Colette, ou le féminisme humaniste… Par Sybille M.

JOURNÉE INTERNATIONALE DE LA FEMME
8 mars

À l’occasion de la Journée Internationale de la Femme, l’Espace Pédagogique Contributif va publier plusieurs travaux de recherche consacrés au féminisme. Voici la première contribution proposée par Sybille, brillante élève de Première S…

Colette
ou le féminisme humaniste

Colette_expo_2

par Sybille M.
Classe de première S2 

frise_1

« — Elle est en acier !
Elle est « en femme », simplement, et cela suffit. »
Colette, La Vagabonde, 1910

 

Introduction

Colette et ses chats, Colette danseuse légère qui scandalise la Belle Époque par ses amours féminines et ses tenues d’homme, Colette séquestrée par Willy, ou encore Colette féministe… On a beaucoup écrit sur la « Vagabonde », mais derrière tous ces clichés, que pouvons-nous retenir de son œuvre et que savons-nous même de la femme ? De fait, toute sa vie, l’auteure du Blé en herbe a joué avec son image, elle s’est créé un personnage, un mythe qui semble, aujourd’hui encore, avoir pris le dessus sur la réalité. Comme le notent avec une grande justesse Francine Dugast-Portes et Marie-Françoise Berthu-Courtivron, « Colette est tout entière dans [le] paradoxe […]. Elle pose nue […], mais d’abord elle pose, et ne laisse voir d’elle-même qu’une image organisée. Jamais elle ne se laisse surprendre »|1|.

Colette_lauthentiqueExtrait de Colette l’authentique, par Nicole Ferrier-Caverivière
PUF « Écrivains », Paris 1998, page 181

Cette auteure énigmatique publie son premier roman, au côté de son mari Willy, en 1900 : Claudine à l’école. C’est un grand succès commercial qui lancera la fameuse série des Claudine et propulsera la carrière littéraire et journalistique de Colette. Vingt-trois ans plus tard, elle écrit le Blé en herbe qui sera controversé dès sa sortie car il Colette_Claudine_a_lécoleaborde le thème de la découverte de l’amour, de la désillusion sentimentale et des rapports physiques entre un adolescent et une femme plus âgée. Entre la Claudine effrontée et la « dame en blanc » séduisant Phil, Colette scandalise parce que son œuvre est d’abord un affranchissement des normes et des hiérarchies sociales, une objectivation et une appropriation du corps de la femme par une femme en tant que sujet narratologique, et non plus en tant qu’objet. Revenons par exemple sur le Blé en herbe : bien plus qu’une bouleversante histoire sur le trouble des passions naissantes, certes quelque peu surannée, mettant en scène un couple d’adolescents à l’aube de leur vie d’adulte, ce roman d’apprentissage constitue surtout une critique des conventions morales de l’époque et Colette y exprime implicitement son féminisme. Tel sera l’objet de la présente étude. Nous verrons tout d’abord comment Colette a toute sa vie durant, cultivé son image et combattu les conventions, ensuite nous étudierons dans quelle mesure le Blé en herbe illustre si bien le « féminisme paradoxal » de Colette…

frise_1

Colette : une certaine image et un combat

Sidonie-Gabrielle Colette naît le 28 janvier 1878 dans une famille cultivée de la petite bourgeoisie provinciale. Ses premières lectures vont marquer son style d’écriture. Ainsi, sa passion pour Balzac se retrouve dans ses descriptions, si poétiques quand elle évoque les paysages, les parfums et les sens. Mais l’auteur de la Comédie humaine se retrouve en Colette_Sido_Copyright_RuedesArchivesfiligrane dans les aphorismes qui abondent dans l’œuvre de Colette et dans son style d’écriture qui fait alterner si souvent le présent gnomique dans les passages narratifs|2|. Elle grandit aux côté de sa mère, Sido, qu’elle présente dans Journal à rebours (1941) comme « le personnage principal de toute [sa] vie » |3|. En 1893, elle se marie à Henry Gauthier Villars dit « Willy ».

Sido, la mère de Colette →
© Rue des Archives

Il la pousse à raconter ses souvenirs et l’introduit bien malgré elle dans les mondanités de la vie parisienne |4|. Il l’emmène dans les salons littéraires à la mode qui fleurissent alors à Paris : c’est là par exemple qu’elle rencontre Marcel Proust qui exercera sur elle une influence considérable. Mais Colette ne publiera pas sous son propre nom. Loin s’en faut ! « Willy affirme qu’il a reçu [Claudine à l’école] d’une jeune fille dont il couvre l’anonymat en faisant figurer son propre nom sur la couverture. En réalité, c’est Colette, sa femme, qui a écrit à sa demande ce roman fabriqué à partir de souvenirs d’enfance » |5|. Suivront Claudine à Paris (1901), Claudine en ménage (1902) et enfin Claudine s’en va (1903) dont les dernières pages peuvent se lire comme la préfiguration du divorce de Colette avec Willy en 1910.

Comme nous le voyons, la vie de Colette influe considérablement sur son œuvre. C’est ainsi qu’en 1905 par exemple, elle rencontre Mathilde de Morny, dite Missy avec qui elle entretiendra une relation sulfureuse.

Mathilde de Morny (1862-1944), a scandalisé et fasciné la « Belle Époque ». Dernière fille du duc de Morny et de son épouse la princesse Sophie Troubetzkoï, elle était donc par la main gauche arrière petite-fille de Talleyrand et petite-fille de la reine Hortense, mère légitime de Napoléon III et officieuse de Morny.  Elle fut élevée par le duc de Sesto, grand d’Espagne, second mari de sa mère, tuteur d’Alphonse XII et gouverneur de Madrid. Mariée à dix-huit ans à Jacques, marquis de Belbeuf, elle s’en sépara rapidement, affichant ses préférences pour les femmes. Sa conduite extravagante en fait une célébrité parisienne, les adolescentes imitent ses tenues et, sur les boulevards, on boit une marquise, cocktail qu’elle a lancé. Belle et follement riche, elle entretient Liane de Pougy, la courtisane la plus chère d’Europe, puis, pendant dix ans, Colette. Elle s’exhibe avec celle-ci sur la scène du Moulin-Rouge, déchaînant une tempête. En 1900, elle adopte définitivement le costume masculin, se fait appeler « Monsieur le Marquis » et « Oncle Max » par ses intimes. Colette l’a immortalisée au masculin dans Max de La Vagabonde et au féminin dans la chevalière du Pur et l’ImpurColette_3Extrait de : Claude Francis, Fernande Gontier, Mathilde de Morny : la scandaleuse marquise et son temps, Perrin 2000.

← Colette jouant le rôle d’un faune (1906) dans le mimodrame « L’Amour, le Désir et la Chimère » de Francis de Croisset et Jean Houguès.

C’est en effet au côté de Missy que Colette, tout en se consolant de la dureté et de l’inconstance des hommes, prend goût au scandale. « Au fil des spectacles […], elle n’hésite pas à apparaître nue sous des robes de voile »|6|. Mais qu’on ne s’y trompe pas : cette image à la fois choquante et fascinante, libre et mystérieuse est en fait le témoignage d’une émancipation, d’un affranchissement, d’une libération des dogmatismes et des tabous. Lors d’une fameuse représentation du mimodrame Rêve d’Egypte au Moulin Rouge en 1907, Missy qui joue le rôle d’un archéologue rend la vie par un long baiser, à une momie (Colette) : traitées par le public du Moulin-Rouge de « sales gousses », Colette_La_Chairelles devront prendre la fuite et le spectacle est interdit. Quelques mois plus tard, Colette exhibe un sein nu dans la pantomime La Chair ce qui lui vaut de nombreuses critiques et caricatures.

À la fois exploratoires et ludiques, ces frasques, comme nous le suggérions, ont un rapport étroit avec la pensée de Colette. Des œuvres comme l‘Ingénue libertine (1909) ou la Vagabonde (1910) sont d’abord des œuvres de libération dans la recherche d’un vécu du corps différent : on peut y voir une véritable mutation de même qu’une affirmation identitaire ; le corps devenant en quelque sorte substrat de valeurs, de résistance et de lutte. Nous pourrions citer ici Julia Kristeva qui, dans le Génie féminin, écrit ces lignes pleines de sens et de profondeur : « C’est par son cantique de la jouissance féminine [que Colette] domine la littérature de la première moitié du XXe siècle. Détestant les féministes, fréquentant les homosexuelles […], elle impose néanmoins une fierté de femme qui n’est pas étrangère, en profondeur, à la révolution des mentalités qui verra s’amorcer lentement l’émancipation économique et sexuelle des femmes. […] Affrontant avec courage la nécessité de gagner sa vie, âpre au gain autant que dépensière, Colette parvient à conquérir son indépendance économique, sachant d’instinct que celle-ci préconditionne toute autre forme de liberté : « Je suis guidée par l’ambition folle de gagner ma vie moi-même, tant au théâtre que dans la littérature et je vous réponds qu’il y faut de l’entêtement » (Lettre à Claude Farrère, 1904) |7|.

C’est pendant sa collaboration avec le journal Le Matin que Colette rencontre son second mari Henry De Jouvenel. Ils se marient en 1912 et un an plus tard, Colette accouche d’une fille baptisée Colette et surnommée « Bel Gazou ». Colette ne sera pas une « mère » exemplaire : sa maternité revêt même un « caractère accidentel » pour reprendre l’une de ses expressions dans le Fanal bleu. Elle reprend activement l’écriture et abandonne sa carrière d’actrice, son talent désormais est reconnu : les roman Mitsou (1919) et Chéri (1920) lui valent la Légion d’Honneur qu’elle reçoit au côté de l’écrivain Marcel Proust qui dira avoir été « fier d’être décoré en même temps que l’auteure du génial Chéri ».

Il est intéressant de s’attarder sur ces deux romans : avec le Blé en herbe publié après la guerre, ces textes proposent un dénouement faussement ouvert comme l’a remarqué Paula Dumont : « […] le contexte historique de Mitsou et la logique interne de Chéri et du Blé en Herbe ne poussent pas les personnages de ces œuvres vers un avenir heureux » |8|. En 1921, lors de vacances en Bretagne, Colette a une aventure avec le fils de son mari, Bertrand de Jouvenel. Cet événement l’inspire pour l’écriture du Blé en Herbe, premier livre signé « Colette » qui parait en 1923. La place me manque pour évoquer l’extraordinaire carrière journalistique de Colette, mais c’est une période fascinante à étudier, et ses chroniques journalistiques |9| ont représenté une activité de près de trente ans !

Je vous conseille de lire cette remarquable étude de Philippe Goudey, « Colette, l’écriture du reportage »
publiée dans Littérature et reportage, coll. sous la direction de Myriam Boucharenc et Joëlle Deluche, Presses Universitaires de Limoges,
page 59 et s.

Elle publie peu après plusieurs romans tels que La Fin de Chéri (1926) et Sido (1930). En 1933, elle épouse Maurice Goudeket son troisième mari, dont elle dira : « Je crois qu’il est la perle, le joyau des voisins de campagne? Présent et absent quand on le souhaite. C’est un homme que j’aurais dû adopter vingt ans plus tôt… »|10|. La relation que Colette entretiendra avec Maurice est plus apaisée que lors de ses unions précédentes. Comme le note Josette Rico, « avec Maurice Goudeket, Colette manifeste, contrairement aux préjugés qui prévalaient au siècle précédent, qu’une femme peut être écrivain et vivre de sa plume sans avoir à sacrifier le lien sentimental avec un homme. L’indépendance acquise par la plume se double pour elle désormais d’un relatif épanouissement affectif » |11|.

Cette période voit le triomphe de l’auteure et sa reconnaissance institutionnelle ; en 1936, elle succède à Anna de Noailles à l’Académie royale de langue et littérature française de Belgique, et en 1945 elle est reçue à l’Académie Goncourt et y sera élue présidente en 1949. Parallèlement à cela, elle écrit Gigi (1944), L’Étoile Vesper (1946) et Le fanal Bleu (1949). Colette aimait également le cinéma, elle a écrit pendant la Première guerre mondiale des articles sur le cinéma muet, elle avait des projets avec l’actrice Musidora et souhaitait voir ses romans portés à l’écran. Ce fut le cas de plusieurs d’entre eux : ainsi, sur l’image ci-contre, elle rencontre les acteurs de l’adaptation du Blé en herbe (réal. Claude Autant-Lara) qui sort quelques mois avant sa mort.

Colette meurt le 4 août 1954 et reçoit des obsèques nationales, mais l’Église lui refuse les obsèques religieuses à cause de sa vie trop libre qui a scandalisé les mœurs de l’époque ! Assurément, « libre », Colette l’a été, jusque dans l’expression et la revendication du désir féminin. Nous pourrions citer ici ces propos de Jean Cocteau, tout à fait éclairants quant à notre sujet : « Sans doute faut-il saluer en madame Colette la libératrice d’une psychologie féminine […] ». Comme nous l’avons analysé précédemment, cette libération du corps est surtout une libération sociale permettant à la femme de se débarrasser de la souffrance causée par l’homme et de sa soumission. Colette était une femme à la fois belle et intelligente, reconnue par ses pairs : le très misogyne Montherlant confiera même : « C’est la seule femme à propos de qui j’ai parlé de génie ».

Colette a joué de cette ambiguïté toute sa vie en restant toujours indépendante et émancipée : entre ses trois mariages, sa fille, ses scandales d’actrices, ses relations et son comportement masculin, l’auteure de la Vagabonde est à la fois un symbole de liberté et de féminité. Comme le rappelle à juste titre Rachel Prizac, « une part de la fascination qu’exerce encore aujourd’hui celle qu’Aragon qualifiait de “plus grand écrivain français”, tient à la liberté de ton et de comportement qu’elle manifesta tout au long de sa vie » |12|.

Colette_expo_5

Colette, féministe ?

Colette n’était certes pas une militante. Elle était féministe à sa manière, au quotidien et ne se préoccupait pas des mouvements de masse ou bien de politique : Aragon l’a qualifiée « d’étrangère à l’histoire ». De fait, elle n’a jamais participé à aucun mouvement féministe, au contraire, elle les rejetait et les dénigrait : en 1910, elle critique le mouvement des suffragettes en affirmant d’un ton péremptoire : « Les suffragettes ? Elles méritent le fouet et le harem ». La vie de Colette est donc faite d’un principe d’unité et de contradiction, voilà pourquoi on peut parler d’un féminisme paradoxal : Colette_cheveux_1Colette était une sorte d’hermaphrodite mentale : que ce soit dans son œuvre ou dans sa vie, elle n’était pas féministe mais revendiquait son indépendance, elle n’était pas anticonformiste mais n’était pas non plus conforme, elle était scandaleusement sage ! À la fois moderne dans sa manière de vivre, quand elle défendait l’émancipation de la femme comme sujet et non comme objet, et hors de la scène, « étrangère à l’histoire ».

Selon Alain Brunet, Colette « admettait aisément que des individus ayant une physiologie différente aient des rôles différents. Elle estimait ridicule qu’une femme s’intéresse à la politique ou revendique le droit de vote, domaine, à ses yeux, réservé aux hommes ». Ce féminisme, que l’on qualifiera de différentialiste avec Annie Leclerc, assume cette part de différence entre les hommes et les femmes, et revendique haut et fort l’identité féminine. Colette revendiquait sa liberté en temps qu’individu : elle considérait qu’il ne devait pas y avoir de hiérarchie entre les êtres vivants et s’insurgeait contre les conventions morales et le mariage qui pousse la femme au rang d’objet. De fait, elle luttait contre les stéréotypes et les clichés qui régissaient la vie des femmes. Le critique littéraire Benjamin Crémieux qualifie son féminisme de « philosophie de la vie, des rapport entre Femme et Homme ». Si nous osions l’expression, nous dirions que cette « étrangère à l’histoire » pour reprendre les propos d’Aragon à été une remarquable « faiseuse d’Histoire » par sa vie même, et par sa plume.

Il suffit de se pencher sur sa biographie pour voir que Colette défendait la cause des femmes. Elle était très libre dans ses actes : le divorce était encore très mal vu à l’époque mais cela ne l’a pas empêché de se marier trois fois. De plus, elle a toujours cherché à être financièrement indépendante, c’est d’ailleurs pour cela qu’elle écrivait et, dans sa jeunesse, jouait sur scène.

frise_1

Le féminisme dans Le Blé en Herbe

D’après Frédéric Maget, l’œuvre de Colette est une « longue et lente quête de soi et la plupart de ses fictions ont été forgées à partir des événements de sa vie ». La majorité de ses romans peuvent en effet se lire comme des autofictions. « Tout en refusant l’écriture autobiographique, [Colette] a su injecter assez d’elle-même et de sa vie dans ses œuvres pour se dire de manière biaisée, et forger dans le même temps, consciemment ou non, l’image qu’elle laisserait à la postérité » |13|. Lire Colette, c’est donc découvrir, derrière les personnages féminins la face cachée de Colette : dans les Claudine, on lit la vie d’une jeune provinciale qui va s’émanciper et devenir une femme. Dans Claudine s’en va, Annie, de femme soumise qu’elle était, apprend ce qu’est la vie. Le texte s’achève sur le départ vers la liberté et vers une vie nouvelle. Dans le Blé en herbe, Vinca ressemble physiquement à la jeune Colette : très fine, petite, et féminine. Colette dit elle-même à ses lecteurs : « Imaginez-vous, à me lire, que je fais mon portrait ? Patience : c’est seulement mon modèle ». Quant à la conquérante et dominante « dame en blanc », maîtresse de son corps et de Phil, n’est-elle pas aussi un double de l’auteure ?

Ce roman a fait couler beaucoup d’encre : Colette y raconte l’histoire d’amour de Phil et Vinca, respectivement 16 et 15 ans, lors de leurs vacances en Bretagne. Cependant, ce qui n’aurait été qu’une banale romance est perturbé par l‘arrivée de « la dame en blanc » une femme mystérieuse d’une trentaine d’année qui va séduire Phil. Ce sera pour les adolescents une sorte de révélation douloureuse de la vie. Cette histoire est librement inspirée d’une relation qu’entretient Colette avec son beau-fils, Bertrand de Jouvenel, lors de vacances en Bretagne en 1920 (l’aventure se passe en effet dans le même cadre). Bertrand, âgé de 17 ans, avait à cette époque une relation avec une jeune fille de son âge « Pam », cependant, il cède à la séduction de Colette qui avait à ce moment presque 50 ans. On peut donc faire une comparaison entre l’idylle adolescente de Phil et Vinca et celle de Bertrand et Pam qui est dérangée par l’arrivée de Mme Dalleray/Colette. Quand Bertrand parle de cette relation, l’analogie avec le roman parait évidente : « Elle avait apparemment décidé de me former […]. Devant la maison juchée s’étendait une large plage de sable désertique ; je prenais plaisir à y courir. Colette me regardait sans doute, car un jour où, devant la maison et vêtu d’un caleçon de bain, elle passa son bras sur mes reins, je me souviens encore d’un tressaillement que j’éprouvai. […] Colette entreprit mon éducation sentimentale ».

Mais ce roman est surtout le roman de la « douleur d’aimer ». Dans l’œuvre de Colette, d’ailleurs, si ce thème est récurent, il prend dans le Blé en herbe une connotation plus pathétique : lorsque Vinca se rend compte de la tromperie, elle ne cède pas à la douleur ou au désespoir ; désillusionnée, elle continue d’adorer l’illusion en refusant de se séparer de Phil. Mais les derniers mots du livre sont comme un aveu d’échec. Après son union avec Vinca qu’il qualifie de « plaisir mal donné, mal reçu», Philippe constate amèrement: «Ni héros ni bourreau… Un peu de douleur, un peu de plaisir… Je ne lui aurai donné que cela… que cela… » Les dernières lignes du roman sont sans équivoque : « Il ne songea pas non plus que dans quelques semaines l’enfant qui chantait pouvait pleurer, effarée, condamnée, à la même fenêtre ». « Effarée », « condamnée »… Ces termes sont essentiels car ils font ressentir toute la difficulté d’être femme.

Plus que la « douleur d’aimer » et la trahison, Colette aborde un thème très délicat et inhabituel à l’époque : la découverte de l’amour physique. Encore une fois, Colette scandalise. Même si aujourd’hui, cela ne choque plus guère, l’auteure du roman a dû ruser pour publier ce récit controversé à l’époque.

Le blé en Herbe est publié en feuilleton dans Le Matin : chaque chapitre a son propre titre et rien ne les relie entre eux car il n’apparaît pas de mention « à suivre ». Le lecteur pense qu’il lit une suite d’épisodes de la vie adolescente de Vinca et de Phil. Colette en profite pour que le lecteur doute, ce n’est que dans l’avant dernier chapitre qu’il apprend les relations physiques entre Mme Dalleray et Phil cependant, les derniers mots de ce chapitre
sont censurés pour que rien ne soit explicite. Le dernier chapitre annonce la fin de la supercherie de Colette, Colette_Le Blé en herbeelle révèle la relation physique entre Phil et Vinca, les lecteurs, choqués, réagissent et la publication est interrompue le 31 mars 1923.

← Colette avec les comédiens du Blé en herbe (1953)

Malgré la censure, Colette réussi à publier son roman dans son entièreté en juillet 1923. La censure a compliqué cette publication par rapport aux thèmes abordés et au fait que les relations physiques soient explicites bien que l’écriture soit très pudique. Cependant, les lecteurs du Matin n’ont pas reproché à Colette l’expression de son féminisme dans le Blé en Herbe, en effet, les personnages féminins du roman ont un caractère très affirmé qui, lorsqu’on y porte attention, n’est pas anodin.

Les personnages féminins 

Dans ce roman, les personnages de femmes prennent une grande importance et sont le centre du roman. C’est un parfait exemple de la volonté de Colette de montrer des femmes-sujets, et non des femmes-objets (qui n’ont aucune maîtrise de la narration mais sont plutôt à l’histoire ce que seraient des meubles à une pièce).

D’un côté, Colette nous présente le personnage de Vinca, une jeune fille de quinze ans qui sort tout juste de l’enfance. Son corps n’est pas encore celui d’une femme mais sa force morale et physique est surprenante, elle est vive et malgré son aspect de jeune fille futile, loin de tous les problèmes d’adulte, elle se révèle un personnage profond et grave et parfois, le lecteur a l’impression d’être confronté à une jeune femme plutôt qu’à une adolescente.

De l’autre côté, le personnage de Mme Dalleray est bien plus troublant et mystérieux. Son identité n’est pas immédiatement révélée ce qui la rend énigmatique, en effet, elle séduit Phil mais aussi le lecteur qui veut connaitre cette femme détachée et sensuelle, qui semble contrôler tous ce qui se trouve autour d’elle. Ainsi elle séduit Phil comme un chat qui jouerait avec sa proie, féline et maligne, il ne peut pas s’en défaire, il devient dépendant de
Colette_femme_écrivain_Agence_Mondial_détailcette femme qui lui semble parfaite dans sa féminité et qui est pour lui comme un maître. Mme Dalleray semble être l’incarnation de la femme fatale, séductrice et féline dont la féminité et donc, « l’identité féminine », est pleinement assumée.

Colette en 1932 (détail) → 
Agence de presse Mondial. Source : Gallica bnf.fr Bibliothèque nationale de France

Ces deux personnages, opposés qu’ils sont en apparence, renvoient une même image de la femme : qu’elle soit fragile ou conquérante, elle souffre car elle s’engage, elle donne tout d’elle-même, à la différence de Philippe qui est un personnage plus malléable, moins franc, plus dissimulateur. Toujours indécis, Phil fait souffrir Vinca pour profiter du peu de temps qu’il peut passer avec Mme Dalleray et faire son « éducation sentimentale ». L’expression du féminisme de Colette dans le Blé en Herbe joue principalement sur ce point : Phil, le seul personnage masculin agit lâchement alors que Vinca et Mme Dalleray sont fortes et ne s’effacent pas en présence d’un homme, au contraire, elles sont le sujet narratologique de l’histoire, le centre du roman.

Cette masculinisation de la femme représente une inversion des rôles dans les relations de pouvoir femme/homme, Colette affirme donc ses idées et critique ainsi la hiérarchie imposée par la société entre mâle et femelle, mais elle montre aussi son refus des conventions morales où l’homme dirige les actions de sa femme qui doit lui obéir. Ici les femmes sont indépendantes dans leurs actes et c’est Phil qui subit les actions de ces deux femmes. Leur force et leur virilité sont montrées à la fois sur le plan physique mais aussi sur le plan moral :

Lors de sa première visite chez Camille Dalleray, Phil la décrit d’une manière assez surprenante : elle possède une « douce voix virile » et un « sourire aisé et presque masculin », plus tard dans le roman elle est décrite avec « l’air d’un beau garçon ». Tous ces qualificatifs sont très étranges pour une femme qui semble pourtant si séductrice. Mme Dalleray dirige l’action, elle séduit très facilement Phil. Ce rôle de domination est traditionnellement celui de l’homme, ce qui rend l’inversion plus forte, Colette_expo_4elle guide les gestes du jeune garçon à chaque moment comme si elle était une marionnettiste. Phil va jusqu’à la nommer son « maître », cette marque de soumission montre bien l’importance et le pouvoir de la femme dans ce roman.

Mais si pouvoir il y a, c’est d’abord le droit pour une femme de décider de son corps. C’est aussi la recherche de la franchise : l’amour total apparaît ainsi dans le roman comme lieu conflictuel et sacrificiel en ce sens qu’il est un don de soi :

– Dites-moi, monsieur Phil… Une question… Une simple question… Ces beaux chardons bleus, vous les avez cueillis pour moi, pour me faire plaisir ? 
– Oui… 
– C’est charmant. Pour me faire plaisir. Mais avez-vous pensé plus vivement à mon plaisir de les recevoir – comprenez-moi bien ! – qu’à votre plaisir de les cueillir pour moi et de me les offrir ?

Il l’écoutait mal, et la regardait parler comme un sourd-muet, l’esprit attaché à la forme de sa bouche et au battement de ses cils. Il ne comprit pas, et répondit au hasard : 

– J’ai pensé que ça vous serait agréable… Et puis vous m’aviez offert de l’orangeade…Elle retira sa main, qu’elle avait posée sur le bras de Phil, et rouvrit tout grand le battant à demi fermé de la grille. 
– Bien. Mon petit, il faut vous en aller, et ne plus revenir ici. 
– Comment ?… 
– Personne ne vous a demandé de m’être agréable. Quittez donc l’obligeant souci
qui vous amène, aujourd’hui, à me bombarder de chardons bleus. Adieu, monsieur Phil. À moins que…

Ce renversement du statut traditionnel de la femme est essentiel. Ainsi qu’il a été dit, « c’est
à la femme qu’appartiennent la lucidité et la force, tandis que l’homme demeure le plus souvent la victime de ses obsessions |14|.

Vinca est elle aussi masculine mais d’une manière différente. La jeune fille à l’apparence fragile doit s’endurcir face aux agissements et à la trahison de Phil dont elle se rend vite compte. Ainsi, fait-elle preuve d’un « mépris, tout viril pour la faiblesse suspecte du garçon qui pleurait». Un épisode est particulièrement illustratif de ce renversement des rôles :

Ils capturèrent un homard et Vinca fourgonna terriblement le « quai » où habitait un congre. 
– Tu vois bien qu’il y est !cria-t-elle en montrant le bout du crochet de fer, teint de sang rose. 
Phil pâlit et ferma les yeux. 
– Laisse cette bête ! dit-il d’une voix étouffée. 
– Penses-tu ! Je te garantis que je l’aurai… Mais qu’est-ce que tu as ? 
– Rien. 

Il cachait de son mieux une douleur qu’il ne comprenait pas. Qu’avait-il donc conquis, la nuit dernière, dans l’ombre parfumée, entre des bras jaloux de le faire homme et victorieux ? Le droit
de souffrir ? Le droit de défaillir de faiblesse devant une enfant innocente et dure ? Le droit de trembler inexplicablement, devant la vie délicate des bêtes et le sang échappé à ses sources ?…

Il aspira l’air en suffoquant, porta les mains à son visage et éclata en sanglots. Il pleurait avec une violence telle qu’il dut s’asseoir, et Vinca se tint debout, armée de son crochet mouillé de Kertesz_Colette-bsang, comme une tortionnaire. […] Puis elle ramassa avec soin son cabas de raphia où sautaient des poissons, son havenet, passa son crochet de fer à sa ceinture comme une épée, et s’éloigna d’un pas ferme, sans se retourner.

← André Kertesz (1894-1985), Colette (1930). Détail.

Dans cet épisode, la femme forte qui est représentée par Vinca est mise en valeur par la faiblesse du personnage masculin qui subit l’action. Il est « tout à coup fatigué, penchant et faible » en présence de son « maître », et son visage qui est décrit comme celui d’un beau jeune homme, a parfois « les traits plaintifs, et moins pareils à ceux d’un homme qu’à ceux d’une jeune fille meurtrie ». Dans son impuissance, il regarde Vinca en l’admirant avec « une sorte de crainte » : l’homme est soumis à la femme, les inversions sont nombreuses mais lors de la lecture, cela ne saute pas aux yeux de prime abord. Colette cache ses indices discrètement et la force des personnages féminins par rapport au personnage masculin s’impose progressivement comme une évidence, comme quelque chose de normal.

Toute la question est de comprendre l’enjeu : pour Colette, le « blé en herbe », c’est d’abord pour une femme faire l’apprentissage de la vie. Comme nous le notions, la fin apparemment ouverte du roman peut se lire comme une condamnation sans appel : en fait de plaisirs, la femme colettienne mange son « blé en herbe »…

frise_1

         

Conclusion

Ainsi que nous avons essayé de l’expliquer, Colette est une féministe sans l’être au sens idéologique du terme. Elle ne se donne point d’étiquette pour revendiquer sa liberté, son émancipation et son indépendance, elle n’a pas besoin d’adhérer à un mouvement pour vivre et agir comme bon lui semble sans craindre les scandales. Féminine et féline, forte et fragile, son image se reflète jusque dans ses personnages. À Renée, l’héroïne soumise de l’Entrave qui confesse « Je crois que beaucoup de femmes errent d’abord comme moi, avant de reprendre leur place, qui est en deçà de l’homme », répond Annie, le double de Colette dans Claudine s’en va : « Je pars résolument, sans cacher ma trace, sans la marquer non plus de petits cailloux »…

Tel est le féminisme de Colette : en s’affranchissant des règles de la bienséance attendue du deuxième sexe, l’auteure a fasciné autant qu’elle a choqué, mais si cause féministe il y a dans son œuvre, elle est servie avec émotion, sincérité et pudeur. D’ailleurs, toute sa vie, « elle oscillera entre soumission et rébellion à l’ordre établi. Ainsi Colette a-t-elle pu être jugée comme d’avant-garde par certains, et rétrograde par d’autres : elle se situe en fait au cœur même de ce paradoxe qui la rend plus subtile, et peut-être la mieux représentative des femmes » |15|.

Voici pourquoi j’ai tant aimé travailler sur Colette et lire le Blé en Herbe, parce qu’au-delà de l’histoire, l’auteure en donnant naissance à des personnages qui ordonnent symboliquement le récit, a profondément renouvelé les thèmes et la manière dont la femme est porteuse d’une nouvelle vision du monde, apte à repenser le lien social et, pour reprendre ces belles remarques de Julia Kristeva, à « s’immerger dans un orgasme singulier avec la chair du monde. Lequel la fragmente, la naufrage et la sublime. Et où il n’y a plus ni moi ni sexe, mais des plantes, des bêtes, des monstres et des merveilles : autant d’éclats de liberté » |16|. Si le féminisme de Colette milite, c’est donc en faveur de la vie, de l’amour : c’est un féminisme empreint de force et de douceur, de sensualité et de gravité : un féminisme paradoxal en même temps qu’un féminisme profondément humaniste…

© Sybille M., mars 2014 (Classe de Première S2, promotion 2013-2014)
Espace Pédagogique Contributif/Lycée en Forêt (Montargis, France)
Relecture du manuscrit et ajouts éventuels : Bruno Rigolt

Colette_expo_1

NOTES

1. Francine Dugast-Portes et Marie-Françoise Berthu-Courtivron, Passion Colette, Paradoxes et ambivalences, Textuel 2004
2. Témoin, ce passage du Blé en herbe, très représentatif : « Ils nageaient côte à côte, lui plus blanc de peau, la tête noire et ronde sous ses cheveux mouillés, elle brûlée comme une blonde, coiffée d’un foulard bleu. Le bain quotidien, joie silencieuse et complète, rendait à leur âge difficile la paix et l’enfance, toutes deux en péril. »
3. Cité par Paula Dumont dans L
es Convictions de Colette : Histoire, politique, guerre, condition des femmes, Paris, L’Harmattan 2012, page 134.
4. Voir à ce sujet : Beïda Chikhi, L’Écrivain masqué, « La légende Willy », page 142.

5. Jean-Joseph Julaud, Petit livre des Grands écrivains, First.
6. Dominique Marny, Les Belles de Cocteau, Paris, J-C Lattès 1995. Voir la page.
7. Julia Kristeva, Le Génie féminin, tome III : Colette, Paris, Fayard 2002, page 24.
8. Paula Dumont, Les convictions de Colette : Histoire, politique, guerre, condition des femmes, Paris, L’Harmattan 2012, page 115.
9. Voir à ce titre, Colette journaliste : Chroniques et reportages (1893-1955).
10. Cité par Josette Rico, dans Colette ou le désir entravé, Paris, L’Harmattan 2004, page 247.
11. ibid. page 243.
12. Voir cette page.
13. Stéphanie Michineau, L’Autofiction dans l’œuvre de Colette, Thèse de Doctorat (Univ. du Maine, Le Mans 2007). Pour accéder à l’ouvrage en version pdf, cliquez ici.
14. Gabriella Tegyey, Treize récits de femmes (1917-1997) de Colette à Cixous : voix multiples, voix croisées, Paris, L’Harmattan page 239.
15. Francine Dugast-Portes et Marie-Françoise Berthu-Courtivron, Passion Colette, Paradoxes et ambivalences, op. cit.
16. Julia Kristeva, Le Génie féminin, tome III : Colette, op. cit. p. 25.

BIBLIOGRAPHIE

Outre les ouvrages cités plus haut, j’ai consulté :

  • Colette, Le Blé en herbe, texte intégral. Édition de Frédéric Maget. Paris : Flammarion 2013.
  • Texte intégral du roman mis en ligne ; téléchargeable en version pdf.
  • TDC n°880 (15/09/2004), p3 à 54. Dossier par Frédéric Maget ; interview d’Alain Brunet, biographe de Colette ; article « l’alphabet de Colette » par Julia Kristeva.
  • Florence Tamagne, « Colette l’Insoumise », L’Histoire n°277 (06/2003), p. 50-51.
  • Lucienne Mazenod et Ghislaine Schoeller, Dictionnaire des femmes célèbres de tous les temps et de tous les pays, Paris : R. Laffont, 1992
  • J.P. de Beaumarchais, D. Couty et A. Rey, Dictionnaire des écrivains de langue française, Paris : Larousse 1999
  • L’Herne, Cahier Colette, dirigé par Gérard Bonal et Frédéric Maget, ainsi que cette page et celle-ci.

Crédit iconographique :

TDC n°880 (15/09/2004)
Image du film le Blé en Herbe de Claude Autant-Lara sorti en 1954
Gallica-BnF
De nombreuses photographies ont été retouchées, colorisées et recadrées numériquement (Bruno Rigolt)

Quelques illustrations nous ont été inspirées par ce très beau livre : Francine Dugast-Portes et Marie-Françoise Berthu-Courtivron, Passion Colette, Paradoxes et ambivalences, Textuel 2004. Merci par avance aux auteures et à l’éditeur de nous avoir permis ces modestes emprunts.

passion_colette

Licence Creative CommonsNetiquette : comme pour l’ensemble des textes publiés dans l’Espace Pédagogique Contributif, cet article est protégé par copyright. Ils est mis à disposition des internautes selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 2.0 France. La diffusion publique est autorisée sous réserve de mentionner le nom de l’auteur ainsi que la référence complète de l’article cité (URL de la page).