valeurs mais aussi les limites du sport au sein de l’entreprise : véritable enjeu épistémologique qui appelle à une réflexion critique comme le suggère la réflexion de Jean-Pierre Escriva (Document complémentaire).
Depuis l’olympisme coubertinien qui entraînait à l’effort et à la sagesse, à l’actuelle mondialisation, le sport est ainsi au cœur des grands thèmes de la sociologie, et plus largement des questionnements anthropologiques, idéologiques et symboliques autour desquels s’articule le libéralisme.
Sarah R., Tony M., février 2011

Corpus

Documents complémentaires

  • G. Dominique Baillet, Les Grands thèmes de la sociologie du sport, « Sport et économie capitaliste« , éd. L’Harmattan, Paris 2001, page 99 et s.
  • Jean-Pierre Escriva, Henri Vaugrand, L’Opium sportif. La critique radicale du sport… éd. L’Harmattan, Paris 1996, « Sport et capitalisme », pages 146-147.

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Prochain corpus d’étudiant(e)s à être publié : « Sport et violence », par Émilie G., Alexandra G., Laura N. et Amélie B. Mise en ligne : dimanche 12 février 2012.