« Dis-moi un Po-Aime »… L’expo continue… Aujourd’hui la nouvelle contribution de Sybille…

ImpressionLa classe de Première S2 du Lycée en Forêt est fière de vous présenter une exposition exceptionnelle : « Dis-moi un Po-aime« … Chaque jour, un(e) élève vous invitera à partager l’une de ses créations poétiques… Bonne lecture !

Textes déjà publiés : Auréline G. « Je me souviens » ; Sybille M. « Une forêt de béton » ; Oscar P. « D’ailleurs » ; Manon B. « Peine naturelle » ; Alexia D. « Énigmatique forêt » ; Charlotte L. et Clémentine L. « L’Isula di Capezza » ; Slimane H.-M. « Le Royaume » ; Camille V. « Voyage mélancolique » ; Héla G. « Noël robotique » ; Arthur M. « La lune tombe » ; Manon B. « Compagne impromptue« … ; Louis A. « Arpège« …

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Hier, dimanche 30 mars, Louis A.
Aujourd’hui, lundi 31 mars, la contribution de Sybille (*)
Demain, mardi premier avril : Pierre L.-P. et Victor B.

(*) Retrouvez sur ce site d’autres contributions de Sybille :
_____ – « Une forêt de béton » (poème) ;
_____ – « Colette ou le féminisme humaniste » (travail de recherche)

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« Sur les chemins des hauteurs »

par Sybille M.
Classe de Première S2

 

Seule dans l’étendue
Bleue, autour de moi les flots perlés
Me portent et m’emportent.
Je touche du bout des lèvres les nuages.
Ils se déroulent dans ma main,
Coulent entre mes
doigts,
Font frémir mes sens,
S’effilent et s’enfuient.
Les ineffables, insaisissables nuages.
Au creux de mon âme, du fond de mon cœur,
Je sens leur lumière qui s’échappe
Et m’abandonne dans l’immense.

Seule dans l’étendue
Bleue, plongée dans les flots sombres
Je m’enfonce et m’élève une dernière fois vers le ciel.
Une lueur s’est éveillée
Sur les chemins des hauteurs. 

Utagawa_Hiroshige_ Les tourbillons de Naruto à Awa« autour de moi les flots perlés
Me portent et m’emportent.
Je touche du bout des lèvres les nuages… »

Utagawa Hiroshige, « Les tourbillons de Naruto à Awa » (Awa. Naruto no fûha), 1855
Boston, Museum of Fine Arts. Voir aussi le site de la BnF

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Le point de vue de l’auteure…

Pour écrire ce poème, qui est d’abord une poésie du ressenti et de l’intériorité, j’ai pensé à « Brise marine » de Mallarmé, dont j’avais profondément été touchée par la thématique symboliste, et plus particulièrement l’appel de la mer, allégorie de l’inconnu et de l’infini. En premier lieu, j’ai centré mon écriture sur l’expression la plus subjective des sentiments : toute poésie n’est-elle pas un dialogue du moi avec le moi lui-même ? Voici pourquoi la fonction expressive est si dominante : écrire, c’est quelque part « s’écrire »…

Cette fonction émotive se retrouve tout au long du poème : « Je touche », « je sens », « Je m’enfonce et m’élève ». Tout comme les grands auteurs romantiques et symbolistes (Charles Baudelaire, Stéphane Mallarmé, Renée Vivien, Anna de Noailles…) qui cherchaient à exprimer par l’art le fond de l’âme du poète, j’ai souhaité faire du poème un moyen de connaissance et d’introspection : ainsi, « les flots perlés » qui « me portent et m’emportent », en réunissant poésie et musique dans leur fonction expressive de l’harmonie cosmique, sont comme une métaphore de la quête poétique.

Mais j’ai voulu par ailleurs que cette « quête poétique » s’exprime plus encore par les jeux de sonorités qui connotent les vibrations sonores produites par les flots : vibrations primordiales puisqu’elles permettent d’atteindre le ciel, et de « touche[r] du bout des lèvres les nuages ». On retrouve ces jeux de sonorités dans l’image des « ineffables et insaisissables nuages » qui « s’effilent et s’enfuient ». Les sons sont aussi utilisés au début du texte dans l’image des flots perlés [qui] me portent et m’emportent » : les allitérations créent ainsi une sensation de balancement comme celle que l’on éprouve dans la mer quand les vagues nous portent au large.

Au début de cette analyse, j’évoquais Mallarmé. Le lecteur aura en effet compris les allusions à la thématique de la mer que l’on retrouve souvent chez l’auteur de « Brise marine ». La mer est ainsi le lieu des errements, du naufrage, de la solitude et de l’abandon, mais aussi le moment du ressourcement et de la transfiguration. Cette dualité est exprimée ainsi dans le texte :

Seule dans l’étendue Bleue, plongée dans les flots sombres
Je m’enfonce et m’élève une dernière fois vers le ciel.

Si des expressions comme « l’étendue bleue », « les flots sombres » ou « je m’enfonce » expriment le spleen, la solitude ou le mal-être propres à l’adolescence, d’autres expressions du texte viennent infléchir cette impression de malaise : « je […] m’abandonne dans l’immense […], m’élève une dernière fois vers le ciel […] sur les chemins des hauteurs ». Il était important pour moi, tout comme Mallarmé, de dépasser la fatalité de la vie et ouvrir une perspective positive. Ainsi j’ai montré que même dans un spleen profond, il y a toujours un espoir, une lumière, un Idéal : « Une lueur s’est éveillée ».

À ce titre, le lecteur constatera que j’ai utilisé l’image des nuages afin qu’ils symbolisent la recherche de l’inspiration : entre la peur de la page blanche (avec le retour dans les profondeurs « Seule dans l’étendue/Bleue, plongée dans les flots sombres ») et l’éveil « Sur les chemins des hauteurs ». De même, j’ai souhaité apporter un aspect sensoriel à la quête spirituelle en matérialisant l’inspiration « [les nuages] font frémir mes sens » : ainsi les idées du poète deviennent des nuages qui se transforment en essence et s’échappent vers un infini voyage.

Ce symbolisme des nuages, métaphores de l’inspiration m’est venue du poème de Baudelaire « l’Etranger » : les nuages symbolisent ici l’Idéal, en opposition au spleen : ils sont à la fois signes de connaissance, de beauté et de pureté des mots. De plus ils symbolisent l’élévation spirituelle « sur les chemins des hauteurs ». La quête de l’Idéal est exprimée par l’élévation finale et sa verticalité. À l’enfoncement dans les flots, s’oppose la montée vers la lumière : « Je m’enfonce et m’élève une dernière fois vers le ciel ». C’est ainsi que pour finir, le voyage est évoqué avec le mot « chemins » au dernier vers qui signifie ici la voie vers la spiritualité, en amont de tout dualisme.

L’aspect vertical des « hauteurs »  souligne l’idée du voyage spirituel, en tant que symbole d’ascension, d’élévation vers le Ciel. De plus le mot « hauteurs » qui connote ici l’ascension de la montagne exprime l’idée que, ayant atteint l’ultime hauteur axiale, l’on peut retrouver l’intégrité spirituelle originelle. Cette élévation spirituelle d’essence primitiviste est à relier à la théorie de la  « Co-naissance » dont parlait si bien Claudel, tant il est vrai que toute connaissance est une « co-naissance » : naître à soi-même par l »écriture, pour mieux être à soi-même, n’est-ce pas là l’essence de la poésie ?

© Sybille M., classe de Première S2 (promotion 2013-2014), mars 2014.
Bruno Rigolt/Espace Pédagogique Contributif

Richard Strauss, « In Abendrot » (« Dans le flamboiement du couchant »)
Vier letzte Lieder (Quatre derniers lieder)

Cantatrice : Renée Fleming

« Dis-moi un Po-Aime »… L’expo continue… Aujourd’hui la contribution de Louis…

ImpressionLa classe de Première S2 du Lycée en Forêt est fière de vous présenter une exposition exceptionnelle : « Dis-moi un Po-aime« … Chaque jour, un(e) élève vous invitera à partager l’une de ses créations poétiques… Bonne lecture !

Textes déjà publiés : Auréline G. « Je me souviens » ; Sybille M. « Une forêt de béton » ; Oscar P. « D’ailleurs » ; Manon B. « Peine naturelle » ; Alexia D. « Énigmatique forêt » ; Charlotte L. et Clémentine L. « L’Isula di Capezza » ; Slimane H.-M. « Le Royaume » ; Camille V. « Voyage mélancolique » ; Héla G. « Noël robotique » ; Arthur M. « La lune tombe » ; Manon B. « Compagne impromptue« …

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Lundi 17 mars, Manon B.
Aujourd’hui, dimanche 30 mars, la contribution de Louis
Demain, lundi 31 mars : Sybille M.

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« Arpège »

par Louis A.
Classe de Première S2

 

Je regarde le sombre rideau exiler
Les suprêmes désirs d’autres mondes idolâtres :
Nouveaux paysages, terribles théâtres
Où mener en arpège leurs cœurs arrachés.

À peine chansons, ineffables mélodies,
Les chants des sillons ne s’entendent plus la nuit.
Néanmoins leur silence, tout juste acquis,
N’est que la quintessence de leur déni.

Robert Delaunay_Rythme« À peine chansons, ineffables mélodies… »

Robert Delaunay (1885-1941) , « Rythme » (c. 1932)
Coll. privée

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Le point de vue de l’auteur…

Dans une conférence sur la poésie surréaliste, Paul Éluard affirmait : « Le surréalisme est un état d’esprit », et c’est justement guidé par cet « état d’esprit » que j’ai décidé d’aborder l’écriture de ce poème. Ainsi, me suis-je détaché d’une logique constructive et par trop rationnelle. J’ai tout d’abord privilégié les codes surréalistes, en particulier les codes de l’inconscient et de l’écriture automatique, et cherché à produire quelques associations spontanées dont le caractère insolite correspondait à mes visions du moment.

En produisant des associations séduisantes et surprenantes, l’écriture automatique est d’autant plus troublante qu’elle « nous tourne vers le langage sans silence, infiniment ouvert près de nous, sous notre parole commune, vers la parole qui précède la possibilité de la parole ». Ces propos de Philippe Fries me semblent très représentatifs de ce que j’ai moi-même éprouvé en commençant à rédiger. De fait, j’ai été très intéressé par cette spontanéité de l’écriture, cette libération des codes et cette rupture avec les contraintes de la raison que permet l’écriture automatique.

Néanmoins, mon travail d’écriture ne pouvait pas s’arrêter là. Je ressentais le besoin de charpenter l’ensemble et d’exprimer plus consciemment ce que m’avait inspiré l’écriture automatique. Il me fallait non seulement associer les mots, mais aussi associer les phrases, les mettre en relation et former un véritable poème qui ne soit pas qu’un fait de hasard. J’avais besoin de travailler ma poésie et de retrouver ce que Roman Jakobson exprime à propos de la fonction poétique du langage : cette importance des effets rythmiques, des mots, de leur agencement syntaxique et sonore, qui sont des éléments essentiels de l’imaginaire poétique. 

En outre, ainsi que le lecteur pourra le lire, mon poème est doté d’une forte sensibilité musicale. Comme Mallarmé dont la poésie se nourrissait constamment d’une réflexion sur la musique, et qui affirmait que chaque poète devait  traduire, par la musique des mots, les idées et les émotions, j’ai voulu moi-même que ma poésie puisse se faire chanson intérieure, tant il est vrai qu’il existe bien une musique du poème. La mélodie d’un vers ou l’harmonie d’une rime participent ainsi au chant poétique : voici pourquoi le réseau lexical de la musique est si perceptible dans le texte : « arpège », « chansons », « mélodies », « chants »…

À ce titre, le lecteur peut observer un jeu constant sur le rythme et les sons, à travers les rimes tout d’abord, puis à l’intérieur même des vers avec un système de parallélismes sonores et de jeux phoniques. Par exemple :

Néanmoins leur silence, tout juste acquis
N’est que la quintessence de leur déni.

De même, certains parallélismes sonores (« chansons/ chants des sillons » « mélodies/la nuit ») étaient pour moi importants afin de retrouver cette vocation originelle de la poésie, qui est d’être un chant.

Enfin la poésie, comme l’ont si bien compris les Symbolistes, doit ouvrir à un déchiffrement et à un dévoilement. Voici pourquoi j’ai voulu suggérer d’autres thématiques pour amener une part de mystère et ainsi inviter le lecteur à une appropriation subjective du texte. Qui sont par exemple les détenteurs des « suprêmes désirs » aux « cœurs arrachés » ? Que représentent ces « chants des sillons » ? En invitant au déchiffrement du sens, le Verbe poétique suggère une quête de l’ineffable, car il nous élève au-dessus de ce qui est. Le poème est ainsi pareil à l’albatros de Baudelaire : un « compagnon de voyage » qui met en musique le livre de la vie : c’est par les mots que la musique s’envole…

© Louis A., classe de Première S2 (promotion 2013-2014), mars 2014.
Bruno Rigolt/Espace Pédagogique Contributif

Entraînement BTS : Mai 68, temps de conflit, tant de rêves…

Support de cours et Entraînement BTS
Thème n°2 (2014-2015) : Cette part de rêve que chacun porte en soi

Mai 68 :
temps de conflit, tant de rêves…

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« Cours, camarade, le vieux monde est derrière toi », « Soyez réalistes, demandez l’impossible », « Je prends mes désirs pour des réalités car je crois en la réalité de mes désirs. »…
Ces slogans, qui sont une parfaite critique de l’ordre ancien, résument à eux seuls la nature profonde des idéaux libertaires de Mai 68 qui ont amené,
de par leur extraordinaire pouvoir de subversion, à remettre en cause les instances traditionnelles d’intégration et de socialisation, et à redécouvrir le rôle fondamental du rêve dans l’appréhension des problématiques sociales.

« Brisons les vieux engrenages », affiche (1968) 
Source : BnF-Gallica

Rétrospectivement, Mai 68 apparaît en effet comme un mouvement porteur d’un idéal politique appelant à transformer profondément et radicalement les valeurs de civilisation de l’Occident et rêver l’avènement d’un monde meilleur dans le champ de réalisation du possible. En « ouvr[ant] à une autre compréhension du monde, plus politique et révolutionnaire, internationale et solidaire »¹, Mai 68 a porté ici et maintenant la contestation au cœur de la société en la dotant d’une conscience sociale.

Ainsi considéré, ce mouvement renvoie à la notion d’utopie concrète, au sens que lui donnait le philosophe marxiste allemand Ernst Bloch dans Le Principe Espérance : « Les révolutions réalisent les plus vieilles espérances de l’humanité et c’est pour cette raison qu’elles impliquent, qu’elles réclament une concrétisation toujours plus exacte de ce qu’elles entendent par royaume de la liberté et par marche ouverte qui y mène. […] En attendant la possibilité d’un tel accomplissement, l’intention est monde en marche guidé par son rêve éveillé, monde qui progresse […]. Une cime nouvelle surgit derrière celle qu’on vient de gravir : mais ce Plus ultra, bien loin de ralentir l’évolution de la réalisation, ne fait qu’encourager à poursuivre son but »².

En révélant ainsi à l’être humain sa liberté vis-à-vis du monde, Mai 68 a ébranlé profondément la rationalité du modèle social occidental. En tant que phénomène générationnel majeur, il a contribué à l’apparition de nouvelles dynamiques identitaires, plus mouvantes dans le temps et dans l’espace, qui ont marqué d’une empreinte ineffaçable l’inconscient collectif : en ce sens, Mai 68 est indissociable de sa mythologie. En mettant en scène de nouveaux idéaux conjuguant les effets de réel et les effets de fiction, il est parvenu à créer de son vivant sa place dans l’Histoire, et plus encore dans ce que l’on pourrait appeler la mémoire sociale.

Mais ce rêve messianique, en postulant le désordre de l’imaginaire, n’a-t-il pas d’une certaine manière euphémisé la réalité ? C’est ainsi qu’en produisant une mythologie politique révélatrice de l’attente et des désillusions de tout un peuple, en se nourrissant de la force pulsionnelle et dionysiaque du prophétisme révolutionnaire et en tirant argument des valeurs de contre-culture inhérentes à l’après-guerre, Mai 68 a cherché, plus encore qu’à promouvoir le grand rêve hédoniste d’une société d’émancipation, à poser l’imaginaire comme fondement du possible, c’est-à-dire comme tentative d’intégration d’un idéal politique quelque peu irrationnel et fantasmé, au monde réel.

Nous pourrions à ce titre avancer que si le caractère fondateur et identitaire de Mai 68, c’est bien le rêve de libérer l’homme de ses chaînes, sa poétisation et sa mythologisation face au monde postindustriel et au désenchantement historique sont autant de manières d’entretenir un certain rêve néo-primitiviste : une aspiration indéfinie vers la pureté et le paradis perdu qui conjugue le mot d’ordre rimbaldien « changer la vie » et l’idéal matérialiste de « changer le monde ».

Comme le remarque avec pertinence Jean-Loup Amselle, « le véritable héritage de Mai, dans l’idéologie de l’intelligentsia, est celui d’une révolution spirituelle, libertaire, primitiviste et écologique, en un mot d’une véritable « rétrovolution ». »³ Placé sous le triple signe de la nostalgie d’un bonheur édénique, du volontarisme unanimiste et de la révélation millénariste, Mai 68 articule ainsi à la réalité la plus conflictuelle un principe imaginaire dans lequel domine une large part de rêve, de fiction et de mythe.

© Bruno Rigolt, mars 2014
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Corpus :

  • Document 1 : Jean Ferrat, « Au printemps de quoi rêvais-tu ? », chanson enregistrée en janvier 1969.
  • Document 2 : Yves Simon, La Manufacture des rêves, 2003.
  • Document 3 : Michaël Löwy, « Le romantisme révolutionnaire de Mai 68 », revue Contretemps, n°22, mai 2008.
  • Document 4 : Alain Serres, Pef, Tous en grève, tous en rêve. Couverture d’un album jeunesse sur mai 68. Éditeur : Rue du Monde, 2008.

Activités d’écriture :

  1. Synthèse (40 points) : Vous réaliserez une synthèse concise, ordonnée et objective de ce corpus.
  2. Écriture personnelle (20 points) : Selon vous, les rêves de Mai 68 sont-ils toujours d’actualité ? Vous répondrez à cette question d’une façon argumentée en vous appuyant sur les documents du corpus, vos lectures de l’année et vos connaissances personnelles.

 

  • Document 1 : Jean Ferrat, « Au printemps de quoi rêvais-tu ? »,  1969
    Chanson enregistrée en janvier 1969
    (33 tours, Barclay 80 384)

Au printemps de quoi rêvais-tu ?
Vieux monde clos comme une orange
Faites que quelque chose change
Et l’on croisait des inconnus
Riant aux anges
Au printemps de quoi rêvais-tu?

Au printemps de quoi riais-tu?
Jeune homme bleu de l’innocence
Tout a couleur de l’espérance
Que l’on se batte dans la rue
Ou qu’on y danse
Au printemps de quoi riais-tu?

Au printemps de quoi rêvais-tu?
Poing levé des vieilles batailles
Et qui sait pour quelles semailles
Quand la grève épousant la rue
Bat la muraille
Au printemps de quoi rêvais-tu?

Au printemps de quoi doutais-tu?
Mon amour que rien ne rassure
Il est victoire qui ne dure
Que le temps d’un ave pas plus
Ou d’un parjure
Au printemps de quoi doutais-tu?

Au printemps de quoi rêves-tu?
D’une autre fin à la romance
Au bout du temps qui se balance
Un chant à peine interrompu
D’autres s’élancent
Au printemps de quoi rêves-tu?

D’un printemps ininterrompu.

 

 

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  • Document 2 : Yves Simon, La Manufacture des rêves, Paris, éditions Grasset, 2003. Depuis « Vite, quelques images » jusqu’à « du sous-sol d’une province française ».
    Yves Simon est un chanteur français. Dans cette autobiographie, il raconte les émois artistiques qui l’ont façonné.

LA RUÉE VERS L’INFINI

 

Vite, quelques images : un rouquin insolent, des flics à lunettes d’aviateur, des grilles d’arbres tordues, une odeur de pomme acide… Et puis, la parole. Parler sans préambule à des inconnus, parler comme un flux qui entrerait à l’intérieur des mots du monde pour devenir sa musique, capable en retour d’émouvoir des cerveaux curieux de tout. Raconter, écouter, échanger… Le temps est à l’approche  et aux rêves à voix haute. – Que disiez-vous ? – Il est interdit de se taire ! – Le monde ne serait-il pas imparfait… – Le changer, illico ! Mai 68 était à l’œuvre.

Si en ce début de printemps de mai les instants seront vite comptabilisés, le temps, lui, semblait infini : le temps à vivre, le temps à aimer, le temps à apprendre. Alors, entre deux discours et quelques scènes de révolution, je ne pensais qu’à une chose, m’embarquer pour des voyages de hasard, certains qu’avec un diplôme en poche, quelque talent et de la volonté, mes retours dans la société laborieuse s’effectueraient en douceur. Dans les ambassades, je me procurai des visas pour Istanbul, New York, Kaboul. Mon éducation sentimentale se ferait sur les autoroutes du monde, dans des villes aux noms exotiques, dans la pauvreté, pour écrire, chanter, peindre, tracer avec mon corps en mouvement des signes que seuls les initiés seraient capables de reconnaître et de déchiffrer. Attitude artiste, écrira plus tard Gilles Deleuze, et toute une génération se retrouva au bord de l’univers, là où ça tangue et bascule et où les quarantièmes rugissants n’en finissent pas de ronger les certitudes.

Ne laisse jamais les questions s’éteindre en toi.

Le monde, provisoirement, se réenchantait et tout autour de la planète se tissaient les liens d’une franc-maçonnerie inédite, celle d’une jeunesse qui venait d’avoir l’insigne privilège de vivre une adolescence exponentielle, c’est-à-dire en résonance avec une autre adolescence, celle de l’Histoire débarrassée d’une seconde guerre mondiale, alors qu’allaient prendre fin les fameuses Trente Glorieuses.

Génération éperdue de mots, de musique et de futur, nous avons vécu dans un monde aux guerres périphériques. La guerre est finie titra Alain Resnais et j’étais convaincu que le progrès – qui allait de soi ! tant moral qu’économique n’oserait jamais réinventer une telle calamité. Utopie d’alors? Illusion, naïveté ? Oui, tout cela et bien d’autres choses encore. Vivants en tout cas, avec dans nos corps la sensation érotique d’entrer soir et matin dans la moiteur d’une Histoire dont nous avions été cruellement orphelins jusque-là.

Mai 68 fut aussi cette invention-là, celle d’une guerre virtuelle et d’un malheur absent.

Ces lunes de mai restent pour les jeunes gens qui les ont vécues le dernier Noël avant inventaire, avant dégel, avant réel, avant qu’un litre d’essence (recherche, forage, raffinage, transport) venu du Moyen-Orient se mette enfin à peser son prix réel, c’est-à-dire plus cher qu’un litre d’eau minérale extraite du sous-sol d’une province française.

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Michaël Löwy (1938, São Paulo, Brésil), est un sociologue et philosophe marxiste franco-brésilien. Nommé en 2003 directeur de recherche émérite au CNRS, il enseigne également à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).

L’esprit de 68 est un puissant breuvage, un mélange épicé et enivrant, un cocktail explosif composé de divers ingrédients. Une de ses composantes – et pas la moindre – est le romantisme révolutionnaire, c’est-à-dire une protestation culturelle contre les fondements de la civilisation industrielle/capitaliste moderne, son productivisme et son consumérisme, et une association singulière, unique en son genre, entre subjectivité, désir et utopie – le “triangle conceptuel” qui définit, selon Luisa Passerini, 1968 |1|.

Le romantisme n’est pas seulement une école littéraire du début du XIXe siècle – comme on peut encore lire dans nombre de manuels – mais une des principales formes de la culture moderne. En tant que structure sensible et vision du monde, il se manifeste dans toutes les sphères de la vie culturelle – littérature, poésie, art, musique, religion, philosophie, idées politiques, anthropologie, historiographie et les autres sciences sociales. Il surgit vers la moitié du XVIIIe – on peut considérer Jean-Jacques Rousseau comme “le premier des romantiques” – , court à travers la Frühromantik allemande, Hölderlin, Chateaubriand, Hugo, les pré-raphaëlites anglais, William Morris, le symbolisme, le surréalisme et le situationnisme, et il est encore avec nous au début du XXIe. On peut le définir comme une révolte contre la société capitaliste moderne, au nom de valeurs sociales et culturelles du passé, pré-modernes, et une protestation contre le désenchantement moderne du monde, la dissolution individualiste/compétitive des communautés humaines, et le triomphe de la mécanisation, mercantilisation, réification |*| et quantification. Déchiré entre sa nostalgie du passé et ses rêves d’avenir, il peut prendre des formes régressives et réactionnaires, proposant un retour aux formes de vie pré-capitalistes, ou une forme révolutionnaire/utopique, qui ne prône pas un retour mais un détour par le passé vers le futur ; dans ce cas, la nostalgie du paradis perdu est investie dans l’espérance d’une nouvelle société.

[…]

Dans son remarquable livre sur Mai 68, Daniel Singer a parfaitement capturé la signification des “événements”: “Ce fut une rébellion totale, mettant en question non pas tel ou tel aspect de la société existante, mais ses buts et ses moyens. Il s’agissait d’une révolte mentale contre l’état industriel existant, aussi bien contre sa structure capitaliste que contre le type de société de consommation qu’il a créé. Cela allait de pair avec une répugnance frappante envers tout ce qui venait d’en haut, contre le centralisme, l’autorité, l”ordre hiérarchique”. […].

Si vous prenez, par exemple, le célèbre tract distribué, en Mars 68, par Daniel Cohn-Bendit et ses amis, “Pourquoi des sociologues?”, on trouve le rejet le plus explicite de tout ce qui se présente sous le label de “modernisation”; celle-ci est identifiée comme n’étant pas autre chose que la planification, rationalisation et production de biens de consommation selon les besoins du capitalisme organisé. Des diatribes analogues contre la techno-bureaucratie industrielle, l’idéologie du progrès et de la rentabilité, les impératifs économiques et les “lois de la science” sont présentes dans beaucoup de documents de l’époque. Le sociologue Alain Touraine, un observateur distancé du mouvement, rend compte, en utilisant des concepts de Marcuse*, de cet aspect de Mai 68: “La révolte contre ‘pluridimensionnalité’* de la société industrielle gérée par les appareils économiques et politiques ne peut pas éclater sans comporter des aspects ‘négatifs’, c’est-à-dire sans opposer l’expression immédiate des désirs aux contraintes, qui se donnaient pour naturelles, de la croissance et de la modernisation”|2|. À cela il faut ajouter la protestation contre les guerres impérialistes et/ou coloniales, et une puissante vague de sympathie – non sans illusions “romantiques” – envers les mouvements de libération des pays opprimés du Tiers Monde. Enfin, last but not least, chez beaucoup de ces jeunes militants, une profonde méfiance envers le modèle soviétique, considéré comme un système autoritaire/bureaucratique, et, pour certains, comme une variante du même paradigme de production et consommation de l’Occident capitaliste.

L’esprit romantique de Mai 68 n’est pas composé seulement de “négativité”, de révolte contre un système économique, social et politique, considéré comme inhumain, intolérable, oppresseur et philistin***, ou d’actes de protestation tels que l’incendie des voitures, ces symboles méprisés de la mercantilisation capitaliste et de l’individualisme possessif |3|. Il est aussi chargé d’espoirs utopiques, de rêves libertaires et surréalistes, d’”explosions de subjectivité“ (Luisa Passerini), bref, de ce que Ernst Bloch*** appelait Wunschbilder, “images-de-désir”, qui sont non seulement projetées dans un avenir possible, une société émancipée, sans aliénation****, réification**** ou oppression (sociale ou de genre), mais aussi immédiatement expérimentées dans différentes formes de pratique sociale : le mouvement révolutionnaire comme fête collective et comme création collective de nouvelles formes d’organisation ; la tentative d’inventer des communautés humaines libres et égalitaires, l’affirmation partagée de sa subjectivité (surtout parmi les féministes) ; la découverte de nouvelles méthodes de création artistique, depuis les posters subversifs et irrévérents, jusqu’aux inscriptions poétiques et ironiques sur les murs.

La revendication du droit à la subjectivité était inséparablement liée à l’impulsion anti-capitaliste radicale qui traversait, d’un bout à l’autre, l’esprit de Mai 68. Cette dimension ne doit pas être sous-estimée : elle a permis la – fragile – alliance entre les étudiants, les divers groupuscules marxistes ou libertaires et les syndicalistes qui ont organisé – malgré leurs directions bureaucratiques – la plus grande grève générale de l’histoire de France.

1. Passerini, “‘Utopia’ and Desire”, Thesis Eleven, n° 68, February 2002, pp. 12-22.
2. Alain Touraine, Le Mouvement de Mai ou le Communisme utopique, Paris, Seuil, 1969, p. 224. Voir aussi l’intéressant article de Andrew Feenberg, “Remembering the May events”, Theory and Society, n° 6, 1978.
3. Voici ce qu’écrivait Henri Lefebvre dans un livre publié en 1967: “Dans cette société où la chose a plus d’importance que l’homme, il y a un objet roi, un objet-pilote : l’automobile. Notre société, dite industrielle, ou technicienne, possède ce symbole, chose dotée de prestige et de pouvoir. (…) la bagnole est un instrument incomparable et peut-être irrémédiable, dans les pays néo-capitalistes, de déculturation, de destruction par le dedans du monde civilisé”; H. Lefebvre, Contre les technocrates, 1967, réédité en 1971 sous le titre Vers le cybernanthrope, Paris, Denoël, p.14).

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* Herbert Marcuse et l’Homme unidimensionnel : Herbert Marcuse (1898-1979) est un  philosophe, sociologue marxiste américain d’origine allemande. Il « propose dans son Homme unidimensionnel une critique du monde moderne qui emporte à la fois le capitalisme et le communisme soviétique, basée sur le constat, dans les deux systèmes, de l’augmentation des formes de répression sociale (qu’elle soit d’ordre privé ou public). Ainsi, la tendance, dans les pays supposément marxistes, à la bureaucratisation était, pour Marcuse, tout aussi opposée à la liberté que dans les pays occidentaux ». Source : Wikipedia.

** Ernst Bloch  (1885-1977) est un philosophe marxiste allemand. « Opposé au marxisme stalinien, Ernst Bloch défend la nécessité de l’utopie qui, à ses yeux, n’a rien d’une forme d’aliénation****. Pour ce marxiste non-orthodoxe, l’utopie permet de repenser l’histoire. En effet, selon le philosophe, l’expérience utopique est l’occasion d’une prise de conscience renouant […] avec une forme de messianisme moderne ». Source : Wikipedia.

*** philistin : vulgaire et borné

**** Aliénation et réification : en philosophie, le concept d’aliénation renvoie à l’idée d’une perte de liberté. Selon les philosophes marxistes, le monde capitaliste aliène le travailleur en l’obligeant à vendre sa force de travail. Le concept de réification renvoie, particulièrement chez les philosophes marxistes, à une idée similaire : avec le capitalisme, le travailleur est réifié, c’est-à-dire « chosifié », réduit à l’état d’objet puisque la finalité de son travail lui échappe. 

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  • Document 4 : Couverture d’un album jeunesse sur Mai 68.
    Alain Serres, Pef, Tous en grève, tous en rêve. Éditeur : Rue du Monde, 2008.
Alain Serres, Pef, Tous en grève, tous en rêve. Couverture d'un album jeunesse sur mai 68. Rue du Monde, 2008.
Alain Serres, Pef, Tous en grève, tous en rêve. Couverture d’un album jeunesse sur mai 68. Rue du Monde, 2008.

Documents complémentaires

  • Arno Münster, Albert Camus : La révolte contre la révolution ?, Paris, L’Harmattan 2000page 92 depuis « La mort subite et prématurée de Camus » jusqu’au bas de la page 94 : « Elle n’a pas eu lieu ».
  • SciencesPo.|la bibliothèque : Mai 68 en France

"Sous les pavés, la plage" Crédit photographique : Roger Viollet/AFP« Sous les pavés, la plage » Crédit photographique : Roger Viollet/AFP

"Soyez réalistes, demandez l'impossible". Crédit photographique : Gérard-Aimé/Rapho-Eyedea, 1968

« Soyez réalistes, demandez l’impossible ». Crédit photographique : Gérard-Aimé/Rapho-Eyedea, 1968

Concours « Ecriture en Forêt » 2014 : publication des textes primés… Aujourd’hui, la nouvelle de Camille H. (premier prix)

concours_eef_2014_logo-1Le Lycée en Forêt a lancé à la rentrée 2013 un original concours d’écriture à destination des classes de Seconde et de Première ayant pour intitulé : « Écritures en Forêt ».

Pour les classes de Seconde, le sujet portait sur l’écriture d’une nouvelle ayant obligatoirement pour thème la forêt, espace d’une grande richesse littéraire et sociale, qui pouvait être envisagé dans sa dimension légendaire, mythologique, fantastique, symbolique, ou encore sous l’angle plus anthropologique et contemporain du développement durable ou des problèmes posés par la déforestation… Les candidats restant évidemment libres d’appréhender le thème comme ils le souhaitaient.

Félicitation aux nombreux participants, particulièrement aux élèves de Seconde 3 et de Seconde 11, qui se sont remarquablement investis dans le dispositif, et bien sûr Bravo aux trois lauréats de l’édition 2014 :

  • Premier prix : Camille H. (Seconde 11)
  • Deuxième prix : Paul B. (Seconde 3)
  • Troisième prix : Sandra C. (Seconde 3)

Une grande cérémonie récompensant les élèves primés aura lieu en avril…
Merci au Lycée qui a pu débloquer des fonds importants pour récompenser les lauréats.

frise fleurs horizontale

Découvrez aujourd’hui la nouvelle de Camille H. (Seconde 11), premier prix :

« Qu’en soit témoin le temps »

par Camille H.
Classe de Seconde 11

Samuel PalmerSamuel Palmer (1805-1881)
« Le Pommier magique », 1830, Cambridge, Fitzwilliam Museum

Qu’il était fier ce pommier. L’été créait des senteurs fruitées qui émanaient de cette clairière où il avait décidé de s’implanter. Rien autour ne semblait pousser sur un petit rayon de trois mètres, donnant à cet endroit, un repère, une âme. Les rayons de la lune se frayaient leur chemin vers les sols verdoyants du pommier, le vent sifflait entre fleurs et branchages. Plus rien n’était de ce monde, féerie et romantisme semblaient avoir pris place.

C’est en ce lieu de la forêt qu’un jeune couple se retrouvait, isolé des grands malheurs du monde et de leur société d’injustice, pour laisser place à l’expression unique de leur amour. S’allongeant au pied de ce pommier, méditant, tête l’une contre l’autre, à cette si belle clarté bleutée de l’astre des nuits. Restant ainsi plusieurs et longues heures dans ce lieu magique, où le temps semblait se figer. Un amour semblant interdit, mais que nul ne pouvait empêcher.

Le rendez-vous était le même tous les jours, et la difficulté de partir de ce lieu était, au rythme grandissant de leurs sentiments, chaque fois plus complexe. Qui eut cru qu’un tel couple ait pu exister.

Mais bien vite la magie prit fin de manière brutale. L’automne semblait donner la mesure, feuilles et dernières fleurs fanées dans une mélancolie annuelle… La jeune femme, pareille au doux feuillage du pommier en arrière-saison, vit sa vie faner bien vite, et en peu de semaines, la fleur n’était plus. La mort si soudaine de son aimée, fit perdre la raison à l’ancien amant. Fini la clairière, et le chemin dans la forêt pour aller à la clairière. Délaissées, les fleurs. Oubliées les orties qui piquaient et les rires dans les sentiers.

Les bars furent son seul repère… Il se perdit dans des forêts de feux rouges, pleura contre des arbres de métal froid, marcha dans des sentiers de béton sous le linceul des arbres… Voici que la ville était devenue son unique forêt. Il but à la source des bars des boissons mirobolantes, et, à chacune de ses nuits, il repensait au pommier, et à la forêt disparue, très loin, de l’autre côté de la ville. L’alcool devint alors sa sève, sa seule raison de garder goût à la vie.

Deux années ont passé depuis l’accident. Voici qu’un poivrot de bas étages, dormant à la lumière des lampadaires et non loin des points de passages des trains de banlieue semble vivre là, toujours une bouteille à la main, la barbe semblant continuer à pousser au rythme des ronces de la forêt.

C’est un soir d’automne, que, violemment jeté hors d’un bar, il tituba dans des ruelles choisies par le hasard, jugé par l’œil des habitants de ce qui était devenu sa forêt. Ses pas le menèrent près de la sortie de la ville, à l’orée d’un bois, ou peut-être était-ce une forêt ? Le chemin face à lui semblait praticable, malgré les hautes herbes et ronces qui parsemaient la voie. L’homme sembla peu à peu commencer à ressentir un déjà vu. Et c’est alors que tout lui revint, ce chemin lui rappela sa chère belle et leur romance, et au bout du sentier, près du Loing, se trouvait un pommier.

Le pas s’accéléra alors, l’envie de revoir le lieu de leur amour lui était si intense, qu’herbes et ronces ne pouvaient être un obstacle. Il arriva enfin. Mais face à lui, loin de trouver le luxuriant pommier, au branchage et feuillage épais, il n’y avait qu’un arbre pourri jusqu’aux confins de son écorce. Ce n’était plus qu’un morceau de bois sans vie, pareil à une planche. Sa main se posa alors, presque par automatisme, sur l’écorce de manière aimante et familière, il chercha l’inscription que bon nombre d’amoureux se plaisent à faire, pour graver à jamais leur amour.

Au seul contact de sa main, l’arbre se renversa de façon brutale au sol, ne laissant nulle trace de son passage tant l’état de mort était avancé. La souche partit bien vite de la même manière, comme s’envolent des feuilles de papiers mal attachée, le vent put emporter tout ceci en un coup d’un seul, le bois n’était que cendres. L’homme se vit déterré, ses yeux s’emplirent de larmes, gorgées des douleurs anciennes du passé, ses genoux se courbèrent et les poings de l’homme purent serrer le sol pourtant si verdoyant. Le corps triste de l’homme, de manière similaire au pommier, s’échoua sur le sol, puis se recroquevilla sur lui-même. Il dormit alors d’un sommeil tourmenté par le fantôme des sombres années passées.

Ce ne fut guère le jour qui réveilla notre homme, mais une petite voix, claire et pure, qui ressemblait aux murmures du vent le long de la mer… L’homme se redressa de moitié et écouta ce si bel appel de l’aube : n’était-ce pas la voix de sa tendre et défunte aimée ? Il se mit alors à crier son nom dans cette petite clairière. Mais sa seule réponse fut le silence, tel un spectre dépourvu de toute émotion. Les larmes s’emparèrent de tout son être, ses mains s’agrippèrent, tourmentées, à ses cheveux, ses dents mordirent ses lèvres puissamment, faisant couler le sang, telle une sève rougeâtre, au rythme de ses larmes. Terrassé par tant de peine, l’homme s’assit, enlaça ses genoux, posa sa tête au sein de ceux-ci, et laissa exprimer sa tristesse de manière sonore, dont seule la clairière fut spectatrice. Le corps ne bougea plus, la peine lui fit perdre la faim. Bien vite, le corps atteignit ses limites, et c’est meurtri par le songe, le tourment et la souffrance, qu’il quitta ce monde, triste comme un rendez-vous d’amour manqué. Son corps conserva sa position meurtrie, et, au sein de cette clairière, il remplaça l’ancien pommier.

Bon nombres d’années passèrent, le corps resta à sa place originelle, mais en lieu et place du cadavre, un arbre émergea de la terre. Ainsi, la peau devint écorce, la chair, bois ; et les cheveux, feuillage. Au fil des ans, l’arbre poussa et obtint une taille honorable, et c’est à l’orée du printemps que des fleurs apparurent, tout comme un nouvel amour naissant dont l’arbre put admirer le spectacle.

C’est en ce lieu de la forêt qu’un jeune couple se retrouva un jour, isolé des grands malheurs du monde et de leur société d’injustice, pour laisser place à l’expression unique de leur amour. S’allongeant au pied de ce pommier, méditant, tête l’une contre l’autre, à cette si belle clarté bleutée de l’astre des nuits. Restant ainsi plusieurs et longues heures.

Qu’en soit témoin le temps…

© Camille H., classe de Seconde 11 (promotion 2013-2014), mars 2014.
Lycée en Forêt/Espace Pédagogique Contributif

Maurice DenisMaurice Denis (1870-1943), « Pommier en fleurs », c.1908
Collection particulière, Tous droits réservés / © Radio France – Olivier Goulet/ Paris, ADAGP 2012

Licence Creative CommonsNetiquette : comme pour l’ensemble des textes publiés dans l’Espace Pédagogique Contributif, cet article est protégé par copyright. Ils est mis à disposition des internautes selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 2.0 France. La diffusion publique est autorisée sous réserve de mentionner le nom de l’auteur ainsi que la référence complète de l’article cité (URL de la page).

 

« Dis-moi un Po-Aime »… L’expo continue… Aujourd’hui la contribution de Manon…

ImpressionLa classe de Première S2 du Lycée en Forêt est fière de vous présenter une exposition exceptionnelle : « Dis-moi un Po-aime« … Chaque jour, un(e) élève vous invitera à partager l’une de ses créations poétiques… Bonne lecture !

Textes déjà publiés : Auréline G. « Je me souviens » ; Sybille M. « Une forêt de béton » ; Oscar P. « D’ailleurs » ; Manon B. « Peine naturelle » ; Alexia D. « Énigmatique forêt » ; Charlotte L. et Clémentine L. « L’Isula di Capezza » ; Slimane H.-M. « Le Royaume » ; Camille V. « Voyage mélancolique » ; Héla G. « Noël robotique » ; Arthur M. « La lune tombe« …

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Dimanche 16 mars, Arthur M.
Aujourd’hui, lundi 17 mars, la contribution de Manon
Après-demain, mercredi 19 mars : Louis A.

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« Compagne impromptue »

par Manon B.
Classe de Première S2

 

Le plaisir qui embaumait mes jours passés
A laissé place à la solitude.
L’enracinement s’installe en moi,
Je ne peux m’abandonner à suivre le pas,

Asservi de tous côtés,
Dans vos rangs, je ne me résignerai.
Devrais-je maintenant tourner la page ?
Vous semblez heureux, pris dans cet engrenage.

Je vous regarde, je vous observe,
Vous êtes les mêmes, les mêmes pantins,
Je ris de vous, ma distraction,
Sourire seul ? Mais à quoi bon ?

Ensemble vous êtes forts,
Je ne suis qu’une goutte ; vous incarnez l’océan,
Ensemble vous êtes morts,
Je ne me suis jamais senti aussi vivant !

Le bonheur a fait son temps
L’ailleurs m’attend à présent.
Alors que je me pensais assez mûr pour m’envoler
Je sens sur mon épaule, une main se poser

Je n’avais remarqué derrière moi
Ces empreintes volages : elle marchait dans mes pas,
Faisait s’envoler la brume d’un sourire rayonnant,
Illuminait ma voie en un instant.

Désormais la seule à me suivre dans mes insomnies,
Je ne peux m’assoupir loin de son parfum exquis,
Compagne de mes ivresses nocturnes
Nos rêves s’envolent à l’unisson,

Lorsque dans nos têtes, un seul mot danse : partons !

Voyage_BR_2014_a« Nos rêves s’envolent à l’unisson,
Lorsque dans nos têtes, un seul mot danse : partons… »

Composition : Bruno Rigolt (peinture numérique, 2014)
d’après Alphonse Osbert (1857-1939), 
« Soir antique » (hst, 1908). Paris, Musée du Petit Palais

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Le point de vue de l’auteure…

Particulièrement sensible à l’inspiration poétique puisée dans le romantisme, j’ai souhaité à travers ce texte exprimer un certain nombre de caractéristiques et de valeurs défendues par les romantiques, chères à mes yeux. Le fait de pouvoir écrire une poésie sensible, dans laquelle les sentiments de l’auteur se bouleversent et s’épanchent, me plaît. C’est ainsi que j’ai essayé de faire passer dans mon poème la notion de « poète maudit », en peignant un personnage qui rejetterait les dictats de la société de manière provocante, enfermé qu’il est dans la solitude de sa tour d’ivoire, seul refuge contre la médiocrité du vulgaire :

Asservi de tous côtés,
Dans vos rangs, je ne me résignerai.
Devrais-je maintenant tourner la page ?
Vous semblez heureux, pris dans cet engrenage.

Comme nous le voyons, le narrateur est la figure même du poète maudit : comparable aux grands incompris dont les livres romantiques vantaient l’inaccessible solitude, il apparaît sous les traits du héros tragique : tour à tour élu et maudit, ange ou bête, isolé et moqué des gens de son époque, il aspire à un monde qui lui permettrait de s’élever intellectuellement et spirituellement. N’est-il pas, au fond, la figure exacerbée du génie individuel de l’artiste romantique, exclu du monde étriqué de la société ? Ce Maldoror ressent en premier lieu un sentiment de regret, de nostalgie. Il déclare que la joie qu’il éprouvait dans le passé (lorsqu’il était encore jeune et naïf) a disparu et a été remplacée par une profonde solitude :

Le plaisir qui embaumait mes jours passés
A laissé place à la solitude.

Comme si, après avoir évolué, après avoir grandi, il s’était détaché de ce à quoi il appartenait, comme si, ayant ouvert les yeux sur le monde fini et décadent, il s’en était retranché. Voilà pourquoi il compare ensuite la société dans laquelle il vit à une sorte de machine, où les gens se sont eux-mêmes pris dans les engrenages, au point d’être prisonniers du nihilisme du monde. Bien au contraire, le poète refuse d’appartenir à la masse, il refuse d’être comme tout le monde et de « suivre le pas ». Ainsi le texte est-il un hymne à la différence.

À ce titre, le poète pense être le seul à pouvoir se comprendre. Il ne souhaite pas vivre dans un monde, où il ne pourrait être vraiment lui-même et se dresse en quelque sorte seul contre tous, comme s’il leur faisait face, prêt à assumer son mal du siècleOn sent un profond sentiment de supériorité lorsque le personnage de mon texte déclare se moquer de la ressemblance des gens qu’il côtoie, en les assimilant à des pantins : « Je vous regarde, je vous observe, / Vous êtes les mêmes, les mêmes pantins »…

Certes, il affirme se rire d’eux, mais réalise que lui-même est ridicule dans sa quête quelque peu vaine de transcendance car personne, et peut-être pas même lui, ne semble pouvoir partager son irréductible point de vue, ce qui renforce le sentiment de solitude qui le hante. Tel un Narcisse piégé par son image, il pense, sans doute à tort, qu’il ne faut compter sur personne d’autre que soi-même :

Ensemble vous êtes forts,
Je ne suis qu’une goutte ; vous incarnez l’océan,
Ensemble vous êtes morts,
Je ne me suis jamais senti aussi vivant.

Mais cet isolement ne risque-t-il pas de causer sa perte ? Ce n’est qu’à la cinquième strophe que le déclic du poème survient : une mystérieuse personne, muse et idéale, entre en jeu. Initiatrice de la quête artistique, médiatrice de l’infini, elle va être la délivrance du poète, sa renaissance, sa transfiguration. Qui est-t-elle ? D’où vient-elle ? Je laisse libre cours à votre imagination. On apprend qu’elle le suivait depuis longtemps, mais qu’aveuglé par ses pensées spleenétiques, il n’avait pas porté attention à sa présence. Pourtant, elle marche dans ses traces depuis toujours… Comme lui, elle est comparable à un soleil, mais non un soleil noir ; plutôt un soleil lumineux, qui fait « s’envoler la brume d’un sourire rayonnant ».

La muse est ainsi l’inspiration du poète et sa protectrice, elle en épouse les goûts et les aspirations : grâce à elle, peut-être va-t-il partir ? S’évader avec elle loin de cette société qui l’oppresse ? Partir dans un rêve où partir réellement ? Eux seuls ont la réponse. On voit ainsi tout au long du texte, naître une progression des sentiments du personnage : étouffé, puis libéré… Sa vie reprend un sens grâce à ce rôle nourricier du personnage féminin. On sent le poète plein d’espoir, même si cela ne change rien à son ressenti vis à vis des autres, au contraire, cela le renforce. Mais désormais il n’est plus seul, il a trouvé son idéal ; elle peut seule déchiffrer son cœur. Une femme plus qu’aimée : aimante…

© Manon B., classe de Première S2 (promotion 2013-2014), mars 2014.
Lycée en Forêt/Espace Pédagogique Contributif

Concours "Ecriture en Forêt" 2014 : publication des textes primés… Aujourd'hui, la nouvelle de Sandra C. (troisième prix)

concours_eef_2014_logo-1Le Lycée en Forêt a lancé à la rentrée 2013 un original concours d’écriture à destination des classes de Seconde et de Première  ayant pour intitulé : « Écritures en Forêt ».

Pour les classes de Seconde, le sujet portait sur l’écriture d’une nouvelle ayant obligatoirement pour thème la forêt, espace d’une grande richesse littéraire et sociale, qui pouvait être envisagé dans sa dimension légendaire, mythologique, fantastique, symbolique, ou encore sous l’angle plus anthropologique et contemporain du développement durable ou des problèmes posés par la déforestation… Les candidats restant évidemment libres d’appréhender le thème comme ils le souhaitaient.

Félicitation aux nombreux participants, particulièrement aux élèves de Seconde 3 et de Seconde 11, qui se sont remarquablement investis dans le dispositif, et bien sûr Bravo aux trois lauréats de l’édition 2014 :

  • Premier prix : Camille H. (Seconde 11)
  • Deuxième prix : Paul B. (Seconde 3)
  • Troisième prix : Sandra C. (Seconde 3)

Une grande cérémonie récompensant les élèves primés aura lieu en avril…
Merci au Lycée qui a pu débloquer des fonds importants pour récompenser les lauréats.

frise fleurs horizontale

Découvrez aujourd’hui la nouvelle de Sandra C. (Seconde 3), troisième prix :

« Le Trésor d’une forêt »

par Sandra C.
Classe de Seconde 3

william_degouve_de_nuncques_1aWilliam Degouve de Nuncques (1867-1935)
« La Maison Rose, 1892 (coll. part.). Détail

lettrine feuille Je vis à Paris depuis ma naissance. Malgré ma vivacité, je sors rarement de chez moi car ma femme, Ève, est tombée gravement malade peu après notre mariage. Alors j’ai dû abandonner mon travail, mes passions, mes amis et mes loisirs pour pouvoir m’occuper de ma famille. Cela fait maintenant dix ans qu’avec notre petit garçon, nous subissons la pauvreté : pas d’électricité pas d’eau et le cas d’Ève empire de jour en jour.

Pour oublier le temps, je peins ma femme. A chaque fois que je lui montre une de mes œuvres, elle se met à rire : « tu n’as aucun talent » plaisante-t-elle. Je le sais très bien mais tout ce qui m’importe, c’était son sourire.

Un jour, alors que je lui montrai un dessin, à mon grand étonnement, Ève ne ria pas : son visage semblait comme flétri. Pris de crainte, j’appelai aussitôt le médecin qui ne tarda pas à m’annoncer que la maladie avait pris le dessus, qu’il faudrait absolument opérer Ève… Nous pleurâmes car nous savions très bien que sans argent pour payer, ses jours étaient comptés.
Dans la nuit, elle me réveilla : elle se rappelait de quelque chose, et s’empressa de me le raconter. Elle avait entendu parler d’une légende qui pourrait peut-être la sauver (elle riait tristement en m’évoquant cela). D’après celle-ci, il y avait dans la forêt un endroit magique mais personne ne l’avait encore vu.

— Balivernes !
— Ne ris pas !

Et des larmes coulèrent de ses yeux quand elle me parlait… « Ne ris pas ; Des gens ont rapporté que cette forêt est merveilleuse et renferme même des trésors cachés ».

Bien que je n’y croyais pas, Ève insista. Alors je partis à la recherche de ce mythe. Comme je ne savais pas par où commencer, j’allai d’abord à la bibliothèque du quartier pour demander des renseignements à propos de cette fichue légende. Il me fut répondu que ça ne me servirait sans doute à rien mais que si je voulais vraiment en savoir plus, je pouvais toujours aller voir le vieil homme d’en face, qui venait depuis toujours à la bibliothèque.

Effectivement, il y avait là un vieux monsieur ; je lui racontai que je recherchais « l’arbre à trésor ». M. Lepoi (c’était son nom), sautilla de joie, comme un enfant heureux d’apprendre une bonne nouvelle. Il y avait enfin un homme dans le monde qui le croyait. Oui il l’avait découvert, un jour, mais jamais personne ne l’avais cru auparavant. Il me dit encore qu’il était prêt à me donner toutes les informations nécessaires si je lui disais pourquoi je recherchais ce fameux trésor.

Après lui avoir tout raconté, je lui demandai une carte ou quelque chose qui me permettrait de découvrir l’endroit, mais la seule réponse que j’obtins fut « Tu trouveras le trésor bien plus proche que tu ne le crois, si tu ouvres ton cœur à la véritable nature ! Cherche et tu trouveras ! ».
Déçu !
Oui, j’étais déçu de n’avoir rien obtenu d’intéressant et d’avoir perdu mon temps auprès de ce vieillard sénile, qui connaissait tout, et ne parlait de rien !

Malgré tout, je confiai notre garçon à des amis, et commençai mon périple dans la forêt, un peu au hasard. Comme je n’avais jamais quitté le quartier, j’admirais avec stupéfaction les mouvements des différentes espèces d’arbres. Les feuilles semblaient m’inviter à danser avec elles, promenées par le vent, et dans leur habillage couleur arc-en-ciel je pouvais voir du vert, du jaune, du rouge, de l’orange et même du rose. potémont_forêt_détailLes arbres laissaient les oiseaux chanter dans leurs cheveux. Des écureuils se promenaient d’un côté puis de l’autre… De ci, de là, au hasard des branches… Je n’avais jamais été aussi émerveillé par la nature. J’abandonnai malgré moi mes recherches et allai peindre ce que j’avais vu.

← Martial Potémont, « Paysage de forêt tropicale (gouache), détail.
Saint-Denis de La Réunion), Musée Léon Dierx.

Quand j’eus fini, j’accrochai mon esquisse sur le mur du salon et  j’aperçus que le visage d’Ève fondait de plus en plus et que la peur de la mort régnait dans un silence douloureux. Je retournai dans la forêt pour rechercher à nouveau le trésor. Une semaine après, je n’obtenais toujours pas de résultats. Je ne savais plus quoi faire. Désespéré ! J’allai chercher de l’aide auprès du vieillard. M. Lepoi accepta de m’aider. Il me demanda ce que je voyais lorsque j’étais dans la forêt. Mes mots étaient bien trop faibles pour lui dire ce que je ressentais ; alors je l’emmenai chez moi puis lui montrai ma peinture de ce « premier rendez-vous avec la nature ». Des larmes s’écoulèrent sur son visage et il répondit que je savais déjà tout, qu’il n’avait plus rien à m’apprendre. Ensuite, il partit sans me dire un mot. Que voulait-il dire ? Mon tableau m’aiderait-il à trouver le trésor ? Pour l’instant ces questions restaient sans réponse ! Il commençait à faire nuit, ma bien-aimée dormait, je posais un baiser sur son front et allai moi-même me coucher. Le lendemain matin, elle n’était pas encore réveillée et je repartis, le cœur rempli de tristesse.

Je ne voulais même plus penser à rentrer. Je laissais le jour au chagrin. Pourtant, alors que je regardais les arbres, j’eus comme un sursaut : je comprenais pour la première fois ce qui est plus grand que la vie, plus grand que la mort : j’ai compris quel était le trésor. Je n’avais pas eu besoin de chercher loin. La forêt elle-même en est un. Elle est un poème, une évasion pour chacun de nous. Elle semble s’exprimer et même penser.  Ceux qui la sentent, comme moi maintenant, peuvent respirer le parfum des sensations de la nature, ont trouvé une perle bien précieuse : la perle de la vie.
En rentrant, je ne voyais plus le monde de la même façon.

— Ève ! Ève ! J’ai trouv…
— Papa…

Depuis, le temps a passé… Quelquefois je prends le train pour rejoindre mon garçon. Nous parlons de l’aventure que j’ai vécue malgré le décès d’Ève. Lui aussi aime la forêt, il ne cesse de dire que plus tard, il protégera l’environnement. Les hommes meurent mais la forêt est pleine de vie, la vie du sang des hommes, qui ne s’éteint jamais…

© Sandra C., classe de Seconde 3 (promotion 2013-2014), mars 2014.
Lycée en Forêt/Espace Pédagogique Contributif

william_degouve_de_nuncques_2William Degouve de Nuncques (1867-1935)
« Les Anges de la nuit », 1894 (hst), Otterlo (Pays-Bas), Kröller-Müller Museum

Licence Creative CommonsNetiquette : comme pour l’ensemble des textes publiés dans l’Espace Pédagogique Contributif, cet article est protégé par copyright. Ils est mis à disposition des internautes selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 2.0 France. La diffusion publique est autorisée sous réserve de mentionner le nom de l’auteur ainsi que la référence complète de l’article cité (URL de la page).


 

Concours « Ecriture en Forêt » 2014 : publication des textes primés… Aujourd’hui, la nouvelle de Sandra C. (troisième prix)

concours_eef_2014_logo-1Le Lycée en Forêt a lancé à la rentrée 2013 un original concours d’écriture à destination des classes de Seconde et de Première  ayant pour intitulé : « Écritures en Forêt ».

Pour les classes de Seconde, le sujet portait sur l’écriture d’une nouvelle ayant obligatoirement pour thème la forêt, espace d’une grande richesse littéraire et sociale, qui pouvait être envisagé dans sa dimension légendaire, mythologique, fantastique, symbolique, ou encore sous l’angle plus anthropologique et contemporain du développement durable ou des problèmes posés par la déforestation… Les candidats restant évidemment libres d’appréhender le thème comme ils le souhaitaient.

Félicitation aux nombreux participants, particulièrement aux élèves de Seconde 3 et de Seconde 11, qui se sont remarquablement investis dans le dispositif, et bien sûr Bravo aux trois lauréats de l’édition 2014 :

  • Premier prix : Camille H. (Seconde 11)
  • Deuxième prix : Paul B. (Seconde 3)
  • Troisième prix : Sandra C. (Seconde 3)

Une grande cérémonie récompensant les élèves primés aura lieu en avril…
Merci au Lycée qui a pu débloquer des fonds importants pour récompenser les lauréats.

frise fleurs horizontale

Découvrez aujourd’hui la nouvelle de Sandra C. (Seconde 3), troisième prix :

« Le Trésor d’une forêt »

par Sandra C.
Classe de Seconde 3

william_degouve_de_nuncques_1aWilliam Degouve de Nuncques (1867-1935)
« La Maison Rose, 1892 (coll. part.). Détail

lettrine feuille Je vis à Paris depuis ma naissance. Malgré ma vivacité, je sors rarement de chez moi car ma femme, Ève, est tombée gravement malade peu après notre mariage. Alors j’ai dû abandonner mon travail, mes passions, mes amis et mes loisirs pour pouvoir m’occuper de ma famille. Cela fait maintenant dix ans qu’avec notre petit garçon, nous subissons la pauvreté : pas d’électricité pas d’eau et le cas d’Ève empire de jour en jour.

Pour oublier le temps, je peins ma femme. A chaque fois que je lui montre une de mes œuvres, elle se met à rire : « tu n’as aucun talent » plaisante-t-elle. Je le sais très bien mais tout ce qui m’importe, c’était son sourire.

Un jour, alors que je lui montrai un dessin, à mon grand étonnement, Ève ne ria pas : son visage semblait comme flétri. Pris de crainte, j’appelai aussitôt le médecin qui ne tarda pas à m’annoncer que la maladie avait pris le dessus, qu’il faudrait absolument opérer Ève… Nous pleurâmes car nous savions très bien que sans argent pour payer, ses jours étaient comptés.
Dans la nuit, elle me réveilla : elle se rappelait de quelque chose, et s’empressa de me le raconter. Elle avait entendu parler d’une légende qui pourrait peut-être la sauver (elle riait tristement en m’évoquant cela). D’après celle-ci, il y avait dans la forêt un endroit magique mais personne ne l’avait encore vu.

— Balivernes !
— Ne ris pas !

Et des larmes coulèrent de ses yeux quand elle me parlait… « Ne ris pas ; Des gens ont rapporté que cette forêt est merveilleuse et renferme même des trésors cachés ».

Bien que je n’y croyais pas, Ève insista. Alors je partis à la recherche de ce mythe. Comme je ne savais pas par où commencer, j’allai d’abord à la bibliothèque du quartier pour demander des renseignements à propos de cette fichue légende. Il me fut répondu que ça ne me servirait sans doute à rien mais que si je voulais vraiment en savoir plus, je pouvais toujours aller voir le vieil homme d’en face, qui venait depuis toujours à la bibliothèque.

Effectivement, il y avait là un vieux monsieur ; je lui racontai que je recherchais « l’arbre à trésor ». M. Lepoi (c’était son nom), sautilla de joie, comme un enfant heureux d’apprendre une bonne nouvelle. Il y avait enfin un homme dans le monde qui le croyait. Oui il l’avait découvert, un jour, mais jamais personne ne l’avais cru auparavant. Il me dit encore qu’il était prêt à me donner toutes les informations nécessaires si je lui disais pourquoi je recherchais ce fameux trésor.

Après lui avoir tout raconté, je lui demandai une carte ou quelque chose qui me permettrait de découvrir l’endroit, mais la seule réponse que j’obtins fut « Tu trouveras le trésor bien plus proche que tu ne le crois, si tu ouvres ton cœur à la véritable nature ! Cherche et tu trouveras ! ».
Déçu !
Oui, j’étais déçu de n’avoir rien obtenu d’intéressant et d’avoir perdu mon temps auprès de ce vieillard sénile, qui connaissait tout, et ne parlait de rien !

Malgré tout, je confiai notre garçon à des amis, et commençai mon périple dans la forêt, un peu au hasard. Comme je n’avais jamais quitté le quartier, j’admirais avec stupéfaction les mouvements des différentes espèces d’arbres. Les feuilles semblaient m’inviter à danser avec elles, promenées par le vent, et dans leur habillage couleur arc-en-ciel je pouvais voir du vert, du jaune, du rouge, de l’orange et même du rose. potémont_forêt_détailLes arbres laissaient les oiseaux chanter dans leurs cheveux. Des écureuils se promenaient d’un côté puis de l’autre… De ci, de là, au hasard des branches… Je n’avais jamais été aussi émerveillé par la nature. J’abandonnai malgré moi mes recherches et allai peindre ce que j’avais vu.

← Martial Potémont, « Paysage de forêt tropicale (gouache), détail.
Saint-Denis de La Réunion), Musée Léon Dierx.

Quand j’eus fini, j’accrochai mon esquisse sur le mur du salon et  j’aperçus que le visage d’Ève fondait de plus en plus et que la peur de la mort régnait dans un silence douloureux. Je retournai dans la forêt pour rechercher à nouveau le trésor. Une semaine après, je n’obtenais toujours pas de résultats. Je ne savais plus quoi faire. Désespéré ! J’allai chercher de l’aide auprès du vieillard. M. Lepoi accepta de m’aider. Il me demanda ce que je voyais lorsque j’étais dans la forêt. Mes mots étaient bien trop faibles pour lui dire ce que je ressentais ; alors je l’emmenai chez moi puis lui montrai ma peinture de ce « premier rendez-vous avec la nature ». Des larmes s’écoulèrent sur son visage et il répondit que je savais déjà tout, qu’il n’avait plus rien à m’apprendre. Ensuite, il partit sans me dire un mot. Que voulait-il dire ? Mon tableau m’aiderait-il à trouver le trésor ? Pour l’instant ces questions restaient sans réponse ! Il commençait à faire nuit, ma bien-aimée dormait, je posais un baiser sur son front et allai moi-même me coucher. Le lendemain matin, elle n’était pas encore réveillée et je repartis, le cœur rempli de tristesse.

Je ne voulais même plus penser à rentrer. Je laissais le jour au chagrin. Pourtant, alors que je regardais les arbres, j’eus comme un sursaut : je comprenais pour la première fois ce qui est plus grand que la vie, plus grand que la mort : j’ai compris quel était le trésor. Je n’avais pas eu besoin de chercher loin. La forêt elle-même en est un. Elle est un poème, une évasion pour chacun de nous. Elle semble s’exprimer et même penser.  Ceux qui la sentent, comme moi maintenant, peuvent respirer le parfum des sensations de la nature, ont trouvé une perle bien précieuse : la perle de la vie.
En rentrant, je ne voyais plus le monde de la même façon.

— Ève ! Ève ! J’ai trouv…
— Papa…

Depuis, le temps a passé… Quelquefois je prends le train pour rejoindre mon garçon. Nous parlons de l’aventure que j’ai vécue malgré le décès d’Ève. Lui aussi aime la forêt, il ne cesse de dire que plus tard, il protégera l’environnement. Les hommes meurent mais la forêt est pleine de vie, la vie du sang des hommes, qui ne s’éteint jamais…

© Sandra C., classe de Seconde 3 (promotion 2013-2014), mars 2014.
Lycée en Forêt/Espace Pédagogique Contributif

william_degouve_de_nuncques_2William Degouve de Nuncques (1867-1935)
« Les Anges de la nuit », 1894 (hst), Otterlo (Pays-Bas), Kröller-Müller Museum

Licence Creative CommonsNetiquette : comme pour l’ensemble des textes publiés dans l’Espace Pédagogique Contributif, cet article est protégé par copyright. Ils est mis à disposition des internautes selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 2.0 France. La diffusion publique est autorisée sous réserve de mentionner le nom de l’auteur ainsi que la référence complète de l’article cité (URL de la page).

 

« Dis-moi un Po-Aime »… L’expo continue… Aujourd’hui la contribution d’Arthur

ImpressionLa classe de Première S2 du Lycée en Forêt est fière de vous présenter une exposition exceptionnelle : « Dis-moi un Po-aime« … Chaque jour, un(e) élève vous invitera à partager l’une de ses créations poétiques…
Bonne lecture !

Textes déjà publiésAuréline G. « Je me souviens » ; Sybille M. « Une forêt de béton » ; Oscar P. « D’ailleurs » ; Manon B. « Peine naturelle » ; Alexia D. « Énigmatique forêt » ; Charlotte L. et Clémentine L. « L’Isula di Capezza » ; Slimane H.-M. « Le Royaume » ; Camille V. « Voyage mélancolique » ; Héla G. « Noël robotique« …

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Samedi 15 mars, Héla G.
Aujourd’hui, dimanche 16 mars, la contribution d’Arthur
Demain, lundi 17 mars : Manon B.

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« La Lune tombe »

par Arthur M.
Classe de Première S2

 

La lune tombe

Il y a le soleil qui pleure
Et le ciel ouvre ses yeux
Au sourire de la pluie

La lune tombe

Des étoiles s’endorment
Sur les cratères de Vénus
Et le ciel ouvre ses yeux

La lune tombe

Et le ciel n’ouvre plus ses yeux
Ses yeux restent fermés
Et puis plus

RIEN

Felix_Valloton_Clair_de_lune_1« La lune tombe… Des étoiles s’endorment / Sur les cratères de Vénus… »

Félix Vallotton, « Clair de Lune » (détail), vers 1895
Paris, Musée d’Orssay

frise_1

Le point de vue de l’auteur…

Ce poème m’a tout d’abord été inspiré par un certain nombre de techniques propres à la poésie surréaliste. C’est ainsi que l’écriture automatique qui consiste à valoriser l’inconscient et le rêve comme phénomènes littéraires, m’a amené en procédant par associations libres de mots, à un court-circuitage métaphorique d’images : à ce titre, les oxymores « Soleil qui pleure », « sourire de la pluie » sont le reflet de ce travail. 

Cependant, plus que de l’attraction fortuite résultant des hasards de l’écriture automatique, ce poème repose sur une exploration consciente des ressources de la poésie moderne : ainsi, la pratique du vers libre de même que la disparition de la ponctuation ont été pour moi l’occasion d’atteindre une plus grande pureté d’expression. Je voulais aussi dépasser la poésie comme simple moyen d’expression pour valoriser au contraire une démarche plus onirique visant à déconstruire le réel et à faire du poème le reflet d’une expérience spirituelle.

Les infinies métamorphoses de la nuit sont ainsi suggérées dans mon poème par les personnifications qui évoquent l’idée d’une fusion avec le cosmos, dans une perspective panthéiste ; le ciel et les étoiles sont personnifiées pour évoquer plus précisément cette vie éphémère de l’invisible : « le ciel ouvre ses yeux au sourire de la pluie », les « étoiles s’endorment »… Une question que je me suis posée en écrivant ce texte est la suivante : « A quoi ressembleraient les nuits sans la lune, et sans les autres astres ? » Ainsi, quand je dis « Le ciel ouvre ses yeux », c’est pour suggérer une compréhension plus profonde et plus vraie de l’ordre de l’univers.

Comme nous le comprenons, la présence de nombreux astres, en particulier de la lune, nous amène nous aussi à « ouvrir les yeux » vers un ciel comme « intériorisé ». Personnellement, je trouve le ciel nocturne particulièrement propice à l’inspiration poétique et au lyrisme personnel. À la fin du poème, lorsque le « ciel n’ouvre plus ses yeux », cela symbolise certes le néant, mais plus encore la métamorphose. 

D’une part, le ciel ayant fermé ses paupières, nous empêche de contempler les astres, et donc de chercher l’inspiration, ce qui clôture le poème. Mais d’autre part, en ne mettant pas de point final à mon texte, j’ai voulu montrer que le poème n’est ni un début, ni une fin, il est au contraire un voyage, un paysage animé de mots, évocateurs d’un itinéraire spirituel.

À ce titre, la position de la lune, dont on imagine qu’elle est en train de tomber, suggère moins l’idée d’une disparition, qu’un « au-delà » du poème : le dernier mot « rien » n’est pas en soi un terme mais le commencement d’un autre voyage : faire reculer les frontières du visible, pour réapparaître sous une forme différente : le rien connotant, bien plus que le néant, l’invisible et la transfiguration du ciel en mouvement : insaisissable, ineffable…

© Arthur M., classe de Première S2 (promotion 2013-2014), mars 2014.
Lycée en Forêt/Espace Pédagogique Contributif

« Dis-moi un Po-Aime »… L'expo continue… Aujourd’hui la contribution d'Héla G.

ImpressionLa classe de Première S2 du Lycée en Forêt est fière de vous présenter une exposition exceptionnelle : « Dis-moi un Po-aime« … Chaque jour, un(e) élève vous invitera à partager l’une de ses créations poétiques…
Bonne lecture !

Textes déjà publiés : 

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Vendredi 21 février, Camille V.
Aujourd’hui, samedi 15 mars, la contribution d’Héla
Demain, dimanche 16 mars : Arthur M.

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« Noël robotique »

par Héla G.
Classe de Première S2

 

Il était une fois un monde où l’humanité est un mythe
Un monde rempli de machines éternelles
Toutes semblables, toutes les mêmes
Un monde sans liberté et sans limite.

C’est alors que XENA apparut
Une machine mal conçue
Mi-humaine, seule à s’évader en rêvant
Mais seulement le temps d’un instant

Alors, elle s’imagina s’échapper de ce monde sans vie
Et s’évader dans l’interdit :
Entrant dans des algorithmes dépourvus de réalité
Elle avança dans le tunnel étroit de la liberté

Elle était à présent assise autour d’une table
Accompagnée d’inconnus familiers
Puis elle vit le présent amer sous le grand sapin humble.
Elle s’apprêtait à l’ouvrir lorsque… Batterie épuisée.

robot-santa_2« Un monde rempli de machines éternelles
Toutes semblables, toutes les mêmes… »

Source de l’image

frise_1

Le point de vue de l’auteure…

Pour composer ce poème, je me suis d’abord inspirée des Surréalistes qui puisaient leur imaginaire dans l’écriture automatique. Après avoir effectué le même travail d’approche et avoir lu les associations libres qui m’étaient venu à l’esprit, je constatais que certains mots que j’avais hâtivement écrits sur ma feuille formaient un réseau lexical inattendu : « machine, XENA, robot ». C’est alors que j’eus vraiment l’idée de ce texte : l’image d’une sorte de robot qui pouvait rêver s’est imposée à mon esprit. J’ai donc choisi d’approfondir cette inspiration.

Outre le surréalisme, j’ai souhaité donné à ce texte une puissante dimension symboliste. De fait, pour les Symbolistes, le texte se donne à déchiffrer ; il engage le lecteur vers une lecture interprétative : c’est ainsi qu’à mes yeux, le robot humanoïde XENA dont il est question dans ce texte devient en quelque sorte l’allégorie d’un monde déshumanisé. Ce texte amène ainsi à une réflexion sur notre modernité  : n’entraîne-t-elle pas une perte de valeur, une perte du sens, une « objectivation » de l’homme : c’est-à-dire la perte de l’humain en tant que sujet agissant, pensant, rêvant…

Paradoxe de la modernité : l’humain se rêve comme robot, tandis que la machine se rêve comme humain. C’est ainsi que XENA cherche à ressentir des émotions, grâce à sa fabrication hors norme : « Une machine mal conçue /Mi-humaine, seule à s’évader en rêvant »… J’ai trouvé judicieux de choisir pour cadre référentiel l’univers festif de Noël dont l’image familière est universellement connue de tous. Plus précisément, j’ai voulu situer la scène lors du réveillon de Noël, fête familiale par excellence : le robot XENA est là avec la famille, dont il partage la cérémonie d’ouverture des cadeaux. 

Comme le lecteur le comprend, si Noël représente des valeurs essentielles de l’humanité, avec l’innocence de l’enfance, la convivialité, l’esprit de famille, la joie, le bonheur… une question qui vient à l’esprit est la suivante : ce bonheur peut-il être remis en cause ? A travers la métaphore de la machine qui n’a plus de batterie, j’ai voulu montrer qu’à l’instar de cette machine qui retourne donc dans son monde d’ennui où les hasards ne la vie n’existent pas, nous risquons aussi, en voulant tout contrôler, perdre de vue l’infini bonheur du hasard…

Ce poème dénonce donc la déshumanisation du monde, qui est d’abord une déshumanisation de l’homme lui-même. Si de plus en plus de machines remplacent les humains, c’est que l’homme sans le savoir a peut-être renoncé à sa liberté. Comme l’exprimait admirablement l’écrivain Georges Bernanos en 1944, « Nous n’assistons pas à la fin naturelle d’une grande civilisation humaine, mais à la naissance d’une civilisation inhumaine qui ne saurait s’établir que grâce à une vaste, à une immense, à une universelle stérilisation des valeurs de la vie »…

Oui, les machines savent faire de plus en plus de choses impressionnantes… Mais dans quel but ? Où va la route ? Un monde sans humanité n’est rien pour moi, tant il est vrai que c’est l’humanité qui fait le monde : il bat au rythme de notre propre cœur… Arrivera-t-on un jour, comme le redoutait Paul Valéry à l’extinction entière de l’espèce humaine ? « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles », écrivait-il en 1919. C’est ainsi que la fin du poème « batterie épuisée » invite le lecteur à méditer sur le sens même de notre humanité, de notre modernité, de notre finitude…

© Héla G., classe de Première S2 (promotion 2013-2014), mars 2014.
Lycée en Forêt/Espace Pédagogique Contributif

« Dis-moi un Po-Aime »… L’expo continue… Aujourd’hui la contribution d’Héla G.

ImpressionLa classe de Première S2 du Lycée en Forêt est fière de vous présenter une exposition exceptionnelle : « Dis-moi un Po-aime« … Chaque jour, un(e) élève vous invitera à partager l’une de ses créations poétiques…
Bonne lecture !

Textes déjà publiés : 

frise_1

Vendredi 21 février, Camille V.
Aujourd’hui, samedi 15 mars, la contribution d’Héla
Demain, dimanche 16 mars : Arthur M.

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« Noël robotique »

par Héla G.
Classe de Première S2

 

Il était une fois un monde où l’humanité est un mythe
Un monde rempli de machines éternelles
Toutes semblables, toutes les mêmes
Un monde sans liberté et sans limite.

C’est alors que XENA apparut
Une machine mal conçue
Mi-humaine, seule à s’évader en rêvant
Mais seulement le temps d’un instant

Alors, elle s’imagina s’échapper de ce monde sans vie
Et s’évader dans l’interdit :
Entrant dans des algorithmes dépourvus de réalité
Elle avança dans le tunnel étroit de la liberté

Elle était à présent assise autour d’une table
Accompagnée d’inconnus familiers
Puis elle vit le présent amer sous le grand sapin humble.
Elle s’apprêtait à l’ouvrir lorsque… Batterie épuisée.

robot-santa_2« Un monde rempli de machines éternelles
Toutes semblables, toutes les mêmes… »

Source de l’image

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Le point de vue de l’auteure…

Pour composer ce poème, je me suis d’abord inspirée des Surréalistes qui puisaient leur imaginaire dans l’écriture automatique. Après avoir effectué le même travail d’approche et avoir lu les associations libres qui m’étaient venu à l’esprit, je constatais que certains mots que j’avais hâtivement écrits sur ma feuille formaient un réseau lexical inattendu : « machine, XENA, robot ». C’est alors que j’eus vraiment l’idée de ce texte : l’image d’une sorte de robot qui pouvait rêver s’est imposée à mon esprit. J’ai donc choisi d’approfondir cette inspiration.

Outre le surréalisme, j’ai souhaité donné à ce texte une puissante dimension symboliste. De fait, pour les Symbolistes, le texte se donne à déchiffrer ; il engage le lecteur vers une lecture interprétative : c’est ainsi qu’à mes yeux, le robot humanoïde XENA dont il est question dans ce texte devient en quelque sorte l’allégorie d’un monde déshumanisé. Ce texte amène ainsi à une réflexion sur notre modernité  : n’entraîne-t-elle pas une perte de valeur, une perte du sens, une « objectivation » de l’homme : c’est-à-dire la perte de l’humain en tant que sujet agissant, pensant, rêvant…

Paradoxe de la modernité : l’humain se rêve comme robot, tandis que la machine se rêve comme humain. C’est ainsi que XENA cherche à ressentir des émotions, grâce à sa fabrication hors norme : « Une machine mal conçue /Mi-humaine, seule à s’évader en rêvant »… J’ai trouvé judicieux de choisir pour cadre référentiel l’univers festif de Noël dont l’image familière est universellement connue de tous. Plus précisément, j’ai voulu situer la scène lors du réveillon de Noël, fête familiale par excellence : le robot XENA est là avec la famille, dont il partage la cérémonie d’ouverture des cadeaux. 

Comme le lecteur le comprend, si Noël représente des valeurs essentielles de l’humanité, avec l’innocence de l’enfance, la convivialité, l’esprit de famille, la joie, le bonheur… une question qui vient à l’esprit est la suivante : ce bonheur peut-il être remis en cause ? A travers la métaphore de la machine qui n’a plus de batterie, j’ai voulu montrer qu’à l’instar de cette machine qui retourne donc dans son monde d’ennui où les hasards ne la vie n’existent pas, nous risquons aussi, en voulant tout contrôler, perdre de vue l’infini bonheur du hasard…

Ce poème dénonce donc la déshumanisation du monde, qui est d’abord une déshumanisation de l’homme lui-même. Si de plus en plus de machines remplacent les humains, c’est que l’homme sans le savoir a peut-être renoncé à sa liberté. Comme l’exprimait admirablement l’écrivain Georges Bernanos en 1944, « Nous n’assistons pas à la fin naturelle d’une grande civilisation humaine, mais à la naissance d’une civilisation inhumaine qui ne saurait s’établir que grâce à une vaste, à une immense, à une universelle stérilisation des valeurs de la vie »…

Oui, les machines savent faire de plus en plus de choses impressionnantes… Mais dans quel but ? Où va la route ? Un monde sans humanité n’est rien pour moi, tant il est vrai que c’est l’humanité qui fait le monde : il bat au rythme de notre propre cœur… Arrivera-t-on un jour, comme le redoutait Paul Valéry à l’extinction entière de l’espèce humaine ? « Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles », écrivait-il en 1919. C’est ainsi que la fin du poème « batterie épuisée » invite le lecteur à méditer sur le sens même de notre humanité, de notre modernité, de notre finitude…

© Héla G., classe de Première S2 (promotion 2013-2014), mars 2014.
Lycée en Forêt/Espace Pédagogique Contributif

Colette, ou le féminisme humaniste… Par Sybille M.

JOURNÉE INTERNATIONALE DE LA FEMME
8 mars

À l’occasion de la Journée Internationale de la Femme, l’Espace Pédagogique Contributif va publier plusieurs travaux de recherche consacrés au féminisme. Voici la première contribution proposée par Sybille, brillante élève de Première S…

Colette
ou le féminisme humaniste

Colette_expo_2

par Sybille M.
Classe de première S2 

frise_1

« — Elle est en acier !
Elle est « en femme », simplement, et cela suffit. »
Colette, La Vagabonde, 1910

 

Introduction

Colette et ses chats, Colette danseuse légère qui scandalise la Belle Époque par ses amours féminines et ses tenues d’homme, Colette séquestrée par Willy, ou encore Colette féministe… On a beaucoup écrit sur la « Vagabonde », mais derrière tous ces clichés, que pouvons-nous retenir de son œuvre et que savons-nous même de la femme ? De fait, toute sa vie, l’auteure du Blé en herbe a joué avec son image, elle s’est créé un personnage, un mythe qui semble, aujourd’hui encore, avoir pris le dessus sur la réalité. Comme le notent avec une grande justesse Francine Dugast-Portes et Marie-Françoise Berthu-Courtivron, « Colette est tout entière dans [le] paradoxe […]. Elle pose nue […], mais d’abord elle pose, et ne laisse voir d’elle-même qu’une image organisée. Jamais elle ne se laisse surprendre »|1|.

Colette_lauthentiqueExtrait de Colette l’authentique, par Nicole Ferrier-Caverivière
PUF « Écrivains », Paris 1998, page 181

Cette auteure énigmatique publie son premier roman, au côté de son mari Willy, en 1900 : Claudine à l’école. C’est un grand succès commercial qui lancera la fameuse série des Claudine et propulsera la carrière littéraire et journalistique de Colette. Vingt-trois ans plus tard, elle écrit le Blé en herbe qui sera controversé dès sa sortie car il Colette_Claudine_a_lécoleaborde le thème de la découverte de l’amour, de la désillusion sentimentale et des rapports physiques entre un adolescent et une femme plus âgée. Entre la Claudine effrontée et la « dame en blanc » séduisant Phil, Colette scandalise parce que son œuvre est d’abord un affranchissement des normes et des hiérarchies sociales, une objectivation et une appropriation du corps de la femme par une femme en tant que sujet narratologique, et non plus en tant qu’objet. Revenons par exemple sur le Blé en herbe : bien plus qu’une bouleversante histoire sur le trouble des passions naissantes, certes quelque peu surannée, mettant en scène un couple d’adolescents à l’aube de leur vie d’adulte, ce roman d’apprentissage constitue surtout une critique des conventions morales de l’époque et Colette y exprime implicitement son féminisme. Tel sera l’objet de la présente étude. Nous verrons tout d’abord comment Colette a toute sa vie durant, cultivé son image et combattu les conventions, ensuite nous étudierons dans quelle mesure le Blé en herbe illustre si bien le « féminisme paradoxal » de Colette…

frise_1

Colette : une certaine image et un combat

Sidonie-Gabrielle Colette naît le 28 janvier 1878 dans une famille cultivée de la petite bourgeoisie provinciale. Ses premières lectures vont marquer son style d’écriture. Ainsi, sa passion pour Balzac se retrouve dans ses descriptions, si poétiques quand elle évoque les paysages, les parfums et les sens. Mais l’auteur de la Comédie humaine se retrouve en Colette_Sido_Copyright_RuedesArchivesfiligrane dans les aphorismes qui abondent dans l’œuvre de Colette et dans son style d’écriture qui fait alterner si souvent le présent gnomique dans les passages narratifs|2|. Elle grandit aux côté de sa mère, Sido, qu’elle présente dans Journal à rebours (1941) comme « le personnage principal de toute [sa] vie » |3|. En 1893, elle se marie à Henry Gauthier Villars dit « Willy ».

Sido, la mère de Colette →
© Rue des Archives

Il la pousse à raconter ses souvenirs et l’introduit bien malgré elle dans les mondanités de la vie parisienne |4|. Il l’emmène dans les salons littéraires à la mode qui fleurissent alors à Paris : c’est là par exemple qu’elle rencontre Marcel Proust qui exercera sur elle une influence considérable. Mais Colette ne publiera pas sous son propre nom. Loin s’en faut ! « Willy affirme qu’il a reçu [Claudine à l’école] d’une jeune fille dont il couvre l’anonymat en faisant figurer son propre nom sur la couverture. En réalité, c’est Colette, sa femme, qui a écrit à sa demande ce roman fabriqué à partir de souvenirs d’enfance » |5|. Suivront Claudine à Paris (1901), Claudine en ménage (1902) et enfin Claudine s’en va (1903) dont les dernières pages peuvent se lire comme la préfiguration du divorce de Colette avec Willy en 1910.

Comme nous le voyons, la vie de Colette influe considérablement sur son œuvre. C’est ainsi qu’en 1905 par exemple, elle rencontre Mathilde de Morny, dite Missy avec qui elle entretiendra une relation sulfureuse.

Mathilde de Morny (1862-1944), a scandalisé et fasciné la « Belle Époque ». Dernière fille du duc de Morny et de son épouse la princesse Sophie Troubetzkoï, elle était donc par la main gauche arrière petite-fille de Talleyrand et petite-fille de la reine Hortense, mère légitime de Napoléon III et officieuse de Morny.  Elle fut élevée par le duc de Sesto, grand d’Espagne, second mari de sa mère, tuteur d’Alphonse XII et gouverneur de Madrid. Mariée à dix-huit ans à Jacques, marquis de Belbeuf, elle s’en sépara rapidement, affichant ses préférences pour les femmes. Sa conduite extravagante en fait une célébrité parisienne, les adolescentes imitent ses tenues et, sur les boulevards, on boit une marquise, cocktail qu’elle a lancé. Belle et follement riche, elle entretient Liane de Pougy, la courtisane la plus chère d’Europe, puis, pendant dix ans, Colette. Elle s’exhibe avec celle-ci sur la scène du Moulin-Rouge, déchaînant une tempête. En 1900, elle adopte définitivement le costume masculin, se fait appeler « Monsieur le Marquis » et « Oncle Max » par ses intimes. Colette l’a immortalisée au masculin dans Max de La Vagabonde et au féminin dans la chevalière du Pur et l’ImpurColette_3Extrait de : Claude Francis, Fernande Gontier, Mathilde de Morny : la scandaleuse marquise et son temps, Perrin 2000.

← Colette jouant le rôle d’un faune (1906) dans le mimodrame « L’Amour, le Désir et la Chimère » de Francis de Croisset et Jean Houguès.

C’est en effet au côté de Missy que Colette, tout en se consolant de la dureté et de l’inconstance des hommes, prend goût au scandale. « Au fil des spectacles […], elle n’hésite pas à apparaître nue sous des robes de voile »|6|. Mais qu’on ne s’y trompe pas : cette image à la fois choquante et fascinante, libre et mystérieuse est en fait le témoignage d’une émancipation, d’un affranchissement, d’une libération des dogmatismes et des tabous. Lors d’une fameuse représentation du mimodrame Rêve d’Egypte au Moulin Rouge en 1907, Missy qui joue le rôle d’un archéologue rend la vie par un long baiser, à une momie (Colette) : traitées par le public du Moulin-Rouge de « sales gousses », Colette_La_Chairelles devront prendre la fuite et le spectacle est interdit. Quelques mois plus tard, Colette exhibe un sein nu dans la pantomime La Chair ce qui lui vaut de nombreuses critiques et caricatures.

À la fois exploratoires et ludiques, ces frasques, comme nous le suggérions, ont un rapport étroit avec la pensée de Colette. Des œuvres comme l‘Ingénue libertine (1909) ou la Vagabonde (1910) sont d’abord des œuvres de libération dans la recherche d’un vécu du corps différent : on peut y voir une véritable mutation de même qu’une affirmation identitaire ; le corps devenant en quelque sorte substrat de valeurs, de résistance et de lutte. Nous pourrions citer ici Julia Kristeva qui, dans le Génie féminin, écrit ces lignes pleines de sens et de profondeur : « C’est par son cantique de la jouissance féminine [que Colette] domine la littérature de la première moitié du XXe siècle. Détestant les féministes, fréquentant les homosexuelles […], elle impose néanmoins une fierté de femme qui n’est pas étrangère, en profondeur, à la révolution des mentalités qui verra s’amorcer lentement l’émancipation économique et sexuelle des femmes. […] Affrontant avec courage la nécessité de gagner sa vie, âpre au gain autant que dépensière, Colette parvient à conquérir son indépendance économique, sachant d’instinct que celle-ci préconditionne toute autre forme de liberté : « Je suis guidée par l’ambition folle de gagner ma vie moi-même, tant au théâtre que dans la littérature et je vous réponds qu’il y faut de l’entêtement » (Lettre à Claude Farrère, 1904) |7|.

C’est pendant sa collaboration avec le journal Le Matin que Colette rencontre son second mari Henry De Jouvenel. Ils se marient en 1912 et un an plus tard, Colette accouche d’une fille baptisée Colette et surnommée « Bel Gazou ». Colette ne sera pas une « mère » exemplaire : sa maternité revêt même un « caractère accidentel » pour reprendre l’une de ses expressions dans le Fanal bleu. Elle reprend activement l’écriture et abandonne sa carrière d’actrice, son talent désormais est reconnu : les roman Mitsou (1919) et Chéri (1920) lui valent la Légion d’Honneur qu’elle reçoit au côté de l’écrivain Marcel Proust qui dira avoir été « fier d’être décoré en même temps que l’auteure du génial Chéri ».

Il est intéressant de s’attarder sur ces deux romans : avec le Blé en herbe publié après la guerre, ces textes proposent un dénouement faussement ouvert comme l’a remarqué Paula Dumont : « […] le contexte historique de Mitsou et la logique interne de Chéri et du Blé en Herbe ne poussent pas les personnages de ces œuvres vers un avenir heureux » |8|. En 1921, lors de vacances en Bretagne, Colette a une aventure avec le fils de son mari, Bertrand de Jouvenel. Cet événement l’inspire pour l’écriture du Blé en Herbe, premier livre signé « Colette » qui parait en 1923. La place me manque pour évoquer l’extraordinaire carrière journalistique de Colette, mais c’est une période fascinante à étudier, et ses chroniques journalistiques |9| ont représenté une activité de près de trente ans !

Je vous conseille de lire cette remarquable étude de Philippe Goudey, « Colette, l’écriture du reportage »
publiée dans Littérature et reportage, coll. sous la direction de Myriam Boucharenc et Joëlle Deluche, Presses Universitaires de Limoges,
page 59 et s.

Elle publie peu après plusieurs romans tels que La Fin de Chéri (1926) et Sido (1930). En 1933, elle épouse Maurice Goudeket son troisième mari, dont elle dira : « Je crois qu’il est la perle, le joyau des voisins de campagne? Présent et absent quand on le souhaite. C’est un homme que j’aurais dû adopter vingt ans plus tôt… »|10|. La relation que Colette entretiendra avec Maurice est plus apaisée que lors de ses unions précédentes. Comme le note Josette Rico, « avec Maurice Goudeket, Colette manifeste, contrairement aux préjugés qui prévalaient au siècle précédent, qu’une femme peut être écrivain et vivre de sa plume sans avoir à sacrifier le lien sentimental avec un homme. L’indépendance acquise par la plume se double pour elle désormais d’un relatif épanouissement affectif » |11|.

Cette période voit le triomphe de l’auteure et sa reconnaissance institutionnelle ; en 1936, elle succède à Anna de Noailles à l’Académie royale de langue et littérature française de Belgique, et en 1945 elle est reçue à l’Académie Goncourt et y sera élue présidente en 1949. Parallèlement à cela, elle écrit Gigi (1944), L’Étoile Vesper (1946) et Le fanal Bleu (1949). Colette aimait également le cinéma, elle a écrit pendant la Première guerre mondiale des articles sur le cinéma muet, elle avait des projets avec l’actrice Musidora et souhaitait voir ses romans portés à l’écran. Ce fut le cas de plusieurs d’entre eux : ainsi, sur l’image ci-contre, elle rencontre les acteurs de l’adaptation du Blé en herbe (réal. Claude Autant-Lara) qui sort quelques mois avant sa mort.

Colette meurt le 4 août 1954 et reçoit des obsèques nationales, mais l’Église lui refuse les obsèques religieuses à cause de sa vie trop libre qui a scandalisé les mœurs de l’époque ! Assurément, « libre », Colette l’a été, jusque dans l’expression et la revendication du désir féminin. Nous pourrions citer ici ces propos de Jean Cocteau, tout à fait éclairants quant à notre sujet : « Sans doute faut-il saluer en madame Colette la libératrice d’une psychologie féminine […] ». Comme nous l’avons analysé précédemment, cette libération du corps est surtout une libération sociale permettant à la femme de se débarrasser de la souffrance causée par l’homme et de sa soumission. Colette était une femme à la fois belle et intelligente, reconnue par ses pairs : le très misogyne Montherlant confiera même : « C’est la seule femme à propos de qui j’ai parlé de génie ».

Colette a joué de cette ambiguïté toute sa vie en restant toujours indépendante et émancipée : entre ses trois mariages, sa fille, ses scandales d’actrices, ses relations et son comportement masculin, l’auteure de la Vagabonde est à la fois un symbole de liberté et de féminité. Comme le rappelle à juste titre Rachel Prizac, « une part de la fascination qu’exerce encore aujourd’hui celle qu’Aragon qualifiait de “plus grand écrivain français”, tient à la liberté de ton et de comportement qu’elle manifesta tout au long de sa vie » |12|.

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Colette, féministe ?

Colette n’était certes pas une militante. Elle était féministe à sa manière, au quotidien et ne se préoccupait pas des mouvements de masse ou bien de politique : Aragon l’a qualifiée « d’étrangère à l’histoire ». De fait, elle n’a jamais participé à aucun mouvement féministe, au contraire, elle les rejetait et les dénigrait : en 1910, elle critique le mouvement des suffragettes en affirmant d’un ton péremptoire : « Les suffragettes ? Elles méritent le fouet et le harem ». La vie de Colette est donc faite d’un principe d’unité et de contradiction, voilà pourquoi on peut parler d’un féminisme paradoxal : Colette_cheveux_1Colette était une sorte d’hermaphrodite mentale : que ce soit dans son œuvre ou dans sa vie, elle n’était pas féministe mais revendiquait son indépendance, elle n’était pas anticonformiste mais n’était pas non plus conforme, elle était scandaleusement sage ! À la fois moderne dans sa manière de vivre, quand elle défendait l’émancipation de la femme comme sujet et non comme objet, et hors de la scène, « étrangère à l’histoire ».

Selon Alain Brunet, Colette « admettait aisément que des individus ayant une physiologie différente aient des rôles différents. Elle estimait ridicule qu’une femme s’intéresse à la politique ou revendique le droit de vote, domaine, à ses yeux, réservé aux hommes ». Ce féminisme, que l’on qualifiera de différentialiste avec Annie Leclerc, assume cette part de différence entre les hommes et les femmes, et revendique haut et fort l’identité féminine. Colette revendiquait sa liberté en temps qu’individu : elle considérait qu’il ne devait pas y avoir de hiérarchie entre les êtres vivants et s’insurgeait contre les conventions morales et le mariage qui pousse la femme au rang d’objet. De fait, elle luttait contre les stéréotypes et les clichés qui régissaient la vie des femmes. Le critique littéraire Benjamin Crémieux qualifie son féminisme de « philosophie de la vie, des rapport entre Femme et Homme ». Si nous osions l’expression, nous dirions que cette « étrangère à l’histoire » pour reprendre les propos d’Aragon à été une remarquable « faiseuse d’Histoire » par sa vie même, et par sa plume.

Il suffit de se pencher sur sa biographie pour voir que Colette défendait la cause des femmes. Elle était très libre dans ses actes : le divorce était encore très mal vu à l’époque mais cela ne l’a pas empêché de se marier trois fois. De plus, elle a toujours cherché à être financièrement indépendante, c’est d’ailleurs pour cela qu’elle écrivait et, dans sa jeunesse, jouait sur scène.

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Le féminisme dans Le Blé en Herbe

D’après Frédéric Maget, l’œuvre de Colette est une « longue et lente quête de soi et la plupart de ses fictions ont été forgées à partir des événements de sa vie ». La majorité de ses romans peuvent en effet se lire comme des autofictions. « Tout en refusant l’écriture autobiographique, [Colette] a su injecter assez d’elle-même et de sa vie dans ses œuvres pour se dire de manière biaisée, et forger dans le même temps, consciemment ou non, l’image qu’elle laisserait à la postérité » |13|. Lire Colette, c’est donc découvrir, derrière les personnages féminins la face cachée de Colette : dans les Claudine, on lit la vie d’une jeune provinciale qui va s’émanciper et devenir une femme. Dans Claudine s’en va, Annie, de femme soumise qu’elle était, apprend ce qu’est la vie. Le texte s’achève sur le départ vers la liberté et vers une vie nouvelle. Dans le Blé en herbe, Vinca ressemble physiquement à la jeune Colette : très fine, petite, et féminine. Colette dit elle-même à ses lecteurs : « Imaginez-vous, à me lire, que je fais mon portrait ? Patience : c’est seulement mon modèle ». Quant à la conquérante et dominante « dame en blanc », maîtresse de son corps et de Phil, n’est-elle pas aussi un double de l’auteure ?

Ce roman a fait couler beaucoup d’encre : Colette y raconte l’histoire d’amour de Phil et Vinca, respectivement 16 et 15 ans, lors de leurs vacances en Bretagne. Cependant, ce qui n’aurait été qu’une banale romance est perturbé par l‘arrivée de « la dame en blanc » une femme mystérieuse d’une trentaine d’année qui va séduire Phil. Ce sera pour les adolescents une sorte de révélation douloureuse de la vie. Cette histoire est librement inspirée d’une relation qu’entretient Colette avec son beau-fils, Bertrand de Jouvenel, lors de vacances en Bretagne en 1920 (l’aventure se passe en effet dans le même cadre). Bertrand, âgé de 17 ans, avait à cette époque une relation avec une jeune fille de son âge « Pam », cependant, il cède à la séduction de Colette qui avait à ce moment presque 50 ans. On peut donc faire une comparaison entre l’idylle adolescente de Phil et Vinca et celle de Bertrand et Pam qui est dérangée par l’arrivée de Mme Dalleray/Colette. Quand Bertrand parle de cette relation, l’analogie avec le roman parait évidente : « Elle avait apparemment décidé de me former […]. Devant la maison juchée s’étendait une large plage de sable désertique ; je prenais plaisir à y courir. Colette me regardait sans doute, car un jour où, devant la maison et vêtu d’un caleçon de bain, elle passa son bras sur mes reins, je me souviens encore d’un tressaillement que j’éprouvai. […] Colette entreprit mon éducation sentimentale ».

Mais ce roman est surtout le roman de la « douleur d’aimer ». Dans l’œuvre de Colette, d’ailleurs, si ce thème est récurent, il prend dans le Blé en herbe une connotation plus pathétique : lorsque Vinca se rend compte de la tromperie, elle ne cède pas à la douleur ou au désespoir ; désillusionnée, elle continue d’adorer l’illusion en refusant de se séparer de Phil. Mais les derniers mots du livre sont comme un aveu d’échec. Après son union avec Vinca qu’il qualifie de « plaisir mal donné, mal reçu», Philippe constate amèrement: «Ni héros ni bourreau… Un peu de douleur, un peu de plaisir… Je ne lui aurai donné que cela… que cela… » Les dernières lignes du roman sont sans équivoque : « Il ne songea pas non plus que dans quelques semaines l’enfant qui chantait pouvait pleurer, effarée, condamnée, à la même fenêtre ». « Effarée », « condamnée »… Ces termes sont essentiels car ils font ressentir toute la difficulté d’être femme.

Plus que la « douleur d’aimer » et la trahison, Colette aborde un thème très délicat et inhabituel à l’époque : la découverte de l’amour physique. Encore une fois, Colette scandalise. Même si aujourd’hui, cela ne choque plus guère, l’auteure du roman a dû ruser pour publier ce récit controversé à l’époque.

Le blé en Herbe est publié en feuilleton dans Le Matin : chaque chapitre a son propre titre et rien ne les relie entre eux car il n’apparaît pas de mention « à suivre ». Le lecteur pense qu’il lit une suite d’épisodes de la vie adolescente de Vinca et de Phil. Colette en profite pour que le lecteur doute, ce n’est que dans l’avant dernier chapitre qu’il apprend les relations physiques entre Mme Dalleray et Phil cependant, les derniers mots de ce chapitre
sont censurés pour que rien ne soit explicite. Le dernier chapitre annonce la fin de la supercherie de Colette, Colette_Le Blé en herbeelle révèle la relation physique entre Phil et Vinca, les lecteurs, choqués, réagissent et la publication est interrompue le 31 mars 1923.

← Colette avec les comédiens du Blé en herbe (1953)

Malgré la censure, Colette réussi à publier son roman dans son entièreté en juillet 1923. La censure a compliqué cette publication par rapport aux thèmes abordés et au fait que les relations physiques soient explicites bien que l’écriture soit très pudique. Cependant, les lecteurs du Matin n’ont pas reproché à Colette l’expression de son féminisme dans le Blé en Herbe, en effet, les personnages féminins du roman ont un caractère très affirmé qui, lorsqu’on y porte attention, n’est pas anodin.

Les personnages féminins 

Dans ce roman, les personnages de femmes prennent une grande importance et sont le centre du roman. C’est un parfait exemple de la volonté de Colette de montrer des femmes-sujets, et non des femmes-objets (qui n’ont aucune maîtrise de la narration mais sont plutôt à l’histoire ce que seraient des meubles à une pièce).

D’un côté, Colette nous présente le personnage de Vinca, une jeune fille de quinze ans qui sort tout juste de l’enfance. Son corps n’est pas encore celui d’une femme mais sa force morale et physique est surprenante, elle est vive et malgré son aspect de jeune fille futile, loin de tous les problèmes d’adulte, elle se révèle un personnage profond et grave et parfois, le lecteur a l’impression d’être confronté à une jeune femme plutôt qu’à une adolescente.

De l’autre côté, le personnage de Mme Dalleray est bien plus troublant et mystérieux. Son identité n’est pas immédiatement révélée ce qui la rend énigmatique, en effet, elle séduit Phil mais aussi le lecteur qui veut connaitre cette femme détachée et sensuelle, qui semble contrôler tous ce qui se trouve autour d’elle. Ainsi elle séduit Phil comme un chat qui jouerait avec sa proie, féline et maligne, il ne peut pas s’en défaire, il devient dépendant de
Colette_femme_écrivain_Agence_Mondial_détailcette femme qui lui semble parfaite dans sa féminité et qui est pour lui comme un maître. Mme Dalleray semble être l’incarnation de la femme fatale, séductrice et féline dont la féminité et donc, « l’identité féminine », est pleinement assumée.

Colette en 1932 (détail) → 
Agence de presse Mondial. Source : Gallica bnf.fr Bibliothèque nationale de France

Ces deux personnages, opposés qu’ils sont en apparence, renvoient une même image de la femme : qu’elle soit fragile ou conquérante, elle souffre car elle s’engage, elle donne tout d’elle-même, à la différence de Philippe qui est un personnage plus malléable, moins franc, plus dissimulateur. Toujours indécis, Phil fait souffrir Vinca pour profiter du peu de temps qu’il peut passer avec Mme Dalleray et faire son « éducation sentimentale ». L’expression du féminisme de Colette dans le Blé en Herbe joue principalement sur ce point : Phil, le seul personnage masculin agit lâchement alors que Vinca et Mme Dalleray sont fortes et ne s’effacent pas en présence d’un homme, au contraire, elles sont le sujet narratologique de l’histoire, le centre du roman.

Cette masculinisation de la femme représente une inversion des rôles dans les relations de pouvoir femme/homme, Colette affirme donc ses idées et critique ainsi la hiérarchie imposée par la société entre mâle et femelle, mais elle montre aussi son refus des conventions morales où l’homme dirige les actions de sa femme qui doit lui obéir. Ici les femmes sont indépendantes dans leurs actes et c’est Phil qui subit les actions de ces deux femmes. Leur force et leur virilité sont montrées à la fois sur le plan physique mais aussi sur le plan moral :

Lors de sa première visite chez Camille Dalleray, Phil la décrit d’une manière assez surprenante : elle possède une « douce voix virile » et un « sourire aisé et presque masculin », plus tard dans le roman elle est décrite avec « l’air d’un beau garçon ». Tous ces qualificatifs sont très étranges pour une femme qui semble pourtant si séductrice. Mme Dalleray dirige l’action, elle séduit très facilement Phil. Ce rôle de domination est traditionnellement celui de l’homme, ce qui rend l’inversion plus forte, Colette_expo_4elle guide les gestes du jeune garçon à chaque moment comme si elle était une marionnettiste. Phil va jusqu’à la nommer son « maître », cette marque de soumission montre bien l’importance et le pouvoir de la femme dans ce roman.

Mais si pouvoir il y a, c’est d’abord le droit pour une femme de décider de son corps. C’est aussi la recherche de la franchise : l’amour total apparaît ainsi dans le roman comme lieu conflictuel et sacrificiel en ce sens qu’il est un don de soi :

– Dites-moi, monsieur Phil… Une question… Une simple question… Ces beaux chardons bleus, vous les avez cueillis pour moi, pour me faire plaisir ? 
– Oui… 
– C’est charmant. Pour me faire plaisir. Mais avez-vous pensé plus vivement à mon plaisir de les recevoir – comprenez-moi bien ! – qu’à votre plaisir de les cueillir pour moi et de me les offrir ?

Il l’écoutait mal, et la regardait parler comme un sourd-muet, l’esprit attaché à la forme de sa bouche et au battement de ses cils. Il ne comprit pas, et répondit au hasard : 

– J’ai pensé que ça vous serait agréable… Et puis vous m’aviez offert de l’orangeade…Elle retira sa main, qu’elle avait posée sur le bras de Phil, et rouvrit tout grand le battant à demi fermé de la grille. 
– Bien. Mon petit, il faut vous en aller, et ne plus revenir ici. 
– Comment ?… 
– Personne ne vous a demandé de m’être agréable. Quittez donc l’obligeant souci
qui vous amène, aujourd’hui, à me bombarder de chardons bleus. Adieu, monsieur Phil. À moins que…

Ce renversement du statut traditionnel de la femme est essentiel. Ainsi qu’il a été dit, « c’est
à la femme qu’appartiennent la lucidité et la force, tandis que l’homme demeure le plus souvent la victime de ses obsessions |14|.

Vinca est elle aussi masculine mais d’une manière différente. La jeune fille à l’apparence fragile doit s’endurcir face aux agissements et à la trahison de Phil dont elle se rend vite compte. Ainsi, fait-elle preuve d’un « mépris, tout viril pour la faiblesse suspecte du garçon qui pleurait». Un épisode est particulièrement illustratif de ce renversement des rôles :

Ils capturèrent un homard et Vinca fourgonna terriblement le « quai » où habitait un congre. 
– Tu vois bien qu’il y est !cria-t-elle en montrant le bout du crochet de fer, teint de sang rose. 
Phil pâlit et ferma les yeux. 
– Laisse cette bête ! dit-il d’une voix étouffée. 
– Penses-tu ! Je te garantis que je l’aurai… Mais qu’est-ce que tu as ? 
– Rien. 

Il cachait de son mieux une douleur qu’il ne comprenait pas. Qu’avait-il donc conquis, la nuit dernière, dans l’ombre parfumée, entre des bras jaloux de le faire homme et victorieux ? Le droit
de souffrir ? Le droit de défaillir de faiblesse devant une enfant innocente et dure ? Le droit de trembler inexplicablement, devant la vie délicate des bêtes et le sang échappé à ses sources ?…

Il aspira l’air en suffoquant, porta les mains à son visage et éclata en sanglots. Il pleurait avec une violence telle qu’il dut s’asseoir, et Vinca se tint debout, armée de son crochet mouillé de Kertesz_Colette-bsang, comme une tortionnaire. […] Puis elle ramassa avec soin son cabas de raphia où sautaient des poissons, son havenet, passa son crochet de fer à sa ceinture comme une épée, et s’éloigna d’un pas ferme, sans se retourner.

← André Kertesz (1894-1985), Colette (1930). Détail.

Dans cet épisode, la femme forte qui est représentée par Vinca est mise en valeur par la faiblesse du personnage masculin qui subit l’action. Il est « tout à coup fatigué, penchant et faible » en présence de son « maître », et son visage qui est décrit comme celui d’un beau jeune homme, a parfois « les traits plaintifs, et moins pareils à ceux d’un homme qu’à ceux d’une jeune fille meurtrie ». Dans son impuissance, il regarde Vinca en l’admirant avec « une sorte de crainte » : l’homme est soumis à la femme, les inversions sont nombreuses mais lors de la lecture, cela ne saute pas aux yeux de prime abord. Colette cache ses indices discrètement et la force des personnages féminins par rapport au personnage masculin s’impose progressivement comme une évidence, comme quelque chose de normal.

Toute la question est de comprendre l’enjeu : pour Colette, le « blé en herbe », c’est d’abord pour une femme faire l’apprentissage de la vie. Comme nous le notions, la fin apparemment ouverte du roman peut se lire comme une condamnation sans appel : en fait de plaisirs, la femme colettienne mange son « blé en herbe »…

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Conclusion

Ainsi que nous avons essayé de l’expliquer, Colette est une féministe sans l’être au sens idéologique du terme. Elle ne se donne point d’étiquette pour revendiquer sa liberté, son émancipation et son indépendance, elle n’a pas besoin d’adhérer à un mouvement pour vivre et agir comme bon lui semble sans craindre les scandales. Féminine et féline, forte et fragile, son image se reflète jusque dans ses personnages. À Renée, l’héroïne soumise de l’Entrave qui confesse « Je crois que beaucoup de femmes errent d’abord comme moi, avant de reprendre leur place, qui est en deçà de l’homme », répond Annie, le double de Colette dans Claudine s’en va : « Je pars résolument, sans cacher ma trace, sans la marquer non plus de petits cailloux »…

Tel est le féminisme de Colette : en s’affranchissant des règles de la bienséance attendue du deuxième sexe, l’auteure a fasciné autant qu’elle a choqué, mais si cause féministe il y a dans son œuvre, elle est servie avec émotion, sincérité et pudeur. D’ailleurs, toute sa vie, « elle oscillera entre soumission et rébellion à l’ordre établi. Ainsi Colette a-t-elle pu être jugée comme d’avant-garde par certains, et rétrograde par d’autres : elle se situe en fait au cœur même de ce paradoxe qui la rend plus subtile, et peut-être la mieux représentative des femmes » |15|.

Voici pourquoi j’ai tant aimé travailler sur Colette et lire le Blé en Herbe, parce qu’au-delà de l’histoire, l’auteure en donnant naissance à des personnages qui ordonnent symboliquement le récit, a profondément renouvelé les thèmes et la manière dont la femme est porteuse d’une nouvelle vision du monde, apte à repenser le lien social et, pour reprendre ces belles remarques de Julia Kristeva, à « s’immerger dans un orgasme singulier avec la chair du monde. Lequel la fragmente, la naufrage et la sublime. Et où il n’y a plus ni moi ni sexe, mais des plantes, des bêtes, des monstres et des merveilles : autant d’éclats de liberté » |16|. Si le féminisme de Colette milite, c’est donc en faveur de la vie, de l’amour : c’est un féminisme empreint de force et de douceur, de sensualité et de gravité : un féminisme paradoxal en même temps qu’un féminisme profondément humaniste…

© Sybille M., mars 2014 (Classe de Première S2, promotion 2013-2014)
Espace Pédagogique Contributif/Lycée en Forêt (Montargis, France)
Relecture du manuscrit et ajouts éventuels : Bruno Rigolt

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NOTES

1. Francine Dugast-Portes et Marie-Françoise Berthu-Courtivron, Passion Colette, Paradoxes et ambivalences, Textuel 2004
2. Témoin, ce passage du Blé en herbe, très représentatif : « Ils nageaient côte à côte, lui plus blanc de peau, la tête noire et ronde sous ses cheveux mouillés, elle brûlée comme une blonde, coiffée d’un foulard bleu. Le bain quotidien, joie silencieuse et complète, rendait à leur âge difficile la paix et l’enfance, toutes deux en péril. »
3. Cité par Paula Dumont dans L
es Convictions de Colette : Histoire, politique, guerre, condition des femmes, Paris, L’Harmattan 2012, page 134.
4. Voir à ce sujet : Beïda Chikhi, L’Écrivain masqué, « La légende Willy », page 142.

5. Jean-Joseph Julaud, Petit livre des Grands écrivains, First.
6. Dominique Marny, Les Belles de Cocteau, Paris, J-C Lattès 1995. Voir la page.
7. Julia Kristeva, Le Génie féminin, tome III : Colette, Paris, Fayard 2002, page 24.
8. Paula Dumont, Les convictions de Colette : Histoire, politique, guerre, condition des femmes, Paris, L’Harmattan 2012, page 115.
9. Voir à ce titre, Colette journaliste : Chroniques et reportages (1893-1955).
10. Cité par Josette Rico, dans Colette ou le désir entravé, Paris, L’Harmattan 2004, page 247.
11. ibid. page 243.
12. Voir cette page.
13. Stéphanie Michineau, L’Autofiction dans l’œuvre de Colette, Thèse de Doctorat (Univ. du Maine, Le Mans 2007). Pour accéder à l’ouvrage en version pdf, cliquez ici.
14. Gabriella Tegyey, Treize récits de femmes (1917-1997) de Colette à Cixous : voix multiples, voix croisées, Paris, L’Harmattan page 239.
15. Francine Dugast-Portes et Marie-Françoise Berthu-Courtivron, Passion Colette, Paradoxes et ambivalences, op. cit.
16. Julia Kristeva, Le Génie féminin, tome III : Colette, op. cit. p. 25.

BIBLIOGRAPHIE

Outre les ouvrages cités plus haut, j’ai consulté :

  • Colette, Le Blé en herbe, texte intégral. Édition de Frédéric Maget. Paris : Flammarion 2013.
  • Texte intégral du roman mis en ligne ; téléchargeable en version pdf.
  • TDC n°880 (15/09/2004), p3 à 54. Dossier par Frédéric Maget ; interview d’Alain Brunet, biographe de Colette ; article « l’alphabet de Colette » par Julia Kristeva.
  • Florence Tamagne, « Colette l’Insoumise », L’Histoire n°277 (06/2003), p. 50-51.
  • Lucienne Mazenod et Ghislaine Schoeller, Dictionnaire des femmes célèbres de tous les temps et de tous les pays, Paris : R. Laffont, 1992
  • J.P. de Beaumarchais, D. Couty et A. Rey, Dictionnaire des écrivains de langue française, Paris : Larousse 1999
  • L’Herne, Cahier Colette, dirigé par Gérard Bonal et Frédéric Maget, ainsi que cette page et celle-ci.

Crédit iconographique :

TDC n°880 (15/09/2004)
Image du film le Blé en Herbe de Claude Autant-Lara sorti en 1954
Gallica-BnF
De nombreuses photographies ont été retouchées, colorisées et recadrées numériquement (Bruno Rigolt)

Quelques illustrations nous ont été inspirées par ce très beau livre : Francine Dugast-Portes et Marie-Françoise Berthu-Courtivron, Passion Colette, Paradoxes et ambivalences, Textuel 2004. Merci par avance aux auteures et à l’éditeur de nous avoir permis ces modestes emprunts.

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