Paroles menottées : Écriture et engagement

Angélique M. présente… South West Africa de Ruth First

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« Cette répétition de tâche inutiles et la longue solitude me rendirent prisonnière de la routine… »

Je ne pouvais m’organiser grand-chose comme corvées quotidiennes, et, j’avais beau les tirer en longueur, elles se terminaient bien trop vite. De nouveau, je n’avais rien à faire. J’avais beau retaper mon lit plusieurs fois par jour, plier et replier mes vêtements, remplir ma valise et puis la vider, épousseter et astiquer tout autour de moi, frotter les murs avec un mouchoir en papier. Je me limais soigneusement les ongles. J’épilais les sourcils, puis mes jambes, ruth-first1.1289727129.JPGun poil à la fois, avec mes pincettes. Je me mis à défaire les coutures de ma taie d’oreiller, de la serviette, l’ourlet de ma robe de chambre. Avec mon aiguille clandestine et du fil, je refaisais les coutures, rien que pour les redéfaire et les recoudre. Cette répétition de tâches inutiles et la longue solitude me rendirent prisonnière de la routine. J’en devins obsédée, y cherchant constamment des signes. J’écoutais le bruit des pneus sur le gravier sous ma fenêtre, j’essayais de deviner la marque de la voiture, puis grimpais à mon poste d’observation rien que pour m’attribuer des mauvais points si je me trompais. Je pariais contre moi-même.»

Ruth First, 117 days, 1965. Traduit de l’anglais par Mavis Guinard. Texte cité dans Écrivains en prison (p. 62-65), Labor & Fides, 1997.

Militante anti apartheid et africaniste, Ruth First (1925-1982) est devenue journaliste en 1947, après des études à l’Université du Witwatersrand en Afrique du Sud. Très tôt, son engagement contre le régime de Pretoria lui valut d’être condamnée à cent dix-sept jours de prison en 1963 (d’où le titre du livre), puis assignée à résidence pendant cinq ans et enfin exilée. Elle est morte assassinée au Mozambique, le 17 août 1982, par l’explosion d’une lettre piégée qui lui avait été envoyée par les services secrets sud-africains. Dans 117 jours, elle décrit les violences gratuites, les nombreuses privations, la torture exercées par le pouvoir sud-africain. Cet arbitraire est très bien exprimé dans ce passage, bouleversant à plus d’un titre : Ruth y parle de son emprisonnement dans ce qu’il a de plus douloureux : de fait, la détention c’est d’abord le silence. Ce sont des jours et des jours interminables d’isolement et de solitude. Ce passage montre ainsi l’installation progressive de la routine, de l’ennui à en mourir : plus rien à faire, séparation complète avec les personnes chères, coupure radicale avec le monde.
La vie de tous les jours devient un mécanisme effroyable de conditionnement : on pense toujours de la même manière, on oublie son ancienne identité pour se conformer à un autre univers : celui de l’incarcération. Comme on le voit, être enfermé c’est aussi perdre la notion du temps, de la vie, de la société. La seule façon d’échapper à cet enfer du désœuvrement est d’accomplir chaque jour quelque chose : même le geste inutile devient une façon d’oublier le traitement impersonnel, le nivellement, l’homogénéisation ; c’est presque une manière de dire : « J’existe ». À la fin du passage, Ruth décrit comment elle en est venue à s’inventer un double : « J’essayais de deviner la marque de la voiture, puis grimpais à mon poste d’observation rien que pour m’attribuer des mauvais points si je me trompais. Je pariais contre moi-même. » Anecdote poignante puisque, dans la solitude, la prisonnière s’invente son propre double, comme pour oublier cette vie quotidienne marquée par l’isolement, la solitude, et la dégradation de soi…
Angélique M. Classe de Seconde 7, Lycée en Forêt (Montargis, France, mars 2010)
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Texte extrait de l’anthologie Écrivains en prison (Labor & Fides, 1997). Pour lire l’intégralité du texte, cliquez ici. Pour accéder aux parties librement consultables de l’ouvrage sur Google-livres, cliquez ici. Vous pouvez aussi feuilleter cet ouvrage, rempli de documents, de photographies permettant de mieux comprendre l’ininéraire de Ruth First.