Analyse d’image : Caspar David Friedrich : « L’arbre aux corbeaux »… par Lucie B.

Analyse de l’image
 Travail collaboratif

Caspar David Friedrich :

« L’arbre aux corbeaux »

par Lucie B.
(Classe de Seconde 8, promotion 2014-2015)
 
Friedrich_Corbeaux_04

Lucie B. (Seconde 8, promotion 2014-2015) nous propose dans cet article de recherche son analyse du célèbre tableau de Friedrich, « L’arbre aux corbeaux ». Un travail de haute tenue intellectuelle que je vous laisse découvrir…
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Présentation

La crise des valeurs européennes à la fin du dix-huitième siècle donnera naissance au Romantisme, qui est une véritable rupture de civilisation, indissociable d’une transgression de l’institution littéraire, artistique et sociale. Né à la fin du dix-huitième siècle en Angleterre et en Allemagne, avant de se répandre en France au siècle suivant, ce vaste mouvement s’est en effet imposé comme une nouvelle vision de l’homme et du monde. Plus particulièrement, la peinture romantique devient la représentation des sentiments : « Peindre un paysage, c’est en révéler la profondeur spirituelle et subjective »|1|. Témoin « L’Arbre aux corbeaux » (Krähen auf einem Baum) de Caspar David Friedrich (1774-1840), œuvre très caractéristique du romantisme allemand.

Peinte vers 1822 et exposée depuis 1975 au musée du Louvre à Paris|2|, cette huile sur toile (H. : 0,59 m. ; L. : 0,73) représente un paysage sauvage et tourmenté du littoral de la mer Baltique, au Nord-Ouest de l’Allemagne : on aperçoit dans le lointain, sur la gauche du tableau, les célèbres falaises de craie du cap d’Arkona dans  l’île de Rügen, que connaissait particulièrement bien Friedrich. Cet environnement rappelait au peintre plusieurs souvenirs dramatiques, mais nous reviendrons un peu plus loin sur le caractère biographique et réaliste de cette composition.

Les dénotations de l’image

Le chêne, dont les racines plongent dans un tumulus surélevé —une tombe druidique— est le motif principal de la toile dont il occupe le premier plan. Dépourvu de feuilles, cet arbre frappe d’emblée l’observateur par sa « gestuelle » expressionniste : comme autant de corps déformés, ses branches tordues, dépouillées et sinueuses, accentuées par le rendu fin et précis ainsi que par le cadrage très serré de la composition lui confèrent un relief particulier qui semble presque l’isoler dramatiquement du contexte. Peint en effet selon un apparent protocole d’objectivité (plan rapproché, fond assez neutre et vue frontale), l’arbre mort accentue une lecture stéréotypée du paysage que confirment les autres éléments du tableau : on peut à ce titre noter des troncs d’arbres, des branches coupées ainsi que des souches aux formes inquiétantes qui jonchent le sol autour du chêne.

De même, les corbeaux dont il est question dans le titre sont effectivement présents, certains posés sur les branches de l’arbre, d’autres au contraire, en haut à droite du tableau. Ils semblent voler en tous sens, comme s’ils étaient les jouets de la turbulence du vent dans ce paysage hostile. On remarque également, au second plan, une petite colline derrière laquelle de vastes plaines paraissent s’étendre dans le lointain, jusqu’au rivage de la mer Baltique. Plus loin encore, les falaises escarpées de Rügen, associées à l’immensité du ciel matinal semblent les témoins de cette nature sauvage et libre, dont le caractère primitiviste en fait presque l’héritière des origines .

Les connotations de l’image

« La tragédie du paysage » : c’est par cette formule devenue célèbre depuis que le sculpteur David d’Angers qualifiait l’œuvre de Friedrich : « Le seul peintre de paysage qui ait eu jusqu’alors le pouvoir de remuer toutes les facultés de mon âme, celui qui a créé un nouveau genre : la tragédie du paysage ». La peinture de Friedrich  est en effet dominée par des paysages mélancoliques et hivernaux, comme « Matin de Pâques » (1833), mais aussi des endroits hostiles et périlleux (« Le voyageur contemplant une mer de nuages », 1818) ou encore des lieux immenses et déserts, ainsi que l’illustre  « La mer de glace » (1824). Même si cette peinture évoque le matin et l’arrivée du printemps, force est de reconnaître que c’est l’aspect tourmenté du littoral qui sollicite l’imaginaire du peintre : on y ressent la désolation et la solitude autant que l’expression pathétique de la souffrance et d’une certaine démesure.

Regardez l’arbre mort au premier plan : n’est-ce pas la sensibilité romantique, si réfractaire à « l’esprit de système » qui s’élabore ici ? Autrement dit le désorganisé, le chaotique, l’esthétique de la contradiction et de la confusion dans la dramaturgie du paysage. Rappelons en effet combien la sensibilité romantique, si elle exalte la nature à la fois confidente et consolatrice, n’en privilégie pas moins la fascination pour l’informe et le tourmenté. De fait, représenter un arbre mort ne relève pas d’un choix anodin : l’arbre paraît exsangue, comme s’il souffrait de la vieillesse au milieu de ce paysage désolé. Il faut en effet remarquer le caractère quasi anthropomorphique de l’arbre, représentation de l’individu solitaire investi d’une puissance qui le dépasse, et qui semble évoquer dans son agonie, l’angoisse de la mort individuelle et personnelle qui ne cessera de hanter Friedrich tout au long de son existence.

Une existence tourmentée

Friedrich a en effet porté toute sa vie le poids de plusieurs tragédies familiales. Encore enfant, il connut la mort de sa mère, puis celle de ses deux sœurs, et la noyade de son frère dans la mer Baltique. Ces décès l’ont profondément bouleversé, notamment celui de son frère, au point qu’il a éprouvé le besoin de faire de la mer l’élément principal de la majorité Caspar_David_Friedrichde ses œuvres. On comprend aussi l’autre raison pour laquelle Friedrich évoque ce vieil arbre désolé : comme pour exprimer l’extrême solitude qu’il éprouve depuis la perte des êtres chers.

← Caspar David Friedrich, Autoportrait, vers 1818

En opposition au ciel et au lointain, les signes de mort abondent en effet dans le premier plan qui n’est que friche, dessèchement et décomposition. Comme il a été très justement dit, « la mort dans les tableaux de Friedrich n’est pas seulement le contraire de la vie et la négation de celle-ci, mais une image du néant, dont les symboles sinistres et terrifiants s’ouvrent en abîme sur un mystère indicible »|3|.

De fait, la peinture se dédouble en un paysage intérieur comme Friedrich aimait le rappeler lui-même : « Le peintre ne doit pas peindre seulement ce qu’il voit en face de lui, mais aussi ce qu’il voit en lui. S’il ne voit rien en lui, qu’il cesse alors de peindre ce qu’il voit devant lui »|4| : cette affirmation de Friedrich est essentielle car elle résume bien le nouveau rapport à la nature que va inaugurer le Romantisme : on peut parler ici d’une véritable dimension autobiographique du paysage, comme si le peintre se remémorait son vécu, ses souvenirs d’enfance à travers ce paysage balte qu’il connaît d’autant mieux qu’il a grandi à Greifswald, petit village de Poméranie occidentale bordant la mer Baltique.

Souffrance intérieure et révolte

Friedrich semble donc se représenter à travers cet arbre, qui est tout autant l’allégorie d’une profonde souffrance intérieure que l’expression hyperbolisée du moi romantique qui se pose au centre du monde dans une position de révolte et de défi, pour mieux le repenser. On pourrait voir en effet, de par les connotations primitivistes de l’arbre, une sorte de quête spirituelle et un certain côté antisocial du romantique qui se proclame seul existant, en proie au mal du siècle, ce sentiment de malaise et d’inadaptation par rapport aux bouleversements historiques.

Au premier plan, les branches cassées et les débris de bois que l’on aperçoit sont comme la métaphore d’une mort du monde, d’une histoire qui voue inéluctablement les êtres et les choses à la destruction et à la finitude. Le motif paradisiaque de l’arbre est en effet détruit au profit d’une sombre méditation sur l’Histoire, enfiévrée par le souvenir des deuils personnels et la montée du sentiment nationaliste en réaction aux guerres napoléoniennes. Cet arrière-pan politique|5|, qui inspirera à Friedrich un patriotisme radical, est suggéré par l’image du chêne qui plonge ses racines dans la terre dévastée comme pour Friedrich_Corbeaux_a1retrouver les racines de la nation allemande. C’est presque un champ de bataille qui est représenté ici à travers cet arbre qui semble avoir rendu l’âme au milieu de paysages et d’un monde voués à la mort inévitable et aux ténèbres. Le fait de représenter un vieil arbre laisse entendre aussi que ce dernier vivait depuis longtemps, qu’il avait été le témoin d’une histoire et d’un passé idéalisés —la nostalgie du vieux Reich et le retour des aspirations nationalistes au pangermanisme— reliques de la nature sauvage, originaire et primitive. On ne trouve d’ailleurs dans le tableau aucune présence humaine, ce qui accentue cette idée de retour en arrière,  intimement liée à l’expression d’un sentiment mystique.

« Le motif de l’arbre, très présent chez Friedrich, illustre parfaitement la conception du romantisme allemand : en dépit du léché de ses œuvres,  Friedrich rompt avec l’académisme […]. En effet, par analogie, nous sentons dans l’arbre circuler une vie, un processus de croissance et de dégénérescence s’y déroule. De même, l’arbre offre les métamorphoses organisées d’un univers auquel l’homme participe. À travers un réseau d’analogies, l’arbre figure aussi bien l’univers, l’homme que la communauté, le détail de sa structure —racines, tronc, branches, rameaux, feuilles etc.— fournit un ensemble inépuisable de significations symboliques qui permettent de passer de l’homme à la nature, de la nature à l’homme. L’homme comme l’arbre participent à la vie de la nature comme les parties d’un tout, le peintre révèle par ses tableaux le battement lyrique de l’univers. Les tableaux de Friedrich dissolvent les formes objectives dans des images hallucinatoires où se scelle l’alliance entre l’homme et la nature par la médiation de l’arbre. »

Robert Dumas
« La peinture de l’arbre à l’épreuve de la politique allemande »
in Jean Mottet (dir.), L’Arbre dans le paysage, Éditions Champ Vallon, Seyssel 2002, page 29.

Mort et transfiguration

Les propos de Robert Dumas que nous venons de citer sont éclairants : si l’arbre mort apparaît comme le signe d’un chaos originel, une fin, sa mort ramène paradoxalement au commencement : mort et transfiguration ; chaos, division et retour à l’unité originelle. De même, si le motif des corbeaux renforce la symbolique sombre et funeste de la scène, leur présence est néanmoins présage et manifestation spirituelle du passage de la mort à la résurrection. La dimension symbolique est ici évidente : Friedrich aimait à rappeler qu’il voyait Dieu en tout, et on pourrait en effet en appeler à la notion de sacré pour rendre compte de ce paysage  qui « n’est autre que la manifestation d’un moi absolu, exprimant la recherche spirituelle, et le dépassement par l’art de la condition humaine malheureuse et vulgaire »|6|.

Cette peinture contient en effet des touches positives, des lueurs d’espoir d’une vie éternelle, suggérées métaphoriquement par le lever du soleil et le ciel orangé, presque éthéré, de ce début de printemps. Ainsi qu’il a été très justement noté, « oiseaux noirs, feuilles mortes, souches aux formes menaçantes sont signe de mort et d’adversité ; le Friedrich_arbre_corbeaux-cielpaysage lumineux du fond, avec Arkona au loin […] évoque au contraire l’espoir chrétien de la vie éternelle »|7|. Reflet de l’au-delà, le ciel est à cet égard mis en valeur par la majeure partie de l’arrière-plan qu’il occupe dont l’immensité suffit à elle seule à suggérer l’abandon métaphysique de l’homme et l’aspiration à une sorte de pureté originelle, intimement liée à l’expression d’un sentiment mystique inspiré par la nature.

Le spectateur pense donc inexorablement à l’évasion, à l’envol, à la transfiguration. Qu’il nous soit permis d’évoquer ici ces propos signifiants d’Albert Béguin dans L’Âme romantique et le rêve : « Peinture profondément symbolique, où le paysage n’est jamais une unité refermée sur elle-même, mais comme une allusion à d’immenses espaces au-delà de ceux qui sont saisis par le peintre »|8|. Comme nous le comprenons, le romantisme est ainsi caractérisé par le rêve d’élévation, la recherche spirituelle, la quête ascensionniste de l’absolu, inséparable de celle de la mort.

Conclusion

Comme nous avons essayé de le montrer, « L’Arbre aux corbeaux » appelle une lecture allégorique, voire mystique du paysage, qui est d’abord un « paysage de l’âme ». Ainsi que le suggérait Christophe Genin, « cette manière d’exhausser religieusement le paysage lui confère sa dimension abstraite et non narrative »|9|. En tant que « méditation […] mystique sur le sens de la vie et de ses cycles »|10|, le tableau de Friedrich représente ainsi la violence de la nature dans l’idée d’une communion de l’homme avec le « grand tout », qui est un aspect clef du primitivisme romantique. Mais ce qui importe également dans cette peinture, et dans toute l’œuvre de Friedrich d’ailleurs, est l’exaltation de la subjectivité, autrement dit la relation entre le paysage extérieur et le paysage intérieur, le paysage de l’âme de celui qui regarde.

Le romantisme allemand illustré par l’œuvre de Friedrich nous amène en outre à différents questionnements sur la personnalité tourmentée des artistes de cette époque dont les œuvres expriment, à travers la peinture de paysages, la démesure de la passion, la révolte, l’exaltation du sentiment national mais aussi la part du rêve, la profondeur métaphysique et la dimension mystique. À ce titre, la solitude et la vie austère que Friedrich s’est imposé ont fait de lui un être profondément différent et replié sur lui-même. Gabrielle Dufour-Kowalska rapporte ainsi les propos tout à fait éclairants d’un contemporain du peintre : « L’atelier de Friedrich était d’un vide si absolu [qu’on] aurait pu le comparer au cadavre éventré d’un prince mort. Il n’y avait rien d’autre qu’un chevalet, une chaise et une table et, au mur, comme seul ornement pendait une équerre »|11|. Et sans doute cette austérité explique-t-elle selon nous l’importance de la solitude contemplative et introspective dans la peinture de Friedrich. Comme si l’expression de la solitude amenait le peintre à chercher en lui-même le secret de son destin…

© Lucie B. Lycée en Forêt, Classe de Seconde 8 (promotion 2014-2015)
Relecture, remarques complémentaires et coordination des informations : Bruno Rigolt

Notes

1. Voir cette page.
2. Musée du Louvre, Aile Richelieu, 2e étage, salle E. Pierre Rosenberg, dans son Dictionnaire amoureux du Louvre (Paris Plon 2007), raconte l’anecdote suivante : « Entre 1940 et 1945, L’Arbre aux corbeaux était exposé au Folkwang Museum d’Essen. Ses propriétaires, une famille juive qui avait émigré aux États-Unis, le récupérèrent après la guerre. En 1975, à la mort d’un des descendants, le tableau fut mis en vente à la condition expresse qu’il ne retourne plus en Allemagne. Peter Nathan (1925-2001), un marchand et collectionneur zurichois d’origine allemande, l’offrit en priorité au Louvre ». |source|
3. 
Gabrielle Dufour-Kowalska, Caspar David Friedrich : aux sources de l’imaginaire romantique, éd. l’Âge d’Homme, Lausanne (Suisse), 1992, page 75.
4. cité par Charles Sala, Caspar David Friedrich et la peinture romantique, Pierre Terrail, 1993, page 83.
5. cf. ce 
panneau didactique de l’exposition « De l’Allemagne, 1800-1939 : de Friedrich à Beckmann » (Paris, Musée du Louvre, 28 mars-24 juin 2013) : « Autour de 1800, se répand en Allemagne un discours romantique qui ménage au paysage « national » une place centrale, contre le classique paysage historique d’inspiration française ou italienne. Ce phénomène est évidemment renforcé, vers 1813, au moment des guerres de libération contre les armées napoléoniennes. Le terroir se charge alors de connotations patriotiques et le sentiment de la nature d’une dimension idéologique ».
6. Bruno Rigolt,  Analyse d’image : Caspar David Friedrich… « Le voyageur contemplant une mer de nuages ».
7. Voir cette page.
8. Propos cités par Jean Moncelon dans le site qu’il a consacré au peintre.
9. Christophe Genin, Images et esthétique, Publications de la Sorbonne, Paris 2007, page 72.
10. Pierre Rosenberg, Dictionnaire amoureux du Louvre, Paris Plon 2007.
11. Gabrielle Dufour-Kowalska, op. cit. page 10.

Sources utilisées dans cet article :

D’autres analyses d’image de tableaux de Friedrich sont consultables sur ce site :

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Analyse d'image : Caspar David Friedrich : "L'arbre aux corbeaux"… par Lucie B.

Analyse de l’image
 Travail collaboratif

Caspar David Friedrich :

« L’arbre aux corbeaux »

par Lucie B.
(Classe de Seconde 8, promotion 2014-2015)
 
Friedrich_Corbeaux_04

Lucie B. (Seconde 8, promotion 2014-2015) nous propose dans cet article de recherche son analyse du célèbre tableau de Friedrich, « L’arbre aux corbeaux ». Un travail de haute tenue intellectuelle que je vous laisse découvrir…
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Présentation

La crise des valeurs européennes à la fin du dix-huitième siècle donnera naissance au Romantisme, qui est une véritable rupture de civilisation, indissociable d’une transgression de l’institution littéraire, artistique et sociale. Né à la fin du dix-huitième siècle en Angleterre et en Allemagne, avant de se répandre en France au siècle suivant, ce vaste mouvement s’est en effet imposé comme une nouvelle vision de l’homme et du monde. Plus particulièrement, la peinture romantique devient la représentation des sentiments : « Peindre un paysage, c’est en révéler la profondeur spirituelle et subjective »|1|. Témoin « L’Arbre aux corbeaux » (Krähen auf einem Baum) de Caspar David Friedrich (1774-1840), œuvre très caractéristique du romantisme allemand.

Peinte vers 1822 et exposée depuis 1975 au musée du Louvre à Paris|2|, cette huile sur toile (H. : 0,59 m. ; L. : 0,73) représente un paysage sauvage et tourmenté du littoral de la mer Baltique, au Nord-Ouest de l’Allemagne : on aperçoit dans le lointain, sur la gauche du tableau, les célèbres falaises de craie du cap d’Arkona dans  l’île de Rügen, que connaissait particulièrement bien Friedrich. Cet environnement rappelait au peintre plusieurs souvenirs dramatiques, mais nous reviendrons un peu plus loin sur le caractère biographique et réaliste de cette composition.

Les dénotations de l’image

Le chêne, dont les racines plongent dans un tumulus surélevé —une tombe druidique— est le motif principal de la toile dont il occupe le premier plan. Dépourvu de feuilles, cet arbre frappe d’emblée l’observateur par sa « gestuelle » expressionniste : comme autant de corps déformés, ses branches tordues, dépouillées et sinueuses, accentuées par le rendu fin et précis ainsi que par le cadrage très serré de la composition lui confèrent un relief particulier qui semble presque l’isoler dramatiquement du contexte. Peint en effet selon un apparent protocole d’objectivité (plan rapproché, fond assez neutre et vue frontale), l’arbre mort accentue une lecture stéréotypée du paysage que confirment les autres éléments du tableau : on peut à ce titre noter des troncs d’arbres, des branches coupées ainsi que des souches aux formes inquiétantes qui jonchent le sol autour du chêne.

De même, les corbeaux dont il est question dans le titre sont effectivement présents, certains posés sur les branches de l’arbre, d’autres au contraire, en haut à droite du tableau. Ils semblent voler en tous sens, comme s’ils étaient les jouets de la turbulence du vent dans ce paysage hostile. On remarque également, au second plan, une petite colline derrière laquelle de vastes plaines paraissent s’étendre dans le lointain, jusqu’au rivage de la mer Baltique. Plus loin encore, les falaises escarpées de Rügen, associées à l’immensité du ciel matinal semblent les témoins de cette nature sauvage et libre, dont le caractère primitiviste en fait presque l’héritière des origines .

Les connotations de l’image

« La tragédie du paysage » : c’est par cette formule devenue célèbre depuis que le sculpteur David d’Angers qualifiait l’œuvre de Friedrich : « Le seul peintre de paysage qui ait eu jusqu’alors le pouvoir de remuer toutes les facultés de mon âme, celui qui a créé un nouveau genre : la tragédie du paysage ». La peinture de Friedrich  est en effet dominée par des paysages mélancoliques et hivernaux, comme « Matin de Pâques » (1833), mais aussi des endroits hostiles et périlleux (« Le voyageur contemplant une mer de nuages », 1818) ou encore des lieux immenses et déserts, ainsi que l’illustre  « La mer de glace » (1824). Même si cette peinture évoque le matin et l’arrivée du printemps, force est de reconnaître que c’est l’aspect tourmenté du littoral qui sollicite l’imaginaire du peintre : on y ressent la désolation et la solitude autant que l’expression pathétique de la souffrance et d’une certaine démesure.

Regardez l’arbre mort au premier plan : n’est-ce pas la sensibilité romantique, si réfractaire à « l’esprit de système » qui s’élabore ici ? Autrement dit le désorganisé, le chaotique, l’esthétique de la contradiction et de la confusion dans la dramaturgie du paysage. Rappelons en effet combien la sensibilité romantique, si elle exalte la nature à la fois confidente et consolatrice, n’en privilégie pas moins la fascination pour l’informe et le tourmenté. De fait, représenter un arbre mort ne relève pas d’un choix anodin : l’arbre paraît exsangue, comme s’il souffrait de la vieillesse au milieu de ce paysage désolé. Il faut en effet remarquer le caractère quasi anthropomorphique de l’arbre, représentation de l’individu solitaire investi d’une puissance qui le dépasse, et qui semble évoquer dans son agonie, l’angoisse de la mort individuelle et personnelle qui ne cessera de hanter Friedrich tout au long de son existence.

Une existence tourmentée

Friedrich a en effet porté toute sa vie le poids de plusieurs tragédies familiales. Encore enfant, il connut la mort de sa mère, puis celle de ses deux sœurs, et la noyade de son frère dans la mer Baltique. Ces décès l’ont profondément bouleversé, notamment celui de son frère, au point qu’il a éprouvé le besoin de faire de la mer l’élément principal de la majorité Caspar_David_Friedrichde ses œuvres. On comprend aussi l’autre raison pour laquelle Friedrich évoque ce vieil arbre désolé : comme pour exprimer l’extrême solitude qu’il éprouve depuis la perte des êtres chers.

← Caspar David Friedrich, Autoportrait, vers 1818

En opposition au ciel et au lointain, les signes de mort abondent en effet dans le premier plan qui n’est que friche, dessèchement et décomposition. Comme il a été très justement dit, « la mort dans les tableaux de Friedrich n’est pas seulement le contraire de la vie et la négation de celle-ci, mais une image du néant, dont les symboles sinistres et terrifiants s’ouvrent en abîme sur un mystère indicible »|3|.

De fait, la peinture se dédouble en un paysage intérieur comme Friedrich aimait le rappeler lui-même : « Le peintre ne doit pas peindre seulement ce qu’il voit en face de lui, mais aussi ce qu’il voit en lui. S’il ne voit rien en lui, qu’il cesse alors de peindre ce qu’il voit devant lui »|4| : cette affirmation de Friedrich est essentielle car elle résume bien le nouveau rapport à la nature que va inaugurer le Romantisme : on peut parler ici d’une véritable dimension autobiographique du paysage, comme si le peintre se remémorait son vécu, ses souvenirs d’enfance à travers ce paysage balte qu’il connaît d’autant mieux qu’il a grandi à Greifswald, petit village de Poméranie occidentale bordant la mer Baltique.

Souffrance intérieure et révolte

Friedrich semble donc se représenter à travers cet arbre, qui est tout autant l’allégorie d’une profonde souffrance intérieure que l’expression hyperbolisée du moi romantique qui se pose au centre du monde dans une position de révolte et de défi, pour mieux le repenser. On pourrait voir en effet, de par les connotations primitivistes de l’arbre, une sorte de quête spirituelle et un certain côté antisocial du romantique qui se proclame seul existant, en proie au mal du siècle, ce sentiment de malaise et d’inadaptation par rapport aux bouleversements historiques.

Au premier plan, les branches cassées et les débris de bois que l’on aperçoit sont comme la métaphore d’une mort du monde, d’une histoire qui voue inéluctablement les êtres et les choses à la destruction et à la finitude. Le motif paradisiaque de l’arbre est en effet détruit au profit d’une sombre méditation sur l’Histoire, enfiévrée par le souvenir des deuils personnels et la montée du sentiment nationaliste en réaction aux guerres napoléoniennes. Cet arrière-pan politique|5|, qui inspirera à Friedrich un patriotisme radical, est suggéré par l’image du chêne qui plonge ses racines dans la terre dévastée comme pour Friedrich_Corbeaux_a1retrouver les racines de la nation allemande. C’est presque un champ de bataille qui est représenté ici à travers cet arbre qui semble avoir rendu l’âme au milieu de paysages et d’un monde voués à la mort inévitable et aux ténèbres. Le fait de représenter un vieil arbre laisse entendre aussi que ce dernier vivait depuis longtemps, qu’il avait été le témoin d’une histoire et d’un passé idéalisés —la nostalgie du vieux Reich et le retour des aspirations nationalistes au pangermanisme— reliques de la nature sauvage, originaire et primitive. On ne trouve d’ailleurs dans le tableau aucune présence humaine, ce qui accentue cette idée de retour en arrière,  intimement liée à l’expression d’un sentiment mystique.

« Le motif de l’arbre, très présent chez Friedrich, illustre parfaitement la conception du romantisme allemand : en dépit du léché de ses œuvres,  Friedrich rompt avec l’académisme […]. En effet, par analogie, nous sentons dans l’arbre circuler une vie, un processus de croissance et de dégénérescence s’y déroule. De même, l’arbre offre les métamorphoses organisées d’un univers auquel l’homme participe. À travers un réseau d’analogies, l’arbre figure aussi bien l’univers, l’homme que la communauté, le détail de sa structure —racines, tronc, branches, rameaux, feuilles etc.— fournit un ensemble inépuisable de significations symboliques qui permettent de passer de l’homme à la nature, de la nature à l’homme. L’homme comme l’arbre participent à la vie de la nature comme les parties d’un tout, le peintre révèle par ses tableaux le battement lyrique de l’univers. Les tableaux de Friedrich dissolvent les formes objectives dans des images hallucinatoires où se scelle l’alliance entre l’homme et la nature par la médiation de l’arbre. »

Robert Dumas
« La peinture de l’arbre à l’épreuve de la politique allemande »
in Jean Mottet (dir.), L’Arbre dans le paysage, Éditions Champ Vallon, Seyssel 2002, page 29.

Mort et transfiguration

Les propos de Robert Dumas que nous venons de citer sont éclairants : si l’arbre mort apparaît comme le signe d’un chaos originel, une fin, sa mort ramène paradoxalement au commencement : mort et transfiguration ; chaos, division et retour à l’unité originelle. De même, si le motif des corbeaux renforce la symbolique sombre et funeste de la scène, leur présence est néanmoins présage et manifestation spirituelle du passage de la mort à la résurrection. La dimension symbolique est ici évidente : Friedrich aimait à rappeler qu’il voyait Dieu en tout, et on pourrait en effet en appeler à la notion de sacré pour rendre compte de ce paysage  qui « n’est autre que la manifestation d’un moi absolu, exprimant la recherche spirituelle, et le dépassement par l’art de la condition humaine malheureuse et vulgaire »|6|.

Cette peinture contient en effet des touches positives, des lueurs d’espoir d’une vie éternelle, suggérées métaphoriquement par le lever du soleil et le ciel orangé, presque éthéré, de ce début de printemps. Ainsi qu’il a été très justement noté, « oiseaux noirs, feuilles mortes, souches aux formes menaçantes sont signe de mort et d’adversité ; le Friedrich_arbre_corbeaux-cielpaysage lumineux du fond, avec Arkona au loin […] évoque au contraire l’espoir chrétien de la vie éternelle »|7|. Reflet de l’au-delà, le ciel est à cet égard mis en valeur par la majeure partie de l’arrière-plan qu’il occupe dont l’immensité suffit à elle seule à suggérer l’abandon métaphysique de l’homme et l’aspiration à une sorte de pureté originelle, intimement liée à l’expression d’un sentiment mystique inspiré par la nature.

Le spectateur pense donc inexorablement à l’évasion, à l’envol, à la transfiguration. Qu’il nous soit permis d’évoquer ici ces propos signifiants d’Albert Béguin dans L’Âme romantique et le rêve : « Peinture profondément symbolique, où le paysage n’est jamais une unité refermée sur elle-même, mais comme une allusion à d’immenses espaces au-delà de ceux qui sont saisis par le peintre »|8|. Comme nous le comprenons, le romantisme est ainsi caractérisé par le rêve d’élévation, la recherche spirituelle, la quête ascensionniste de l’absolu, inséparable de celle de la mort.

Conclusion

Comme nous avons essayé de le montrer, « L’Arbre aux corbeaux » appelle une lecture allégorique, voire mystique du paysage, qui est d’abord un « paysage de l’âme ». Ainsi que le suggérait Christophe Genin, « cette manière d’exhausser religieusement le paysage lui confère sa dimension abstraite et non narrative »|9|. En tant que « méditation […] mystique sur le sens de la vie et de ses cycles »|10|, le tableau de Friedrich représente ainsi la violence de la nature dans l’idée d’une communion de l’homme avec le « grand tout », qui est un aspect clef du primitivisme romantique. Mais ce qui importe également dans cette peinture, et dans toute l’œuvre de Friedrich d’ailleurs, est l’exaltation de la subjectivité, autrement dit la relation entre le paysage extérieur et le paysage intérieur, le paysage de l’âme de celui qui regarde.

Le romantisme allemand illustré par l’œuvre de Friedrich nous amène en outre à différents questionnements sur la personnalité tourmentée des artistes de cette époque dont les œuvres expriment, à travers la peinture de paysages, la démesure de la passion, la révolte, l’exaltation du sentiment national mais aussi la part du rêve, la profondeur métaphysique et la dimension mystique. À ce titre, la solitude et la vie austère que Friedrich s’est imposé ont fait de lui un être profondément différent et replié sur lui-même. Gabrielle Dufour-Kowalska rapporte ainsi les propos tout à fait éclairants d’un contemporain du peintre : « L’atelier de Friedrich était d’un vide si absolu [qu’on] aurait pu le comparer au cadavre éventré d’un prince mort. Il n’y avait rien d’autre qu’un chevalet, une chaise et une table et, au mur, comme seul ornement pendait une équerre »|11|. Et sans doute cette austérité explique-t-elle selon nous l’importance de la solitude contemplative et introspective dans la peinture de Friedrich. Comme si l’expression de la solitude amenait le peintre à chercher en lui-même le secret de son destin…

© Lucie B. Lycée en Forêt, Classe de Seconde 8 (promotion 2014-2015)
Relecture, remarques complémentaires et coordination des informations : Bruno Rigolt

Notes

1. Voir cette page.
2. Musée du Louvre, Aile Richelieu, 2e étage, salle E. Pierre Rosenberg, dans son Dictionnaire amoureux du Louvre (Paris Plon 2007), raconte l’anecdote suivante : « Entre 1940 et 1945, L’Arbre aux corbeaux était exposé au Folkwang Museum d’Essen. Ses propriétaires, une famille juive qui avait émigré aux États-Unis, le récupérèrent après la guerre. En 1975, à la mort d’un des descendants, le tableau fut mis en vente à la condition expresse qu’il ne retourne plus en Allemagne. Peter Nathan (1925-2001), un marchand et collectionneur zurichois d’origine allemande, l’offrit en priorité au Louvre ». |source|
3. 
Gabrielle Dufour-Kowalska, Caspar David Friedrich : aux sources de l’imaginaire romantique, éd. l’Âge d’Homme, Lausanne (Suisse), 1992, page 75.
4. cité par Charles Sala, Caspar David Friedrich et la peinture romantique, Pierre Terrail, 1993, page 83.
5. cf. ce 
panneau didactique de l’exposition « De l’Allemagne, 1800-1939 : de Friedrich à Beckmann » (Paris, Musée du Louvre, 28 mars-24 juin 2013) : « Autour de 1800, se répand en Allemagne un discours romantique qui ménage au paysage « national » une place centrale, contre le classique paysage historique d’inspiration française ou italienne. Ce phénomène est évidemment renforcé, vers 1813, au moment des guerres de libération contre les armées napoléoniennes. Le terroir se charge alors de connotations patriotiques et le sentiment de la nature d’une dimension idéologique ».
6. Bruno Rigolt,  Analyse d’image : Caspar David Friedrich… « Le voyageur contemplant une mer de nuages ».
7. Voir cette page.
8. Propos cités par Jean Moncelon dans le site qu’il a consacré au peintre.
9. Christophe Genin, Images et esthétique, Publications de la Sorbonne, Paris 2007, page 72.
10. Pierre Rosenberg, Dictionnaire amoureux du Louvre, Paris Plon 2007.
11. Gabrielle Dufour-Kowalska, op. cit. page 10.
Sources utilisées dans cet article :

D’autres analyses d’image de tableaux de Friedrich sont consultables sur ce site :

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Analyse d’image : L’Humanisme de Dürer à travers « Saint Jérôme dans sa cellule » (1514)

Cette analyse d’image est le fruit d’un travail collaboratif avec mes étudiants de Première S.
Les élèves ont eu la charge difficile de formuler les hypothèses d’interprétation et de dégager quelques grands axes d’analyse.
Merci à toutes et à tous pour les travaux accomplis, souvent de grande qualité.

ANALYSE D’IMAGE

Albrecht Dürer
« Saint Jérôme dans sa cellule »

(1514)

 

Introduction

Très représentatif des ambitions artistiques et spirituelles de l’Humanisme, le Saint Jérôme de Dürer (1471-1528) est l’une des œuvres les plus populaires de l’iconographie religieuse. Datée de 1514, cette gravure sur cuivre est en effet d’une grande force, tant au niveau de l’esthétique que de la pensée qui s’en dégagent. À la différence d’autres travaux dans lesquels le maître de Nuremberg a représenté Jérôme en pénitent (voir annexe 1), c’est au contraire sous les traits du contemplatif et de l’érudit qu’apparaît ici le saint.

Cette gravure célèbre s’inscrit donc dans ce qu’on appellera sous la Renaissance la dignitas hominis, c’est-à-dire la recherche d’une vie spirituelle permettant d’accéder à l’unité profonde de l’être par la réflexion tournée vers la constitution d’un savoir, et la quête idéale du divin. Après avoir analysé les grandes thématiques ainsi que les principes de construction de cette gravure, nous chercherons à montrer que l’impression de paix rayonnante et de sérénité qui s’en dégage s’inscrit dans un parcours allégorique qui révèle progressivement l’homme à lui-même.

         

« Jérôme à la maison »…

Dans un ouvrage consacré au peintre et graveur allemand, le critique d’art Maximilien Gauthier |1| rappelle un détail intéressant : une note manuscrite de Dürer préciserait simplement « Jérôme à la maison » pour désigner la célèbre gravure. Cette expression, si intime et presque familière a de quoi surprendre tant elle semble à l’opposé de la scolastique conventionnelle : elle est pourtant très illustrative, comme nous le verrons plus loin, du nouvel ordre de vie et de valeurs qui caractérise l’esprit humaniste.

De fait, point de représentation édifiante ou excessive de la sainteté dans cette gravure. C’est au contraire un Saint Jérôme pleinement humain, absorbé dans la joie simple d’une fervente traduction de la Bible, qui est montré. Comme le précise Erwin Panofsky, « le saint est au travail dans le fond de la pièce, ce qui, en soi, crée une impression de retrait et de paix. Son pupitre est placé sur une grande table, où ne sont posés qu’un encrier et un crucifix. Absorbé dans son travail, il jouit d’une bienheureuse solitude, avec ses pensées, ses animaux —et avec son Dieu » |2|.

Cet extrême raffinement dans la simplicité, à l’opposé des dogmes scolastiques, fait davantage apparaître Jérôme comme un compagnon au milieu de ses coussins, de ses objets et meubles familiers. On aperçoit même une paire de pantoufles (en désordre !) sous le banc adossé au mur. Alors que l’histoire fait état d’un homme solitaire qui battait sa coulpe en mortifiant ses chairs avec une pierre, c’est ici sous les traits de l’ermite en train d’étudier que Dürer représente l’antique traducteur de la Bible.

                             

L’humanisme comme religion de l’esprit

Cette « indifférence vis-à-vis des formules dogmatiques où l’on tente d’enfermer les rapports entre le Dieu d’amour et les hommes » |3| constitue en soi une véritable révolution spirituelle et pédagogique. De fait, sous le Saint Jérôme de Dürer peut se lire en palimpseste la simplicité de vie des premiers apôtres et un retour aux sources du christianisme, c’est-à-dire à une religion intérieure, hostile à la scolastique, et qui dépasse les apparences ; religion « envisagée non comme objet d’un savoir théorique ou spéculatif, mais comme apprentissage à effectuer, formation à embrasser, sagesse à approfondir » |4|.

Comme nous le suggérions précédemment, ce changement de perspective est très représentatif de l’esprit humaniste. Notez combien toute cette scène respire la quiétude, la vie contemplative ainsi que l’érudition. J’emprunte à Bartolomé Bennassar et Jean Jacquart ces remarques éclairantes : « La religion des humanistes est, à la limite, […] un déisme assez vague, libéré des formes ecclésiastiques. Religion intellectualisée à l’extrême, religion d’érudits, d’hommes de cabinet, dotés d’une vaste culture » |5|. De fait, Saint Jérôme apparaît sur la gravure comme un être tout d’intelligence et de réflexion.

L’esthétique de la scène participe également de cette symbolique : paisiblement allongé sur le sol à côté d’un petit chien profondément endormi, le lion imposant de l’avant plan, vigilant et protecteur (il ne dort que d’un œil), est une allusion directe à la Légende dorée [Somme de récits de vies de saints publiée au Moyen Âge] selon laquelle Jérôme aurait eu pour ami un lion à qui il avait retiré une épine de la patte |6|. Plus encore que la puissance et la majesté, le félin représente ici la sagesse. Comme le note Françoise Rücklin, « la cohabitation paisible du lion avec le chien et le Saint, qui évoque l’harmonie détruite par le péché […] manifeste les effets concrets d’une vie sainte » |7| en adhésion avec des valeurs pouvant aider l’homme à promouvoir son humanité.

Les quatre livres posés sur le banc et l’appui de la fenêtre, s’ils évoquent implicitement la traduction des Évangiles et le travail sur la Vulgate entrepris par Saint Jérôme, rappellent fondamentalement le rôle des humanistes pendant la Renaissance qui permirent, grâce à l’invention de l’imprimerie vers 1450 par Gutenberg et son expansion dès le début du seizième siècle, la diffusion d’idées nouvelles, changeant grandement le rapport au savoir, et marquant ainsi une rupture très nette avec la pensée médiévale.

Quant aux quelques documents —lettres, épîtres ou parchemins— fixés sur le mur du fond de la pièce, s’ils évoquent avec l’anachronique chapeau de cardinal l’aspect intellectuel et spirituel de la vie de ce Père de l’Église, ils n’en constituent pas moins, avec les nombreux objets d’usage posés sur les étagères —carafes, bougeoir, etc.— une parfaite simplicité de vie, à tel point qu’on pourrait presque parler d’une laïcisation du thème religieux. Ainsi la sainteté de Jérôme trouve-t-elle à s’épanouir dans la vie quotidienne, dans la simplicité domestique et le monde des objets proches de l’esprit simple et humble du peuple. Cette conception beaucoup plus familière et intimiste du divin  est d’ailleurs l’un des traits essentiels de l’humanisme qui, en vulgarisant le sacré, le place au niveau de la condition humaine.

              

La calebasse ou l’enracinement du profane dans le monde sacré

Un détail mérite ici toute notre attention : « À la gauche du Saint, suspendue à la poutre qui est au-dessus du seuil de la pièce et soutient le plafond […], une grande calebasse entourée de vrilles et d’une belle feuille à ‘gauche’ alors que sa ‘droite’ montre un pédoncule desséché de fleur. Elle ressemble à celles qui ornent les demeures paysannes » |8|. Cette glorification d’un objet aussi simple et populaire que la calebasse prend ici une portée morale dans la mesure où elle s’inscrit dans une conception presque panthéiste du monde : on a l’impression que la nature, règnant autant que le monde spirituel, est proprement humanisée.

Document 1

Les symboles de la calebasse
________________________
Françoise Rücklin (*)

« Ce végétal tout à la fois insiste sur la vertu du Saint, et, en tant que plante simplement annuelle aux fleurs fort éphémères de surcroît, sur la brièveté de la vie, de ses joies, de la jeunesse, en même temps qu’il met l’accent sur le caractère factice, voire franchement trompeur et toujours transitoire des choses, même les plus belles. »

(*) Françoise Rücklin, La Condition humaine d’après Dürer. Essai d’interprétation symbolique des ‘Meistertiche’, tome 1. Thesis Verlag, Zurich 1995. Chapitre III, page 164.

Cet enracinement du profane dans le monde sacré a deux conséquences : en premier lieu, comme nous l’avons suggéré, ce portrait de Saint Jérôme semble s’affranchir du personnage sacré. L’intérêt porté à l’homme plus qu’au saint accentue non seulement l’impression d’intimité et d’authenticité qui se dégage de la scène, mais il opère grâce aux lignes de force un constant va-et-vient du concret au spirituel, des objets les plus innocents au sens caché des choses. On repère en outre dans cette double démarche, à la fois matérialiste et mystique, une dynamique qui, empruntant ses moyens d’expression au rythme des saisons et aux cycles de la nature, est profondément révélatrice d’une spiritualité et d’une quête métaphysique autant que d’une fusion de la pensée et de l’objet, très caractéristiques de l’humanisme philosophique.

Le monde comme principe d’harmonie

Comme nous le comprenons, le Saint Jérôme de Dürer obéit à une rigoureuse construction qui n’est pas le fruit du hasard, mais qui tend au contraire à l’idée que le monde est une harmonie mathématisable. Ainsi l’a fait remarquer Jean-Eugène Bersier, « une création de forme, d’objets, de leurs combinaisons à première vue inutiles devient une explication nécessaire donnant aux phénomènes de structure parfaite, selon une logique irréelle, les preuves de l’intelligence sublimée, en dehors de l’homme, au-dessus de lui. Une sorte de mystique de la science suggère ces théories de formes dont le graphisme joue dans l’espace autour du nombre d’or. » |9| auquel on attribue une vertu magique, presque surnaturelle.

Cette perception plus aiguë du visible stimule bien évidemment la primauté anthropomorphique du décor : de là l’importance d’éléments qu’on aurait jugé accessoires ou simplement décoratifs dans la peinture médiévale (la calebasse, les livres, la grande fenêtre, le lion, etc.), mais qui sont ici prépondérants dans la mesure où ils ont pour vocation de mettre en pleine lumière la personne humaine, en tant que centre de l’univers (comparez par exemple cette gravure avec le tableau d’Antonello da Messina, « Saint Jérôme dans son étude » : annexe 2). Cette position philosophique, qui remplace le théocentrisme médiéval, a pour conséquence de réinventer le rapport de l’homme avec son environnement : de fait, le vrai sujet de la gravure ne serait pas Saint Jérôme, mais Saint Jérôme en tant qu’homme universel, qui pense le tout et qui a pour vocation de fédérer le monde.

Inspiré des pythagoriciens, d’Euclide et de ses postulats, l’art des humanistes trouve donc son fondement dans un principe d’harmonie qui vise à mathématiser le décor en intégrant la notion de perspective, issue de la pratique architecturale : n’oublions pas que Dürer a été l’auteur d’une Instruction sur la manière de mesurer à l’aide du compas et de l’équerre ! Dans la figure ci-dessous, on peut voir en effet combien la mathématique et l’art semblent se rencontrer dans l’exigence de la forme et de l’esthétique.

Ainsi, les lignes de force qui travaillent et dynamisent l’espace figuratif de la gravure  en structurent également la signification symbolique. On pourrait à cet égard noter la forme ovoïde centrale suggérée par la construction séquentielle de l’image qui, organisant le parcours du regard en fonction d’un ordre imposé par la projection perspective, progresse jusqu’à la sphère parfaite : l’auréole éclatante de Saint Jérôme correspondant au signe de l’homme purifié, détenteur du Verbe primordial.

Image protégée par copyright. Bruno Rigolt, Espace Pédagogique Contributif, novembre 2012Licence Creative CommonsCette image est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 2.0 FranceThis image is copyrighted (Attribution-NonCommercial-NoDerivs).

Comme on le voit très bien, l’homme humaniste apparaît presque comme un « second dieu, dieu des bêtes qu’il domine, des plantes qu’il cultive, du cosmos qu’il administre : on retrouve le secret d’une antique alliance » |10| qui met en présence l’esprit avec la matière, le sensible avec l’intelligible. Ainsi qu’on l’aperçoit sur l’image, les lignes de fuite mettent bien en évidence la relation circulaire entre Saint Jérôme et  l’ensemble des éléments qui structurent la gravure : à travers cette mystérieuse alchimie s’établit une constante réciprocité d’action qui est au cœur même de la doctrine humaniste, qu’on pourrait définir comme un idéal de pouvoir et de savoir, et comme un effort à la fois individuel et social pour mettre en valeur l’Homme et sa dignité, et fonder sur son étude un « art de vivre par où l’être humain se rend éternel » |11|.

Document 2

Dürer et le principe mathématique
________________________
Erwin Panofsky
(*)

« La construction de l’espace pictural, impeccablement correcte d’un point de vue mathématique, se caractérise, premièrement, par l’extrême brièveté de la distance vue en perspective qui, si la pièce était dessinée en grandeur réelle, ne serait que de 1,25 mètre environ ; deuxièmement, par la faible hauteur de l’horizon, déterminé par le niveau de l’œil du saint assis ; troisièmement, par la position excentrée du point de fuite, lequel est à peu près à 6 millimètres de la marge droite. La faible distance, ajoutée à l’abaissement de l’horizon, contribue à renforcer le sentiment d’intimité. Le spectateur se trouve placé tout près du seuil de la cellule, sur l’une des marches qui y conduisent. Sans être remarqués par le saint et sans empiéter sur son domaine, nous partageons cependant l’espace où il vit, avec l’impression d’être plus des familiers invisibles que des observateurs lointains. Par ailleurs, l’excentration du point de fuite empêche la cellule de ressembler à une boîte exiguë, car le mur nord n’est pas visible ; elle accorde une importance plus grande au jeu de la lumière dans les embrasures des fenêtres ; enfin, elle donne la sensation de pénétrer à l’improviste chez quelqu’un plutôt que de se trouver face à un décor artificiel.

Tout, pourtant, dans cette pièce modeste, est assujetti à un principe mathématique. L’impression apparemment indéfinissable d’ordre et de sécurité, qui est l’essence même du Saint Jérôme de Dürer, peut s’expliquer, du moins en partie, par le fait que les objets distribués dans la pièce occupent des positions aussi fermement déterminées que s’ils étaient fixés aux murs. Ils sont placés soit parallèlement à ces murs, comme la table de saint Jérôme, les livres, les animaux et la tête de mort ; soit en projection orthogonale, comme le cartellino, qui porte la date et le monogramme de l’artiste ; soit encore à des angles précis de quarante-cinq degrés, comme le banc à la gauche du saint. »

(*) Erwin Panofsky, La Vie et l’art d’Albrecht Dürer, éd. Hazan, Paris 2004. Page 242.

Approfondissons désormais le message symbolique que Dürer a voulu délivrer dans cette gravure. Comme nous l’avons suggéré précédemment, entre le monde des apparences sensibles et le monde métaphysique existe pour les Humanistes une unité profonde : la vocation de l’homme étant par la connaissance, de passer des apparences sensibles à l’univers des idées et de l’esprit. Dürer élabore ainsi une savante composition dont il faut déchiffrer plus profondément le sens allégorique.

Une rhétorique des vanités

Intéressons-nous d’abord au fameux crâne placé à gauche sur l’appui de la fenêtre. Le symbolisme de la tête de mort qui se développera dès la fin du Moyen Âge n’évoque pas seulement un certain goût pour le macabre —qui constituera d’ailleurs un trait caractéristique de l’esthétique baroque— mais il contient en germe une signification allégorique et didactique au même titre que le temps qui s‘écoule lentement du sablier. Axée sur le sentiment du néant, cette fascination pour la mort amène à une réflexion sur le thème de la chute, la fragilité de la vie et le tragique de la condition humaine.

Ainsi le crâne devient-il un instrument moralisant, au même titre que le crucifix, renforçant à travers l’isotopie de la mort, la réflexion sur les fins dernières. À ce titre, Françoise Rücklin propose l’interprétation suivante : « Le crâne, la calebasse et le sablier forment […] le triple ‘memento mori’ [souviens-toi que tu es mortel] de cette estampe, et l’on peut remarquer que non seulement le Saint est installé pratiquement au centre de l’espace qu’ils délimitent, mais qu’ils sont situés aux divers extrêmes visibles de la cellule, afin, sans doute de bien manifester que rien, sur terre, n’échappe à l’emprise de la mort » |12|.

Le crâne s’inscrit en effet dans une rhétorique des vanités dont le dessein est bien d’interpeller directement le spectateur en mettant « l’accent sur le caractère éminemment transitoire de la matière et de tout ce qui est humain |13|. Ainsi les jeux de lumière qui proviennent de la grande verrière opaque sont-ils comme une allégorie de la mort, partagée entre le piège des apparences (le crâne, le visible, la beauté éphémère de la calebasse) et la lumière de la foi (l’invisible). Françoise Rücklin fait à ce titre remarquer qu’on peut « observer dans la construction de la gravure une gradation très nette : vanité des honneurs (le chapeau de cardinal), vanité de la beauté (la calebasse), vanité de la vie elle-même et de tout ce qui est matériel, que ce soit animé ou inanimé (le crâne) » |14|.

Il n’est guère étonnant que les vitres soient en « culs-de-bouteille » : si elles laissent pénétrer la lumière du soleil de midi, elles masquent emblématiquement la vanité du monde extérieur fait d’apparence, d’illusion et d’éphémère. N’oublions pas que Saint Jérôme passa une grande partie de sa vie à méditer dans le désert de Syrie. Ainsi la lumière qui pénètre dans le cabinet de travail est-elle à mettre en parallèle avec la lumière spirituelle qui se dégage de l’auréole, véritable centre lumineux du tableau. À la vanité succède la vérité, à l’apparence extérieure, le monde intérieur spirituel, apte à transfigurer le réel.

Pour compléter ces remarques, il faut nous intéresser à la relation symbolique qui s’établit entre trois des éléments les plus fortement éclairés de la  gravure, et qui en constituent toute la force : le lion, le crâne et Saint Jérôme. Comme on le voit dans la figure ci-dessous qui en modifie la tonalité et les contrastes, ce n’est pas un hasard si ces trois éléments font symboliquement apparaître trois formes de l’âme :

1. Le lion, qui symbolise les sens, exprime une des dimensions essentielles de l’âme primitive, animale : il est le signe de la terre, et la force qui met le monde en mouvement.

2. Le motif mortuaire du crâne quant à lui évoque l’âme mortelle de l’homme mais aussi son libre-arbitre : libre, il peut choisir entre le bien et le mal. Créateur et destructeur à la fois, le crâne apparaît ainsi comme la projection de nos désirs, de nos vanités et de nos représentations. Du fait de son emplacement sur l’appui de la fenêtre, il rappelle aussi par l’immortalité de la pierre, que l’âme prolonge la destinée mortelle.

3. Enfin Saint Jérôme apparaît dans sa mandorle |15| comme s’il travaillait au « Grand Œuvre », permettant d’atteindre la connaissance suprême et l’union avec Dieu. Notez combien la parfaite auréole de lumière épiphanique nimbe le visage courbé sur la table de travail et fait symboliquement écho aux rayons du soleil. Vous aurez aussi remarqué que, placé à égale distance de Saint Jérôme et du crâne, le crucifix est comme une invitation à dépasser la vanité du savoir et des honneurs : ce n’est pas par son statut de cardinal que Jérôme s’élève à la sainteté mais en menant une vie ascétique dans la bienveillance, la modération et l’humilité : en témoigne la barbe, symbole de puissance alliée à la sagesse.

Cette omniprésence du signe, qui n’est pas sans évoquer parfois certains symboles alchimiques, fait donc apparaître le surnaturel dans le quotidien, et révèle une véritable dialectique de l’apparence et de l’essence, du visible et de l’invisible. Ainsi la rayonnante clarté provenant de la fenêtre paraît participer à l’essence même d’une allégorie qui pourrait être celle du passage de l’homme médiéval fermé sur lui-même à la réalité de l’homme humaniste, c’est-à-dire érudit, créateur, poète, ouvert sur le monde pour mieux le repenser dans un esprit de tolérance.

Conclusion

Au terme de ce travail, il convient de rappeler que le Saint Jérôme de Dürer se présente comme une philosophia, c’est-à-dire un mode de vie et de pensée fondé sur des principes immanents mettant en jeu la sagesse humaine et l’appétit de savoir qui président à l’esprit humaniste : idéal de raison, de mesure et d’humanité.

Comme nous l’avons compris, l’humanisme, en mettant en valeur une conception sobre et équilibrée de la vie humaine, place au centre de ses préoccupations l’humanité même de l’homme et son aptitude à chercher dans la raison, comme disait si bien Montaigne, de quoi s’occuper « à méditer et à manier sa vie »…

© Bruno Rigolt, novembre 2012
Lycée en Forêt (Montargis, France) / Espace Pédagogique Contributif

NOTES

1. Maximilien Gauthier, Albert Dürer, éd. Nilsson, Paris 1924, page 104.
2. Erwin Panofsky, La Vie et l’art d’Albrecht Dürer, éd. Hazan, Paris 2004, page 242.
3. Bartolomé Bennassar, Jean Jacquart, Le Seizième siècle, Armand Colin, quatrième édition, Paris 2002, page 72.
4.
 Olivier Millet, in Jean Calvin, Institution de la religion chrétienne (1541), édition critique par Olivier Millet, Librairie Droz, Genève 2008 page 19.
5. Bartolomé Bennassar, Jean Jacquart, Le Seizième siècle, op. cit. page 72.
6
. « Un jour, comme le soir approchait, Jérôme s’était assis avec ses frères pour entendre la sainte leçon. Un lion qui boitait entra soudain dans le monastère, et Jérôme vit au-devant de lui, comme pour un hôte, et le lion montra son pied blessé, et le saint soigna l’animal et il le guérit, et il fut confié au lion un emploi, celui de mener au pâturage et d’y garder et d’en ramener un âne qui servait à rapporter du bois de la forêt […] », in Bulletin du Comité historique des monuments écrits de l’histoire de France, page 94.
7.
 Françoise Rücklin, La Condition humaine d’après Dürer. Essai d’interprétation symbolique des ‘Meistertiche’, tome 1. Thesis Verlag, Zurich 1995. Chapitre III, page 176-177.
8.
 Françoise Rücklin, op. cit. page 161.
9
. Jean-Eugène Bersier, A. Dürer, le graveur de la mélancolie, éditions Estienne, Paris 1967. Page 74.
10
. Pierre Magnard, introduction à l’ouvrage de Marcile Ficin, Les Platonismes à la Renaissance, Librairie philosophique Jean Vrin, Paris 2001, page 7.
11.
Louis Philippart, Revue de Synthèse, tome X, 1935. Cité par Bartolomé Bennassar et Jean Jacquart, Le Seizième siècle, op. cit. page 59.
12
. Françoise Rücklin, op. cit. page 163.
13. ibid.
14. ibid.
pages 164-165.
15. Le terme « mandorle » désigne une « gloire » en forme d’amande (de l’italien mandorla) qui concrétise le rayonnement émanant d’un personnage divin ou céleste (source : Encyclopædia Universalis)

BIBLIOGRAPHIE

  • Bartolomé Bennassar, Jean Jacquart, Le Seizième siècle, Armand Colin, quatrième édition, Paris 2002.
  • Françoise Rücklin, La Condition humaine d’après Dürer. Essai d’interprétation symbolique des ‘Meistertiche’, tome 1. Thesis Verlag, Zurich 1995. Chapitre III, pages 159-177. Cote BSG : 8 VA SUP 7774 (1)
  • Erwin Panofsky, La Vie et l’art d’Albrecht Dürer, éd. Hazan, Paris 2004. Particulièrement les pages 242 à 246.
  • Marcel Brion, Les Peintres en leur temps, Éditions du Félin, Paris 1994. Particulièrement le chapitre 7 (« Les grandes explorations de l’œil et de l’esprit »).

DOCUMENTS ANNEXES

  • 1. Albrecht Dürer, « Saint-Jérôme en pénitence »
    (burin, circa 1494-1495). Paris (Bibliothèque nationale de France)

  • 2. Antonello da Messina, « Saint Jérôme dans son étude »
    (huile sur panneau, circa 1474-1475). Londres (National Gallery)

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Analyse d’image : L’Humanisme de Dürer à travers "Saint Jérôme dans sa cellule" (1514)


 

 

ANALYSE D’IMAGE

Albrecht Dürer
« Saint Jérôme dans sa cellule »

(1514)

 

Introduction

Très représentatif des ambitions artistiques et spirituelles de l’Humanisme, le Saint Jérôme de Dürer (1471-1528) est l’une des œuvres les plus populaires de l’iconographie religieuse. Datée de 1514, cette gravure sur cuivre est en effet d’une grande force, tant au niveau de l’esthétique que de la pensée qui s’en dégagent. À la différence d’autres travaux dans lesquels le maître de Nuremberg a représenté Jérôme en pénitent (voir annexe 1), c’est au contraire sous les traits du contemplatif et de l’érudit qu’apparaît ici le saint.

Cette gravure célèbre s’inscrit donc dans ce qu’on appellera sous la Renaissance la dignitas hominis, c’est-à-dire la recherche d’une vie spirituelle permettant d’accéder à l’unité profonde de l’être par la réflexion tournée vers la constitution d’un savoir, et la quête idéale du divin. Après avoir analysé les grandes thématiques ainsi que les principes de construction de cette gravure, nous chercherons à montrer que l’impression de paix rayonnante et de sérénité qui s’en dégage s’inscrit dans un parcours allégorique qui révèle progressivement l’homme à lui-même.

         

« Jérôme à la maison »…

Dans un ouvrage consacré au peintre et graveur allemand, le critique d’art Maximilien Gauthier |1| rappelle un détail intéressant : une note manuscrite de Dürer préciserait simplement « Jérôme à la maison » pour désigner la célèbre gravure. Cette expression, si intime et presque familière a de quoi surprendre tant elle semble à l’opposé de la scolastique conventionnelle : elle est pourtant très illustrative, comme nous le verrons plus loin, du nouvel ordre de vie et de valeurs qui caractérise l’esprit humaniste.

De fait, point de représentation édifiante ou excessive de la sainteté dans cette gravure. C’est au contraire un Saint Jérôme pleinement humain, absorbé dans la joie simple d’une fervente traduction de la Bible, qui est montré. Comme le précise Erwin Panofsky, « le saint est au travail dans le fond de la pièce, ce qui, en soi, crée une impression de retrait et de paix. Son pupitre est placé sur une grande table, où ne sont posés qu’un encrier et un crucifix. Absorbé dans son travail, il jouit d’une bienheureuse solitude, avec ses pensées, ses animaux —et avec son Dieu » |2|.

Cet extrême raffinement dans la simplicité, à l’opposé des dogmes scolastiques, fait davantage apparaître Jérôme comme un compagnon au milieu de ses coussins, de ses objets et meubles familiers. On aperçoit même une paire de pantoufles (en désordre !) sous le banc adossé au mur. Alors que l’histoire fait état d’un homme solitaire qui battait sa coulpe en mortifiant ses chairs avec une pierre, c’est ici sous les traits de l’ermite en train d’étudier que Dürer représente l’antique traducteur de la Bible.

                             

L’humanisme comme religion de l’esprit

Cette « indifférence vis-à-vis des formules dogmatiques où l’on tente d’enfermer les rapports entre le Dieu d’amour et les hommes » |3| constitue en soi une véritable révolution spirituelle et pédagogique. De fait, sous le Saint Jérôme de Dürer peut se lire en palimpseste la simplicité de vie des premiers apôtres et un retour aux sources du christianisme, c’est-à-dire à une religion intérieure, hostile à la scolastique, et qui dépasse les apparences ; religion « envisagée non comme objet d’un savoir théorique ou spéculatif, mais comme apprentissage à effectuer, formation à embrasser, sagesse à approfondir » |4|.

Comme nous le suggérions précédemment, ce changement de perspective est très représentatif de l’esprit humaniste. Notez combien toute cette scène respire la quiétude, la vie contemplative ainsi que l’érudition. J’emprunte à Bartolomé Bennassar et Jean Jacquart ces remarques éclairantes : « La religion des humanistes est, à la limite, […] un déisme assez vague, libéré des formes ecclésiastiques. Religion intellectualisée à l’extrême, religion d’érudits, d’hommes de cabinet, dotés d’une vaste culture » |5|. De fait, Saint Jérôme apparaît sur la gravure comme un être tout d’intelligence et de réflexion.

L’esthétique de la scène participe également de cette symbolique : paisiblement allongé sur le sol à côté d’un petit chien profondément endormi, le lion imposant de l’avant plan, vigilant et protecteur (il ne dort que d’un œil), est une allusion directe à la Légende dorée [Somme de récits de vies de saints publiée au Moyen Âge] selon laquelle Jérôme aurait eu pour ami un lion à qui il avait retiré une épine de la patte |6|. Plus encore que la puissance et la majesté, le félin représente ici la sagesse. Comme le note Françoise Rücklin, « la cohabitation paisible du lion avec le chien et le Saint, qui évoque l’harmonie détruite par le péché […] manifeste les effets concrets d’une vie sainte » |7| en adhésion avec des valeurs pouvant aider l’homme à promouvoir son humanité.

Les quatre livres posés sur le banc et l’appui de la fenêtre, s’ils évoquent implicitement la traduction des Évangiles et le travail sur la Vulgate entrepris par Saint Jérôme, rappellent fondamentalement le rôle des humanistes pendant la Renaissance qui permirent, grâce à l’invention de l’imprimerie vers 1450 par Gutenberg et son expansion dès le début du seizième siècle, la diffusion d’idées nouvelles, changeant grandement le rapport au savoir, et marquant ainsi une rupture très nette avec la pensée médiévale.

Quant aux quelques documents —lettres, épîtres ou parchemins— fixés sur le mur du fond de la pièce, s’ils évoquent avec l’anachronique chapeau de cardinal l’aspect intellectuel et spirituel de la vie de ce Père de l’Église, ils n’en constituent pas moins, avec les nombreux objets d’usage posés sur les étagères —carafes, bougeoir, etc.— une parfaite simplicité de vie, à tel point qu’on pourrait presque parler d’une laïcisation du thème religieux. Ainsi la sainteté de Jérôme trouve-t-elle à s’épanouir dans la vie quotidienne, dans la simplicité domestique et le monde des objets proches de l’esprit simple et humble du peuple. Cette conception beaucoup plus familière et intimiste du divin  est d’ailleurs l’un des traits essentiels de l’humanisme qui, en vulgarisant le sacré, le place au niveau de la condition humaine.


              

La calebasse ou l’enracinement du profane dans le monde sacré

Un détail mérite ici toute notre attention : « À la gauche du Saint, suspendue à la poutre qui est au-dessus du seuil de la pièce et soutient le plafond […], une grande calebasse entourée de vrilles et d’une belle feuille à ‘gauche’ alors que sa ‘droite’ montre un pédoncule desséché de fleur. Elle ressemble à celles qui ornent les demeures paysannes » |8|. Cette glorification d’un objet aussi simple et populaire que la calebasse prend ici une portée morale dans la mesure où elle s’inscrit dans une conception presque panthéiste du monde : on a l’impression que la nature, règnant autant que le monde spirituel, est proprement humanisée.

Document 1

Les symboles de la calebasse
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Françoise Rücklin (*)

« Ce végétal tout à la fois insiste sur la vertu du Saint, et, en tant que plante simplement annuelle aux fleurs fort éphémères de surcroît, sur la brièveté de la vie, de ses joies, de la jeunesse, en même temps qu’il met l’accent sur le caractère factice, voire franchement trompeur et toujours transitoire des choses, même les plus belles. »

(*) Françoise Rücklin, La Condition humaine d’après Dürer. Essai d’interprétation symbolique des ‘Meistertiche’, tome 1. Thesis Verlag, Zurich 1995. Chapitre III, page 164.

Cet enracinement du profane dans le monde sacré a deux conséquences : en premier lieu, comme nous l’avons suggéré, ce portrait de Saint Jérôme semble s’affranchir du personnage sacré. L’intérêt porté à l’homme plus qu’au saint accentue non seulement l’impression d’intimité et d’authenticité qui se dégage de la scène, mais il opère grâce aux lignes de force un constant va-et-vient du concret au spirituel, des objets les plus innocents au sens caché des choses. On repère en outre dans cette double démarche, à la fois matérialiste et mystique, une dynamique qui, empruntant ses moyens d’expression au rythme des saisons et aux cycles de la nature, est profondément révélatrice d’une spiritualité et d’une quête métaphysique autant que d’une fusion de la pensée et de l’objet, très caractéristiques de l’humanisme philosophique.

Le monde comme principe d’harmonie

Comme nous le comprenons, le Saint Jérôme de Dürer obéit à une rigoureuse construction qui n’est pas le fruit du hasard, mais qui tend au contraire à l’idée que le monde est une harmonie mathématisable. Ainsi l’a fait remarquer Jean-Eugène Bersier, « une création de forme, d’objets, de leurs combinaisons à première vue inutiles devient une explication nécessaire donnant aux phénomènes de structure parfaite, selon une logique irréelle, les preuves de l’intelligence sublimée, en dehors de l’homme, au-dessus de lui. Une sorte de mystique de la science suggère ces théories de formes dont le graphisme joue dans l’espace autour du nombre d’or. » |9| auquel on attribue une vertu magique, presque surnaturelle.

Cette perception plus aiguë du visible stimule bien évidemment la primauté anthropomorphique du décor : de là l’importance d’éléments qu’on aurait jugé accessoires ou simplement décoratifs dans la peinture médiévale (la calebasse, les livres, la grande fenêtre, le lion, etc.), mais qui sont ici prépondérants dans la mesure où ils ont pour vocation de mettre en pleine lumière la personne humaine, en tant que centre de l’univers (comparez par exemple cette gravure avec le tableau d’Antonello da Messina, « Saint Jérôme dans son étude » : annexe 2). Cette position philosophique, qui remplace le théocentrisme médiéval, a pour conséquence de réinventer le rapport de l’homme avec son environnement : de fait, le vrai sujet de la gravure ne serait pas Saint Jérôme, mais Saint Jérôme en tant qu’homme universel, qui pense le tout et qui a pour vocation de fédérer le monde.

Inspiré des pythagoriciens, d’Euclide et de ses postulats, l’art des humanistes trouve donc son fondement dans un principe d’harmonie qui vise à mathématiser le décor en intégrant la notion de perspective, issue de la pratique architecturale : n’oublions pas que Dürer a été l’auteur d’une Instruction sur la manière de mesurer à l’aide du compas et de l’équerre ! Dans la figure ci-dessous, on peut voir en effet combien la mathématique et l’art semblent se rencontrer dans l’exigence de la forme et de l’esthétique.

Ainsi, les lignes de force qui travaillent et dynamisent l’espace figuratif de la gravure  en structurent également la signification symbolique. On pourrait à cet égard noter la forme ovoïde centrale suggérée par la construction séquentielle de l’image qui, organisant le parcours du regard en fonction d’un ordre imposé par la projection perspective, progresse jusqu’à la sphère parfaite : l’auréole éclatante de Saint Jérôme correspondant au signe de l’homme purifié, détenteur du Verbe primordial.

Image protégée par copyright. Bruno Rigolt, Espace Pédagogique Contributif, novembre 2012Licence Creative CommonsCette image est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution – Pas d’Utilisation Commerciale – Pas de Modification 2.0 FranceThis image is copyrighted (Attribution-NonCommercial-NoDerivs).

Comme on le voit très bien, l’homme humaniste apparaît presque comme un « second dieu, dieu des bêtes qu’il domine, des plantes qu’il cultive, du cosmos qu’il administre : on retrouve le secret d’une antique alliance » |10| qui met en présence l’esprit avec la matière, le sensible avec l’intelligible. Ainsi qu’on l’aperçoit sur l’image, les lignes de fuite mettent bien en évidence la relation circulaire entre Saint Jérôme et  l’ensemble des éléments qui structurent la gravure : à travers cette mystérieuse alchimie s’établit une constante réciprocité d’action qui est au cœur même de la doctrine humaniste, qu’on pourrait définir comme un idéal de pouvoir et de savoir, et comme un effort à la fois individuel et social pour mettre en valeur l’Homme et sa dignité, et fonder sur son étude un « art de vivre par où l’être humain se rend éternel » |11|.

Document 2

Dürer et le principe mathématique
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Erwin Panofsky
(*)

« La construction de l’espace pictural, impeccablement correcte d’un point de vue mathématique, se caractérise, premièrement, par l’extrême brièveté de la distance vue en perspective qui, si la pièce était dessinée en grandeur réelle, ne serait que de 1,25 mètre environ ; deuxièmement, par la faible hauteur de l’horizon, déterminé par le niveau de l’œil du saint assis ; troisièmement, par la position excentrée du point de fuite, lequel est à peu près à 6 millimètres de la marge droite. La faible distance, ajoutée à l’abaissement de l’horizon, contribue à renforcer le sentiment d’intimité. Le spectateur se trouve placé tout près du seuil de la cellule, sur l’une des marches qui y conduisent. Sans être remarqués par le saint et sans empiéter sur son domaine, nous partageons cependant l’espace où il vit, avec l’impression d’être plus des familiers invisibles que des observateurs lointains. Par ailleurs, l’excentration du point de fuite empêche la cellule de ressembler à une boîte exiguë, car le mur nord n’est pas visible ; elle accorde une importance plus grande au jeu de la lumière dans les embrasures des fenêtres ; enfin, elle donne la sensation de pénétrer à l’improviste chez quelqu’un plutôt que de se trouver face à un décor artificiel.

Tout, pourtant, dans cette pièce modeste, est assujetti à un principe mathématique. L’impression apparemment indéfinissable d’ordre et de sécurité, qui est l’essence même du Saint Jérôme de Dürer, peut s’expliquer, du moins en partie, par le fait que les objets distribués dans la pièce occupent des positions aussi fermement déterminées que s’ils étaient fixés aux murs. Ils sont placés soit parallèlement à ces murs, comme la table de saint Jérôme, les livres, les animaux et la tête de mort ; soit en projection orthogonale, comme le cartellino, qui porte la date et le monogramme de l’artiste ; soit encore à des angles précis de quarante-cinq degrés, comme le banc à la gauche du saint. »

(*) Erwin Panofsky, La Vie et l’art d’Albrecht Dürer, éd. Hazan, Paris 2004. Page 242.

Approfondissons désormais le message symbolique que Dürer a voulu délivrer dans cette gravure. Comme nous l’avons suggéré précédemment, entre le monde des apparences sensibles et le monde métaphysique existe pour les Humanistes une unité profonde : la vocation de l’homme étant par la connaissance, de passer des apparences sensibles à l’univers des idées et de l’esprit. Dürer élabore ainsi une savante composition dont il faut déchiffrer plus profondément le sens allégorique.

Une rhétorique des vanités

Intéressons-nous d’abord au fameux crâne placé à gauche sur l’appui de la fenêtre. Le symbolisme de la tête de mort qui se développera dès la fin du Moyen Âge n’évoque pas seulement un certain goût pour le macabre —qui constituera d’ailleurs un trait caractéristique de l’esthétique baroque— mais il contient en germe une signification allégorique et didactique au même titre que le temps qui s‘écoule lentement du sablier. Axée sur le sentiment du néant, cette fascination pour la mort amène à une réflexion sur le thème de la chute, la fragilité de la vie et le tragique de la condition humaine.

Ainsi le crâne devient-il un instrument moralisant, au même titre que le crucifix, renforçant à travers l’isotopie de la mort, la réflexion sur les fins dernières. À ce titre, Françoise Rücklin propose l’interprétation suivante : « Le crâne, la calebasse et le sablier forment […] le triple ‘memento mori’ [souviens-toi que tu es mortel] de cette estampe, et l’on peut remarquer que non seulement le Saint est installé pratiquement au centre de l’espace qu’ils délimitent, mais qu’ils sont situés aux divers extrêmes visibles de la cellule, afin, sans doute de bien manifester que rien, sur terre, n’échappe à l’emprise de la mort » |12|.

Le crâne s’inscrit en effet dans une rhétorique des vanités dont le dessein est bien d’interpeller directement le spectateur en mettant « l’accent sur le caractère éminemment transitoire de la matière et de tout ce qui est humain |13|. Ainsi les jeux de lumière qui proviennent de la grande verrière opaque sont-ils comme une allégorie de la mort, partagée entre le piège des apparences (le crâne, le visible, la beauté éphémère de la calebasse) et la lumière de la foi (l’invisible). Françoise Rücklin fait à ce titre remarquer qu’on peut « observer dans la construction de la gravure une gradation très nette : vanité des honneurs (le chapeau de cardinal), vanité de la beauté (la calebasse), vanité de la vie elle-même et de tout ce qui est matériel, que ce soit animé ou inanimé (le crâne) » |14|.

Il n’est guère étonnant que les vitres soient en « culs-de-bouteille » : si elles laissent pénétrer la lumière du soleil de midi, elles masquent emblématiquement la vanité du monde extérieur fait d’apparence, d’illusion et d’éphémère. N’oublions pas que Saint Jérôme passa une grande partie de sa vie à méditer dans le désert de Syrie. Ainsi la lumière qui pénètre dans le cabinet de travail est-elle à mettre en parallèle avec la lumière spirituelle qui se dégage de l’auréole, véritable centre lumineux du tableau. À la vanité succède la vérité, à l’apparence extérieure, le monde intérieur spirituel, apte à transfigurer le réel.

Pour compléter ces remarques, il faut nous intéresser à la relation symbolique qui s’établit entre trois des éléments les plus fortement éclairés de la  gravure, et qui en constituent toute la force : le lion, le crâne et Saint Jérôme. Comme on le voit dans la figure ci-dessous qui en modifie la tonalité et les contrastes, ce n’est pas un hasard si ces trois éléments font symboliquement apparaître trois formes de l’âme :

1. Le lion, qui symbolise les sens, exprime une des dimensions essentielles de l’âme primitive, animale : il est le signe de la terre, et la force qui met le monde en mouvement.

2. Le motif mortuaire du crâne quant à lui évoque l’âme mortelle de l’homme mais aussi son libre-arbitre : libre, il peut choisir entre le bien et le mal. Créateur et destructeur à la fois, le crâne apparaît ainsi comme la projection de nos désirs, de nos vanités et de nos représentations. Du fait de son emplacement sur l’appui de la fenêtre, il rappelle aussi par l’immortalité de la pierre, que l’âme prolonge la destinée mortelle.

3. Enfin Saint Jérôme apparaît dans sa mandorle|15| comme s’il travaillait au « Grand Œuvre », permettant d’atteindre la connaissance suprême et l’union avec Dieu. Notez combien la parfaite auréole de lumière épiphanique nimbe le visage courbé sur la table de travail et fait symboliquement écho aux rayons du soleil. Vous aurez aussi remarqué que, placé à égale distance de Saint Jérôme et du crâne, le crucifix est comme une invitation à dépasser la vanité du savoir et des honneurs : ce n’est pas par son statut de cardinal que Jérôme s’élève à la sainteté mais en menant une vie ascétique dans la bienveillance, la modération et l’humilité : en témoigne la barbe, symbole de puissance alliée à la sagesse.

Cette omniprésence du signe, qui n’est pas sans évoquer parfois certains symboles alchimiques, fait donc apparaître le surnaturel dans le quotidien, et révèle une véritable dialectique de l’apparence et de l’essence, du visible et de l’invisible. Ainsi la rayonnante clarté provenant de la fenêtre paraît participer à l’essence même d’une allégorie qui pourrait être celle du passage de l’homme médiéval fermé sur lui-même à la réalité de l’homme humaniste, c’est-à-dire érudit, créateur, poète, ouvert sur le monde pour mieux le repenser dans un esprit de tolérance.

Conclusion

Au terme de ce travail, il convient de rappeler que le Saint Jérôme de Dürer se présente comme une philosophia, c’est-à-dire un mode de vie et de pensée fondé sur des principes immanents mettant en jeu la sagesse humaine et l’appétit de savoir qui président à l’esprit humaniste : idéal de raison, de mesure et d’humanité.

Comme nous l’avons compris, l’humanisme, en mettant en valeur une conception sobre et équilibrée de la vie humaine, place au centre de ses préoccupations l’humanité même de l’homme et son aptitude à chercher dans la raison, comme disait si bien Montaigne, de quoi s’occuper « à méditer et à manier sa vie »…

© Bruno Rigolt, novembre 2012
Lycée en Forêt (Montargis, France) / Espace Pédagogique Contributif

NOTES

1. Maximilien Gauthier, Albert Dürer, éd. Nilsson, Paris 1924, page 104.
2. Erwin Panofsky, La Vie et l’art d’Albrecht Dürer, éd. Hazan, Paris 2004, page 242.
3. Bartolomé Bennassar, Jean Jacquart, Le Seizième siècle, Armand Colin, quatrième édition, Paris 2002, page 72.
4.
 Olivier Millet, in Jean Calvin, Institution de la religion chrétienne (1541), édition critique par Olivier Millet, Librairie Droz, Genève 2008 page 19.
5. Bartolomé Bennassar, Jean Jacquart, Le Seizième siècle, op. cit. page 72.
6
. « Un jour, comme le soir approchait, Jérôme s’était assis avec ses frères pour entendre la sainte leçon. Un lion qui boitait entra soudain dans le monastère, et Jérôme vit au-devant de lui, comme pour un hôte, et le lion montra son pied blessé, et le saint soigna l’animal et il le guérit, et il fut confié au lion un emploi, celui de mener au pâturage et d’y garder et d’en ramener un âne qui servait à rapporter du bois de la forêt […] », in Bulletin du Comité historique des monuments écrits de l’histoire de France, page 94.
7.
 Françoise Rücklin, La Condition humaine d’après Dürer. Essai d’interprétation symbolique des ‘Meistertiche’, tome 1. Thesis Verlag, Zurich 1995. Chapitre III, page 176-177.
8.
 Françoise Rücklin, op. cit. page 161.
9
. Jean-Eugène Bersier, A. Dürer, le graveur de la mélancolie, éditions Estienne, Paris 1967. Page 74.
10
. Pierre Magnard, introduction à l’ouvrage de Marcile Ficin, Les Platonismes à la Renaissance, Librairie philosophique Jean Vrin, Paris 2001, page 7.
11.
Louis Philippart, Revue de Synthèse, tome X, 1935. Cité par Bartolomé Bennassar et Jean Jacquart, Le Seizième siècle, op. cit. page 59.
12
. Françoise Rücklin, op. cit. page 163.
13. ibid.
14. ibid.
pages 164-165.
15. Le terme « mandorle » désigne une « gloire » en forme d’amande (de l’italien mandorla) qui concrétise le rayonnement émanant d’un personnage divin ou céleste (source : Encyclopædia Universalis)

BIBLIOGRAPHIE

  • Bartolomé Bennassar, Jean Jacquart, Le Seizième siècle, Armand Colin, quatrième édition, Paris 2002.
  • Françoise Rücklin, La Condition humaine d’après Dürer. Essai d’interprétation symbolique des ‘Meistertiche’, tome 1. Thesis Verlag, Zurich 1995. Chapitre III, pages 159-177. Cote BSG : 8 VA SUP 7774 (1)
  • Erwin Panofsky, La Vie et l’art d’Albrecht Dürer, éd. Hazan, Paris 2004. Particulièrement les pages 242 à 246.
  • Marcel Brion, Les Peintres en leur temps, Éditions du Félin, Paris 1994. Particulièrement le chapitre 7 (« Les grandes explorations de l’œil et de l’esprit »).

DOCUMENTS ANNEXES

  • 1. Albrecht Dürer, « Saint-Jérôme en pénitence »
    (burin, circa 1494-1495). Paris (Bibliothèque nationale de France)

  • 2. Antonello da Messina, « Saint Jérôme dans son étude »
    (huile sur panneau, circa 1474-1475). Londres (National Gallery)

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