ANALYSE D’IMAGE
Albrecht Dürer
« Saint Jérôme dans sa cellule »
(1514)
Introduction
Très représentatif des ambitions artistiques et spirituelles de l’Humanisme, le Saint Jérôme de Dürer (1471-1528) est l’une des œuvres les plus populaires de l’iconographie religieuse. Datée de 1514, cette gravure sur cuivre est en effet d’une grande force, tant au niveau de l’esthétique que de la pensée qui s’en dégagent. À la différence d’autres travaux dans lesquels le maître de Nuremberg a représenté Jérôme en pénitent (voir annexe 1), c’est au contraire sous les traits du contemplatif et de l’érudit qu’apparaît ici le saint.
Cette gravure célèbre s’inscrit donc dans ce qu’on appellera sous la Renaissance la dignitas hominis, c’est-à-dire la recherche d’une vie spirituelle permettant d’accéder à l’unité profonde de l’être par la réflexion tournée vers la constitution d’un savoir, et la quête idéale du divin. Après avoir analysé les grandes thématiques ainsi que les principes de construction de cette gravure, nous chercherons à montrer que l’impression de paix rayonnante et de sérénité qui s’en dégage s’inscrit dans un parcours allégorique qui révèle progressivement l’homme à lui-même.
« Jérôme à la maison »…
Dans un ouvrage consacré au peintre et graveur allemand, le critique d’art Maximilien Gauthier |1| rappelle un détail intéressant : une note manuscrite de Dürer préciserait simplement « Jérôme à la maison » pour désigner la célèbre gravure. Cette expression, si intime et presque familière a de quoi surprendre tant elle semble à l’opposé de la scolastique conventionnelle : elle est pourtant très illustrative, comme nous le verrons plus loin, du nouvel ordre de vie et de valeurs qui caractérise l’esprit humaniste.
De fait, point de représentation édifiante ou excessive de la sainteté dans cette gravure. C’est au contraire un Saint Jérôme pleinement humain, absorbé dans la joie simple d’une fervente traduction de la Bible, qui est montré. Comme le précise Erwin Panofsky, “le saint est au travail dans le fond de la pièce, ce qui, en soi, crée une impression de retrait et de paix. Son pupitre est placé sur une grande table, où ne sont posés qu’un encrier et un crucifix. Absorbé dans son travail, il jouit d’une bienheureuse solitude, avec ses pensées, ses animaux —et avec son Dieu” |2|.
Cet extrême raffinement dans la simplicité, à l’opposé des dogmes scolastiques, fait davantage apparaître Jérôme comme un compagnon au milieu de ses coussins, de ses objets et meubles familiers. On aperçoit même une paire de pantoufles (en désordre !) sous le banc adossé au mur. Alors que l’histoire fait état d’un homme solitaire qui battait sa coulpe en mortifiant ses chairs avec une pierre, c’est ici sous les traits de l’ermite en train d’étudier que Dürer représente l’antique traducteur de la Bible.
L’humanisme comme religion de l’esprit
Cette “indifférence vis-à-vis des formules dogmatiques où l’on tente d’enfermer les rapports entre le Dieu d’amour et les hommes” |3| constitue en soi une véritable révolution spirituelle et pédagogique. De fait, sous le Saint Jérôme de Dürer peut se lire en palimpseste la simplicité de vie des premiers apôtres et un retour aux sources du christianisme, c’est-à-dire à une religion intérieure, hostile à la scolastique, et qui dépasse les apparences ; religion “envisagée non comme objet d’un savoir théorique ou spéculatif, mais comme apprentissage à effectuer, formation à embrasser, sagesse à approfondir” |4|.
Comme nous le suggérions précédemment, ce changement de perspective est très représentatif de l’esprit humaniste. Notez combien toute cette scène respire la quiétude, la vie contemplative ainsi que l’érudition. J’emprunte à Bartolomé Bennassar et Jean Jacquart ces remarques éclairantes : “La religion des humanistes est, à la limite, […] un déisme assez vague, libéré des formes ecclésiastiques. Religion intellectualisée à l’extrême, religion d’érudits, d’hommes de cabinet, dotés d’une vaste culture” |5|. De fait, Saint Jérôme apparaît sur la gravure comme un être tout d’intelligence et de réflexion.
L’esthétique de la scène participe également de cette symbolique : paisiblement allongé sur le sol à côté d’un petit chien profondément endormi, le lion imposant de l’avant plan, vigilant et protecteur (il ne dort que d’un œil), est une allusion directe à la Légende dorée [Somme de récits de vies de saints publiée au Moyen Âge] selon laquelle Jérôme aurait eu pour ami un lion à qui il avait retiré une épine de la patte |6|. Plus encore que la puissance et la majesté, le félin représente ici la sagesse. Comme le note Françoise Rücklin, “la cohabitation paisible du lion avec le chien et le Saint, qui évoque l’harmonie détruite par le péché […] manifeste les effets concrets d’une vie sainte” |7| en adhésion avec des valeurs pouvant aider l’homme à promouvoir son humanité.
Les quatre livres posés sur le banc et l’appui de la fenêtre, s’ils évoquent implicitement la traduction des Évangiles et le travail sur la Vulgate entrepris par Saint Jérôme, rappellent fondamentalement le rôle des humanistes pendant la Renaissance qui permirent, grâce à l’invention de l’imprimerie vers 1450 par Gutenberg et son expansion dès le début du seizième siècle, la diffusion d’idées nouvelles, changeant grandement le rapport au savoir, et marquant ainsi une rupture très nette avec la pensée médiévale.
Quant aux quelques documents —lettres, épîtres ou parchemins— fixés sur le mur du fond de la pièce, s’ils évoquent avec l’anachronique chapeau de cardinal l’aspect intellectuel et spirituel de la vie de ce Père de l’Église, ils n’en constituent pas moins, avec les nombreux objets d’usage posés sur les étagères —carafes, bougeoir, etc.— une parfaite simplicité de vie, à tel point qu’on pourrait presque parler d’une laïcisation du thème religieux. Ainsi la sainteté de Jérôme trouve-t-elle à s’épanouir dans la vie quotidienne, dans la simplicité domestique et le monde des objets proches de l’esprit simple et humble du peuple. Cette conception beaucoup plus familière et intimiste du divin est d’ailleurs l’un des traits essentiels de l’humanisme qui, en vulgarisant le sacré, le place au niveau de la condition humaine.
La calebasse ou l’enracinement du profane dans le monde sacré
Un détail mérite ici toute notre attention : “À la gauche du Saint, suspendue à la poutre qui est au-dessus du seuil de la pièce et soutient le plafond […], une grande calebasse entourée de vrilles et d’une belle feuille à ‘gauche’ alors que sa ‘droite’ montre un pédoncule desséché de fleur. Elle ressemble à celles qui ornent les demeures paysannes” |8|. Cette glorification d’un objet aussi simple et populaire que la calebasse prend ici une portée morale dans la mesure où elle s’inscrit dans une conception presque panthéiste du monde : on a l’impression que la nature, règnant autant que le monde spirituel, est proprement humanisée.
Document 1 Les symboles de la calebasse « Ce végétal tout à la fois insiste sur la vertu du Saint, et, en tant que plante simplement annuelle aux fleurs fort éphémères de surcroît, sur la brièveté de la vie, de ses joies, de la jeunesse, en même temps qu’il met l’accent sur le caractère factice, voire franchement trompeur et toujours transitoire des choses, même les plus belles. » (*) Françoise Rücklin, La Condition humaine d’après Dürer. Essai d’interprétation symbolique des ‘Meistertiche’, tome 1. Thesis Verlag, Zurich 1995. Chapitre III, page 164. |
Cet enracinement du profane dans le monde sacré a deux conséquences : en premier lieu, comme nous l’avons suggéré, ce portrait de Saint Jérôme semble s’affranchir du personnage sacré. L’intérêt porté à l’homme plus qu’au saint accentue non seulement l’impression d’intimité et d’authenticité qui se dégage de la scène, mais il opère grâce aux lignes de force un constant va-et-vient du concret au spirituel, des objets les plus innocents au sens caché des choses. On repère en outre dans cette double démarche, à la fois matérialiste et mystique, une dynamique qui, empruntant ses moyens d’expression au rythme des saisons et aux cycles de la nature, est profondément révélatrice d’une spiritualité et d’une quête métaphysique autant que d’une fusion de la pensée et de l’objet, très caractéristiques de l’humanisme philosophique.
Le monde comme principe d’harmonie
Comme nous le comprenons, le Saint Jérôme de Dürer obéit à une rigoureuse construction qui n’est pas le fruit du hasard, mais qui tend au contraire à l’idée que le monde est une harmonie mathématisable. Ainsi l’a fait remarquer Jean-Eugène Bersier, “une création de forme, d’objets, de leurs combinaisons à première vue inutiles devient une explication nécessaire donnant aux phénomènes de structure parfaite, selon une logique irréelle, les preuves de l’intelligence sublimée, en dehors de l’homme, au-dessus de lui. Une sorte de mystique de la science suggère ces théories de formes dont le graphisme joue dans l’espace autour du nombre d’or.” |9| auquel on attribue une vertu magique, presque surnaturelle.
Cette perception plus aiguë du visible stimule bien évidemment la primauté anthropomorphique du décor : de là l’importance d’éléments qu’on aurait jugé accessoires ou simplement décoratifs dans la peinture médiévale (la calebasse, les livres, la grande fenêtre, le lion, etc.), mais qui sont ici prépondérants dans la mesure où ils ont pour vocation de mettre en pleine lumière la personne humaine, en tant que centre de l’univers (comparez par exemple cette gravure avec le tableau d’Antonello da Messina, « Saint Jérôme dans son étude » : annexe 2). Cette position philosophique, qui remplace le théocentrisme médiéval, a pour conséquence de réinventer le rapport de l’homme avec son environnement : de fait, le vrai sujet de la gravure ne serait pas Saint Jérôme, mais Saint Jérôme en tant qu’homme universel, qui pense le tout et qui a pour vocation de fédérer le monde.
Inspiré des pythagoriciens, d’Euclide et de ses postulats, l’art des humanistes trouve donc son fondement dans un principe d’harmonie qui vise à mathématiser le décor en intégrant la notion de perspective, issue de la pratique architecturale : n’oublions pas que Dürer a été l’auteur d’une Instruction sur la manière de mesurer à l’aide du compas et de l’équerre ! Dans la figure ci-dessous, on peut voir en effet combien la mathématique et l’art semblent se rencontrer dans l’exigence de la forme et de l’esthétique.
Ainsi, les lignes de force qui travaillent et dynamisent l’espace figuratif de la gravure en structurent également la signification symbolique. On pourrait à cet égard noter la forme ovoïde centrale suggérée par la construction séquentielle de l’image qui, organisant le parcours du regard en fonction d’un ordre imposé par la projection perspective, progresse jusqu’à la sphère parfaite : l’auréole éclatante de Saint Jérôme correspondant au signe de l’homme purifié, détenteur du Verbe primordial.
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Comme on le voit très bien, l’homme humaniste apparaît presque comme un « second dieu, dieu des bêtes qu’il domine, des plantes qu’il cultive, du cosmos qu’il administre : on retrouve le secret d’une antique alliance » |10| qui met en présence l’esprit avec la matière, le sensible avec l’intelligible. Ainsi qu’on l’aperçoit sur l’image, les lignes de fuite mettent bien en évidence la relation circulaire entre Saint Jérôme et l’ensemble des éléments qui structurent la gravure : à travers cette mystérieuse alchimie s’établit une constante réciprocité d’action qui est au cœur même de la doctrine humaniste, qu’on pourrait définir comme un idéal de pouvoir et de savoir, et comme un effort à la fois individuel et social pour mettre en valeur l’Homme et sa dignité, et fonder sur son étude un « art de vivre par où l’être humain se rend éternel » |11|.
Document 2 Dürer et le principe mathématique ________________________ Erwin Panofsky (*) « La construction de l’espace pictural, impeccablement correcte d’un point de vue mathématique, se caractérise, premièrement, par l’extrême brièveté de la distance vue en perspective qui, si la pièce était dessinée en grandeur réelle, ne serait que de 1,25 mètre environ ; deuxièmement, par la faible hauteur de l’horizon, déterminé par le niveau de l’œil du saint assis ; troisièmement, par la position excentrée du point de fuite, lequel est à peu près à 6 millimètres de la marge droite. La faible distance, ajoutée à l’abaissement de l’horizon, contribue à renforcer le sentiment d’intimité. Le spectateur se trouve placé tout près du seuil de la cellule, sur l’une des marches qui y conduisent. Sans être remarqués par le saint et sans empiéter sur son domaine, nous partageons cependant l’espace où il vit, avec l’impression d’être plus des familiers invisibles que des observateurs lointains. Par ailleurs, l’excentration du point de fuite empêche la cellule de ressembler à une boîte exiguë, car le mur nord n’est pas visible ; elle accorde une importance plus grande au jeu de la lumière dans les embrasures des fenêtres ; enfin, elle donne la sensation de pénétrer à l’improviste chez quelqu’un plutôt que de se trouver face à un décor artificiel. Tout, pourtant, dans cette pièce modeste, est assujetti à un principe mathématique. L’impression apparemment indéfinissable d’ordre et de sécurité, qui est l’essence même du Saint Jérôme de Dürer, peut s’expliquer, du moins en partie, par le fait que les objets distribués dans la pièce occupent des positions aussi fermement déterminées que s’ils étaient fixés aux murs. Ils sont placés soit parallèlement à ces murs, comme la table de saint Jérôme, les livres, les animaux et la tête de mort ; soit en projection orthogonale, comme le cartellino, qui porte la date et le monogramme de l’artiste ; soit encore à des angles précis de quarante-cinq degrés, comme le banc à la gauche du saint. » (*) Erwin Panofsky, La Vie et l’art d’Albrecht Dürer, éd. Hazan, Paris 2004. Page 242. |
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Approfondissons désormais le message symbolique que Dürer a voulu délivrer dans cette gravure. Comme nous l’avons suggéré précédemment, entre le monde des apparences sensibles et le monde métaphysique existe pour les Humanistes une unité profonde : la vocation de l’homme étant par la connaissance, de passer des apparences sensibles à l’univers des idées et de l’esprit. Dürer élabore ainsi une savante composition dont il faut déchiffrer plus profondément le sens allégorique.
Une rhétorique des vanités
Intéressons-nous d’abord au fameux crâne placé à gauche sur l’appui de la fenêtre. Le symbolisme de la tête de mort qui se développera dès la fin du Moyen Âge n’évoque pas seulement un certain goût pour le macabre —qui constituera d’ailleurs un trait caractéristique de l’esthétique baroque— mais il contient en germe une signification allégorique et didactique au même titre que le temps qui s‘écoule lentement du sablier. Axée sur le sentiment du néant, cette fascination pour la mort amène à une réflexion sur le thème de la chute, la fragilité de la vie et le tragique de la condition humaine.
Ainsi le crâne devient-il un instrument moralisant, au même titre que le crucifix, renforçant à travers l’isotopie de la mort, la réflexion sur les fins dernières. À ce titre, Françoise Rücklin propose l’interprétation suivante : “Le crâne, la calebasse et le sablier forment […] le triple ‘memento mori’ [souviens-toi que tu es mortel] de cette estampe, et l’on peut remarquer que non seulement le Saint est installé pratiquement au centre de l’espace qu’ils délimitent, mais qu’ils sont situés aux divers extrêmes visibles de la cellule, afin, sans doute de bien manifester que rien, sur terre, n’échappe à l’emprise de la mort” |12|.
Le crâne s’inscrit en effet dans une rhétorique des vanités dont le dessein est bien d’interpeller directement le spectateur en mettant “l’accent sur le caractère éminemment transitoire de la matière et de tout ce qui est humain |13|. Ainsi les jeux de lumière qui proviennent de la grande verrière opaque sont-ils comme une allégorie de la mort, partagée entre le piège des apparences (le crâne, le visible, la beauté éphémère de la calebasse) et la lumière de la foi (l’invisible). Françoise Rücklin fait à ce titre remarquer qu’on peut “observer dans la construction de la gravure une gradation très nette : vanité des honneurs (le chapeau de cardinal), vanité de la beauté (la calebasse), vanité de la vie elle-même et de tout ce qui est matériel, que ce soit animé ou inanimé (le crâne)” |14|.
Il n’est guère étonnant que les vitres soient en “culs-de-bouteille” : si elles laissent pénétrer la lumière du soleil de midi, elles masquent emblématiquement la vanité du monde extérieur fait d’apparence, d’illusion et d’éphémère. N’oublions pas que Saint Jérôme passa une grande partie de sa vie à méditer dans le désert de Syrie. Ainsi la lumière qui pénètre dans le cabinet de travail est-elle à mettre en parallèle avec la lumière spirituelle qui se dégage de l’auréole, véritable centre lumineux du tableau. À la vanité succède la vérité, à l’apparence extérieure, le monde intérieur spirituel, apte à transfigurer le réel.
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Pour compléter ces remarques, il faut nous intéresser à la relation symbolique qui s’établit entre trois des éléments les plus fortement éclairés de la gravure, et qui en constituent toute la force : le lion, le crâne et Saint Jérôme. Comme on le voit dans la figure ci-dessous qui en modifie la tonalité et les contrastes, ce n’est pas un hasard si ces trois éléments font symboliquement apparaître trois formes de l’âme :
1. Le lion, qui symbolise les sens, exprime une des dimensions essentielles de l’âme primitive, animale : il est le signe de la terre, et la force qui met le monde en mouvement.
2. Le motif mortuaire du crâne quant à lui évoque l’âme mortelle de l’homme mais aussi son libre-arbitre : libre, il peut choisir entre le bien et le mal. Créateur et destructeur à la fois, le crâne apparaît ainsi comme la projection de nos désirs, de nos vanités et de nos représentations. Du fait de son emplacement sur l’appui de la fenêtre, il rappelle aussi par l’immortalité de la pierre, que l’âme prolonge la destinée mortelle.
3. Enfin Saint Jérôme apparaît dans sa mandorle|15| comme s’il travaillait au « Grand Œuvre », permettant d’atteindre la connaissance suprême et l’union avec Dieu. Notez combien la parfaite auréole de lumière épiphanique nimbe le visage courbé sur la table de travail et fait symboliquement écho aux rayons du soleil. Vous aurez aussi remarqué que, placé à égale distance de Saint Jérôme et du crâne, le crucifix est comme une invitation à dépasser la vanité du savoir et des honneurs : ce n’est pas par son statut de cardinal que Jérôme s’élève à la sainteté mais en menant une vie ascétique dans la bienveillance, la modération et l’humilité : en témoigne la barbe, symbole de puissance alliée à la sagesse.
Cette omniprésence du signe, qui n’est pas sans évoquer parfois certains symboles alchimiques, fait donc apparaître le surnaturel dans le quotidien, et révèle une véritable dialectique de l’apparence et de l’essence, du visible et de l’invisible. Ainsi la rayonnante clarté provenant de la fenêtre paraît participer à l’essence même d’une allégorie qui pourrait être celle du passage de l’homme médiéval fermé sur lui-même à la réalité de l’homme humaniste, c’est-à-dire érudit, créateur, poète, ouvert sur le monde pour mieux le repenser dans un esprit de tolérance.
Conclusion
Au terme de ce travail, il convient de rappeler que le Saint Jérôme de Dürer se présente comme une philosophia, c’est-à-dire un mode de vie et de pensée fondé sur des principes immanents mettant en jeu la sagesse humaine et l’appétit de savoir qui président à l’esprit humaniste : idéal de raison, de mesure et d’humanité.
Comme nous l’avons compris, l’humanisme, en mettant en valeur une conception sobre et équilibrée de la vie humaine, place au centre de ses préoccupations l’humanité même de l’homme et son aptitude à chercher dans la raison, comme disait si bien Montaigne, de quoi s’occuper « à méditer et à manier sa vie »…
© Bruno Rigolt, novembre 2012
Lycée en Forêt (Montargis, France) / Espace Pédagogique Contributif
NOTES
1. Maximilien Gauthier, Albert Dürer, éd. Nilsson, Paris 1924, page 104.
2. Erwin Panofsky, La Vie et l’art d’Albrecht Dürer, éd. Hazan, Paris 2004, page 242.
3. Bartolomé Bennassar, Jean Jacquart, Le Seizième siècle, Armand Colin, quatrième édition, Paris 2002, page 72.
4. Olivier Millet, in Jean Calvin, Institution de la religion chrétienne (1541), édition critique par Olivier Millet, Librairie Droz, Genève 2008 page 19.
5. Bartolomé Bennassar, Jean Jacquart, Le Seizième siècle, op. cit. page 72.
6. « Un jour, comme le soir approchait, Jérôme s’était assis avec ses frères pour entendre la sainte leçon. Un lion qui boitait entra soudain dans le monastère, et Jérôme vit au-devant de lui, comme pour un hôte, et le lion montra son pied blessé, et le saint soigna l’animal et il le guérit, et il fut confié au lion un emploi, celui de mener au pâturage et d’y garder et d’en ramener un âne qui servait à rapporter du bois de la forêt […] », in Bulletin du Comité historique des monuments écrits de l’histoire de France, page 94.
7. Françoise Rücklin, La Condition humaine d’après Dürer. Essai d’interprétation symbolique des ‘Meistertiche’, tome 1. Thesis Verlag, Zurich 1995. Chapitre III, page 176-177.
8. Françoise Rücklin, op. cit. page 161.
9. Jean-Eugène Bersier, A. Dürer, le graveur de la mélancolie, éditions Estienne, Paris 1967. Page 74.
10. Pierre Magnard, introduction à l’ouvrage de Marcile Ficin, Les Platonismes à la Renaissance, Librairie philosophique Jean Vrin, Paris 2001, page 7.
11. Louis Philippart, Revue de Synthèse, tome X, 1935. Cité par Bartolomé Bennassar et Jean Jacquart, Le Seizième siècle, op. cit. page 59.
12. Françoise Rücklin, op. cit. page 163.
13. ibid.
14. ibid. pages 164-165.
15. Le terme « mandorle » désigne une « gloire » en forme d’amande (de l’italien mandorla) qui concrétise le rayonnement émanant d’un personnage divin ou céleste (source : Encyclopædia Universalis)
BIBLIOGRAPHIE
-
Bartolomé Bennassar, Jean Jacquart, Le Seizième siècle, Armand Colin, quatrième édition, Paris 2002.
-
Françoise Rücklin, La Condition humaine d’après Dürer. Essai d’interprétation symbolique des ‘Meistertiche’, tome 1. Thesis Verlag, Zurich 1995. Chapitre III, pages 159-177. Cote BSG : 8 VA SUP 7774 (1)
-
Erwin Panofsky, La Vie et l’art d’Albrecht Dürer, éd. Hazan, Paris 2004. Particulièrement les pages 242 à 246.
-
Marcel Brion, Les Peintres en leur temps, Éditions du Félin, Paris 1994. Particulièrement le chapitre 7 (“Les grandes explorations de l’œil et de l’esprit”).
DOCUMENTS ANNEXES
- 1. Albrecht Dürer, « Saint-Jérôme en pénitence »
(burin, circa 1494-1495). Paris (Bibliothèque nationale de France)
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2. Antonello da Messina, « Saint Jérôme dans son étude »
(huile sur panneau, circa 1474-1475). Londres (National Gallery)
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Bonsoir,
J’ai lu, relu, tracé retracé votre si riche analyse sur le saint Jérôme de Dürer.
Le regard que vous portez sur le travail de cet artiste est passionnant car il reconstruit tant la démarche graphique de Dürer que l’explication de sa pensée.
La compréhension de l’oeuvre englobe, grâce à votre décortication la construction du dessin avec ses différents champs, ses lignes de fuite, ses « projecteurs » diffuseurs de lumière on suit la main de Dürer, vous faites comprendre la construction du lavis. Vous nous placez en suspens, dans le mouvement essentiel. Et, de cette architecture vous enrichissez la pensée en l’amenant à découvrir toute la complexité de la pensée humaniste (en abordant différents aspects allégorique, philosophique alchimique), nous sommes dans la tension évidente intellectuelle et la « révélation » du divin de l ‘Homme.Vous montrez l’ humanisme comme force de compréhension du monde, comme une transcendance. Cette œuvre devient une réalité humaine en devenir.
Vous offrez la liberté d’apprendre. Merci
Ceccola VillaLorenz
Merci beaucoup pour cet élogieux commentaire et pour l’intérêt que vous portez à ce site. Très bonne continuation à vous. BR
Bonjour
Une superbe interprétation et explication. L’angle de vue mathématiques du tableau est abilemment traité. De même que votre analyse est complète et structurée bravo !
Merci encore à vous pour votre commentaire et votre visite. BR