EAF : Commentaire littéraire. Colette, Claudine s'en va (1903), dernière page.

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  • Entraînement à l’Épreuve Anticipée de Français : classes de Première
  • Corpus : Olympe de Gouges, George Sand, Colette, Annie Leclerc
  • Vous pouvez consulter aussi ces deux commentaires de texte réalisés par des élèves de Première : commentaire d’Ilana ; commentaire de Philippine.

Commentaire littéraire
Bruno Rigolt

Colette, Claudine s’en va (1903), dernière page


TEXTE

Je viens de lire la dépêche d’Alain. Dans trente-six heures, il sera ici, et moi… Je prends ce soir le rapide de Paris-Karlsbad, qui nous conduisit jadis vers Bayreuth. De là… je ne sais encore. Alain ne parle pas allemand, c’est un petit obstacle de plus.

J’ai bien réfléchi depuis avant-hier, ma tête en est toute fatiguée. Ma femme de chambre va s’étonner autant que mon mari. Je n’emmène que mes deux petits amis noirs : Toby le chien, et Toby le revolver. Ne serai-je pas une femme bien gardée ? Je pars résolument, sans cacher ma trace, sans la marquer non plus de petits cailloux… Ce n’est pas une fuite folle, une évasion improvisée que la mienne ; il y a quatre mois que le lien, lentement rongé, s’effiloche et cède. Qu’a-t-il fallu ? Simplement que le geôlier distrait tournât les talons, pour que l’horreur de la prison apparût, pour que brillât la lumière aux fentes de la porte.

Devant moi, c’est le trouble avenir. Que je ne sache rien de demain, que nul pressentiment ne m’avertisse […]. Je veux espérer et craindre que des pays se trouvent où tout est nouveau, des villes dont le nom seul vous retient, des ciels sous lesquels une âme étrangère se substitue à la vôtre… Ne trouverai-je pas, sur toute la grande terre, un à peu près de paradis pour une petite créature comme moi ?

Debout, de roux vêtue, je dis adieu, devant la glace, à mon image d’ici. Adieu, Annie ! Toute faible et vacillante que tu es, je t’aime. Je n’ai que toi, hélas, à aimer.

Je me résigne à tout ce qui viendra. Avec une triste et passagère clairvoyance, je vois ce recommencement de ma vie. Je serai la voyageuse solitaire qui intrigue, une semaine durant, les tables d’hôte, dont s’éprend soudain le collégien en vacances ou l’arthritique des villes d’eaux… la dîneuse seule, sur la pâleur de qui la médisance édifie un drame… la dame en noir, ou la dame en bleu, dont la mélancolie distante blesse et repousse la curiosité du compatriote de rencontre… Celle aussi qu’un homme suit et assiège, parce qu’elle est jolie, inconnue, ou parce que brillent à ses doigts des perles rondes et nacrées… Celle qu’on assassine une nuit dans un lit d’hôtel, dont on retrouve le corps outragé et sanglant… Non, Claudine, je ne frémis pas. Tout cela c’est la vie, le temps qui coule, c’est le miracle espéré à chaque tournant du chemin, et sur la foi duquel je m’évade. »

FIN


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uatrième et dernier volet d’un cycle romanesque retraçant, sur le mode de l’autofiction, la vie de Colette, Claudine s’en va paraît en 1903. Dans ce roman sous-titré Journal d’Annie, un phénomène nouveau apparaît : Claudine s’est évincée au profit d’un autre personnage, Annie, qui tient dans le livre le rôle de la narratrice. Le lecteur épouse son point de vue et non plus celui de Claudine. Entre le premier roman du cycle (Claudine à l’école, publié en 1900) et cette dernière page de Claudine s’en va, que de changements : à la tonalité légère du début, apte à faire ressentir le quotidien d’une écolière effrontée de campagne, se substitue un lyrisme profond et grave, qui évoque le difficile affranchissement du lien conjugal. C’est en effet sur une séparation pleinement assumée qui doit rendre à la narratrice son visage et sa liberté, que se clôt le roman.  

___Quelle nouvelle image de la femme cet excipit romanesque donne-t-il à voir ? De quelle façon l’attitude du personnage et les modalités de sa représentation servent-ils une réflexion originale sur la condition féminine et plus largement l’existence humaine ?

___Ces questionnements fonderont notre problématique. Après une première partie dans laquelle nous montrerons que le départ d’Annie est à interpréter comme une quête du moi véritable, nous verrons que le texte, à travers un arrière-plan très autobiographique, constitue un véritable plaidoyer pour l’émancipation des femmes. Enfin nous situerons la dimension lyrique et poétique de ce passage dans le cadre d’une invitation faite à la femme de s’assumer physiquement et moralement, entre identité et transgression.

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emise en question et quête existentielle sont au cœur de cet épilogue. Ce qui apparaît d’emblée dans le texte est tout d’abord la volonté d’Annie de s’éloigner de son ancienne image, de se regarder comme si elle était désormais étrangère à la femme soumise qu’elle était autrefois : « Debout, de roux vêtue, je dis adieu, devant la glace, à mon image d’ici. Adieu, Annie ! ». Ces mots sont lancés comme un défi ! Le vocabulaire est explicite : Alain, le mari est perçu comme un « geôlier ». Quant au mariage, il est assimilé métaphoriquement à une prison subie : « Qu’a-t-il fallu ? Simplement que le geôlier distrait tournât les talons, pour que l’horreur de la prison apparût, pour que brillât la lumière aux fentes de la porte ». Cette « lumière » de la liberté n’est pas pour autant apte à donner un « statut » social à la femme : elle agit davantage comme une prise de conscience identitaire. En se regardant dans le miroir, Annie se dédouble pour mieux interroger sa vie : « Debout, […] je dis adieu, devant la glace, à mon image d’ici ». Ce moi-objet d’Annie ne tarde pas à prendre chair au point de susciter une véritable rencontre avec son moi-sujet, moi véritable qui prend forme sous nos yeux selon un étrange dédoublement : « Adieu, Annie ! Toute faible et vacillante que tu es, je t’aime ».

___Fondamentalement lieu de l’interrogation identitaire et de la confrontation du moi avec son apparence, le miroir offre ainsi au personnage, par l’intermédiaire du dédoublement, une image qui le réconcilie avec la conception qu’il a de lui-même et lui rend son équilibre. Cette force tient au fait que l’image du corps entrevu dans le miroir est bien plus qu’un simple reflet ; c’est le miroir en effet qui permet à Annie d’avoir accès, pour la première fois, à une image unitaire de son corps : « Debout, de roux vêtue… ». Entre Intimité, pudeur et narcissisme, le miroir renvoie l’image d’une fusion d’Annie avec elle-même : volonté de s’admirer certes, mais surtout de prendre une revanche sur sa vie étriquée d’avant. En disant adieu à la femme soumise qu’elle était, Annie s’éveille à la femme qu’elle veut être : femme « debout », libre et insoumise. Le miroir dans lequel le personnage se contemple lui permet de s’observer avec un certain recul, et de découvrir une partie de soi qui était ignorée. À l’altérité conflictuelle succède la reconstruction identitaire : « de roux vêtue », Annie se métamorphose littéralement au point de renaître d’elle-même, et permettre une révélation de l’être profond. La jeune femme lit dans la glace son caractère véritable, sans artifice ou simulacre : le miroir développe donc l’esprit critique et la lucidité, qualités essentielles pour parvenir à la maturité et à la maîtrise existentielle.

___Cette implication du personnage est rendue encore plus sensible par le récit à la première personne, sur le ton de la confidence. Annie prend ainsi du recul par rapport à elle-même et à l’image fausse qu’elle avait auparavant : celle d’une femme soumise n’osant pas s’assumer, étrangère à elle-même, voilée émotivement. Ce développement est suggéré en outre par le monologue intérieur qui traduit au niveau de l’énonciation une sorte de journal intime et de recherche du moi authentique, véritable quête introspective. Annie se dépouille du maquillage théâtral, du masque hypocrite des conventions sociales et des normes patriarcales imposées par la société, pour retrouver son être authentique : le miroir la rend à elle-même et nous pourrions interpréter le texte comme une véritable quête, un cheminement identitaire dont on devine le triste prix à payer : « Je me résigne à tout ce qui viendra. Avec une triste et passagère clairvoyance, je vois ce recommencement de ma vie. Je serai la voyageuse solitaire… ». En ancrant l’énoncé dans l’immanent et le contextuel, le présent d’énonciation puis le futur renforcent le caractère à la fois ponctuel et catégorique du départ. Mais ce caractère de fatalité inéluctable du voyage s’apparente en fait à un exil. Plus question de voyage en amoureux vers Bayreuth : « Je n’emmène que mes deux petits amis noirs : Toby le chien, et Toby le revolver ». Le départ d’Annie s’apparente ainsi à un processus de réappropriation de l’identité qui va de l’affirmation de la féminité à la quête d’une identité de femme assumant pleinement, jusqu’au point de non-retour, l’expérience de la rupture.

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omme nous le pressentions, le texte est aussi l’occasion pour l’auteure de se mettre en scène. Annie est la doublure fictive de Colette. Son portrait physique rappelle évidemment celui de l’écivaine, renforçant l’identification partielle pour le lecteur de l’auteure à travers son personnage. Colette va plus loin encore puisqu’elle multiplie les indices d’ordre factuel : le voyage à Bayreuth, Toby le chien, le divorce sont en effet des allusions à sa vie réelle. Ces interférences avec le vécu amènent tout d’abord à s’interroger sur la dimension autobiographique du texte. Si Annie semble au départ un personnage de pure imagination, on peut dire pourtant que le texte se présente comme une autofiction. Loin de se cantonner à une dimension purement fictive, la scène décrite témoigne de la crise conjugale que subit Colette à l’époque avec Willy (leur séparation ne sera officielle qu’en 1910). L’indépendance d’Annie est donc symboliquement à rattacher avec l’émancipation de Colette. Le passage fait à ce titre figure de véritable plaidoyer en faveur de l’indépendance des femmes : bien plus qu’un journal intime, ce Journal d’Annie défend le féminin en écriture, c’est-à-dire le droit des femmes à revendiquer ce qui leur a toujours été interdit par les hommes, la libération de la parole et du corps, vécue comme libération sociale. Le texte a d’ailleurs un véritable parfum de scandale comme en témoignent ces propos : « Je serai la voyageuse solitaire qui intrigue, une semaine durant, les tables d’hôte, dont s’éprend soudain le collégien en vacances ou l’arthritique des villes d’eaux… ». Publié vingt ans avant Le Blé en herbe, le roman n’hésite pas à mettre en scène une femme assumant haut et fort son statut de vagabonde séductrice, indifférente à la « médisance » et aux préjugés : on peut voir dans cette recherche d’un vécu du corps différent une profonde affirmation identitaire ; le corps devenant en quelque sorte substrat de valeurs, de résistance et de lutte.

___Le texte suggère en outre une véritable réflexion sur la femme comme sujet narratologique, c’est-à-dire la femme en tant que protagoniste et narratrice qui est au centre de l’histoire. Ici, le monologue intérieur est dirigé uniquement par la femme : elle seule est le sujet déterminant dans la focalisation interne. Ce changement de perspective est caractéristique d’une revendication égalitaire autant que d’une aspiration identitaire : alors que dans la littérature traditionnelle, l’homme est le sujet, « le seigneur et maître » (Claudine s’en va, ch.1), et que la femme est l’autre, celle qui doit plaire à l’homme, ici l’autre n’est justement pas la femme mais au contraire l’homme : qu’il s’agisse d’Alain, du « collégien en vacances ou [de] l’arthritique des villes d’eaux ». De même, alors que les valeurs de force et de courage sont typiquement masculines, c’est ici la femme qui prend en charge courageusement son statut : « Je me résigne à tout ce qui viendra… ». Le texte propose ainsi une réflexion plus large sur l’émancipation des femmes. Nous pouvons noter par exemple combien la narration, à la fin du passage, orientée jusqu’alors vers la notation de l’instant présent et la perception du moi observant, semble s’élargir en une vision plus large, qui fait basculer le récit de l’individuel au collectif : « Je serai la voyageuse solitaire qui intrigue… Celle aussi qu’un homme suit et assiège, parce qu’elle est jolie… Celle qu’on assassine une nuit dans un lit d’hôtel, dont on retrouve le corps outragé et sanglant »… Ce n’est plus seulement la narratrice dont il est question, mais la femme en tant qu’archétype universel. Ce passage de l’individuel au collectif amène à une représentation différente du personnage : à travers Annie, ce sont toutes les femmes dont il est question. Affrontant avec détermination sa nouvelle vie, Annie est à l’image de ces femmes indépendantes qui choisissaient l’émancipation économique et sociale, et qui acceptaient par là même de se confronter parfois aux jugements les plus durs de la société comme en témoignent ces mots chargés de sens : « Je serai la voyageuse solitaire qui intrigue, […] la dîneuse seule, sur la pâleur de qui la médisance édifie un drame…» : l’émancipation au risque de la solitude, de la marginalisation et de l’opprobre.

___La fin du texte peut à cet égard se lire comme une réflexion profonde sur la violence faite aux femmes. La relation homme/femme prend presque des formes de chasse, de capture et de viol : « Celle qu’on assassine une nuit dans un lit d’hôtel, dont on retrouve le corps outragé et sanglant ». Derrière ces présents de vérité générale, on a l’impression qu’Annie se questionne sur sa propre façon d’agir, face à son destin de femme seule et déshéritée. On perçoit également une bien amère réflexion sur le désarroi et la solitude auxquelles se condamnaient les femmes lorsqu’elles reniaient leur condition. Mais sans doute le texte est-il moins l’histoire d’une renonciation à l’amour que d’une volonté d’Annie de découvrir sa propre vérité, quel qu’en soit le prix à payer : récit d’une crise dans la vie d’une femme, seule, qui tente de refaire sa vie, de regagner sa liberté et son intégrité. D’où cette recherche de l’altérité qui caractérise le comportement d’Annie et qui ne peut s’interpréter que dans le prisme d’une conscience de transgression : transgression contre le devoir conjugal, contre l’hypocrisie bourgeoise, contre l’assujettissent social. Comprenons que ce « corps outragé et sanglant », exhibé à la vindicte publique qu’évoque Annie dans les dernières lignes de son journal, ce n’est pas un corps de femme mais bien le corps de la femme pensé comme transgression. Pour être, la femme est forcée à devoir paraître, puis à comparaître au Tribunal de la « médisance ». Tout le texte invite ainsi à une réflexion plus large sur le statut de la femme dans la société : en dehors du mariage et de la maternité, les sociétés traditionnelles n’accordent que peu de place à la femme, condamnée à ne s’épanouir que dans la séduction et l’univers domestique. Ici en revanche le texte milite pour l’émancipation des femmes et l’affirmation de leur statut en tant que sujet social.

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ourtant, même les drames les plus sombres semblent suggérés en touches légères, peu appuyées, qui sollicitent beaucoup plus la conscience du lecteur. Comment ne pas être touché par l’autoportrait d’Annie : « Debout, de roux vêtue, je dis adieu, devant la glace, à mon image d’ici. Adieu, Annie ! Toute faible et vacillante que tu es, je t’aime. Je n’ai que toi, hélas, à aimer ». Ce passage, très fortement marqué par la description, se caractérise par une abondance de détails intimistes, où le goût de l’énumération, les métaphores, les changements de registre dominent. Il en résulte un style pointilliste, subjectif et sensible, qu’on a appelé d’ailleurs « le style poétique » de Colette. Nous pourrions relever ici le rôle important que jouent les virgules, au point de vue du rythme, soit qu’elles marquent un temps de pause, soit qu’elles constituent l’indispensable charnière dans une phrase au mouvement volontairement brisé, apte à évoquer les états d’âme du personnage. Comme nous le remarquions, l’auteure semble même nouer avec son personnage des rapports de dialogue : « je t’aime. Je n’ai que toi, hélas, à aimer », comme si c’était réellement Colette qui s’exprimait ici sur le mode de la confidence. Comme nous le verrons plus en détail, la romancière conjugue en effet l’intensité d’un langage souvent transgressif et la pudeur d’une prose intimiste, proprement féminine. La force des images (l’allégorie du miroir par exemple) permet à ce titre un passage fréquent de la fiction romanesque au dévoilement poétique, et suppose de la part du lecteur un déchiffrement symbolique : plus elle se découvre, et plus la vérité semble cachée…

___Mais ce passage, même s’il s’apparente à une quête douloureuse de l’idéalité, est aussi un cheminement vers le lieu du voyageur : la fin du roman laisse entrevoir des paysages insoupçonnés qui sont comme un chant imaginaire dédié à l’amour impossible : « Je veux espérer et craindre que des pays se trouvent où tout est nouveau, des villes dont le nom seul vous retient, des ciels sous lesquels une âme étrangère se substitue à la vôtre… Ne trouverai-je pas, sur toute la grande terre, un à peu près de paradis pour une petite créature comme moi ? » L’intensité lyrique du voyage, l’évocation des émotions et des états d’âme permet de donner au récit une profonde gravité, renforcée par les effets de rythme, qui confèrent au style un caractère très oratoire. Comprenons que ce voyage qu’entreprend Annie est en fait un voyage métaphorique : son départ n’est-il pas une métaphore de la vie humaine ? La vie est un voyage, il faut accepter de faire des choix, prendre une direction, donner un sens… les tout derniers mots du texte ancrent ainsi le récit dans le questionnement poétique et symbolique : questionner le mystère infini de la vie, voilà le sens de la parole pour Colette. Le registre émotionnel et intimiste sur lequel se clôt le passage, presque écrit sur une veine confessionnelle, peut donc se lire comme une invitation jubilatoire faite à la femme d’assumer sa propre sensibilité, mais également sa « féminité ». Le roman s’achève, le personnage disparaît mais « le miracle de la vie » continue : « Non, Claudine, je ne frémis pas. Tout cela c’est la vie, le temps qui coule, c’est le miracle espéré à chaque tournant du chemin, et sur la foi duquel je m’évade ». Alors que le début du passage mettait l’accent sur la sensualité de la description, les derniers mots au contraire auréolent le texte d’une étonnante pureté : quête d’absolu au péril même de l’humain.

___Sans l’évoquer explicitement la fin du roman préfigure la mort du personnage : cette nouvelle vie dont parle Annie, Colette ne la raconte pas : le mot « Fin » qui clôt le récit confère au personnage un statut presque mythique. Dans son isolement permanent, Annie se présente donc comme un archétype de la femme libre : le regard nostalgique que l’auteure porte sur son personnage en fait une femme à la fois provocante et passionnée, pudique et sensible. Annie est le symbole d’un être à la recherche d’une terre d’accueil donc on suppose qu’elle ne la trouvera que de l’autre côté de la vie tant sa quête est exigeante. La dénonciation de la violence faite aux femmes débouche sur une écriture sublimée qui confère aux mots un pouvoir et une puissance extrêmes : la fin du texte s’agence ainsi autour d’un personnage central, dont nous suivons l’itinéraire spirituel jusqu’à sa disparition. Derrière la légèreté apparente du texte, transparaît donc une vision à la fois idéaliste et lucide. Placé tout entier sous le signe de la mort de la narratrice elle-même, cet épilogue parvient pourtant à célébrer, sur un mode prophétique, tout ce qui fait la beauté de la vie : l’impression finale du texte est en effet que « le miracle de la vie » triomphe quand même de la destruction, sous une forme transfigurée. Ce parti-pris favorise l’identification du lecteur au personnage. Nous nous projetons dans ce panorama social observé à travers le prisme d’une conscience interprétée comme quête existentielle. Les propos de Colette dans cet excipit romanesque se situent donc sur deux registres : celui de la revendication identitaire ; et celui du sensible, de l’intime, du lyrisme personnel. Son inspiration, qui puise aux sources du corps et de l’expérience féminine, explore ainsi les paramètres d’une écriture-femme, pleinement assumée, qui caresse l’énigme d’un moi féminin, intégré à une nouvelle manière de penser, invalidée du référent masculin. C’est cette écriture extime, mélange à la fois d’intimité et d’extériorité, de secret et de dévoilement, qui fait aussi la beauté de l’œuvre de Colette, et qui caractérise si bien cette vision féminine du monde, partagée entre non-dit, parole désirante et liberté.

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ette dernière page de Claudine s’en va, qui voit s’ouvrir les chemins sinueux d’une vie nouvelle, porte le signe d’un profond engagement spirituel et humain. Comme nous avons essayé de l’expliquer, Colette est une féministe sans l’être au sens idéologique du terme. Elle ne se donne point d’étiquette pour revendiquer sa liberté, son émancipation et son indépendance ; elle n’a pas besoin d’adhérer à un mouvement pour vivre et agir comme bon lui semble sans craindre les scandales. Féminine et féline, forte et fragile, son image se reflète jusque dans ses personnages. À Renée, l’héroïne soumise de l’Entrave qui confesse « Je crois que beaucoup de femmes errent d’abord comme moi, avant de reprendre leur place, qui est en deçà de l’homme », répond fièrement Annie, le double de Colette : « Je pars résolument, sans cacher ma trace, sans la marquer non plus de petits cailloux »…

Bruno Rigolt
© février 2018, Bruno Rigolt/Espace Pédagogique Contributif

Voyez aussi ce travail d’élève, réalisé par Ilana et cet autre travail réalisé par Philippine (Classe de Première S1, promotion 2017-2018)


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© Bruno Rigolt, février 2018

Colette chez elle, au Palais Royal (Paris). Cliché de presse retouché numériquement.

Publié par

brunorigolt

- Agrégé de Lettres modernes - Docteur ès Lettres et Sciences Humaines (Prix de Thèse de la Chancellerie des Universités de Paris) - Diplômé d’Etudes approfondies en Littérature française - Diplômé d’Etudes approfondies en Sociologie - Maître de Sciences Politiques