EAF Commentaire d’un texte littéraire : Colette, “Claudine s’en va”, par Ilana A. (Classe de Première S1)

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  • Entraînement à l’Épreuve Anticipée de Français : classes de Première
  • Corpus : Olympe de Gouges, George Sand, Colette, Annie Leclerc

Commentaire littéraire

Colette, Claudine s’en va (1903),
dernière page 

par Ilana A.
Classe de Première S1, promotion 2017-2018

 

→ Voir aussi cet autre travail d’élève proposé par Philippine L. (Première S1) en cliquant ici.
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Parmi tous les travaux qu’il m’a été donné de lire en Première S1, souvent de grande qualité, j’ai distingué le devoir d’Ilana, à qui j’ai décerné la note maximale. Bravo à elle et à tous mes étudiants pour leur implication. 

TEXTE

Je viens de lire la dépêche d’Alain. Dans trente-six heures, il sera ici, et moi… Je prends ce soir le rapide de Paris-Karlsbad, qui nous conduisit jadis vers Bayreuth. De là… je ne sais encore. Alain ne parle pas allemand, c’est un petit obstacle de plus.

J’ai bien réfléchi depuis avant-hier, ma tête en est toute fatiguée. Ma femme de chambre va s’étonner autant que mon mari. Je n’emmène que mes deux petits amis noirs : Toby le chien, et Toby le revolver. Ne serai-je pas une femme bien gardée ? Je pars résolument, sans cacher ma trace, sans la marquer non plus de petits cailloux… Ce n’est pas une fuite folle, une évasion improvisée que la mienne ; il y a quatre mois que le lien, lentement rongé, s’effiloche et cède. Qu’a-t-il fallu ? Simplement que le geôlier distrait tournât les talons, pour que l’horreur de la prison apparût, pour que brillât la lumière aux fentes de la porte.

Devant moi, c’est le trouble avenir. Que je ne sache rien de demain, que nul pressentiment ne m’avertisse […]. Je veux espérer et craindre que des pays se trouvent où tout est nouveau, des villes dont le nom seul vous retient, des ciels sous lesquels une âme étrangère se substitue à la vôtre… Ne trouverai-je pas, sur toute la grande terre, un à peu près de paradis pour une petite créature comme moi ?

Debout, de roux vêtue, je dis adieu, devant la glace, à mon image d’ici. Adieu, Annie ! Toute faible et vacillante que tu es, je t’aime. Je n’ai que toi, hélas, à aimer.

Je me résigne à tout ce qui viendra. Avec une triste et passagère clairvoyance, je vois ce recommencement de ma vie. Je serai la voyageuse solitaire qui intrigue, une semaine durant, les tables d’hôte, dont s’éprend soudain le collégien en vacances ou l’arthritique des villes d’eaux… la dîneuse seule, sur la pâleur de qui la médisance édifie un drame… la dame en noir, ou la dame en bleu, dont la mélancolie distante blesse et repousse la curiosité du compatriote de rencontre… Celle aussi qu’un homme suit et assiège, parce qu’elle est jolie, inconnue, ou parce que brillent à ses doigts des perles rondes et nacrées… Celle qu’on assassine une nuit dans un lit d’hôtel, dont on retrouve le corps outragé et sanglant… Non, Claudine, je ne frémis pas. Tout cela c’est la vie, le temps qui coule, c’est le miracle espéré à chaque tournant du chemin, et sur la foi duquel je m’évade. »

FIN

Couverture de l’édition originale de Claudine s’en va
à la Librairie Ollendorff (1903) sous la seule signature de Willy.
Cliché : © Bruno Rigolt


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e texte qui nous est proposé est l’excipit de Claudine s’en va, dernier ouvrage du cycle romanesque des Claudine. Rédigée en 1903 par Colette, romancière française du début du XXe siècle, cette œuvre relate l’histoire d’Annie, femme dominée par son mari, qui décide de le quitter pour prendre un nouveau départ, ce qui constitue un grand risque à l’époque ! 

Dans ce plaidoyer, Colette élabore une nouvelle approche du personnage féminin auquel le lecteur s’identifie. Aussi nous demanderons-nous quelle vision de la femme ce texte donne-t-il à voir. Nous étudierons d’abord la prise de parole d’une femme qui se met en scène par les mots, puis nous verrons que ce personnage atteint l’universel par la réflexion émancipatoire qu’il mène, avant d’analyser enfin le lyrisme du texte, qui fait tendre le roman vers le poème.

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D’

emblée, cet épilogue romanesque peut se donner à lire comme la prise de parole d’une femme. Au niveau de l’énonciation tout d’abord, le texte est rédigé à la première personne du singulier : le pronom personnel « je » est omniprésent et désigne Annie, femme qui s’émancipe ici par les mots. Bien que relevant du journal intime, sa prise de parole semble se faire à voix haute, d’autant qu’elle s’adresse directement à Claudine à la fin du texte, lorsqu’elle affirme : « Non, Claudine, je ne frémis pas ». Cependant, il apparaît qu’Annie s’adresse surtout à elle-même sous la forme du journal intime, comme en témoigne d’ailleurs le sous-titre du roman : Journal d’AnnieEnvisagé sous cet angle, ce texte sonne comme un monologue, ce qui explique que certaines phrases restent inachevées, comme en suspens : « Dans trente-six heures, il sera ici et moi… »), témoignant de l’hésitation de la pensée, du trouble de la narratrice. Le personnage, comme dans les monologues de théâtre, semble se parler à lui-même, notamment lorsqu’Annie fixe « [s]on image » dans le miroir. D’ailleurs, dans ce paragraphe, le « je » laisse place au « tu », comme lorsqu’elle se dit, sur le mode de la confidence : « Je n’ai que toi, hélas, à aimer ». 

____Mais même si ces propos sont prononcés sur le ton de la confidence, ils traduisent avant tout un profond questionnement identitaire : la tendance au monologue explique qu’Annie analyse sa situation dans ce texte, avec une « triste et passagère clairvoyance ». Sa situation est en effet celle d’une femme qui décide de quitter son mari pour prendre son indépendance. Son départ apparaît au début du texte comme « bien réfléchi », ce que révèle l’adverbe « résolument » : « Je pars résolument, sans cacher ma trace, sans la marquer non plus de petits cailloux… ». Cependant, bien qu’Annie cherche à se convaincre que son départ n’est pas « une fuite folle, une évasion improvisée », les paragraphes suivants présentent son « avenir » comme « trouble », de même que sa résolution laisse place à une douloureuse et amère résignation : « Je me résigne à tout ce qui viendra ». Ce texte s’apparente donc à un monologue par l’importance donnée au doute, par les fréquentes questions d’une part, et par le jeu des oppositions d’autre part comme en témoigne cette antithèse : « Je veux espérer et craindre…».

____Avec « clairvoyance », Annie peut alors imaginer son avenir, devenir spectatrice de son propre futur, ce qui fait d’elle une héroïne singulièrement tragique, qui finit par quitter son mari faute de liberté individuelle et d’avoir la possibilité de se faire entendre. S’imaginant comme une « dîneuse seule, sur la pâleur de qui la médisance édifie un drame », Annie rapproche déjà sa vie d’un genre théâtral, transformée par les gens en une tragédie dont elle sera l’héroïne. Dans le texte d’ailleurs, les sentiments que sa vie inspire au lecteur oscillent entre l’horreur et la pitié. Le destin de « celle qu’on assassine une nuit dans un lit d’hôtel, dont on retrouve le corps outragé et sanglant » suscite l’effroi, quand celui de « la dîneuse seule, sur la pâleur de qui la médisance édifie un drame » inspire la pitié. Plus fondamentalement, nous pourrions dire qu’Annie est aussi une héroïne qui force l’admiration du lecteur,  tant son combat individuel résonne d’échos universels, apparentant le texte à un véritable plaidoyer pour l’émancipation des femmes.

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P

ersonnage qui prend un nouveau départ en s’affranchissant du lien conjugal, Annie est l’archétype d’une femme libre, pour qui être femme revient à construire son identité. N’oublions pas en effet que pour une femme des années 1900, quitter son mari et prendre en main son destin personnel, c’est endosser un bien grand risque (le divorce n’avait été autorisé qu’en 1884), et sans doute ce texte constitue-t-il un plaidoyer avant la lettre pour l’émancipation sociale des femmes. Cet excipit met en effet l’accent sur le départ d’Annie, avec la mention du « rapide de Paris-Carlsbad » d’une part et celle de ses deux seuls compagnons de voyage, « Toby le chien, et Toby le revolver » d’autre part, ce qui souligne le caractère jusqu’au-boutiste du voyage. Loin d’être une « fuite folle » ou une « évasion improvisée », ce périple est présenté au contraire dans toute sa dimension transgressive : pour une femme de l’époque, quitter son mari, c’est ressembler à une criminelle en fuite. D’ailleurs, la métaphore filée qui parcourt le début du passage renforce cette idée : le mari devient le « geôlier », celui qui garde les clefs d’une prison, ce qui apparente la vie d’une femme un séjour pénitencier dont on ne peut sortir qu’en regagnant « la lumière [qui brille] aux fentes de la porte ».

____Point pourtant de lâcheté, de dissimulation ou de simulacre dans le départ d’Annie : loin de dissimuler les indices de son forfait (« sans cacher ma trace, sans la marquer non plus de petits cailloux… », elle semble se confronter à son propre destin, malgré son  « trouble avenir », et une existence dénuée de repères  sociaux et institutionnels (« Que je ne sache rien de demain, que nul pressentiment ne m’avertisse »). Sans doute cela explique-t-il que le seul monde qu’elle puisse imaginer soit proprement un pays « où tout est nouveau » : monde utopique renversant les hiérarchies existantes, qu’elle nomme d’ailleurs quelque peu dérisoirement « à peu près de paradis » : « Ne trouverai-je pas, sur toute la grande terre, un à peu près de paradis pour une petite créature comme moi ? ». Le parallélisme de ces lignes, qui oppose « la grande terre » à la « petite créature » qu’est Annie, montre bien le sentiment qu’elle éprouve d’être humiliée, écrasée dans un monde où les femmes n’ont pas leur place. Pour une femme comme elle, il s’agit pour exister de se créer une nouvelle identité, à la fois séductrice et profondément transgressive, n’hésitant pas à braver les tabous. Annie est ainsi le porte-parole de ces femmes de l’époque, en quête d’émancipation.

____Par sa décision assumée, ne cherche-t-elle pas ainsi à briser les codes de la société, en voulant exister par elle-même ? Il est intéressant de noter qu’au moment d’imaginer son avenir, le personnage se met en scène comme la femme séductrice et forcément mal vue, celle « dont s’éprend soudain le collégien en vacances ou l’arthritique des villes d’eaux ». la femme est d’ailleurs, par métaphore, comparée à une cité qu’on « assiège », faisant de l’homme un conquérant réduisant le féminin à sa beauté physique (« parce qu’elle est jolie, inconnue, ou parce que brillent à ses doigts des perles rondes et nacrées »). La voix qui perce sous celle d’Annie est sans nul doute celle de Colette elle-même, qui dénonce la vision d’une femme-objet que l’on peut posséder, que l’on peut tuer, femme sans identité et sans statut, et dont l’identité sociale est à créer, en ce début de XXe siècle. Pour quitter cette femme « toute faible et vacillante » qu’elle est, Annie doit se faire ses propres adieux (« Adieu, Annie! ), accepter de laisser mourir son ancien moi pour voir advenir le « recommencement de [s]a vie ». Son « image d’ici » doit donc être quittée, pour aboutir à sa transformation en femme qui s’émancipe. Ce passage n’est-il pas aussi le témoignage poignant d’une auteure qui fait ses adieux à un personnage à qui elle s’est attachée ? Cet attachement que Colette porte à Annie explique le traitement esthétique qui lui est réservé, qui fait tendre la fin du roman vers le poème.

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À

bien des égards, ce texte s’apparente à une méditation poétique dans laquelle le personnage exprime, sur un mode profondément lyrique ses émotions. Le champ lexical de la solitude (« voyageuse solitaire », « dîneuse seule ») révèle les vagabondages de la rêverie d’Annie : le rapide Paris-Karlsbad, Bayreuth, sonnent comme les prémisses d’un voyage aux confins de l’Europe. De même, le personnage se met en scène comme l’aurait fait un poète romantique : seul, mélancolique (« dont la mélancolie distante blesse […] »), en proie à la méchanceté humaine (« sur la pâleur de qui la médisance édifie un drame »). Le mélange de sentiments contraires, comme l’espoir et la crainte, est en outre un lieu commun de la poésie lyrique. Nous pourrions ajouter que l’impression que ressent Annie d’être étrangère au monde est aussi quelque chose de récurent dans le genre poétique. L’expression des sentiments prend même la forme d’une véritable déclaration d’amour, lorsque, s’adressant à elle-même, elle confesse : « Je n’ai que toi, hélas, à aimer ». Dans un monde marqué par la soumission de la femme, l’objet de l’amour doit être trouvé en soi-même, surtout pour une femme qui a décidé de quitter tout ce qui pourrait la rattacher à son ancienne vie.

____Métamorphosée, Annie devient une « dame en noir », couleur montrant qu’elle fait le deuil de sa vie, mais aussi une « dame en bleu », couleur associée directement à la « mélancolie ». Ainsi, le texte invite le lecteur, de voyages en métamorphoses, à s’évader avec Annie, vers des mondes idéaux, où l’onirique prend le pas sur la réalité. Ce texte empreint de lyrisme exprime par ailleurs les sentiments du personnage au moyen d’une prose poétique, fortement rythmée et imagée : le rythme donne volontiers aux pensées d’Annie une dimension poétique. Parfois, la rêverie du personnage se fait par un rythme ternaire comme dans ce passage octosyllabique : « des villes dont / le nom seul / vous retient » : comment ne pas se laisser ici envahir par les artifices séducteurs de Bayreuth, patrie de Wagner ? 

____La poésie du texte tient enfin à l’intimité que Colette est parvenue à créer avec son personnage : Annie semble faire partie de nos connaissances : sa voix nous semble presque familière quand elle confesse ses pensées les plus intimes : il semblerait qu’elle chuchote à nos oreilles, au seuil de disparaître… La mention du « paradis » à la ligne 16, ou celle des « perles rondes et nacrées », par le jeu des métaphores, nous oblige à nous projeter dans cet univers à la fois poignant, intimiste et révolté. L’ultime phrase du roman est d’ailleurs  selon nous la plus touchante du passage : par les thèmes évoqués (la fuite du temps, le désir d’évasion, la réflexion sur la condition humaine), elle nous oblige à saisir la beauté de la vie, à nous émerveiller du « miracle » du quotidien. Cette phrase a donc presque valeur de vérité générale : elle sonne comme une maxime, dont le rythme, très changeant, est à l’image de l’écoulement du temps. Le dernier fragment qu’ouvre la conjonction de coordination « et » à un moment où l’on attendrait de la phrase qu’elle s’achève (« et sur la foi duquel je m’évade ») est comme le symbole de cette sortie du temps que constitue le départ. Celle qui s’évade du temps n’est-elle pas aussi Colette elle-même, qui doit sortir du temps de son récit pour pouvoir écrire le mot « FIN » ?

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omme nous l’avons vu, pour convaincre le lecteur, Colette donne la parole à Annie, archétype de la femme de l’époque, celle qui en quittant son mari part à la recherche d’un monde nouveau, où la femme peut faire l’apprentissage de son indépendance sociale. Derrière la voix de la narratrice perce évidemment celle de l’auteure qui, mêlant romanesque et poésie, fait de ce récit un véritable plaidoyer militant qui touche le lecteur en plein cœur. Colette, par sa plume, invite les femmes à s’émanciper afin d’affirmer haut et fort leur identité.

Mais ce texte sonne également comme un récit d’apprentissage. De fait, il marque pour Annie son passage d’une femme « toute faible et vacillante » à une femme qui s’assume, qui « ne frémi[t] pas », prête à affronter les défis nouveaux que lui impose le siècle qui commence, où tout reste à construire. Cette dernière page de Claudine s’en va nous semble donc une parfaite illustration de ces propos d’Annie Leclerc dans Parole de femme (1974) : « Je voudrais que la femme apprenne à naître, à manger, et à boire, à regarder le jour et à porter la nuit »…

Ilana A., janvier 2018
Classe de Première S1 (Promotion 2017-2018)

Relecture du manuscrit, correctifs et ajouts éventuels : Bruno Rigolt
© février 2018, Ilana A. / Bruno Rigolt/Espace Pédagogique Contributif

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Publié par

brunorigolt

- Agrégé de Lettres modernes - Docteur ès Lettres et Sciences Humaines (Prix de Thèse de la Chancellerie des Universités de Paris) - Diplômé d’Etudes approfondies en Littérature française - Diplômé d’Etudes approfondies en Sociologie - Maître de Sciences Politiques