Annie Leclerc, "Parole de femme" : texte expliqué. Lecture analytique EAF

Cette lecture analytique s’adresse à mes classes de Première, mais elle intéressera bien évidemment les étudiantes et les étudiants travaillant sur les études féministes et l’écriture au féminin.


Écriture féminine
et revendication identitaire
Étude d’un extrait de Parole de femme d’Annie Leclerc (1974)
Bruno Rigolt


 

Annie Leclerc, Parole de femme, 1974

1
2
3
4

5
6
7
8

9
10
11
12
13
14
15
16
17
18
19
20
21
22
23
24
25
26
27
28
29
30
31
32
33
34
35
36
37

Rien n’existe qui ne soit le fait de l’homme, ni pensée, ni parole, ni mot. Rien n’existe encore qui ne soit le fait de l’homme ; pas même moi, surtout pas moi. Tout est à inventer. Les choses de l’homme ne sont pas seulement bêtes, mensongères et oppressives. Elles sont tristes surtout, tristes à en mourir d’ennui et de désespoir.

Inventer une parole de femme. Mais pas de femme comme il est dit dans la parole de l’homme ; car celle-là peut bien se fâcher, elle répète. Toute femme qui veut tenir un discours qui lui soit propre ne peut se dérober à cette urgence extraordinaire : inventer la femme. C’est une folie, j’en conviens. Mais c’est la seule raison qui me reste.

Qui parle ici ? Qui a jamais parlé ? Assourdissant tumulte des grandes voix ; pas une n’est de femme. Je n’ai pas oublié le nom des grands parleurs. Platon et Aristote et Montaigne, et Marx et Freud et Nietzsche…  Je les connais pour avoir vécu parmi eux et seulement parmi eux. Ces plus fortes voix sont aussi celles qui m’ont le plus réduite au silence. Ce sont ces superbes parleurs qui mieux que tout autre m’ont forcée à me taire.

Qui parle dans les gros livres sages des bibliothèques ? Qui parle au Capitole ? Qui parle au temple ? Qui parle à la tribune et qui parle dans les lois ? Les hommes ont la parole. Le monde est la parole de l’homme. Les paroles des hommes ont l’air de se faire la guerre. C’est pour faire oublier qu’elles disent toutes la même chose : notre parole d’homme décide. Le monde est la parole de l’homme. L’homme est la parole du monde.

[…] Une honnête femme ne saurait être un honnête homme. Une grande femme ne saurait être un grand homme, la grandeur est chez elle affaire de centimètres. […] Et je me dis : l’Homme ? Qu’est-ce que c’est, l’Homme ? L’Homme, c’est ce dont l’homme a accouché. Nous avons fait les enfants, et eux, ils ont fait l’Homme. Ils ont fait naître l’universel du particulier. Et l’universel a porté le visage du particulier. L’universalité fut désormais leur tour favori. Le décret parut légitime et la loi parut bonne : une parole pour tous.

[…] Toute bancale qu’elle fut, la machine fonctionna incomparablement mieux qu’aucune machine jamais conçue. Le monde entier, Blancs, Noirs, Jeunes, femmes et enfants, fut nourri, gavé, de son produit de base, la vérité et ses sous-produits, âme, raison, valeurs… Le tout toujours garanti, estampillé Universel. Ils ont dit que la vérité n’avait pas de sexe. Ils ont dit que l’art, la science et la philosophie étaient vérités pour tous. […] Pourquoi la Vérité sortirait-elle de la bouche des hommes ? La Vérité peut sortir de n’importe où. Pourvu que certains parlent et d’autres se taisent. La Vérité n’existe que parce qu’elle opprime et réduit au silence ceux qui n’ont pas la parole.

Inventer une parole qui ne soit pas oppressive. Une parole qui ne couperait pas la parole mais délierait les langues.

[…] Inventer, est-ce possible ?

[…] Je voudrais que la femme apprenne à naître, à manger, et à boire, à regarder le jour et à porter la nuit…

Annie Leclerc, Parole de femme, Grasset, Paris 1974
2001 pour la présente édition (« Babel » n°473, Actes Sud), page 15 et suivantes

NB : La structure des paragraphes a été modifiée, pour des raisons de mise en page.

« Il faut que la femme s’écrive : que la femme écrive de la femme et fasse venir les femmes à l’écriture, dont elles ont été éloignées aussi violemment qu’elles l’ont été de leurs corps : pour les mêmes raisons, par la même loi, dans le même but mortel. Il faut que la femme se mette en texte ― comme au monde, et à l’histoire ― de son propre mouvement. »

Hélène Cixous, « Le rire de la méduse »
L’Arc, n° 61 (« Simone de Beauvoir et la lutte des femmes »), 1975, p. 39.

INTRODUCTION


C’

est dans la mouvance des mouvements féministes des années 1970 qu’Annie Leclerc (1940-2006), écrivaine et professeure de philosophie, livre au grand public cet ouvrage audacieux et provocateur, qui fit scandale lors de sa parution : Parole de femme.

Dans cet essai à la fois philosophique et poétique, l’auteure exalte un féminisme nouveau, qui revendique haut et fort une « identité féminine » qu’il faut définir ou construire. À la différence du féminisme égalitariste par exemple qui s’en tient à des revendications d’égalité entre les hommes et les femmes, ce courant du féminisme est appelé différentialiste car il célèbre dans la femme la prise de conscience de sa féminité et de sa différence comme remède premier à l’impérialisme culturel des hommes et aux « systèmes de valeur qui imprègnent la culture patriarcale »¹.

Ce que propose Annie Leclerc dans ce très beau texte militant n’est autre qu’un renouvellement des savoirs, qui passe par l’affirmation du féminin, et donc d’une identité sexuelle. Comme elle l’écrit plus loin dans le livre, il faut que « les femmes se constituent des territoires propres, donnant lieu à l’émergence de savoirs et de pouvoirs particuliers ». Tout l’essai d’Annie Leclerc, et particulièrement ce texte, est en effet traversé par la problématique fondamentale de l’appropriation par les femmes du savoir et la mise en évidence de l’écriture féminine valorisant à la fois la conscience de soi en tant que femme, et une nouvelle approche des rapports de pouvoir.

PLAN


1. Un texte polémique et engagé
   A/ L’énonciation du texte : le « je » dominant
   B/ Un blâme contre les hommes
2. Le féminisme d’Annie Leclerc : une double conquête de l’identité et de l’écriture
   A/ Le refus des universalismes
   B/ La nécessité d’une prise de conscience : parole et identité féminine
3. La dimension lyrique et poétique du texte
   A/ Une revendication qui passe par le langage poétique
   B/ Un hymne à la vie : l’articulation de l’écriture avec la revendication du corps féminin
Conclusion

Annie Leclerc_2

1

 

UN TEXTE POLÉMIQUE ET ENGAGÉ

A/ Un texte qui s’inscrit dans l’énonciation du discours


Si

la revendication par les femmes d’une parole militante, tout comme l’expression de revendications concernant l’égalité, est loin d’être un phénomène récent —on peut évoquer tout à fait arbitrairement Christine de Pisan (1364‑1430), Olympe de Gouges (1745‑1793) George Sand (1804-1876) ou Colette (1873-1954)— c’est dans les années 1970 sous la pression des mouvements néo-féministes et des revendications de Mai 68, que la parole écrite s’accompagne d’une parole « parlée » amenant à un basculement des valeurs : les femmes revendiquent le droit à une parole différente de celle des hommes, perçue comme un instrument de transmission de l’aliénation féminine.

En ce sens, le texte d’Annie Leclerc fait prévaloir un féminisme de la différence (ou différentialiste) : selon elle, le problème tient au fait que le référentiel du féminisme est essentiellement masculin, ce qui explique que l’égalitarisme ait été largement dominant. En opposition à cette « masculinisation féminine », c’est au contraire en tant que femme assumant son identité et sa différence, c’est-à-dire assumant la responsabilité de ce qu’elle affirme à travers l’emploi de la première personne qu’Annie Leclerc prend la parole. 

Les indices d’énonciation
On appelle indices d’énonciation les marques spécifiques permettant de déterminer qui parle, à qui s’adresse le texte, dans quelles circonstances il a été produit.

En premier lieu, il convient de s’interroger sur l’énonciation, c’est-à-dire sur la façon dont est produit l’énoncé. Dans le passage, nous voyons que l’énonciateur est très présent dans son énoncé : Annie Leclerc prend parti pour une thèse et manifeste clairement son implication et sa position dans le discours. La position de l’énonciation dans cet extrait, de même que dans tout l’essai, est explicitement féminine : c’est donc dans la perspective du discours féminin qu’il faut appréhender le texte.

Cette affirmation de la conscience de soi passe en effet par l’affirmation d’une identité de genre : pour Annie Leclerc, la femme doit s’affirmer comme sujet. Cette approche ne vise pas l’inclusion des femmes dans un discours et un système dominants mais l’expérimentation par les femmes d’une nouvelle « parole » s’inscrivant dans un langage propre : « Mais pas de femme comme il est dit dans la parole de l’homme » (lignes 5-6).

Prendre la parole pour Annie Leclerc, c’est ainsi trouver sa place dans ce qui détermine l’énonciation en affirmant son moi, et c’est assumer ce que la parole impose : l’abondance des indices personnels, à commencer par le pronom « je » qui parcourt tout le texte, mais aussi le pronom « nous » (« Nous avons fait les enfants, et eux, ils ont fait l’Homme », ligne 22), permet de mettre en évidence la nécessaire émancipation des femmes face au monde des hommes :

Rien n’existe qui ne soit le fait de l’homme, ni pensée, ni parole, ni mot. Rien n’existe encore qui ne soit le fait de l’homme ; pas même moi, surtout pas moi. (lignes 1-2)

Énoncée comme une opinion générale structurée autour de l’adverbe « rien », cette phrase est posée pour vérité : « Rien n’existe qui ne soit le fait de l’homme ». La tonalité didactique et l’énonciation volontairement impersonnelle du début permettent de formuler sur un ton qui semble objectif (c’est un fait que « rien n’existe ») une critique acerbe contre les hommes. Les indices de la personne comme le pronom personnel moi renforcent dans la suite de la phrase la présence de l’auteure dans son énoncé : « pas même moi, surtout pas moi ».

Inféodée à un code sexuel, pervertie par les référents imposés du pouvoir masculin, la parole des femmes est paradoxalement le produit de cette soumission même (« Rien n’existe encore qui ne soit le fait de l’homme ; pas même moi »). Elle doit donc s’en libérer afin d’« inventer une parole de femme », c’est-à-dire une écriture de la différence qui passe par la perspective d’une transformation des rapports de savoir et des rapports de pouvoir permettant au discours féminin de s’autonomiser sous forme de littérature et de devenir ainsi une parole de femme. Il s’agit bien d’un positionnement dans l’argumentation, où l’auteure se situe dans l’ici et le maintenant de son énonciation (discours direct : présent de l’indicatif comme temps pivot, première personne du singulier) en se confrontant avec les hommes :

Inventer une parole de femme. Mais pas de femme comme il est dit dans la parole de l’homme ; car celle-là peut bien se fâcher, elle répète. Toute femme qui veut tenir un discours qui lui soit propre ne peut se dérober à cette urgence extraordinaire : inventer la femme. C’est une folie, j’en conviens. Mais c’est la seule raison qui me reste. (lignes 5-8)

Afin de développer son argumentation et notamment sa critique des savoirs constitués totalisants, l’auteure produit un discours pamphlétaire qui met en avant une stratégie d’opposition pour se constituer dans un rapport d’altérité à la culture dominante des hommes :

« Je me dis » ≠ « il est dit », « ils ont dit »
« Nous avons fait » ≠ « et eux », « ils ont fait »

Cette relation de confrontation entre un discours masculin qui se prétend comme légitime et dominant (« il est dit que »), et un discours féminin, met en évidence le point de vue des hommes qui sous couvert d’universel et de neutralité, dissimule en fait une profonde discrimination : 

« Ils ont dit que la vérité n’avait pas de sexe. Ils ont dit que l’art, la science et la philosophie étaient vérités pour tous »

le point de vue du « ils » renforcé par le passé composé (valeur d’accompli du passé) et les tournures anaphoriques a pour fonction modalisante d’installer la parole des hommes dans une logique circulaire et répétitive coupée de la réalité du monde : « la parole de l’homme […] peut bien se fâcher, elle répète » (lignes 5-6) (notez le lexique dévalorisant). Nous aurions pu aussi étudier la tournure impersonnelle « il est dit » dont l’aspect très dogmatique prend la forme d’une règle arbitraire imposée à tous. Alors qu’une parole de femme est engagée dans le réel (« manger », « boire », « regarder le jour », « porter la nuit », lignes 36-37), « les paroles des hommes ont l’air de se faire la guerre » (ligne 16) selon une logique répétitive, uniformisante et mortifère.

Ces considérations amènent également à s’intéresser aux nombreux éléments qui marquent subjectivement l’énoncé et qui par conséquent indiquent clairement au lecteur les directions argumentatives formulées. Derrière cette opposition que nous notions entre le « je/moi » et le « ils/eux », se met en place un schéma dualiste amenant à une nécessaire prise de conscience de soi par la recherche assumée d’une écriture-femme qui cherche à se dégager des stéréotypes : ce n’est donc pas l’égalité homme/femme qui est mise en avant mais la nécessité d’inventer une parole de femme

On sait que, traditionnellement, les femmes n’avaient pas droit à la parole, l’homme étant l’autorité énonciative légitime. Cette réalité de la femme silencieuse, dépossédée de son identité, ayant pour tâche de prendre sur elle les soucis matériels afin de servir les préoccupations intellectuelles de l’homme est rappelé plusieurs fois dans le texte :

Ces plus fortes voix sont aussi celles qui m’ont le plus réduite au silence. Ce sont ces superbes parleurs qui mieux que tout autre m’ont forcée à me taire. (lignes 12-13)
Nous avons fait les enfants, et eux, ils ont fait l’Homme. (ligne. 22)

Les tournures impersonnelles au présent de vérité générale (« Rien n’existe… », « Les choses de l’homme ne sont pas seulement… Elles sont… ») permettent d’agir sur le lecteur : la notion d’argumentation suppose en effet l’action d’un énonciateur sur un auditoire, qui vise à modifier ses convictions et à gagner son adhésion.

Leclerc_1
L’argumentation cherche à agir sur le destinataire en modifiant ses convictions ou ses préjugés (thèse réfutée), par un discours qui lui est adressé, et qui vise à le faire adhérer à la thèse avancée.
Dans cette perspective, l’étude de l’argumentation doit prendre en compte les stratégies de persuasion du texte, c’est-à-dire la manière dont l’auteure nous induit à accepter sa thèse : donner à la « parole de femme » son statut de parole autonome, raisonnée, en la situant hors du champ de la rhétorique et de la dialectique masculines. Ce qui est marquant dans le passage, c’est l’énonciation rhétorique : les choix stylistiques, souvent d’ordre évaluatif, permettent comme nous le verrons, de situer le discours de la femme par rapport à des valeurs affectives fortes. C’est ainsi que le discours masculin, prétendument universaliste, inclusif et objectif, est montré comme cherchant à gommer toute trace de l’énonciation féminine : 

Ce sont ces superbes parleurs qui mieux que tout autre m’ont forcée à me taire. (lignes 12-13)

Par opposition, le discours subjectif dans lequel Annie Leclerc se situe explicitement (« C’est une folie, j’en conviens. Mais c’est la seule raison qui me reste. » ligne 8) ou se pose implicitement (« Les hommes ont la parole. ») passe par de nombreux jugements de valeur et un fort engagement émotionnel :

Je n’ai pas oublié le nom des grands parleurs. Platon et Aristote et Montaigne, et Marx et Freud et Nietzsche… Je les connais pour avoir vécu parmi eux et seulement parmi eux. Ces plus fortes voix sont aussi celles qui m’ont le plus réduite au silence.  (lignes 10-12)

La fonction dite émotive (ou expressive) du langage, qui met l’accent sur le locuteur, vise ainsi à une expression directe caractérisée par l’intentionnalité : le jugement de l’auteure transparaît en effet dans l’énonciation par l’emploi des indices de jugement.


leclerc2_a

Sans surprise, le lexique dépréciatif concerne les hommes. Ainsi, le vocabulaire affectif traduit la subjectivité par l’émotion et les sentiments manifestés :

Les choses de l’homme ne sont pas seulement bêtes, mensongères et oppressives. Elles sont tristes surtout, tristes à en mourir d’ennui et de désespoir. (lignes 3-4)

De même, le recours à l’ironie, utilisée comme procédé rhétorique,  permet d’entraîner la complicité du lecteur :

Qui parle dans les gros livres sages des bibliothèques ? (ligne 14)

Une honnête femme ne saurait être un honnête homme. Une grande femme ne saurait être un grand homme, la grandeur est chez elle affaire de centimètres. (lignes 19-20)

Enfin, la modalité interrogative qui parcourt tout le texte met particulièrement en valeur les questions rhétoriques. Loin d’être une demande d’information, ces interrogations comme le suggère leur formulation même, n’attendent pas de réponse, ce qui accentue plus encore la véracité des faits dénoncés :

Qui parle ici ? (ligne 9)
Qui a jamais parlé ? (ligne 9)
Qui parle dans les gros livres ? (ligne 14)
Pourquoi la Vérité sortirait-elle de la bouche des hommes ? (lignes 29-30)

Ces questions, associées fréquemment à des procédés d’amplification et de gradation (anaphores rhétoriques), montrent un très net engagement émotionnel de l’auteure et permettent d’interpeller le lecteur, de l’impliquer et de le responsabiliser.
_
B/ Un blâme contre les hommes


En

accentuant la disposition à l’action et à l’engagement, le texte d’Annie Leclerc cherche à renforcer l’adhésion des lecteurs aux valeurs qu’elle exalte. Ainsi le discours épidictique, combiné aux procédés oratoires et rhétoriques, est-il largement dominant. 

Le discours épidictique
Appelé également discours démonstratif, le discours épidictique fait l’éloge ou le blâme d’une personne ou d’une idée. Il se propose d’entraîner l’adhésion de l’auditoire aux valeurs qu’il exalte en combinant les moyens de l’art oratoire, notamment l’amplification, et la rigueur  de l’argumentation démonstrative.

Mais pour faire l’éloge d’une parole de femme, encore faut-il montrer les insuffisances de la parole des hommes. Annie Leclerc leur reproche tout d’abord de produire de l’exclusion. Le sexisme s’affiche ainsi à tous les niveaux, à commencer par la culture. En dépit de la volonté affichée d’universalité, l’assignation sociale des femmes à la sphère privée (« Nous avons fait les enfants, et eux, ils ont fait l’Homme ») alimente la logique d’homologation des contenus enseignés à une norme masculine faisant largement consensus : 

Qui parle ici ? Qui a jamais parlé ? Assourdissant tumulte des grandes voix ; pas une n’est de femme. Je n’ai pas oublié le nom des grands parleurs. Platon et Aristote et Montaigne, et Marx et Freud et Nietzsche… Je les connais pour avoir vécu parmi eux et seulement parmi eux. (lignes 9-12)

En outre, l’idée selon laquelle les hommes doivent être plus représentés entretient un rapport de domination et apparente la sous-représentation des femmes à une certaine idée de la norme : féminiser les savoirs enseignés reviendrait en premier lieu à ôter tout fondement à la tradition des savoirs enseignés et aux stéréotypes culturels en les rendant discutables. Oubliées comme sujet, les femmes sont dès lors réduites à une identité assignée d’objet selon une logique discriminante qui prouve la difficulté de la société à penser l’universel en incluant les femmes. Face au relativisme culturel, les hommes représentent ainsi l’universalisme du savoir.
Par ailleurs, en associant le féminin au mal (« m’ont forcée à me taire » ; « Une honnête femme ne saurait être un honnête homme. Une grande femme ne saurait être un grand homme »), le discours masculin pratique une forme de ségrégation : action de séparer un groupe social des autres en le traitant plus mal. Ainsi, les femmes n’ont-elles pas accès aux lieux de pouvoir :

Qui parle dans les gros livres sages des bibliothèques ? Qui parle au Capitole ? Qui parle au temple ? Qui parle à la tribune et qui parle dans les lois ? (lignes 14-15)

Annie Leclerc s’en prend en effet très violemment à la misogynie, comme en témoigne ce chiasme (Figure de style qui consiste à placer deux groupes de mots dans un ordre inversé) : « Le monde est la parole de l’homme. L’homme est la parole du monde » (ligne 18), condamnation sans appel qui fait presque de la parole masculine l’équivalent d’une parole divine : omnipotente, inique puisqu’elle réduit les femmes au silence. L’utilisation du présent de généralité est évidemment importante ici : selon Annie Leclerc, le monde est bien la parole des hommes, depuis les origines de la Civilisation.
L’auteure veut montrer par là que les hommes se sont presque arrogés la parole divine, ce qui explique la suite des comparaisons : qu’il s’agisse du Capitole, qui est une allusion à l’antiquité romaine, de la Tribune qui fait référence au monde politique, ou du Temple, condamnation sans appel des dogmes religieux, les hommes ont toujours monopolisé l’espace de parole. Ainsi, la misogynie est présente partout, et de tout temps, aussi bien dans l’univers sacré et religieux, que dans l’univers profane.

2

 

LE FÉMINISME D’ANNIE LECLERC :
une double conquête de l’identité et de l’écriture

A/ Le refus des universalismes


P

our Annie Leclerc, l’enjeu de la sexualité masculine a été trop souvent de dominer la femme, non par nature, mais culturellement. Ce constat, influencé par Simone de Beauvoir (Le Deuxième sexe, 1949) et par l’œuvre de l’écrivaine féministe américaine Kate Millett (Sexual Politics, 1970 ; La Politique du mâle, 1971) implique l’idée de l’identité sexuelle, non comme fondement biologique, mais comme construction socioculturelle : ainsi l’homme, en tant que « sujet », a de tout temps maintenu la femme dans une position de subordination selon la « raison du plus fort », faisant d’elle un « objet » incapable d’assumer sa liberté :

« Nous avons fait les enfants, et eux, ils ont fait l’Homme. Ils ont fait naître l’universel du particulier. Et l’universel a porté le visage du particulier. L’universalité fut désormais leur tour favori. Le décret parut légitime et la loi parut bonne : une parole pour tous. […] Le tout toujours garanti, estampillé Universel. » (lignes 22-24 ; 28)

Contre cet universalisme, la position d’Annie Leclerc est que les femmes doivent revendiquer le droit de parler et celui d’écrire d’une manière spécifique, qui échappe à l’universel : de fait, l’universalisme n’est en fait qu’un particularisme généralisé (« Et l’universel a porté le visage du particulier. »). La femme doit donc trouver sa voie, mais aussi sa « voix » en créant un espace de parole ouvrant de nouveaux espaces de signification et de sens. « Cela ne va pas […] de pair avec un afflux de paroles » (« ces superbes parleurs » ; « Assourdissant tumulte des grandes voix » ), « mais peut au contraire s’accommoder d’une forme de retenue »² valorisant la franchise et la sincérité :

La « vérité » n’existe que parce qu’elle opprime et réduit au silence ceux qui n’ont pas la parole. Non, non je ne demande pas l’accès à la vérité sachant ô combien c’est un puissant mensonge inventé par l’homme. Je ne me donne que la parole, plus sincère, plus honnête. (passage non cité dans le texte étudié)

Un aspect essentiel du féminisme différentialiste est précisément la dénonciation de l’universalisme masculin, à la base de stéréotypes sexistes sans fondement rationnel :

« Ils ont dit que la vérité n’avait pas de sexe. Ils ont dit que l’art, la science et la philosophie étaient vérités pour tous. […] Pourquoi la Vérité sortirait-elle de la bouche des hommes ? » (lignes 28-30)

Cette stéréotypisation des contenus enseignés est donc pour Annie Leclerc une régression de la société : elle conduit à l’imperméabilité, à l’uniformité, à la stagnation du savoir. Bien plus, cette exclusion des femmes du champ de la visibilité culturelle légitime l’enseignement et la transmission de savoirs figés (« Platon et Aristote et Montaigne, et Marx et Freud et Nietzsche ») et sert implicitement de justification à tous les discours misogynes. La sous-représentation des femmes dans les contenus enseignés est d’abord le problème d’une société qui refuse, au nom de l’universalisme égalitaire, le respect des différences : paradoxalement, la violence de genre est favorisée par l’institution qui, en véhiculant une certaine idée de la norme, contribue à figer des modèles de comportement résultant de processus de socialisation discriminatoires.

Plus largement, l’idéal civilisationnel issu des Lumières (Universalisme, intégration des cultures, assimilation), entraîne le refus du métissage culturel, au nom d’une norme assimilationniste et universaliste :

Le monde entier, Blancs, Noirs, Jeunes, femmes et enfants, fut nourri, gavé, de son produit de base, la vérité et ses sous-produits, âme, raison, valeurs… Le tout toujours garanti, estampillé Universel. (lignes 26-28)

Dans ce passage, le refus des particularismes ethniques (« Le monde entier, Blancs, Noirs, Jeunes, femmes et enfants ») relève de la même logique que le refus d’admettre une « parole de femme », à savoir l’inclusion du singulier non dans la pluralité, mais dans son unicité discriminante, garante de la « raison universelle » : « Le tout toujours garanti, estampillé Universel ».

Toute la question pour Annie Leclerc est de se demander si les hommes prennent vraiment en compte la communication véritable, la parole réelle ? En ce sens, comme nous le verrons dans notre troisième partie, guider vers la vérité ne relève-t-il pas davantage d’un cheminement intérieur, d’un travail de réflexion et de questionnement, que de l’imposition d’une parole aussi unique qu’imperturbable ?

leclerc3_a

De fait, aveuglés par leur idéal d’universalité, par l’idéologie de la performance, du « tout communiquant », d’une parole sans limites et omnipotente [qui a le caractère de la toute-puissance], les hommes ont oublié le sens de l’échange véritable. Ainsi utilisent-t-ils bien souvent le discours à vide. Or, parler juste pour parler « dans les gros livres sages des bibliothèques », « au Capitole », « au temple », « à la tribune »,  ou « dans les lois » (lignes 14-15), n’est-ce pas passer à côté de l’essentiel : nous amener à un véritable enseignement, nous faire réfléchir à la vie en général ou nous apprendre quelque chose sur nous-même ?

De ce constat découlent trois conséquences directes :

  • Premièrement, réaliser que les discours dominants jusqu’à présent, notamment en matière de culture, relèvent d’une perception masculine qui s’est prétendue universelle et qui conduit au dogmatisme : il s’agit donc de sortir de l’illusion de l’universalisme du discours masculin.
  • Par ailleurs, si les différences entre hommes et femmes relèvent, comme nous l’avons vu, d’une construction socioculturelle, il est dès lors nécessaire de « réinventer la femme », c’est-à-dire de revendiquer une « écriture femme » permettant de sortir des dualismes étroits influencés par une conception normative de l’écriture : comprenons que pour Annie Leclerc, l’universel ne se décrète pas, il se construit dans la relation, entraînant ainsi une modification radicale des conceptions symboliques liées au rapport entre masculin et féminin³ ;
  • Enfin changer les représentations à l’égard des femmes en légitimant la perspective différentialiste, seule apte à mettre en question les représentations symboliques et culturelles.

En pointant la relativité des discours masculins qui se percevaient pourtant comme universels, Annie Leclerc se préoccupe donc « de revaloriser tout ce qui s’attache traditionnellement au féminin, et qui lui semble précieux non seulement pour les femmes mais pour la société tout entière, que de s’emparer des prérogatives des hommes » |source| (Car « Les paroles des hommes ont l’air de se faire la guerre », ligne 16).

Comme nous le voyons, à la différence de Simone de Beauvoir (cf. Le Deuxième Sexe), avec sa tendance « égalitariste » et « universaliste » visant à l’abolition de la différences des sexes, le courant « différentialiste » dont l’extrait est très représentatif, vise à défendre la « féminité » de la femme. Annie Leclerc reprochait en effet à Simone de Beauvoir son adhésion excessive aux « valeurs masculines ». Dans le texte au contraire, l’auteure s’adresse aux femmes et les incite à revendiquer leur féminité. Elle laisse entendre en effet que le féminisme est une idée d’origine masculine qui renie la féminité elle-même. « Elle souligne ainsi que la dévalorisation des tâches maternelles ou ménagères (dont le féminisme de l’époque se fait écho) n’est en fait qu’un concept purement masculin |source : CNED Académie en ligne|. Comme elle l’affirme, « Ce n’est pas soigner sa maison, ou prendre soin de ses enfants qui est dégradant, non absolument pas mais c’est le regard que l’homme et la moitié de l’humanité regarde de haut, pire ne regarde même pas ». Voilà ce qui explique dans le texte la présence de termes appartenant au champ lexical de l’univers domestique et intimiste :

« Je voudrais que la femme apprenne à naître, à manger, et à boire, à regarder le jour et à porter la nuit… » Lignes 36-37

C’est pourquoi, si Annie Leclerc revendique certes la liberté d’avoir accès, autant qu’un homme, à ce qui compte socialement, elle se méfie du « pouvoir », car il réprimerait la féminité même de la femme en gommant les différences et en uniformisant les individus. Plus que d’affronter ouvertement l’ordre social, le « féminisme de la différence » est une revendication de l’altérité de la femme et une reconnaissance de sa singularité par la parole.

L’écriture féminine, en valorisant une identité sexuée, est donc une étape essentielle de l’identité féminine parce qu’elle permet de mettre en question l’universalisme, en tant qu’instrument de domination sociale. En accédant à l’écriture, les femmes obligent ainsi le pseudo-universel à avouer sa partialité (fonder la domination masculine sous les traits hégémoniques de l’universel masculin).

_

B/ La nécessité d’une prise de conscience : parole et identité féminine


C

ette double conquête de l’identité et de l’écriture est l’occasion « pour la femme de s’établir comme sujet, de s’écrire autre que ne l’ont écrite les hommes, non plus de l’extérieur mais de l’intérieur. Le corps féminin est, plus que le corps masculin, morcelé dans la littérature masculine. Le corps senti, et non pas vu, reconquiert ainsi dans le texte son unité » |source| : cela signifie se dégager des stéréotypes romanesques qui voient dans la femme un « bel objet » de littérature. Pour Annie Leclerc, l’écriture est donc le lieu d’une reconquête par la femme de son propre corps : « regarder le jour… porter la nuit », signifie que la femme peut partir à la découverte d’elle-même, à la reconquête de son corps et de son désir d’affirmer ce qu’elle pense vraiment. La conquête d’une parole de femme, c’est-à-dire d’une écriture féminine dans sa particularité et sa spécificité mêmes, participe à cette quête d’identité, quête humaniste d’un nouveau vivre ensemble.

Il faut donc une « prise de conscience » par la femme de son apport à la création littéraire ; l’écriture devient un moyen légitime de se distinguer des hommes et de réinventer une culture permettant aux femmes de changer le monde :

« La Vérité peut sortir de n’importe où. Pourvu que certains parlent et d’autres se taisent. La Vérité n’existe que parce qu’elle opprime et réduit au silence ceux qui n’ont pas la parole. » (lignes 31-32)

Annie Leclerc, dans Je parlerai de moi (2004), qui est le dernier texte qu’elle écrira avant sa mort, affirme :

« J’ai écrit ainsi Parole de femme. On ne savait pas où le ranger : est-ce un essai ? Est-ce de la philosophie ? Est-ce de la poésie ? C’est tout cela, et ça m’est bien égal qu’on ne sache pas le ranger. […] À ma manière, je m’occupe de tout ce qui a été passé sous silence, et les plus grands font cela : je suis un peu prétentieuse !… La première injonction faite aux femmes est : tais-toi. Occupe-toi des enfants, de les amener à l’âge adulte, surtout de faire des petits garçons, de fabriquer des soldats. Occupe-toi de les mettre au monde, de les nourrir, de les éduquer dans le bon sens, et tais-toi. C’est pourquoi j’avais appelé mon livre Parole de femme, car la première subversion des femmes, peut-être la plus importante, est la parole. […] Alors, suffit ! Il faut qu’elles disent ce qu’elles en pensent, et ne se contentent pas […] de se plaindre, de dire qu’elles n’ont pas la bonne part. Prendre la parole, c’est s’occuper de dire ce qu’on en pense ».

« Dire ce qu’on en pense » selon les termes d’Annie Leclerc, c’est donc « défendre le « féminin » en écriture […] par l’imposition sur la scène littéraire du droit des femmes à symboliser ce qui leur a toujours été interdit par les hommes » : la parole. Comme le note très remarquablement Béatrice Slama, « Pour une femme, écrire a toujours été subversif : elle sort ainsi de la condition qui lui est faite et entre comme par effraction dans un domaine qui lui est interdit. La Littérature est aventure de l’esprit, de l’universel, de l’Homme : de l’homme. C’est affaire de talent et de génie, donc ce n’est pas une affaire de femme. […] On leur a longtemps fixé des limites, concédé des territoires : la lettre-conversation et le roman féminin, la plainte de la mal mariée et la chronique du quotidien, les délicatesses du cœur et les déchirures de la passion. On a voulu y voir des « ouvrages de dames ». Quand des femmes sont sorties de ces limites et de ces territoires, quand il a fallu leur reconnaître talent et génie, on a cherché la « paternité » de leurs œuvres : l’amant, l’ami, le conseiller ou admiré, leur « mâle pensée » : « antennes qui vibrent aux idées d’autrui » ou « femmes hommes » : femmes par le cœur, hommes par le cerveau ».

Écrire s’apparente donc à une conquête de l’identité. Il y a une claire revendication politique et sociale, et surtout une revendication identitaire : l’écriture féminine comme stratégie de libération. En devenant sujet, la femme passe à l’Histoire et participe à la mémoire collective. Ainsi l’écriture incarne-t-elle pour Annie Leclerc la revendication des valeurs féminines. En se départissant de plus en plus de l’arrogance machiste traditionnelle pour repenser le sens du lien social, cette « parole de femme », fortement ancrée dans l’affectivité et l’attention à autrui, déplace les frontières établies entre les sphères privée et publique.

En fait, il faut comprendre que le texte d’Annie Leclerc pose ici, bien avant la lettre, les fondements d’une éthique féministe —le care— comme l’attention, le souci, la responsabilité, les sentiments et les émotions. Mais ne nous y trompons pas : il ne faudrait pas interpréter le texte comme un retour de valeurs féminines de maternage dans la société ! Il ne s’agit en rien d’une dévalorisation, bien au contraire : la volonté d’utiliser la féminité « assigne à la perception du particulier et aux sentiments moraux une importance décisive dans l’agir moral »⁶.

Le « care »
comme éthique féministe

Care en Anglais signifie prendre soin, éprouver de l’attention envers autrui. Ce terme est à l’origine d’un courant de pensée qu’on désigne souvent sous le nom d’éthique du care, c’est-à-dire la volonté d’inclure dans les discours « rationnels » masculins, un discours plus spécifiquement féminin valorisant la sensibilité, l’attention portée aux individus et au particulier.
Une idée essentielle du Care touche à la mise en question de l’universalisme et à la revendication d’une spécificité féminine. Plus près de nous, la psychologue Carol Gilligan a publié un best-seller intitulé In a Different Voice  (Flammarion, 1986) dans lequel elle revendique que les femmes ont une vision différente des choses, apte à repenser le politique. À n’en pas douter, la pensée d’Annie Leclerc a grandement contribué à ces nouveaux questionnements.

Au modèle égocentrique du machisme tourné vers la performance (« Les paroles des hommes ont l’air de se faire la guerre »), domine un autre modèle apte à repenser la sociabilité : celui du moi en relation avec les autres, écriture de rencontre et de partage, écriture sublimée qui confère aux mots un pouvoir et une puissance extrêmes. Pour dénoncer la violence des hommes, Annie Leclerc conjugue en effet l’intensité d’un langage souvent transgressif et la pudeur d’une prose intimiste, proprement féminine, « où sont remis en cause l’organisation rationnelle et le clivage entre le réel et le surnaturel, la raison et l’imaginaire » ; écriture permettant ainsi un passage fréquent du discours polémique au dévoilement poétique.

3

 

LA DIMENSION POÉTIQUE DU TEXTE

A/ Une revendication qui passe par le langage poétique


Le

passage présenté met fortement l’accent sur la fonction poétique du langage. La tonalité lyrique, aisément reconnaissable à la présence personnelle de l’auteure et à l’émotion qu’elle veut communiquer à ses lecteurs, sert la visée argumentative du texte. Le registre lyrique est associé comme nous l’avons vu à une forte tonalité oratoire, apte à toucher et à sensibiliser : ampleur de la phrase, choix évocateur des images. Ce qu’on peut noter de prime abord, c’est combien l’accent est mis sur le caractère « spontané », « direct », prosaïque, ordinaire de cette « parole de femme » : point de mots grandiloquents issus des « livres sages des bibliothèques ». On a davantage l’impression que l’auteure écrit, simplement et pudiquement, à la première personne, pour se faire entendre d’un destinataire absent. L’écrit ressemblerait presque à une confession, proche parfois du journal intime, du monologue intérieur : « Rien n’existe encore qui ne soit le fait de l’homme ; pas même moi, surtout pas moi. » (lignes 1-2) ; « C’est une folie, j’en conviens. Mais c’est la seule raison qui me reste » (ligne 8).

De fait, le texte peut se lire comme un long poème en prose. De nombreux passages par exemple sont traversés par un projet d’autobiographie ou du moins de biographie écrite qui confère aux phrases une tonalité très intimiste, presque confidentielle. Ainsi que nous l’avons noté, l’emploi du pronom personnel Je confère une autorité et une authenticité aux paroles prononcées : « C’est une folie, j’en conviens »…  « Je voudrais que la femme apprenne… ».

À ce titre, on peut rappeler la forte modalisation du discours que nous évoquions dans notre première partie : Annie Leclerc révèle souvent dans son énoncé son point de vue, c’est-à-dire ses préférences, ses opinions, ses sentiments, ses sensations. L’énoncé contient alors des traces, des indices de cette subjectivité, ce qui accentue le caractère personnel et lyrique du texte :

  • procédés lexicaux : verbes d’opinion associés à l’amplification et à l’exagération : (« m’ont réduite au silence… m’ont forcée à me taire »), adjectifs d’intensité (« bêtes, mensongères et oppressives » : notez la gradation ternaire) ;
  • procédés grammaticaux : conditionnel (« Je voudrais »), tournures interrogatives oratoires ;
  • procédés stylistiques : hyperboles (« le monde est la parole de l’homme »), métaphores (« Le monde entier, Blancs, Noirs, Jeunes, femmes et enfants, fut nourri, gavé, de son produit de base, la vérité et ses sous-produits, âme, raison, valeurs… Le tout toujours garanti, estampillé Universel »), antiphrases (« grands parleurs », « ces superbes parleurs »), jeux de mots (« Une grande femme ne saurait être un grand homme », «Nous avons fait les enfants, et eux, ils ont fait l’Homme »), etc.

Ces marques de modalisation renforcent donc l’intensité des sentiments. La langue, très recherchée malgré l’apparente simplicité est souple, ondulante, sonore :

Inventer une parole de femme. Mais pas de femme comme il est dit dans la parole de l’homme ; car celle-là peut bien se fâcher, elle répète. Toute femme qui veut tenir un discours qui lui soit propre ne peut se dérober à cette urgence extraordinaire : inventer la femme. C’est une folie, j’en conviens. Mais c’est la seule raison qui me reste. (lignes 5-8)
Qui parle ici ? Qui a jamais parlé ? Assourdissant tumulte des grandes voix ; pas une n’est de femme. Je n’ai pas oublié le nom des grands parleurs. Platon et Aristote et Montaigne, et Marx et Freud et Nietzsche… » (lignes 9-11)

Dans ces passages où se conjuguent autobiographie, philosophie et poésie, Annie Leclerc emploie un style particulièrement ample (cf. plus particulièrement le « et » emphatique souligné en gras) qui permet au lecteur d’entrer dans la subjectivité de l’auteure, d’en ressentir les doutes, les passions, la colère, les désirs.

Je voudrais que la femme apprenne à naître, à manger, et à boire, à regarder le jour et à porter la nuit…

leclerc_3_phrase_aNotez l’organisation rythmique de la phrase, presque musicale, construite pour mettre en valeur le lyrisme des images et les connotations des mots : le mélange des termes prosaïques —manger, boire— et des mots poétiques, rattache la femme au maternel et au temps —naître, jour, nuit— : affamée et assoiffée de renouveau (« manger », « boire »), c’est elle qui donne le jour et qui « porte » la nuit comme si elle portait le monde. Ces dernières images, empreintes d’un profond symbolisme, expriment des sentiments qui ont à la fois une dénotation propre (« apprenne à naître » = se débarrasser des préjugés) mais surtout un signifié de connotation qui place la femme, par « métaphore », au sein d’un conditionnel de rêve —je voudrais— puisqu’il s’agit d’inventer une parole étroitement associée à un renouveau humaniste.

Je voudrais que la femme apprenne à naître, à manger, et à boire, à regarder le jour et à porter la nuit...
La dimension poétique du passage, en constituant une place à l’intime, n’amène pas seulement à faire entendre une parole de femme réfractaire à l’universalisation des savoirs, mais à faire vibrer dans toute sa plénitude le féminin dont il s’agit plus fondamentalement de reconnaître la fonction éthique et sociale.

Cette prise de conscience d’une identité féminine revendique en effet la recherche d’un nouveau sens, qui prend les dimensions d’une « urgence extraordinaire » : « Inventer, est-ce possible ? » Avec poésie et sensibilité, Annie Leclerc s’attache donc à exprimer les nuances multiples de l’identité féminine par un discours qui passe fréquemment par la rencontre de la femme avec sa propre intimité qui est aussi sa plus intime altérité : apprendre à se regarder autrement.

Si la parole des femmes peut rendre le monde plus lisible, c’est en se constituant comme l’indicible point d’intersection où se nouent en elle le moi le plus intime (l’intimité d’une femme, sa propre intimité) et les exigences les plus universalistes : à la fois journal intime et journal extime, réquisitoire et plaidoyer, écriture profonde et spontanée, à l’écoute de la plus secrète intériorité mais aussi des bruits du monde.

En fait, la dimension poétique que nous notions, en constituant une place à l’intime, ne consiste pas seulement à faire entendre une parole de femme réfractaire à l’universalisation des savoirs, mais à faire vibrer dans toute sa plénitude le féminin dont il s’agit de reconnaître la fonction éthique et sociale (voir plus haut : Le « care »comme éthique féministe) dans la quête du sens comme en témoigne cet autre passage de l’essai d’Annie Leclerc :

Un jour peut-être, ce sera la Fête.
Nous serons ensemble et confondus. Les taquineries, les caresses et les rires feront la ronde des vieillards aux enfants, des enfants aux adultes, des filles aux garçons, et de tous à tous. Les bouches fraîches baiseront les joues fanées. Les bras rhumatisants et lourds entoureront les vigoureuses épaules.
Et nous partagerons les fruits, le lait de nos labeurs.


B/ Un hymne à la vie


P

our Annie Leclerc, ce dont les femmes ont été intimement le plus privées, c’est de la vie elle-même : la vie n’est pas constituée de réponses toutes faites, simplificatrices et dogmatiques, elle est le fruit d’un cogito herméneutique qui amène conséquemment à se chercher et à essayer de se comprendre dans l’acte d’écriture. Il n’est que de songer à cet autre extrait de Parole de femme, dans lequel l’auteure affirme :

« Que je dise d’abord, d’où je tiens ce que je dis.
Je le tiens de moi, femme, et de mon ventre de femme. Car c’est bien dans mon ventre que cela débuta, par de petits signes légers, à peine audibles lorsque je fus enceinte. Et je me suis mis à l’écoute de cette voix timide qui poussait, heureuse, émerveillée, en moi. Et j’entendis une parole extraordinaire […] »

Si la parole est ainsi au centre de la théorie féministe, c’est qu’elle est l’expression du corps, « à la fois comme lieu d’une parole renouvelée et comme métaphore à la venue à l’écriture au féminin […]. [L]’écriture féminine se veut création, exhortation à la création, traversée de la chape de plomb du discours dominant, de la culture aux mains des hommes, et invention de langage, exploration d’un style autre, d’une autre voi(e)x ». Ces très riches remarques de Patricia Godi-Tkatchouk montrent bien que pour les femmes, la parole est comme une naissance à soi-même, une façon d’apprendre à vivre. 
Paradoxalement, la survalorisation des flux de paroles comme fin en soi, qui imprègne la culture masculine dominante, a dépersonnalisé les rapports humains. Comme nous le comprenons, l’un des dangers est que l’échange ne se fasse plus par le langage, par la parole, mais par la force et l’arbitraire qui s’attribuent par le moyen des mots, un statut de fin. Dans un autre passage de Parole de femme, Annie Leclerc évoque « l’harmonie de nos rimes », c’est-à-dire la « pure expression du besoin de s’exprimer, de rompre le silence,  de franchir des barrières de langage,  levées des censures sur le corps, donc des jouissances et ses douleurs, le désir […], l’accouchement ; le rapport à la  mère ; à la nourriture ; l’enfermement  et le désir paniqué de sorties et d’envol, rêves de naissances et de traversées »⁹
L’extrait étudié est caractéristique de cette quête poétique et symbolique : questionner le mystère infini de la vie, voilà le sens de la parole pour Annie Leclerc. Le registre émotionnel et intimiste sur lequel se clôt le passage, presque écrit sur une veine confessionnelle, peut donc se lire comme une invitation jubilatoire faite à la femme d’assumer sa propre sensibilité, mais également sa « féminité » : « porter la nuit » comme une femme « porte un enfant », n’est-ce pas servir la cause même de la vie ? N’est-ce pas s’affirmer comme sujet ? Cette dernière image qui est comme une revendication de sa féminité par la femme, emmène le lecteur dans un voyage au cœur des mots, où la parole fait vivre la liberté d’imaginer et de créer, où la voix s’exprime dans un jeu d’ombres et de lumière (« regarder le jour… porter la nuit… »). Images profondément lyriques et poétiques assez improbables…

Annie Leclerc est d’ailleurs consciente de l’immensité de la tâche qui exige de ne pas enfermer la femme dans un concept clos. La fin du texte résonne en effet comme un appel. La véritable culture est celle de la nature et de la vie mêmes, où les mots n’ont pas « l’air de se faire la guerre ». Apprendre « à naître, à manger, et à boire, à regarder le jour et à porter la nuit », c’est pour la femme renaître au monde dans l’acte de la communion du monde, qui est aussi une « connaissance du monde » : il faut apprendre « à naître », tant il est vrai que toute connaissance est une nouvelle naissance. Naître à soi-même par l’écriture, pour mieux être à soi-même, n’est-ce pas là le message du texte ? Le féminisme d’Annie Leclerc se conjugue ainsi avec un humanisme à réinventer.

CONCLUSION


Les

propos d’Annie Leclerc dans ce passage de Parole de femme se situent sur deux registres : celui de la revendication militante et féministe ; et celui du sensible, de l’intime, du lyrisme personnel. Son inspiration, qui puise aux sources du corps et de l’expérience féminine, explore ainsi les paramètres d’une écriture-femme, pleinement assumée, qui caresse l’énigme d’un moi féminin, intégré à une nouvelle manière de penser, invalidée du référent masculin. Cette écriture s’impose ainsi comme une véritable stratégie de libération, qui s’apparente à une revendication identitaire : écrire, c’est existerS’assimiler à la culture des hommes, c’est précisément ne pas prendre la parole. L’attachement d’Annie Leclerc à une « parole de femme » est donc comme la célébration d’une nouvelle naissance amenant la femme à naître à elle-même.

Mais le rôle de cette parole de femme est aussi de témoigner de l’invisible, de celles qui « se taisent » tandis « que certains parlent ». À cet égard, le texte n’est-il pas aussi une réponse à un monde qui ne sait plus communiquer, et dont les bruits incessants ne sont que d’inutiles paroles ? Ainsi, le féminisme doit-il être conçu non comme une revendication catégorielle, mais comme un bouleversement des valeurs qui gouvernent la société : « inventer, est-ce possible » ? À n’en pas douter, inventer la femme consiste à réinventer l’homme en construisant un monde plus équitable, apte à promouvoir des changements significatifs et à repenser les enjeux du pouvoir. En ce sens le féminisme est posé comme une condition essentielle d’un nouvel humanisme, c’est-à-dire d’une nouvelle idée de l’homme et de la femme

Copyright © mars 2016, Bruno Rigolt. Dernière révision du texte : lundi 28 mars 2016 17:21
Licence Creative Commons

Netiquette : comme pour l’ensemble des textes publiés dans l’Espace Pédagogique Contributif, cet article est protégé par copyright. Ils est mis à disposition des internautes selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 2.0 France. La diffusion publique est autorisée sous réserve de mentionner le nom de l’auteur ainsi que la référence complète de l’article cité (URL de la page).

Annie Leclerc_1

NOTES

1. Anna Rita Iezzi, La Pensée en narrations : différence sexuelle et poétique de la relation chez Nancy Huston, Thèse de doctorat sous la direction de Nadia Setti, Université de Paris 8—Vincennes-Saint-Denis (Centre d’Études féminines et d’Études de genre), page 149.
2.  Aline Mura-Brunel, « Le pouvoir infini de l’infime », in : Stella Harvey and Kate Ince, Duras, Femme du Siècle: papers from the first international conference of the Société Marguerite Duras, held at the Institut français, London, 5-6 February 1999, page 49.
3. Cf. ces très intéressants propos d’Ida Dominijanni : « Grâce à l’expérience féminine, nous savons en effet que l’oppression dont les femmes souffrent dépend moins des conditions matérielles et juridiques de leur existence sociale que de leur position dans l’ordre symbolique qui nous traite comme un objet et non un sujet du désir et du langage. Une femme n’est pas libre quand elle ne peut pas se penser et se dire libre ; et elle ne peut pas se penser et se dire libre tant que sa mesure reste la mesure phallocentrique de l’autre […] ».
Ida Dominijanni, « Politique du symbolique et liberté des femmes » In : Christiane Veauvy, Les Femmes dans l’espace public. Itinéraires français et italiens, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Paris/Le fil d’Ariane (Université -Paris 8, Saint-Denis), 2004. Page 198.
4. Delphine Naudier, « L’écriture-femme, une innovation esthétique emblématique », Sociétés contemporaines, 2001/4, n° 44, pp. 57-73.
5. Béatrice Slama,  « De la « littérature féminine » à « l’écrire-femme » : différence et institution », Littérature, année 1981, volume 44, n°4  pp. 51-71.
6. Marie Garrau, Alice le Goff, Care, justice et dépendance : Introduction aux théories du care, « Philosophies », PUF Paris 2015. Pour accéder à la citation, cliquez ici.
7. Stéphanie Traver, Création au féminin, Montréal 1998.
8. Patricia Godi-Tkatchouk, Voi(es)x de l’Autre : Poète femmes XIXe-XXIe siècles, Actes du colloque Littératures, Université de Clermont-Ferrand/Presses Universitaires Blaise Pascal, 2010. Page 21.
9. Françoise van Rossum-Guyon, Le Cœur critique : Butor, Simon, Kristeva, Cixous, Amsterdam, Éditions Rodopi 1997, page 158.

→ Voir aussi : Jean-Noël Jeanneney, Grégoire Kauffmann (sous la direction de), « Annie Leclerc, Parole de femme » in :  Les Rebelles, Une anthologie, ParisLe Monde/CNRS Éditions, 2014.


 

Annie Leclerc, « Parole de femme » : texte expliqué. Lecture analytique EAF

Cette lecture analytique s’adresse à mes classes de Première, mais elle intéressera bien évidemment les étudiantes et les étudiants travaillant sur les études féministes et l’écriture au féminin.


Écriture féminine
et revendication identitaire

Étude d’un extrait de Parole de femme d’Annie Leclerc (1974)

Bruno Rigolt


 

1
2

3
4

5
6
7

8
9
10

11
12
13

14
15
16
17
18
19
20

Rien n’existe qui ne soit le fait de l’homme, ni pensée, ni parole, ni mot. Rien n’existe encore qui ne soit le fait de l’homme ; pas même moi, surtout pas moi. Tout est à inventer. Les choses de l’homme ne sont pas seulement bêtes, mensongères et oppressives. Elles sont tristes surtout, tristes à en mourir d’ennui et de désespoir.

Inventer une parole de femme. Mais pas de femme comme il est dit dans la parole de l’homme ; car celle-là peut bien se fâcher, elle répète. Toute femme qui veut tenir un discours qui lui soit propre ne peut se dérober à cette urgence extraordinaire : inventer la femme. C’est une folie, j’en conviens. Mais c’est la seule raison qui me reste.

Qui parle ici ? Qui a jamais parlé ? Assourdissant tumulte des grandes voix ; pas une n’est de femme. Je n’ai pas oublié le nom des grands parleurs. Platon et Aristote et Montaigne, et Marx et Freud et Nietzsche…  Je les connais pour avoir vécu parmi eux et seulement parmi eux. Ces plus fortes voix sont aussi celles qui m’ont le plus réduite au silence. Ce sont ces superbes parleurs qui mieux que tout autre m’ont forcée à me taire.

Qui parle dans les gros livres sages des bibliothèques ? Qui parle au Capitole ? Qui parle au temple ? Qui parle à la tribune et qui parle dans les lois ? Les hommes ont la parole. Le monde est la parole de l’homme. Les paroles des hommes ont l’air de se faire la guerre. C’est pour faire oublier qu’elles disent toutes la même chose : notre parole d’homme décide. Le monde est la parole de l’homme. L’homme est la parole du monde.

[…] Une honnête femme ne saurait être un honnête homme. Une grande femme ne saurait être un grand homme, la grandeur est chez elle affaire de centimètres. […] Et je me dis : l’Homme ? Qu’est-ce que c’est, l’Homme ? L’Homme, c’est ce dont l’homme a accouché. Nous avons fait les enfants, et eux, ils ont fait l’Homme. Ils ont fait naître l’universel du particulier. Et l’universel a porté le visage du particulier. L’universalité fut désormais leur tour favori. Le décret parut légitime et la loi parut bonne : une parole pour tous.

[…] Toute bancale qu’elle fut, la machine fonctionna incomparablement mieux qu’aucune machine jamais conçue. Le monde entier, Blancs, Noirs, Jeunes, femmes et enfants, fut nourri, gavé, de son produit de base, la vérité et ses sous-produits, âme, raison, valeurs… Le tout toujours garanti, estampillé Universel. Ils ont dit que la vérité n’avait pas de sexe. Ils ont dit que l’art, la science et la philosophie étaient vérités pour tous. […] Pourquoi la Vérité sortirait-elle de la bouche des hommes ? La Vérité peut sortir de n’importe où. Pourvu que certains parlent et d’autres se taisent. La Vérité n’existe que parce qu’elle opprime et réduit au silence ceux qui n’ont pas la parole.
Inventer une parole qui ne soit pas oppressive. Une parole qui ne couperait pas la parole mais délierait les langues.
[…] Inventer, est-ce possible ?
[…] Je voudrais que la femme apprenne à naître, à manger, et à boire, à regarder le jour et à porter la nuit…

Annie Leclerc, Parole de femme, Grasset, Paris 1974
2001 pour la présente édition (« Babel » n°473, Actes Sud), page 15 et suivantes

NB : La structure des paragraphes a été modifiée, pour des raisons de mise en page

« Il faut que la femme s’écrive : que la femme écrive de la femme et fasse venir les femmes à l’écriture,
dont elles ont été éloignées aussi violemment qu’elles l’ont été de leurs corps : pour les mêmes raisons,
par la même loi, dans le même but mortel.
Il faut que la femme se mette en texte ― comme au monde, et à l’histoire ― de son propre mouvement. »

Hélène Cixous, « Le rire de la méduse »
L’Arc, n° 61 (« Simone de Beauvoir et la lutte des femmes »), 1975, p. 39.

INTRODUCTION


C’

est dans la mouvance des mouvements féministes des années 1970 qu’Annie Leclerc (1940-2006), écrivaine et professeure de philosophie, livre au grand public cet ouvrage audacieux et provocateur, qui fit scandale lors de sa parution : Parole de femme.

Dans cet essai à la fois philosophique et poétique, l’auteure exalte un féminisme nouveau, qui revendique haut et fort une « identité féminine » qu’il faut définir ou construire. À la différence du féminisme égalitariste par exemple qui s’en tient à des revendications d’égalité entre les hommes et les femmes, ce courant du féminisme est appelé différentialiste car il célèbre dans la femme la prise de conscience de sa féminité et de sa différence comme remède premier à l’impérialisme culturel des hommes et aux « systèmes de valeur qui imprègnent la culture patriarcale »¹.

Ce que propose Annie Leclerc dans ce très beau texte militant n’est autre qu’un renouvellement des savoirs, qui passe par l’affirmation du féminin, et donc d’une identité sexuelle. Comme elle l’écrit plus loin dans le livre, il faut que « les femmes se constituent des territoires propres, donnant lieu à l’émergence de savoirs et de pouvoirs particuliers ». Tout l’essai d’Annie Leclerc, et particulièrement ce texte, est en effet traversé par la problématique fondamentale de l’appropriation par les femmes du savoir et la mise en évidence de l’écriture féminine valorisant à la fois la conscience de soi en tant que femme, et une nouvelle approche des rapports de pouvoir.

PLAN


1. Un texte polémique et engagé
   A/ L’énonciation du texte : le « je » dominant
   B/ Un blâme contre les hommes
2. Le féminisme d’Annie Leclerc : une double conquête de l’identité et de l’écriture
   A/ Le refus des universalismes
   B/ La nécessité d’une prise de conscience : parole et identité féminine
3. La dimension lyrique et poétique du texte
   A/ Une revendication qui passe par le langage poétique
   B/ Un hymne à la vie : l’articulation de l’écriture avec la revendication du corps féminin
Conclusion

Annie Leclerc_2

1

 

UN TEXTE POLÉMIQUE ET ENGAGÉ

A/ Un texte qui s’inscrit dans l’énonciation du discours


Si

la revendication par les femmes d’une parole militante, tout comme l’expression de revendications concernant l’égalité, est loin d’être un phénomène récent —on peut évoquer tout à fait arbitrairement Christine de Pisan (1364‑1430), Olympe de Gouges (1745‑1793) George Sand (1804-1876) ou Colette (1873-1954)— c’est dans les années 1970 sous la pression des mouvements néo-féministes et des revendications de Mai 68, que la parole écrite s’accompagne d’une parole « parlée » amenant à un basculement des valeurs : les femmes revendiquent le droit à une parole différente de celle des hommes, perçue comme un instrument de transmission de l’aliénation féminine.

En ce sens, le texte d’Annie Leclerc fait prévaloir un féminisme de la différence (ou différentialiste) : selon elle, le problème tient au fait que le référentiel du féminisme est essentiellement masculin, ce qui explique que l’égalitarisme ait été largement dominant. En opposition à cette « masculinisation féminine », c’est au contraire en tant que femme assumant son identité et sa différence, c’est-à-dire assumant la responsabilité de ce qu’elle affirme à travers l’emploi de la première personne qu’Annie Leclerc prend la parole. 

Les indices d’énonciation
On appelle indices d’énonciation les marques spécifiques permettant de déterminer qui parle, à qui s’adresse le texte, dans quelles circonstances il a été produit.

En premier lieu, il convient de s’interroger sur l’énonciation, c’est-à-dire sur la façon dont est produit l’énoncé. Dans le passage, nous voyons que l’énonciateur est très présent dans son énoncé : Annie Leclerc prend parti pour une thèse et manifeste clairement son implication et sa position dans le discours. La position de l’énonciation dans cet extrait, de même que dans tout l’essai, est explicitement féminine : c’est donc dans la perspective du discours féminin qu’il faut appréhender le texte.

Cette affirmation de la conscience de soi passe en effet par l’affirmation d’une identité de genre : pour Annie Leclerc, la femme doit s’affirmer comme sujet. Cette approche ne vise pas l’inclusion des femmes dans un discours et un système dominants mais l’expérimentation par les femmes d’une nouvelle « parole » s’inscrivant dans un langage propre : « Mais pas de femme comme il est dit dans la parole de l’homme » (lignes 5-6).

Prendre la parole pour Annie Leclerc, c’est ainsi trouver sa place dans ce qui détermine l’énonciation en affirmant son moi, et c’est assumer ce que la parole impose : l’abondance des indices personnels, à commencer par le pronom « je » qui parcourt tout le texte, mais aussi le pronom « nous » (« Nous avons fait les enfants, et eux, ils ont fait l’Homme », ligne 22), permet de mettre en évidence la nécessaire émancipation des femmes face au monde des hommes :

Rien n’existe qui ne soit le fait de l’homme, ni pensée, ni parole, ni mot. Rien n’existe encore qui ne soit le fait de l’homme ; pas même moi, surtout pas moi. (lignes 1-2)

Énoncée comme une opinion générale structurée autour de l’adverbe « rien », cette phrase est posée pour vérité : « Rien n’existe qui ne soit le fait de l’homme ». La tonalité didactique et l’énonciation volontairement impersonnelle du début permettent de formuler sur un ton qui semble objectif (c’est un fait que « rien n’existe ») une critique acerbe contre les hommes. Les indices de la personne comme le pronom personnel moi renforcent dans la suite de la phrase la présence de l’auteure dans son énoncé : « pas même moi, surtout pas moi ».

Inféodée à un code sexuel, pervertie par les référents imposés du pouvoir masculin, la parole des femmes est paradoxalement le produit de cette soumission même (« Rien n’existe encore qui ne soit le fait de l’homme ; pas même moi »). Elle doit donc s’en libérer afin d’« inventer une parole de femme », c’est-à-dire une écriture de la différence qui passe par la perspective d’une transformation des rapports de savoir et des rapports de pouvoir permettant au discours féminin de s’autonomiser sous forme de littérature et de devenir ainsi une parole de femme. Il s’agit bien d’un positionnement dans l’argumentation, où l’auteure se situe dans l’ici et le maintenant de son énonciation (discours direct : présent de l’indicatif comme temps pivot, première personne du singulier) en se confrontant avec les hommes :

Inventer une parole de femme. Mais pas de femme comme il est dit dans la parole de l’homme ; car celle-là peut bien se fâcher, elle répète. Toute femme qui veut tenir un discours qui lui soit propre ne peut se dérober à cette urgence extraordinaire : inventer la femme. C’est une folie, j’en conviens. Mais c’est la seule raison qui me reste. (lignes 5-8)

Afin de développer son argumentation et notamment sa critique des savoirs constitués totalisants, l’auteure produit un discours pamphlétaire qui met en avant une stratégie d’opposition pour se constituer dans un rapport d’altérité à la culture dominante des hommes :

« Je me dis » ≠ « il est dit », « ils ont dit »
« Nous avons fait » ≠ « et eux », « ils ont fait »

Cette relation de confrontation entre un discours masculin qui se prétend comme légitime et dominant (« il est dit que »), et un discours féminin, met en évidence le point de vue des hommes qui sous couvert d’universel et de neutralité, dissimule en fait une profonde discrimination : 

« Ils ont dit que la vérité n’avait pas de sexe. Ils ont dit que l’art, la science et la philosophie étaient vérités pour tous »

le point de vue du « ils » renforcé par le passé composé (valeur d’accompli du passé) et les tournures anaphoriques a pour fonction modalisante d’installer la parole des hommes dans une logique circulaire et répétitive coupée de la réalité du monde : « la parole de l’homme […] peut bien se fâcher, elle répète » (lignes 5-6) (notez le lexique dévalorisant). Nous aurions pu aussi étudier la tournure impersonnelle « il est dit » dont l’aspect très dogmatique prend la forme d’une règle arbitraire imposée à tous. Alors qu’une parole de femme est engagée dans le réel (« manger », « boire », « regarder le jour », « porter la nuit », lignes 36-37), « les paroles des hommes ont l’air de se faire la guerre » (ligne 16) selon une logique répétitive, uniformisante et mortifère.

Ces considérations amènent également à s’intéresser aux nombreux éléments qui marquent subjectivement l’énoncé et qui par conséquent indiquent clairement au lecteur les directions argumentatives formulées. Derrière cette opposition que nous notions entre le « je/moi » et le « ils/eux », se met en place un schéma dualiste amenant à une nécessaire prise de conscience de soi par la recherche assumée d’une écriture-femme qui cherche à se dégager des stéréotypes : ce n’est donc pas l’égalité homme/femme qui est mise en avant mais la nécessité d’inventer une parole de femme

On sait que, traditionnellement, les femmes n’avaient pas droit à la parole, l’homme étant l’autorité énonciative légitime. Cette réalité de la femme silencieuse, dépossédée de son identité, ayant pour tâche de prendre sur elle les soucis matériels afin de servir les préoccupations intellectuelles de l’homme est rappelé plusieurs fois dans le texte :

Ces plus fortes voix sont aussi celles qui m’ont le plus réduite au silence. Ce sont ces superbes parleurs qui mieux que tout autre m’ont forcée à me taire. (lignes 12-13)

Nous avons fait les enfants, et eux, ils ont fait l’Homme. (ligne. 22)

Les tournures impersonnelles au présent de vérité générale (« Rien n’existe… », « Les choses de l’homme ne sont pas seulement… Elles sont… ») permettent d’agir sur le lecteur : la notion d’argumentation suppose en effet l’action d’un énonciateur sur un auditoire, qui vise à modifier ses convictions et à gagner son adhésion.

Leclerc_1
L’argumentation cherche à agir sur le destinataire en modifiant ses convictions ou ses préjugés (thèse réfutée), par un discours qui lui est adressé, et qui vise à le faire adhérer à la thèse avancée.

Dans cette perspective, l’étude de l’argumentation doit prendre en compte les stratégies de persuasion du texte, c’est-à-dire la manière dont l’auteure nous induit à accepter sa thèse : donner à la « parole de femme » son statut de parole autonome, raisonnée, en la situant hors du champ de la rhétorique et de la dialectique masculines. Ce qui est marquant dans le passage, c’est l’énonciation rhétorique : les choix stylistiques, souvent d’ordre évaluatif, permettent comme nous le verrons, de situer le discours de la femme par rapport à des valeurs affectives fortes. C’est ainsi que le discours masculin, prétendument universaliste, inclusif et objectif, est montré comme cherchant à gommer toute trace de l’énonciation féminine : 

Ce sont ces superbes parleurs qui mieux que tout autre m’ont forcée à me taire. (lignes 12-13)

Par opposition, le discours subjectif dans lequel Annie Leclerc se situe explicitement (« C’est une folie, j’en conviens. Mais c’est la seule raison qui me reste. » ligne 8) ou se pose implicitement (« Les hommes ont la parole. ») passe par de nombreux jugements de valeur et un fort engagement émotionnel :

Je n’ai pas oublié le nom des grands parleurs. Platon et Aristote et Montaigne, et Marx et Freud et Nietzsche… Je les connais pour avoir vécu parmi eux et seulement parmi eux. Ces plus fortes voix sont aussi celles qui m’ont le plus réduite au silence.  (lignes 10-12)

La fonction dite émotive (ou expressive) du langage, qui met l’accent sur le locuteur, vise ainsi à une expression directe caractérisée par l’intentionnalité : le jugement de l’auteure transparaît en effet dans l’énonciation par l’emploi des indices de jugement.


leclerc2_a

Sans surprise, le lexique dépréciatif concerne les hommes. Ainsi, le vocabulaire affectif traduit la subjectivité par l’émotion et les sentiments manifestés :

Les choses de l’homme ne sont pas seulement bêtes, mensongères et oppressives. Elles sont tristes surtout, tristes à en mourir d’ennui et de désespoir. (lignes 3-4)

De même, le recours à l’ironie, utilisée comme procédé rhétorique,  permet d’entraîner la complicité du lecteur :

Qui parle dans les gros livres sages des bibliothèques ? (ligne 14)

Une honnête femme ne saurait être un honnête homme. Une grande femme ne saurait être un grand homme, la grandeur est chez elle affaire de centimètres. (lignes 19-20)

Enfin, la modalité interrogative qui parcourt tout le texte met particulièrement en valeur les questions rhétoriques. Loin d’être une demande d’information, ces interrogations comme le suggère leur formulation même, n’attendent pas de réponse, ce qui accentue plus encore la véracité des faits dénoncés :

Qui parle ici ? (ligne 9)
Qui a jamais parlé ? (ligne 9)
Qui parle dans les gros livres ? (ligne 14)
Pourquoi la Vérité sortirait-elle de la bouche des hommes ? (lignes 29-30)

Ces questions, associées fréquemment à des procédés d’amplification et de gradation (anaphores rhétoriques), montrent un très net engagement émotionnel de l’auteure et permettent d’interpeller le lecteur, de l’impliquer et de le responsabiliser.

_

B/ Un blâme contre les hommes


En

accentuant la disposition à l’action et à l’engagement, le texte d’Annie Leclerc cherche à renforcer l’adhésion des lecteurs aux valeurs qu’elle exalte. Ainsi le discours épidictique, combiné aux procédés oratoires et rhétoriques, est-il largement dominant. 

Le discours épidictique
Appelé également discours démonstratif, le discours épidictique fait l’éloge ou le blâme d’une personne ou d’une idée. Il se propose d’entraîner l’adhésion de l’auditoire aux valeurs qu’il exalte en combinant les moyens de l’art oratoire, notamment l’amplification, et la rigueur  de l’argumentation démonstrative.

Mais pour faire l’éloge d’une parole de femme, encore faut-il montrer les insuffisances de la parole des hommes. Annie Leclerc leur reproche tout d’abord de produire de l’exclusion. Le sexisme s’affiche ainsi à tous les niveaux, à commencer par la culture. En dépit de la volonté affichée d’universalité, l’assignation sociale des femmes à la sphère privée (« Nous avons fait les enfants, et eux, ils ont fait l’Homme ») alimente la logique d’homologation des contenus enseignés à une norme masculine faisant largement consensus : 

Qui parle ici ? Qui a jamais parlé ? Assourdissant tumulte des grandes voix ; pas une n’est de femme. Je n’ai pas oublié le nom des grands parleurs. Platon et Aristote et Montaigne, et Marx et Freud et Nietzsche… Je les connais pour avoir vécu parmi eux et seulement parmi eux. (lignes 9-12)

En outre, l’idée selon laquelle les hommes doivent être plus représentés entretient un rapport de domination et apparente la sous-représentation des femmes à une certaine idée de la norme : féminiser les savoirs enseignés reviendrait en premier lieu à ôter tout fondement à la tradition des savoirs enseignés et aux stéréotypes culturels en les rendant discutables. Oubliées comme sujet, les femmes sont dès lors réduites à une identité assignée d’objet selon une logique discriminante qui prouve la difficulté de la société à penser l’universel en incluant les femmes. Face au relativisme culturel, les hommes représentent ainsi l’universalisme du savoir.

Par ailleurs, en associant le féminin au mal (« m’ont forcée à me taire » ; « Une honnête femme ne saurait être un honnête homme. Une grande femme ne saurait être un grand homme »), le discours masculin pratique une forme de ségrégation : action de séparer un groupe social des autres en le traitant plus mal. Ainsi, les femmes n’ont-elles pas accès aux lieux de pouvoir :

Qui parle dans les gros livres sages des bibliothèques ? Qui parle au Capitole ? Qui parle au temple ? Qui parle à la tribune et qui parle dans les lois ? (lignes 14-15)

Annie Leclerc s’en prend en effet très violemment à la misogynie, comme en témoigne ce chiasme (Figure de style qui consiste à placer deux groupes de mots dans un ordre inversé) : « Le monde est la parole de l’homme. L’homme est la parole du monde » (ligne 18), condamnation sans appel qui fait presque de la parole masculine l’équivalent d’une parole divine : omnipotente, inique puisqu’elle réduit les femmes au silence. L’utilisation du présent de généralité est évidemment importante ici : selon Annie Leclerc, le monde est bien la parole des hommes, depuis les origines de la Civilisation.

L’auteure veut montrer par là que les hommes se sont presque arrogés la parole divine, ce qui explique la suite des comparaisons : qu’il s’agisse du Capitole, qui est une allusion à l’antiquité romaine, de la Tribune qui fait référence au monde politique, ou du Temple, condamnation sans appel des dogmes religieux, les hommes ont toujours monopolisé l’espace de parole. Ainsi, la misogynie est présente partout, et de tout temps, aussi bien dans l’univers sacré et religieux, que dans l’univers profane.

2

 

LE FÉMINISME D’ANNIE LECLERC :
une double conquête de l’identité et de l’écriture

A/ Le refus des universalismes


P

our Annie Leclerc, l’enjeu de la sexualité masculine a été trop souvent de dominer la femme, non par nature, mais culturellement. Ce constat, influencé par Simone de Beauvoir (Le Deuxième sexe, 1949) et par l’œuvre de l’écrivaine féministe américaine Kate Millett (Sexual Politics, 1970 ; La Politique du mâle, 1971) implique l’idée de l’identité sexuelle, non comme fondement biologique, mais comme construction socioculturelle : ainsi l’homme, en tant que « sujet », a de tout temps maintenu la femme dans une position de subordination selon la « raison du plus fort », faisant d’elle un « objet » incapable d’assumer sa liberté :

« Nous avons fait les enfants, et eux, ils ont fait l’Homme. Ils ont fait naître l’universel du particulier. Et l’universel a porté le visage du particulier. L’universalité fut désormais leur tour favori. Le décret parut légitime et la loi parut bonne : une parole pour tous. […] Le tout toujours garanti, estampillé Universel. » (lignes 22-24 ; 28)

Contre cet universalisme, la position d’Annie Leclerc est que les femmes doivent revendiquer le droit de parler et celui d’écrire d’une manière spécifique, qui échappe à l’universel : de fait, l’universalisme n’est en fait qu’un particularisme généralisé (« Et l’universel a porté le visage du particulier. »). La femme doit donc trouver sa voie, mais aussi sa « voix » en créant un espace de parole ouvrant de nouveaux espaces de signification et de sens. « Cela ne va pas […] de pair avec un afflux de paroles » (« ces superbes parleurs » ; « Assourdissant tumulte des grandes voix » ), « mais peut au contraire s’accommoder d’une forme de retenue »² valorisant la franchise et la sincérité :

La « vérité » n’existe que parce qu’elle opprime et réduit au silence ceux qui n’ont pas la parole. Non, non je ne demande pas l’accès à la vérité sachant ô combien c’est un puissant mensonge inventé par l’homme. Je ne me donne que la parole, plus sincère, plus honnête. (passage non cité dans le texte étudié)

Un aspect essentiel du féminisme différentialiste est précisément la dénonciation de l’universalisme masculin, à la base de stéréotypes sexistes sans fondement rationnel :

« Ils ont dit que la vérité n’avait pas de sexe. Ils ont dit que l’art, la science et la philosophie étaient vérités pour tous. […] Pourquoi la Vérité sortirait-elle de la bouche des hommes ? » (lignes 28-30)

Cette stéréotypisation des contenus enseignés est donc pour Annie Leclerc une régression de la société : elle conduit à l’imperméabilité, à l’uniformité, à la stagnation du savoir. Bien plus, cette exclusion des femmes du champ de la visibilité culturelle légitime l’enseignement et la transmission de savoirs figés (« Platon et Aristote et Montaigne, et Marx et Freud et Nietzsche ») et sert implicitement de justification à tous les discours misogynes. La sous-représentation des femmes dans les contenus enseignés est d’abord le problème d’une société qui refuse, au nom de l’universalisme égalitaire, le respect des différences : paradoxalement, la violence de genre est favorisée par l’institution qui, en véhiculant une certaine idée de la norme, contribue à figer des modèles de comportement résultant de processus de socialisation discriminatoires.

Plus largement, l’idéal civilisationnel issu des Lumières (Universalisme, intégration des cultures, assimilation), entraîne le refus du métissage culturel, au nom d’une norme assimilationniste et universaliste :

Le monde entier, Blancs, Noirs, Jeunes, femmes et enfants, fut nourri, gavé, de son produit de base, la vérité et ses sous-produits, âme, raison, valeurs… Le tout toujours garanti, estampillé Universel. (lignes 26-28)

Dans ce passage, le refus des particularismes ethniques (« Le monde entier, Blancs, Noirs, Jeunes, femmes et enfants ») relève de la même logique que le refus d’admettre une « parole de femme », à savoir l’inclusion du singulier non dans la pluralité, mais dans son unicité discriminante, garante de la « raison universelle » : « Le tout toujours garanti, estampillé Universel ».

Toute la question pour Annie Leclerc est de se demander si les hommes prennent vraiment en compte la communication véritable, la parole réelle ? En ce sens, comme nous le verrons dans notre troisième partie, guider vers la vérité ne relève-t-il pas davantage d’un cheminement intérieur, d’un travail de réflexion et de questionnement, que de l’imposition d’une parole aussi unique qu’imperturbable ?

leclerc3_a

De fait, aveuglés par leur idéal d’universalité, par l’idéologie de la performance, du « tout communiquant », d’une parole sans limites et omnipotente [qui a le caractère de la toute-puissance], les hommes ont oublié le sens de l’échange véritable. Ainsi utilisent-t-ils bien souvent le discours à vide. Or, parler juste pour parler « dans les gros livres sages des bibliothèques », « au Capitole », « au temple », « à la tribune »,  ou « dans les lois » (lignes 14-15), n’est-ce pas passer à côté de l’essentiel : nous amener à un véritable enseignement, nous faire réfléchir à la vie en général ou nous apprendre quelque chose sur nous-même ?

De ce constat découlent trois conséquences directes :

  • Premièrement, réaliser que les discours dominants jusqu’à présent, notamment en matière de culture, relèvent d’une perception masculine qui s’est prétendue universelle et qui conduit au dogmatisme : il s’agit donc de sortir de l’illusion de l’universalisme du discours masculin.
  • Par ailleurs, si les différences entre hommes et femmes relèvent, comme nous l’avons vu, d’une construction socioculturelle, il est dès lors nécessaire de « réinventer la femme », c’est-à-dire de revendiquer une « écriture femme » permettant de sortir des dualismes étroits influencés par une conception normative de l’écriture : comprenons que pour Annie Leclerc, l’universel ne se décrète pas, il se construit dans la relation, entraînant ainsi une modification radicale des conceptions symboliques liées au rapport entre masculin et féminin³ ;
  • Enfin changer les représentations à l’égard des femmes en légitimant la perspective différentialiste, seule apte à mettre en question les représentations symboliques et culturelles.

En pointant la relativité des discours masculins qui se percevaient pourtant comme universels, Annie Leclerc se préoccupe donc « de revaloriser tout ce qui s’attache traditionnellement au féminin, et qui lui semble précieux non seulement pour les femmes mais pour la société tout entière, que de s’emparer des prérogatives des hommes » |source| (Car « Les paroles des hommes ont l’air de se faire la guerre », ligne 16).

Comme nous le voyons, à la différence de Simone de Beauvoir (cf. Le Deuxième Sexe), avec sa tendance « égalitariste » et « universaliste » visant à l’abolition de la différences des sexes, le courant « différentialiste » dont l’extrait est très représentatif, vise à défendre la « féminité » de la femme. Annie Leclerc reprochait en effet à Simone de Beauvoir son adhésion excessive aux « valeurs masculines ». Dans le texte au contraire, l’auteure s’adresse aux femmes et les incite à revendiquer leur féminité. Elle laisse entendre en effet que le féminisme est une idée d’origine masculine qui renie la féminité elle-même. « Elle souligne ainsi que la dévalorisation des tâches maternelles ou ménagères (dont le féminisme de l’époque se fait écho) n’est en fait qu’un concept purement masculin |source : CNED Académie en ligne|. Comme elle l’affirme, « Ce n’est pas soigner sa maison, ou prendre soin de ses enfants qui est dégradant, non absolument pas mais c’est le regard que l’homme et la moitié de l’humanité regarde de haut, pire ne regarde même pas ». Voilà ce qui explique dans le texte la présence de termes appartenant au champ lexical de l’univers domestique et intimiste :

« Je voudrais que la femme apprenne à naître, à manger, et à boire, à regarder le jour et à porter la nuit… » Lignes 36-37

C’est pourquoi, si Annie Leclerc revendique certes la liberté d’avoir accès, autant qu’un homme, à ce qui compte socialement, elle se méfie du « pouvoir », car il réprimerait la féminité même de la femme en gommant les différences et en uniformisant les individus. Plus que d’affronter ouvertement l’ordre social, le « féminisme de la différence » est une revendication de l’altérité de la femme et une reconnaissance de sa singularité par la parole.

L’écriture féminine, en valorisant une identité sexuée, est donc une étape essentielle de l’identité féminine parce qu’elle permet de mettre en question l’universalisme, en tant qu’instrument de domination sociale. En accédant à l’écriture, les femmes obligent ainsi le pseudo-universel à avouer sa partialité (fonder la domination masculine sous les traits hégémoniques de l’universel masculin).

_

B/ La nécessité d’une prise de conscience : parole et identité féminine


C

ette double conquête de l’identité et de l’écriture est l’occasion « pour la femme de s’établir comme sujet, de s’écrire autre que ne l’ont écrite les hommes, non plus de l’extérieur mais de l’intérieur. Le corps féminin est, plus que le corps masculin, morcelé dans la littérature masculine. Le corps senti, et non pas vu, reconquiert ainsi dans le texte son unité » |source| : cela signifie se dégager des stéréotypes romanesques qui voient dans la femme un « bel objet » de littérature. Pour Annie Leclerc, l’écriture est donc le lieu d’une reconquête par la femme de son propre corps : « regarder le jour… porter la nuit », signifie que la femme peut partir à la découverte d’elle-même, à la reconquête de son corps et de son désir d’affirmer ce qu’elle pense vraiment. La conquête d’une parole de femme, c’est-à-dire d’une écriture féminine dans sa particularité et sa spécificité mêmes, participe à cette quête d’identité, quête humaniste d’un nouveau vivre ensemble.

Il faut donc une « prise de conscience » par la femme de son apport à la création littéraire ; l’écriture devient un moyen légitime de se distinguer des hommes et de réinventer une culture permettant aux femmes de changer le monde :

« La Vérité peut sortir de n’importe où. Pourvu que certains parlent et d’autres se taisent. La Vérité n’existe que parce qu’elle opprime et réduit au silence ceux qui n’ont pas la parole. » (lignes 31-32)

Annie Leclerc, dans Je parlerai de moi (2004), qui est le dernier texte qu’elle écrira avant sa mort, affirme :

« J’ai écrit ainsi Parole de femme. On ne savait pas où le ranger : est-ce un essai ? Est-ce de la philosophie ? Est-ce de la poésie ? C’est tout cela, et ça m’est bien égal qu’on ne sache pas le ranger. […] À ma manière, je m’occupe de tout ce qui a été passé sous silence, et les plus grands font cela : je suis un peu prétentieuse !… La première injonction faite aux femmes est : tais-toi. Occupe-toi des enfants, de les amener à l’âge adulte, surtout de faire des petits garçons, de fabriquer des soldats. Occupe-toi de les mettre au monde, de les nourrir, de les éduquer dans le bon sens, et tais-toi. C’est pourquoi j’avais appelé mon livre Parole de femme, car la première subversion des femmes, peut-être la plus importante, est la parole. […] Alors, suffit ! Il faut qu’elles disent ce qu’elles en pensent, et ne se contentent pas […] de se plaindre, de dire qu’elles n’ont pas la bonne part. Prendre la parole, c’est s’occuper de dire ce qu’on en pense ».

« Dire ce qu’on en pense » selon les termes d’Annie Leclerc, c’est donc « défendre le « féminin » en écriture […] par l’imposition sur la scène littéraire du droit des femmes à symboliser ce qui leur a toujours été interdit par les hommes » : la parole. Comme le note très remarquablement Béatrice Slama, « Pour une femme, écrire a toujours été subversif : elle sort ainsi de la condition qui lui est faite et entre comme par effraction dans un domaine qui lui est interdit. La Littérature est aventure de l’esprit, de l’universel, de l’Homme : de l’homme. C’est affaire de talent et de génie, donc ce n’est pas une affaire de femme. […] On leur a longtemps fixé des limites, concédé des territoires : la lettre-conversation et le roman féminin, la plainte de la mal mariée et la chronique du quotidien, les délicatesses du cœur et les déchirures de la passion. On a voulu y voir des « ouvrages de dames ». Quand des femmes sont sorties de ces limites et de ces territoires, quand il a fallu leur reconnaître talent et génie, on a cherché la « paternité » de leurs œuvres : l’amant, l’ami, le conseiller ou admiré, leur « mâle pensée » : « antennes qui vibrent aux idées d’autrui » ou « femmes hommes » : femmes par le cœur, hommes par le cerveau ».

Écrire s’apparente donc à une conquête de l’identité. Il y a une claire revendication politique et sociale, et surtout une revendication identitaire : l’écriture féminine comme stratégie de libération. En devenant sujet, la femme passe à l’Histoire et participe à la mémoire collective. Ainsi l’écriture incarne-t-elle pour Annie Leclerc la revendication des valeurs féminines. En se départissant de plus en plus de l’arrogance machiste traditionnelle pour repenser le sens du lien social, cette « parole de femme », fortement ancrée dans l’affectivité et l’attention à autrui, déplace les frontières établies entre les sphères privée et publique.

En fait, il faut comprendre que le texte d’Annie Leclerc pose ici, bien avant la lettre, les fondements d’une éthique féministe —le care— comme l’attention, le souci, la responsabilité, les sentiments et les émotions. Mais ne nous y trompons pas : il ne faudrait pas interpréter le texte comme un retour de valeurs féminines de maternage dans la société ! Il ne s’agit en rien d’une dévalorisation, bien au contraire : la volonté d’utiliser la féminité « assigne à la perception du particulier et aux sentiments moraux une importance décisive dans l’agir moral »⁶.

Le « care »
comme éthique féministe

Care en Anglais signifie prendre soin, éprouver de l’attention envers autrui. Ce terme est à l’origine d’un courant de pensée qu’on désigne souvent sous le nom d’éthique du care, c’est-à-dire la volonté d’inclure dans les discours « rationnels » masculins, un discours plus spécifiquement féminin valorisant la sensibilité, l’attention portée aux individus et au particulier.

Une idée essentielle du Care touche à la mise en question de l’universalisme et à la revendication d’une spécificité féminine. Plus près de nous, la psychologue Carol Gilligan a publié un best-seller intitulé In a Different Voice  (Flammarion, 1986) dans lequel elle revendique que les femmes ont une vision différente des choses, apte à repenser le politique. À n’en pas douter, la pensée d’Annie Leclerc a grandement contribué à ces nouveaux questionnements.

Au modèle égocentrique du machisme tourné vers la performance (« Les paroles des hommes ont l’air de se faire la guerre »), domine un autre modèle apte à repenser la sociabilité : celui du moi en relation avec les autres, écriture de rencontre et de partage, écriture sublimée qui confère aux mots un pouvoir et une puissance extrêmes. Pour dénoncer la violence des hommes, Annie Leclerc conjugue en effet l’intensité d’un langage souvent transgressif et la pudeur d’une prose intimiste, proprement féminine, « où sont remis en cause l’organisation rationnelle et le clivage entre le réel et le surnaturel, la raison et l’imaginaire » ; écriture permettant ainsi un passage fréquent du discours polémique au dévoilement poétique.

3

 

LA DIMENSION POÉTIQUE DU TEXTE

A/ Une revendication qui passe par le langage poétique


Le

passage présenté met fortement l’accent sur la fonction poétique du langage. La tonalité lyrique, aisément reconnaissable à la présence personnelle de l’auteure et à l’émotion qu’elle veut communiquer à ses lecteurs, sert la visée argumentative du texte. Le registre lyrique est associé comme nous l’avons vu à une forte tonalité oratoire, apte à toucher et à sensibiliser : ampleur de la phrase, choix évocateur des images. Ce qu’on peut noter de prime abord, c’est combien l’accent est mis sur le caractère « spontané », « direct », prosaïque, ordinaire de cette « parole de femme » : point de mots grandiloquents issus des « livres sages des bibliothèques ». On a davantage l’impression que l’auteure écrit, simplement et pudiquement, à la première personne, pour se faire entendre d’un destinataire absent. L’écrit ressemblerait presque à une confession, proche parfois du journal intime, du monologue intérieur : « Rien n’existe encore qui ne soit le fait de l’homme ; pas même moi, surtout pas moi. » (lignes 1-2) ; « C’est une folie, j’en conviens. Mais c’est la seule raison qui me reste » (ligne 8).

De fait, le texte peut se lire comme un long poème en prose. De nombreux passages par exemple sont traversés par un projet d’autobiographie ou du moins de biographie écrite qui confère aux phrases une tonalité très intimiste, presque confidentielle. Ainsi que nous l’avons noté, l’emploi du pronom personnel Je confère une autorité et une authenticité aux paroles prononcées : « C’est une folie, j’en conviens »…  « Je voudrais que la femme apprenne… ».

À ce titre, on peut rappeler la forte modalisation du discours que nous évoquions dans notre première partie : Annie Leclerc révèle souvent dans son énoncé son point de vue, c’est-à-dire ses préférences, ses opinions, ses sentiments, ses sensations. L’énoncé contient alors des traces, des indices de cette subjectivité, ce qui accentue le caractère personnel et lyrique du texte :

  • procédés lexicaux : verbes d’opinion associés à l’amplification et à l’exagération : (« m’ont réduite au silence… m’ont forcée à me taire »), adjectifs d’intensité (« bêtes, mensongères et oppressives » : notez la gradation ternaire) ;
  • procédés grammaticaux : conditionnel (« Je voudrais »), tournures interrogatives oratoires ;
  • procédés stylistiques : hyperboles (« le monde est la parole de l’homme »), métaphores (« Le monde entier, Blancs, Noirs, Jeunes, femmes et enfants, fut nourri, gavé, de son produit de base, la vérité et ses sous-produits, âme, raison, valeurs… Le tout toujours garanti, estampillé Universel »), antiphrases (« grands parleurs », « ces superbes parleurs »), jeux de mots (« Une grande femme ne saurait être un grand homme », «Nous avons fait les enfants, et eux, ils ont fait l’Homme »), etc.

Ces marques de modalisation renforcent donc l’intensité des sentiments. La langue, très recherchée malgré l’apparente simplicité est souple, ondulante, sonore :

Inventer une parole de femme. Mais pas de femme comme il est dit dans la parole de l’homme ; car celle-là peut bien se fâcher, elle répète. Toute femme qui veut tenir un discours qui lui soit propre ne peut se dérober à cette urgence extraordinaire : inventer la femme. C’est une folie, j’en conviens. Mais c’est la seule raison qui me reste. (lignes 5-8)

Qui parle ici ? Qui a jamais parlé ? Assourdissant tumulte des grandes voix ; pas une n’est de femme. Je n’ai pas oublié le nom des grands parleurs. Platon et Aristote et Montaigne, et Marx et Freud et Nietzsche… » (lignes 9-11)

Dans ces passages où se conjuguent autobiographie, philosophie et poésie, Annie Leclerc emploie un style particulièrement ample (cf. plus particulièrement le « et » emphatique souligné en gras) qui permet au lecteur d’entrer dans la subjectivité de l’auteure, d’en ressentir les doutes, les passions, la colère, les désirs.

Je voudrais que la femme apprenne à naître, à manger, et à boire, à regarder le jour et à porter la nuit…

leclerc_3_phrase_aNotez l’organisation rythmique de la phrase, presque musicale, construite pour mettre en valeur le lyrisme des images et les connotations des mots : le mélange des termes prosaïques —manger, boire— et des mots poétiques, rattache la femme au maternel et au temps —naître, jour, nuit— : affamée et assoiffée de renouveau (« manger », « boire »), c’est elle qui donne le jour et qui « porte » la nuit comme si elle portait le monde. Ces dernières images, empreintes d’un profond symbolisme, expriment des sentiments qui ont à la fois une dénotation propre (« apprenne à naître » = se débarrasser des préjugés) mais surtout un signifié de connotation qui place la femme, par « métaphore », au sein d’un conditionnel de rêve —je voudrais— puisqu’il s’agit d’inventer une parole étroitement associée à un renouveau humaniste.

Je voudrais que la femme apprenne à naître, à manger, et à boire, à regarder le jour et à porter la nuit...
La dimension poétique du passage, en constituant une place à l’intime, n’amène pas seulement à faire entendre une parole de femme réfractaire à l’universalisation des savoirs, mais à faire vibrer dans toute sa plénitude le féminin dont il s’agit plus fondamentalement de reconnaître la fonction éthique et sociale.

Cette prise de conscience d’une identité féminine revendique en effet la recherche d’un nouveau sens, qui prend les dimensions d’une « urgence extraordinaire » : « Inventer, est-ce possible ? » Avec poésie et sensibilité, Annie Leclerc s’attache donc à exprimer les nuances multiples de l’identité féminine par un discours qui passe fréquemment par la rencontre de la femme avec sa propre intimité qui est aussi sa plus intime altérité : apprendre à se regarder autrement.

Si la parole des femmes peut rendre le monde plus lisible, c’est en se constituant comme l’indicible point d’intersection où se nouent en elle le moi le plus intime (l’intimité d’une femme, sa propre intimité) et les exigences les plus universalistes : à la fois journal intime et journal extime, réquisitoire et plaidoyer, écriture profonde et spontanée, à l’écoute de la plus secrète intériorité mais aussi des bruits du monde.

En fait, la dimension poétique que nous notions, en constituant une place à l’intime, ne consiste pas seulement à faire entendre une parole de femme réfractaire à l’universalisation des savoirs, mais à faire vibrer dans toute sa plénitude le féminin dont il s’agit de reconnaître la fonction éthique et sociale (voir plus haut : Le « care »comme éthique féministe) dans la quête du sens comme en témoigne cet autre passage de l’essai d’Annie Leclerc :

Un jour peut-être, ce sera la Fête.
Nous serons ensemble et confondus. Les taquineries, les caresses et les rires feront la ronde des vieillards aux enfants, des enfants aux adultes, des filles aux garçons, et de tous à tous. Les bouches fraîches baiseront les joues fanées. Les bras rhumatisants et lourds entoureront les vigoureuses épaules.
Et nous partagerons les fruits, le lait de nos labeurs.

B/ Un hymne à la vie


P

our Annie Leclerc, ce dont les femmes ont été intimement le plus privées, c’est de la vie elle-même : la vie n’est pas constituée de réponses toutes faites, simplificatrices et dogmatiques, elle est le fruit d’un cogito herméneutique qui amène conséquemment à se chercher et à essayer de se comprendre dans l’acte d’écriture. Il n’est que de songer à cet autre extrait de Parole de femme, dans lequel l’auteure affirme :

« Que je dise d’abord, d’où je tiens ce que je dis.
Je le tiens de moi, femme, et de mon ventre de femme. Car c’est bien dans mon ventre que cela débuta, par de petits signes légers, à peine audibles lorsque je fus enceinte. Et je me suis mis à l’écoute de cette voix timide qui poussait, heureuse, émerveillée, en moi. Et j’entendis une parole extraordinaire […] »

Si la parole est ainsi au centre de la théorie féministe, c’est qu’elle est l’expression du corps, « à la fois comme lieu d’une parole renouvelée et comme métaphore à la venue à l’écriture au féminin […]. [L]’écriture féminine se veut création, exhortation à la création, traversée de la chape de plomb du discours dominant, de la culture aux mains des hommes, et invention de langage, exploration d’un style autre, d’une autre voi(e)x ». Ces très riches remarques de Patricia Godi-Tkatchouk montrent bien que pour les femmes, la parole est comme une naissance à soi-même, une façon d’apprendre à vivre. 

Paradoxalement, la survalorisation des flux de paroles comme fin en soi, qui imprègne la culture masculine dominante, a dépersonnalisé les rapports humains. Comme nous le comprenons, l’un des dangers est que l’échange ne se fasse plus par le langage, par la parole, mais par la force et l’arbitraire qui s’attribuent par le moyen des mots, un statut de fin. Dans un autre passage de Parole de femme, Annie Leclerc évoque « l’harmonie de nos rimes », c’est-à-dire la « pure expression du besoin de s’exprimer, de rompre le silence,  de franchir des barrières de langage,  levées des censures sur le corps, donc des jouissances et ses douleurs, le désir […], l’accouchement ; le rapport à la  mère ; à la nourriture ; l’enfermement  et le désir paniqué de sorties et d’envol, rêves de naissances et de traversées »⁹

L’extrait étudié est caractéristique de cette quête poétique et symbolique : questionner le mystère infini de la vie, voilà le sens de la parole pour Annie Leclerc. Le registre émotionnel et intimiste sur lequel se clôt le passage, presque écrit sur une veine confessionnelle, peut donc se lire comme une invitation jubilatoire faite à la femme d’assumer sa propre sensibilité, mais également sa « féminité » : « porter la nuit » comme une femme « porte un enfant », n’est-ce pas servir la cause même de la vie ? N’est-ce pas s’affirmer comme sujet ? Cette dernière image qui est comme une revendication de sa féminité par la femme, emmène le lecteur dans un voyage au cœur des mots, où la parole fait vivre la liberté d’imaginer et de créer, où la voix s’exprime dans un jeu d’ombres et de lumière (« regarder le jour… porter la nuit… »). Images profondément lyriques et poétiques assez improbables…

Annie Leclerc est d’ailleurs consciente de l’immensité de la tâche qui exige de ne pas enfermer la femme dans un concept clos. La fin du texte résonne en effet comme un appel. La véritable culture est celle de la nature et de la vie mêmes, où les mots n’ont pas « l’air de se faire la guerre ». Apprendre « à naître, à manger, et à boire, à regarder le jour et à porter la nuit », c’est pour la femme renaître au monde dans l’acte de la communion du monde, qui est aussi une « connaissance du monde » : il faut apprendre « à naître », tant il est vrai que toute connaissance est une nouvelle naissance. Naître à soi-même par l’écriture, pour mieux être à soi-même, n’est-ce pas là le message du texte ? Le féminisme d’Annie Leclerc se conjugue ainsi avec un humanisme à réinventer.

CONCLUSION


Les

propos d’Annie Leclerc dans ce passage de Parole de femme se situent sur deux registres : celui de la revendication militante et féministe ; et celui du sensible, de l’intime, du lyrisme personnel. Son inspiration, qui puise aux sources du corps et de l’expérience féminine, explore ainsi les paramètres d’une écriture-femme, pleinement assumée, qui caresse l’énigme d’un moi féminin, intégré à une nouvelle manière de penser, invalidée du référent masculin. Cette écriture s’impose ainsi comme une véritable stratégie de libération, qui s’apparente à une revendication identitaire : écrire, c’est existerS’assimiler à la culture des hommes, c’est précisément ne pas prendre la parole. L’attachement d’Annie Leclerc à une « parole de femme » est donc comme la célébration d’une nouvelle naissance amenant la femme à naître à elle-même.

Mais le rôle de cette parole de femme est aussi de témoigner de l’invisible, de celles qui « se taisent » tandis « que certains parlent ». À cet égard, le texte n’est-il pas aussi une réponse à un monde qui ne sait plus communiquer, et dont les bruits incessants ne sont que d’inutiles paroles ? Ainsi, le féminisme doit-il être conçu non comme une revendication catégorielle, mais comme un bouleversement des valeurs qui gouvernent la société : « inventer, est-ce possible » ? À n’en pas douter, inventer la femme consiste à réinventer l’homme en construisant un monde plus équitable, apte à promouvoir des changements significatifs et à repenser les enjeux du pouvoir. En ce sens le féminisme est posé comme une condition essentielle d’un nouvel humanisme, c’est-à-dire d’une nouvelle idée de l’homme et de la femme

Copyright © mars 2016, Bruno Rigolt. Dernière révision du texte : lundi 28 mars 2016 17:21

Licence Creative Commons

Netiquette : comme pour l’ensemble des textes publiés dans l’Espace Pédagogique Contributif, cet article est protégé par copyright. Ils est mis à disposition des internautes selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 2.0 France. La diffusion publique est autorisée sous réserve de mentionner le nom de l’auteur ainsi que la référence complète de l’article cité (URL de la page).

Annie Leclerc_1

NOTES

1. Anna Rita Iezzi, La Pensée en narrations : différence sexuelle et poétique de la relation chez Nancy Huston, Thèse de doctorat sous la direction de Nadia Setti, Université de Paris 8—Vincennes-Saint-Denis (Centre d’Études féminines et d’Études de genre), page 149.
2.  Aline Mura-Brunel, « Le pouvoir infini de l’infime », in : Stella Harvey and Kate Ince, Duras, Femme du Siècle: papers from the first international conference of the Société Marguerite Duras, held at the Institut français, London, 5-6 February 1999, page 49.
3. Cf. ces très intéressants propos d’Ida Dominijanni : « Grâce à l’expérience féminine, nous savons en effet que l’oppression dont les femmes souffrent dépend moins des conditions matérielles et juridiques de leur existence sociale que de leur position dans l’ordre symbolique qui nous traite comme un objet et non un sujet du désir et du langage. Une femme n’est pas libre quand elle ne peut pas se penser et se dire libre ; et elle ne peut pas se penser et se dire libre tant que sa mesure reste la mesure phallocentrique de l’autre […] ».
Ida Dominijanni, « Politique du symbolique et liberté des femmes » In : Christiane Veauvy, Les Femmes dans l’espace public. Itinéraires français et italiens, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Paris/Le fil d’Ariane (Université -Paris 8, Saint-Denis), 2004. Page 198.
4. Delphine Naudier, « L’écriture-femme, une innovation esthétique emblématique », Sociétés contemporaines, 2001/4, n° 44, pp. 57-73.
5. Béatrice Slama,  « De la « littérature féminine » à « l’écrire-femme » : différence et institution », Littérature, année 1981, volume 44, n°4  pp. 51-71.
6. Marie Garrau, Alice le Goff, Care, justice et dépendance : Introduction aux théories du care, « Philosophies », PUF Paris 2015. Pour accéder à la citation, cliquez ici.
7. Stéphanie Traver, Création au féminin, Montréal 1998.
8. Patricia Godi-Tkatchouk, Voi(es)x de l’Autre : Poète femmes XIXe-XXIe siècles, Actes du colloque Littératures, Université de Clermont-Ferrand/Presses Universitaires Blaise Pascal, 2010. Page 21.
9. Françoise van Rossum-Guyon, Le Cœur critique : Butor, Simon, Kristeva, Cixous, Amsterdam, Éditions Rodopi 1997, page 158.

→ Voir aussi : Jean-Noël Jeanneney, Grégoire Kauffmann (sous la direction de), « Annie Leclerc, Parole de femme » in :  Les Rebelles, Une anthologie, ParisLe Monde/CNRS Éditions, 2014.