Entraînement n°2 à l’épreuve de Culture générale et expression du BTS « Invitation au voyage » : imaginaires portuaires

Entraînement à l’épreuve de Culture générale et expression du BTS

Thème 2023-2024 : “Invitation au voyage”

Entraînement n°2
Thème au programme : Invitation au voyage

Sujet complet conforme au BTS
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→ Voir l’entraînement n°1 [La route : une invitation au voyage. Du vagabondage territorial à la quête existentielle…]

Imaginaires portuaires

(Crédit iconographique : © Bruno Rigolt, 2018)

Le port, une porte ouverte sur l’imaginaire…

Shangaï, Rotterdam, Marseille-Fos, Le Havre… les ports sont des vecteurs essentiels de la mondialisation. Pour autant, au-delà des enjeux économiques, environnementaux et géopolitiques qu’ils représentent, les ports traduisent un véritable rapport de fascination avec le voyage. Depuis la multiplication des traversées facilitée par le passage de la voile à la vapeur sous la Révolution industrielle, la littérature et la peinture maritimes mais aussi le cinéma ou la chanson ont bien mis en évidence l’imaginaire du port et la part de mystère, de mélancolie, de dépaysement qu’il inspire. Le corpus proposé pour ce deuxième entraînement est très représentatif de cette attirance pour les ports maritimes : en quoi sont-ils déclencheurs de rêve et d’imaginaire ?

Parce qu’il a un rapport étroit avec l’élément marin, le port exprime tout d’abord l’ivresse du départ et la féérie du voyage : voyage réel, accompli par goût de la découverte et désir d’aventure, mais plus encore voyage imaginaire, fantasmé, source de création artistique, espace de rêverie et d’illumination… C’est ainsi que la célèbre toile de Claude Monet “Impression, soleil levant” (doc. 1) retranscrit par touches subtiles d’impressions capturées sur le vif, l’atmosphère industrielle du port du Havre, toute en verticalité avec ses grues et ses cheminées fumantes. Délaissant la fonction ornementale de l’art, le peintre nous invite à un étrange voyage parmi la fumée des usines se dissolvant en volutes dans la lumière humide et changeante du matin.

Cette représentation de l’imaginaire portuaire par le biais du réel se retrouve également dans le poème d’Anna de Noailles, “Le port de Palerme” (doc. 2). Si la valeur du quotidien mérite pour l’autrice d’être représentée, la description du monde réel s’efface progressivement au profit du rêve et de l’imaginaire. La description du port devient l’occasion d’exprimer la nostalgie du voyage et l’aspiration à un au-delà spirituel. Le port exprime donc toute une idéalisation du réel fortement liée à la valeur symbolique de la mer. Dans un monde dominé par l’uniformité et le conformisme, le spectacle du port est au contraire l’occasion de questionner notre besoin d’échapper à la société et notre désir de s’aventurer dans les territoires inconnus du voyage. 

Tel est le sens du voyage entrepris par Nicolas Delesalle (doc. 4) qui fait le choix de s’embarquer depuis Anvers pour un périple jusqu’à Istanbul sur un cargo porte-conteneurs : le port devient une métaphore du voyage intérieur, ouvrant aux questionnements ultimes de l’homme en quête d’authenticité et de vérité. Aude Mathé (doc. 3) a remarquablement mis en valeur cette attirance pour l’imaginaire portuaire, qui amène à réfléchir sur le sens même de la vie. Parce qu’elle est associée à de fortes valeurs symboliques ou philosophiques, la fascination pour les ports s’accompagne ainsi d’une recherche du sens et d’un questionnement sur soi. Comme si, au-delà de sa matérialité, le port se transformait en lieu de contemplation et de déchiffrement… B. R.

NIVEAU DE DIFFICULTÉ : *** 
(* ACCESSIBLE ; ** MOYENNEMENT DIFFICILE ; ***DIFFICILE)

Activités d’écriture : 

♦ Synthèse : Vous réaliserez une synthèse concise, ordonnée et objective des documents suivants :

  1. Claude Monet, “Impression, soleil levant”, 1872
  2. Anna de Noailles, “Le port de Palerme”, 1913
  3. Aude Mathé, “Le port, un seuil pour l’imaginaire : la perception des espaces portuaires”, Les Annales de la recherche urbaine, N°55-56, 1992
  4. Nicolas Delesalle, Le Goût du large, éd. Préludes (Le Livre de Poche), 2016.

♦ Écriture personnelle :

Selon vous, le tourisme de masse a-t-il détruit l’imaginaire du voyage ?
Vous répondrez à cette question d’une façon argumentée en vous appuyant sur les documents du corpus, vos lectures de l’année et vos connaissances personnelles.

Document n°1 : Claude Monet, “Impression, soleil levant”, 1872.

Claude Monet (1840, Paris – 1926, Giverny) est un peintre mondialement connu. Il a peint ce célèbre tableau au Havre en une matinée de novembre 1872 depuis la fenêtre de sa chambre à l’hôtel de l’Amirauté. Fondateur de la peinture impressionniste, Monet a marqué un tournant dans l’histoire de l’art. C’est en effet l’aspect industriel et portuaire, avec ses grues, ses cheminées fumantes, qui sollicite l’imagination de l’artiste…

Claude Monet, “Impression, soleil levant” (huile sur toile), 1872
Paris, musée Marmottan Monet

Document n°2 : Anna de Noailles, “Le port de Palerme”, 1913.

Romancière, autobiographe et poétesse, Anna de Noailles (Paris, 1876 – Paris, 1933) a joué un rôle de tout premier plan dans la vie culturelle et mondaine parisienne. Publié dans le recueil Les Vivants et les morts (1913), « le Port de Palerme » témoigne du lyrisme passionné et de la recherche d’une langue pure qui parcourent les œuvres d’Anna de Noailles. À travers la contemplation du port et des bateaux, l’autrice reprend le thème romantique du voyage et amène finalement le lecteur à investir un monde imaginaire, dominé par l’idéalisation du réel.

Je regardais souvent, de ma chambre si chaude,
Le vieux port goudronné de Palerme, le bruit
Que faisaient les marchands, divisés par la fraude,
Autour des sacs de grains, de farine et de fruits,
Sous un beau ciel, teinté de splendeur et d’ennui…

J’aimais la rade noire et sa pauvre marine,
Les vaisseaux délabrés d’où j’entendais jaillir
Cet éternel souhait du cœur humain : partir !
— Les vapeurs, les sifflets faisaient un bruit d’usine
Dans ces cieux où le soir est si lent à venir…

C’était l’heure où le vent, en hésitant, se lève
Sur la ville et le port que son aile assainit.
Mon cœur fondait d’amour, comme un nuage crève.
J’avais soif d’un breuvage ineffable et béni,
Et je sentais s’ouvrir, en cercles infinis,
Dans le désert d’azur les citernes du rêve. 

Anna de Noailles, “Le port de Palerme”, Les Vivants et les morts, Paris Arthème Fayard, 1913, p. 143.
|https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k109786v/f143.item|

 

Document n°3 : Aude Mathé, “Le port, un seuil pour l’imaginaire : la perception des espaces portuaires”, Les Annales de la recherche urbaine, n°55-56, 1992.

Aude Mathé est architecte, chercheure, responsable du programme Photographie et vidéo à la Cité de l’architecture et du patrimoine. Dans cet article de fond, elle interroge l’identité maritime des villes portuaires. Elle réfléchit en particulier aux interactions entre le port, la ville et la mer. L’article est illustré par une réflexion approfondie sur la perception des espaces portuaires par les artistes (poètes, peintres, cinéastes…).

Les ports font partie de ces lieux magnétiques qui attirent : ils parlent aux sens et à l’imagination, y font sonner mille échos, fascinent les regards et font vivre des mythes. C’est sur le mode du sensible qu’ils s’appréhendent le mieux. Rien d’étonnant, alors, à ce que l’imaginaire qui s’est développé autour du port ait trouvé un épanouissement considérable dans les formes de son expression artistique. Poèmes, romans, chansons, films, photographies, peintures font parler, donnent à voir, et définissent un espace comme aucune considération objective ne saurait le faire. Par les correspondances qu’ils n’hésitent pas à établir entre l’espace vécu, l’espace organisé et l’espace rêvé, ces regards particuliers font apparaître de façon plus intense et plus explicite le jeu des confrontations inhérentes au port.

Il en est une qui retient l’attention, pour la force de son inscription et dans les lieux et dans les esprits, et parce que ses ramifications sont innombrables : dans le port se rassemblent tout à la fois l’idée de la clôture la plus étroite et celle de l’ouverture la plus vaste ; l’intimité de l’abri et l’infini de l’horizon, l’enfermement et la liberté, le lien et la rupture. Ce lieu puissamment métaphorique, qui conjugue, sur place, les données du dedans et du dehors est une porte étonnante entre la mer et la ville.

Le seuil occupe, dans la réflexion sur l’espace architectural, une place prépondérante. Compromis entre l’ouvert et le fermé, passage entre l’intérieur et l’extérieur, lieu qui rassemble les départs et les arrivées, point de jonction entre deux mondes, le port a tout lieu d’être pour sa ville un espace de référence en tant que porte. […]

Ouverture visuelle, mais ouverture de tous les sens, que Joseph Conrad décrit avec ferveur en évoquant le débouché d’un estuaire : « Puis soudain, à un coude de la rivière, on eût dit qu’au loin une grande main avait sou¬ levé un lourd rideau, avait brusquement ouvert tout grand un immense portail. La lumière elle-même parut s’animer, le ciel au-dessus de nous s’élargit, un murmure lointain atteignit nos oreilles, une fraîcheur nous enveloppa, emplit nos poumons, stimula notre pensée, notre sang, aviva nos regrets. […] Je respirai à pleins poumons : je me délectai de l’immensité du large horizon, de cette atmosphère différente qui semblait toute palpitante du travail créateur de la vie, de l’énergie d’un monde sans péché. Le ciel et cette mer s’ouvraient à moi. »[1]

[…]

Si les ports inspirent le désir de départ et si leur beauté réside dans les portes qu’ils ouvrent sur le monde, comme le dit Cendrars à propos d’Anvers (« Mais c’est ça la beauté d’ un port, c’ est que sorti de ses estacades un navire peut vous mener partout, aux antipodes… »[2]), ils permettent aussi ce plaisir ambigu de la contemplation du départ tout en restant les pieds au sec, entretiennent des illusions savamment élaborées, inspirées peut-être par une certaine lucidité qui fait comprendre que l’outre-mer n’est pas forcément le paradis et qu’il advient qu’on parte pour ne jamais arriver. Les ports peuvent être ainsi le prétexte à une vie basée sur un provisoire qui se prolonge, comme si l’on devait s’y trouver toujours, comme les bateaux, en instance de départ […].

Le départ comme état permanent, mais jamais vécu, apparaît aussi dans le mouvement continu des activités de chargement et de déchargement qui accompagnent les mouvements des bateaux. Mouvement symbolique de la vie des ports, et qui leur a longtemps donné leur dimension humaine, lorsque les dockers peuplaient les quais et travaillaient selon les aléas des arrivages et des départs, sans pour autant quitter ces lieux dont les noms mêmes font souvent référence à des destinations lointaines. […]

Le port concentre ainsi une quantité d’ailleurs virtuels, signes d’ouverture, mais aussi promesses de lointains espérés qui ne sont pas toujours géographiques mais sont souvent synonymes d’une autre vie. Une autre vie qui n’existe pas encore mais qui, parce que le port est là, pourrait exister. Tout se passe en imagination, les environnements portuaires les plus sordides provoquent parfois les plus fortes espérances et favorisent la croisée des destins et de la fatalité. […]

Le thème du port tire donc sa force et son attrait du fait qu’il permet d’exprimer, dans une même formulation, la plus tangible des réalités parce que c’est celle d’un lieu, et les idéaux les plus immatériels, les chimères les plus impalpables […]

Qu’il vienne d’autres mondes où se façonnent les rêves ou d’un univers de démesure que l’on part conquérir, un vent d’ailleurs balaie les quais des ports. Son impact a la même puissance dans les faits et dans l’imaginaire. Le regard, qui va d’ “ici” à “là-bas”, parcourt la distance que lui permet la portée de sa vision sur l’horizon, arpente la profondeur d’un espace en bondissant de repère en repère jusqu’à ce que rien ne l’arrête, s’apprête à la traversée qu’il va imaginer ou qu’il va vivre. Ce jeu des distances, de l’éloignement et du guet, qu’induit l’observation de la mer, va dans le sens d’une ouverture qui s’élargit. Parce qu’il a cette capacité de révéler le proche, le lointain et l’infini, le port recèle dans l’intimité de ses pierres l’immensité à laquelle elles ouvrent le passage et que les digues contiennent en se refermant sur un monde intérieur. […].

Après avoir erré librement, pendant la navigation, entre ciel et mer, l’œil bute, à l’arrivée, sur les premiers reliefs. On passe d’un univers horizontal et sans limite à un monde borné qui s’impose comme un obstacle. C’est l’apparition du vertical, du solide, du plein, du fixe, des limites, et cela peut se vivre comme un rétrécissement. […] La liberté de manœuvre se réduit de plus en plus, les repères deviennent visibles, matériels et immobiles. Les ondes s’entrechoquent et se parasitent, celles de l’eau comme celles des sons. Quantité d’odeurs nouvelles assaillent les narines. Partout surgissent des objets, les contacts créent des heurts qui résonnent.

[1] Joseph Conrad, Lord Jim, Folio, Gallimard, 1982.
[2] Blaise Cendrars, « Gênes », Bourlinguer, Folio, Denoël, 1989.

Aude Mathé, “Le port, un seuil pour l’imaginaire : la perception des espaces portuaires”.
Les Annales de la recherche urbaine, n°55-56, 1992, p. 182-191.
|https://www.persee.fr/doc/aru_0180-930x_1992_num_55_1_1687|

 

Document n°4 : Nicolas Delesalle, Le Goût du large, 2016.

Dans ce récit autobiographique, Nicolas Delasalle (journaliste et grand reporter à Télérama) raconte son voyage d’Anvers à Istanbul à bord d’un cargo : le MSC Cordoba, énorme porte-conteneurs de 275 mètres de long. Le passage présenté se situe au début du livre.

Le soleil est tombé au loin entre les deux cheminées de la centrale nucléaire du port industriel d’Anvers, près d’un champ planté d’éoliennes. À travers les hublots de ma cabine, j’ai observé le spectacle extraordinaire du chargement. Trois portiques hauts comme des immeubles de vingt étages nourrissaient le ventre du navire, en laissant glisser vers le sol des filins de métal torsadés au bout desquels des mains mécaniques et crochues agrippaient un par un les conteneurs pour les remonter à toute vitesse et les déposer sur le cargo avec une facilité déconcertante. C’était un jeu de Lego géant, un Tetris colossal, des pièces de vingt tonnes volaient comme des mouettes graciles.

Sur les jetées immenses, à côté des cargos avachis, grouillaient d’étranges créatures à huit roues, moins des véhicules que des insectes de métal jaune aux longues pattes élancées qui parcouraient des dizaines d’hectares de conteneurs empilés en clignotant de tous leurs feux pour choisir la bonne boîte, l’emporter et la donner en offrande au MSC Cordoba, jamais repu. Le même spectacle se jouait sur la jetée d’en face et sur celle d’après. Tout autour de ma cabine, ce n’étaient que grues, bigues, liners, rouliers, tankers, vraquiers, remorqueurs, fret, conteneurs, élévateurs, cavaliers, palans, palettes, dragues, silos, darses, ferrailles et pas un homme visible. Mais partout des mots nouveaux ou fantasmatiques qui organisaient un chaos titanesque avant le grand large.

Le ballet se jouait dans des bruits de poulies, de métal choqué, de klaxons et de sirènes sous les halos jaune d’œuf des lumières du port marchand. Je me suis allongé sur mon lit, j’ai branché mon casque sur mon smartphone et je me suis endormi vers 22 heures en écoutant « L’Océan » de Dominique A, moi qui ne me couche jamais avant deux heures du matin. Je crois que j’étais en état de choc, sidéré par le gigantisme du navire et du port et puis par tout ce temps qui s’entassait soudain devant moi.

Je me suis réveillé quand le cargo s’est éloigné de son quai, à 3 heures du matin. Le monstre de métal était guidé par les bateaux-pilotes du port belge. J’avais la sensation d’être à bord de ma propre vie et de m’éloigner de son cours normal pour une parenthèse fascinante, une cure de déconnexion, ou plutôt une tentative de reconnexion avec la nature, les éléments, et peut-être avec moi-même. Le Cordoba, ses 275 mètres de long et ses 60 000 tonnes se sont glissés avec grâce dans une écluse à leur mesure. C’était la dernière étape avant l’océan, le silence et le vent. Plus de téléphone portable, plus d’Internet, plus de réseaux sociaux, plus de femme, plus d’enfant, plus de parent, plus de famille, plus d’ami, plus rien que l’horizon infini, le bourdonnement du moteur, la houle, les odeurs de graisse, de fuel et l’ennui.

Il est 23 heures. Après cette première journée de navigation, j’ai l’impression d’être entré dans un sas de décompression au bout duquel commencera vraiment le voyage. Je vais bientôt naître à la mer. 

Nicolas Delesalle, Le Goût du large, 2016, éd. Préludes (Le Livre de Poche), 2016, p. 14-16.
|source : https://medias.hachette-livre.fr/media/contenuNumerique/041/469567-001-C.pdf|

Culture Générale et Expression BTS Corps naturel, corps artificiel : entraînement à l’écriture personnelle. Sujet inédit : indications de corrigé

 


BTS. Corps naturel, corps artificiel
Écriture personnelle : Pensez-vous que l’avenir de l’humanité puisse résider dans un futur où le corps humain fusionnerait avec les machines ?
Indications de corrigé dernière mise à jour : samedi 4 novembre 2017, 13:09.


Niveau de difficulté des exercices :  moyen à difficile 

Rappel du corpus
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  1. Jean d’Alembert, article « Androïde », L’Encyclopédie, 1751.
  2. Auguste de Villiers de L’Isle-Adam, L’Ève future, 1886.
  3. Image tirée du film Metropolis de Fritz Lang, 1927.
  4. Pierre-Marie Lledo, « Femme, homme, robot : vivre ensemble », 2015.

INDICATIONS DE CORRIGÉ (travail semi-rédigé)

  • Pensez-vous que l’avenir de l’humanité puisse résider dans un futur où le corps humain fusionnerait avec les machines ? Vous répondrez à cette question de façon argumentée en vous appuyant sur les documents du corpus, vos lectures de l’année ainsi que vos connaissances personnelles.

La principale difficulté du sujet venait qu’il était centré sur une problématique précise (L’homme postmoderne peut-il encore se définir comme un être biologique ?) nécessitant l’exploitation de connaissances ciblées. On pouvait adopter ici un plan critique (qui porte sur le bien-fondé, la validité d’une hypothèse). Proche du plan dialectique, ce type de plan implique une très nette prise de position par rapport à une situation, à des faits, dont il faut comprendre qu’ils soulèvent un problème que le travail se propose de résoudre après en avoir évalué l’enjeu.

Légendes :

I, II : idée générale (Thèse/Antithèse)
1, 2, 3 : idées secondaires (paragraphes)
: exemple
: déduction du paragraphe
: transition


Introduction

  • (Accroche) Le prométhéisme biotechnique qui a dominé largement l’univers de la Science-fiction est devenu aujourd’hui une réalité qui est en train de transformer l’homme et l’organisation sociale de façon irréversible à tel point qu’on peut se poser la question :
  • (Annonce du sujet) l’avenir de l’humanité pourrait-il résider dans un futur où le corps humain fusionnerait avec les machines ?
  • (Problématique) Ce questionnement fonde la problématique de notre travail : l’homme postmoderne peut-il encore se définir comme un être biologique ? En nous transportant au-delà des déterminismes biologiques, la fusion homme-machine ne témoigne-t-elle pas d’une crise identitaire majeure ?
  • (Annonce du plan) Si, comme nous le concéderons d’abord (Première partie), l’hybridation homme-machine ouvre d’immenses perspectives d’un point de vue social et interpersonnel, nous verrons (Deuxième partie) que cet attrait quelque peu fantasmé pour les techno-sciences reflète davantage le profond sentiment d’aliénation de l’homme à la machine.

I. La fusion du corps humain avec les machines remet en cause les lois de la dégradation entropique et de la temporalité : et si l’homme n’était plus « mortel » ?

  1. La fusion dans un même corps du mécanique et du biologique nécessite d’abord un changement de perspective : il faut accepter que le corps « naturel » n’existe pas en soi, il est socialement et culturellement construit. Les limites mêmes du corps posent donc les limites de la corporéité ; de nos jours, le corps hybride implique une vision du corps non plus comme entité finie et autonome, mais reconfiguré par la science et l’imagination créatrice.
     célèbre anthropologue et sociologue américaine, Donna Haraway est une figure incontournable des théories cyber-féministes. Dans son Manifeste Cyborg (1984 ; trad. fr. 2002), elle affirme : « nous sommes tous des chimères, des hybrides de machines et d’organismes pensés et fabriqués ». Selon l’auteure, en modifiant la fonction reproductive, le corps virtuel peut modifier les déterminismes attachés au corps naturel (notamment au corps féminin).
    Le transhumanisme postule également l’idée qu’il faut profiter davantage de la vie en repoussant les limites du corps naturel (nouvel hédonisme). En ce sens, augmenter les potentialités du corps et de l’esprit n’est pas en soi « contre-nature ».
    Il faut donc accepter l’idée qu’un système technologique puisse se confondre avec le règne du vivant.
  2. La fusion homme-machine est en outre socialement utile, et d’ailleurs sans nous en rendre compte nous sommes déjà les bénéficiaires de ces effets : l’introduction de l’informatique dans nos vies a imposé une redéfinition des rapports entre l’homme et la machine.
    Hans Moravec considère tout à fait possible une hybridation du biologique avec de l’électronique moléculaire : dans son ouvrage Robot : de la simple machine à l’intelligence supérieure paru en 1998, il montre que l’évolution de l’intelligence artificielle se fait au bénéfice de l’humain : un robot est un outil créé par l’homme afin de résoudre des choses que son corps a du mal à accomplir.
    Pierre-Marie Lledo (doc. 4) montre que la robotique suppose désormais que l’homme et la machine fonctionnent ensemble dans une relation d’interdépendance et non plus de confrontation. Le robot jouerait ainsi un vrai rôle social (au Japon, de nombreux robots humanoïdes sont déjà utilisés comme auxiliaire de soin ou personne de compagnie).
    Dans le même ordre d’idées, l’ingénieur et inventeur Elon Musk estime même que le salut de l’humanité passera par l’union de l’intelligence biologique et de l’intelligence numérique (notre dépendance à la technologie ne faisant qu’augmenter avec le temps).
    remise en question du vieux fantasme de l’homme-machine incarné par Terminator : désormais la fusion homme-machine suppose un changement dans la représentation de notre propre corps. La machine nous amène ainsi à reconstruire les liens sociaux et les relations interpersonnelles.
  3. Enfin, la fusion de l’homme et de la machine est une façon d’envisager différemment le corps humain, en dépassant les déterminismes auxquels il était soumis.
     Selon Joël de Rosnay (« Pour une diététique de l’information », Les Cahiers pédagogiques, n°362, p. 8), « L’hybridation des technologies est un facteur d’accélération de la coévolution entre l’homme et les machines à traiter l’information ». L’hybridation est donc un dépassement de la dualité platonicienne corps et mental. Lorsque la machine et le corps sont « branchés », plus rien ne les distingue, leur fusion est totale.
    la génétique accepte les lois qui régissent les processus d’hybridation des végétaux. Pourquoi en irait-il différemment chez les humains ? Fasciné par le corps et ses transformations, l’artiste macédonien Robert Gligorov imagine même une possible fusion du corps naturel avec le végétal. De la même manière, la fusion du corps et de la machine est peut-être une façon de dépasser les frontières corporelles habituelles, à commencer par la vision ségrégationniste du corps : la reconstruction et l’amélioration du corps humain en chirurgie amène par exemple à reconsidérer les notions de genre, de classe sociale, de race, de beauté ou de laideur.
    ⇒ La fusion du corps humain avec la machine amènera sans doute à revoir le contexte des relations sociales : il faut accepter l’idée d’une complémentarité sociale humain-machine.

≠ Mais il ne faut pas sous-estimer les dysfonctionnements, anomalies des technosciences. Le positivisme affiché par les chercheurs pose également un certain nombre de problèmes éthiques : peut-on même parler du corps humain comme d’une machine « techniquement compatible » ?

II. L’hybridation homme-machine reste néanmoins problématique par ses implications philosophiques et morales : s’achemine-t-on vers une fin de l’homme ?

  1. Peut-on « réparer » ou « bricoler » le corps comme s’il s’agissait d’une machine ? Quand on parle de corps humain, on aborde tout ce qui touche traditionnellement à l’anatomie et à la dimension « naturelle » du corps : même socialement évolué, l’humain reste une créature mue par des instincts et des comportements biologiquement cohérents. Réduire le corps à une machine indéfiniment « réparée », c’est prendre le risque d’ôter à l’homme son humanité même.
    Dans la Silicon Valley, un certain nombre de bio-hackers à l’origine de la biologie participative (approche de la biologie non liée aux laboratoires reconnus) rêvent d’un corps indéfiniment réparé par des pièces détachées issues du clone de chacun. (Cf. le film Transformers  de Michael Bay, tourné en 2007 et cet article datant de février 2015 paru dans le magazine Géo
    « Le nouveau défi de la Silicon Valley : rendre l’homme immortel ».
    L’hybridation de la machine et du corps naturel est le symbole d’une société qui est celle de L’Adieu au corps (David Le Breton, 2013) : surnuméraire, lieu de précarité, de vieillissement, le corps naturel semble relégué dans l’oubli.
    De telles visions ne font-elles pas du corps humain non plus un corps-sujet mais un corps-objet ?
  2. L’attrait fantasmé pour les techno-sciences se trouve amplifié par la vulgarisation parfois simpliste des avancées technologiques qui donnent l’impression qu’on peut tout faire avec le corps. Le risque est d’entraîner une conception biaisée de la technique.
    Nathanaël Jarrassé « nous engage à revenir aux réalités des personnes appareillées qui ne sont pas des hommes machines ». Selon lui, la « surmédiatisation du concept de cyborg va jusqu’à engendrer une mise en question passionnée de l’appareillage, domaine où la raison devrait nous guider : qui oserait lancer un débat « pour ou contre » la chaise roulante ou la canne anglaise ? Le sujet amputé, plus ou moins « réparé », se retrouve involontairement enjeu de discussions sur l’« augmentation » du corps dont il connaît, lui, les limites, au risque de rendre encore plus compliquée l’image qu’il a de lui-même et que la société se fait de lui ».
    L’augmentation démesurée des capacités du corps par la pose de puces électroniques, d’implants, de prothèses bioniques, etc. amène inévitablement à une scission de l’humanité entre ceux qui pourront s’offrir ces avancées technologiques et ceux qui en seront exclus ou en seront les victimes (fabrication d’enfants à travers les PMA). Cf. les notions de disposition du corps (logique anglo-saxonne qui réifie [=chosifie] le corps) par opposition au principe d’indisponibilité qui refuse tout échange marchand et toute instrumentalisation du corps humain.
    ⇒ Transformer ainsi l’Homme, c’est menacer son identité, voire son humanité même : peut-on parler encore de « condition humaine » ? Ne devrait-on pas parler davantage d’ « inhumaine condition » ? 

  3. À l’immortalité métaphysique des religions traditionnelles, l’homme a substitué l’immortalité technologique. Y a-t-il un réel « projet humain » dans des conquêtes biotechniques qui réduisent l’humain à n’être plus qu’une machine, voire un corps numérique ?
    La fascination suscitée chez d’Alembert (doc. 1 du corpus) par l’automate de Vaucanson n’est pas exempte d’une certaine ambiguïté très bien illustrée par Edison, le savant fou de l’Ève future (doc. 2) : « tout ceci n’est rien encore ! Non ! rien ! (mais ce qui s’appelle rien ! vous dis-je) en comparaison de l’œuvre possible. ― Ah ! l’Œuvre possible ! Si vous saviez ! ». On peut rapprocher ces propos de certains penseurs qui voient dans le concept de posthumanisme la dissolution même de l’humain, réduit à une identité numérique mise en scène (cf. Word of warcraft et la construction d’avatars).
    Philippe Breton (Une histoire de l’informatique, 1990) a montré que l’un des fantasmes des informaticiens était de créer une intelligence artificielle ne souffrant d’aucune limitation : seule la capacité de stockage et de calcul devant être prise en compte. Selon eux, notre esprit pourrait même être sauvegardé sur un disque dur, au sein d’un androïde de substitution. Entre raison et déraison, sentiment de finitude et pressentiment de l’infini, le corps artificiel ne tend-il pas à devenir un pur artefact, « une instance de branchement, un terminal, un objet transitoire et manipulable […], un kit, une somme de parties éventuellement détachables à la disposition d’un individu saisi dans un bricolage sur soi et pour qui justement le corps est la pièce maîtresse de l’affirmation personnelle » ? (D. Le Breton : « Figures du corps accessoire : marques corporelles, culturisme, transsexualisme, etc. », In : Claude Fintz, Les Imaginaires du corps. Tome 2 – Arts, sociologie, anthropologie. Pour une approche interdisciplinaire du corps, Paris, L’Harmattan, page 208).
    ⇒ La morale du posthumain débouche inévitablement sur une morale de l’inhumain.

Conclusion

  • (Bilan) Comme nous l’avons vu, la mixité corporelle est source  de défis mais aussi de troubles identitaires nouveaux. L’homme technicisé doit prendre la mesure des transformations qu’il induit et des responsabilités que ce pouvoir lui confère : le corps artificiel postule l’idée de l’immortalité par peur de la mort… Mais à quel prix ? Nous devons accepter l’idée d’un humanisme scientifique qui refuse la vision artificialisante et fantasmée d’un homme augmenté aux pouvoirs sans limite.
  • (Ouverture) Et si le vieillissement était la chance même de l’homme ? Élargissement sur Montaigne : « Que vivre, c’est apprendre à mourir » (Essais, I, 19, 1588).

Bruno Rigolt
© novembre 2017, Bruno Rigolt/Espace Pédagogique Contributif

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Culture Générale et Expression BTS Corps naturel, corps artificiel : entraînement à l'écriture personnelle. Sujet inédit : indications de corrigé

 


BTS. Corps naturel, corps artificiel
Écriture personnelle : Pensez-vous que l’avenir de l’humanité puisse résider dans un futur où le corps humain fusionnerait avec les machines ?
Indications de corrigé dernière mise à jour : samedi 4 novembre 2017, 13:09.


Niveau de difficulté des exercices :  moyen à difficile 

Rappel du corpus
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  1. Jean d’Alembert, article « Androïde », L’Encyclopédie, 1751.
  2. Auguste de Villiers de L’Isle-Adam, L’Ève future, 1886.
  3. Image tirée du film Metropolis de Fritz Lang, 1927.
  4. Pierre-Marie Lledo, « Femme, homme, robot : vivre ensemble », 2015.

INDICATIONS DE CORRIGÉ (travail semi-rédigé)

  • Pensez-vous que l’avenir de l’humanité puisse résider dans un futur où le corps humain fusionnerait avec les machines ? Vous répondrez à cette question de façon argumentée en vous appuyant sur les documents du corpus, vos lectures de l’année ainsi que vos connaissances personnelles.

La principale difficulté du sujet venait qu’il était centré sur une problématique précise (L’homme postmoderne peut-il encore se définir comme un être biologique ?) nécessitant l’exploitation de connaissances ciblées. On pouvait adopter ici un plan critique (qui porte sur le bien-fondé, la validité d’une hypothèse). Proche du plan dialectique, ce type de plan implique une très nette prise de position par rapport à une situation, à des faits, dont il faut comprendre qu’ils soulèvent un problème que le travail se propose de résoudre après en avoir évalué l’enjeu.

Légendes :
I, II : idée générale (Thèse/Antithèse)
1, 2, 3 : idées secondaires (paragraphes)
: exemple
: déduction du paragraphe
: transition


Introduction

  • (Accroche) Le prométhéisme biotechnique qui a dominé largement l’univers de la Science-fiction est devenu aujourd’hui une réalité qui est en train de transformer l’homme et l’organisation sociale de façon irréversible à tel point qu’on peut se poser la question :
  • (Annonce du sujet) l’avenir de l’humanité pourrait-il résider dans un futur où le corps humain fusionnerait avec les machines ?
  • (Problématique) Ce questionnement fonde la problématique de notre travail : l’homme postmoderne peut-il encore se définir comme un être biologique ? En nous transportant au-delà des déterminismes biologiques, la fusion homme-machine ne témoigne-t-elle pas d’une crise identitaire majeure ?
  • (Annonce du plan) Si, comme nous le concéderons d’abord (Première partie), l’hybridation homme-machine ouvre d’immenses perspectives d’un point de vue social et interpersonnel, nous verrons (Deuxième partie) que cet attrait quelque peu fantasmé pour les techno-sciences reflète davantage le profond sentiment d’aliénation de l’homme à la machine.

I. La fusion du corps humain avec les machines remet en cause les lois de la dégradation entropique et de la temporalité : et si l’homme n’était plus « mortel » ?

  1. La fusion dans un même corps du mécanique et du biologique nécessite d’abord un changement de perspective : il faut accepter que le corps « naturel » n’existe pas en soi, il est socialement et culturellement construit. Les limites mêmes du corps posent donc les limites de la corporéité ; de nos jours, le corps hybride implique une vision du corps non plus comme entité finie et autonome, mais reconfiguré par la science et l’imagination créatrice.
     célèbre anthropologue et sociologue américaine, Donna Haraway est une figure incontournable des théories cyber-féministes. Dans son Manifeste Cyborg (1984 ; trad. fr. 2002), elle affirme : « nous sommes tous des chimères, des hybrides de machines et d’organismes pensés et fabriqués ». Selon l’auteure, en modifiant la fonction reproductive, le corps virtuel peut modifier les déterminismes attachés au corps naturel (notamment au corps féminin).
    Le transhumanisme postule également l’idée qu’il faut profiter davantage de la vie en repoussant les limites du corps naturel (nouvel hédonisme). En ce sens, augmenter les potentialités du corps et de l’esprit n’est pas en soi « contre-nature ».
    Il faut donc accepter l’idée qu’un système technologique puisse se confondre avec le règne du vivant.
  2. La fusion homme-machine est en outre socialement utile, et d’ailleurs sans nous en rendre compte nous sommes déjà les bénéficiaires de ces effets : l’introduction de l’informatique dans nos vies a imposé une redéfinition des rapports entre l’homme et la machine.
    Hans Moravec considère tout à fait possible une hybridation du biologique avec de l’électronique moléculaire : dans son ouvrage Robot : de la simple machine à l’intelligence supérieure paru en 1998, il montre que l’évolution de l’intelligence artificielle se fait au bénéfice de l’humain : un robot est un outil créé par l’homme afin de résoudre des choses que son corps a du mal à accomplir.
    Pierre-Marie Lledo (doc. 4) montre que la robotique suppose désormais que l’homme et la machine fonctionnent ensemble dans une relation d’interdépendance et non plus de confrontation. Le robot jouerait ainsi un vrai rôle social (au Japon, de nombreux robots humanoïdes sont déjà utilisés comme auxiliaire de soin ou personne de compagnie).
    Dans le même ordre d’idées, l’ingénieur et inventeur Elon Musk estime même que le salut de l’humanité passera par l’union de l’intelligence biologique et de l’intelligence numérique (notre dépendance à la technologie ne faisant qu’augmenter avec le temps).
    remise en question du vieux fantasme de l’homme-machine incarné par Terminator : désormais la fusion homme-machine suppose un changement dans la représentation de notre propre corps. La machine nous amène ainsi à reconstruire les liens sociaux et les relations interpersonnelles.
  3. Enfin, la fusion de l’homme et de la machine est une façon d’envisager différemment le corps humain, en dépassant les déterminismes auxquels il était soumis.
     Selon Joël de Rosnay (« Pour une diététique de l’information », Les Cahiers pédagogiques, n°362, p. 8), « L’hybridation des technologies est un facteur d’accélération de la coévolution entre l’homme et les machines à traiter l’information ». L’hybridation est donc un dépassement de la dualité platonicienne corps et mental. Lorsque la machine et le corps sont « branchés », plus rien ne les distingue, leur fusion est totale.
    la génétique accepte les lois qui régissent les processus d’hybridation des végétaux. Pourquoi en irait-il différemment chez les humains ? Fasciné par le corps et ses transformations, l’artiste macédonien Robert Gligorov imagine même une possible fusion du corps naturel avec le végétal. De la même manière, la fusion du corps et de la machine est peut-être une façon de dépasser les frontières corporelles habituelles, à commencer par la vision ségrégationniste du corps : la reconstruction et l’amélioration du corps humain en chirurgie amène par exemple à reconsidérer les notions de genre, de classe sociale, de race, de beauté ou de laideur.
    ⇒ La fusion du corps humain avec la machine amènera sans doute à revoir le contexte des relations sociales : il faut accepter l’idée d’une complémentarité sociale humain-machine.

≠ Mais il ne faut pas sous-estimer les dysfonctionnements, anomalies des technosciences. Le positivisme affiché par les chercheurs pose également un certain nombre de problèmes éthiques : peut-on même parler du corps humain comme d’une machine « techniquement compatible » ?

II. L’hybridation homme-machine reste néanmoins problématique par ses implications philosophiques et morales : s’achemine-t-on vers une fin de l’homme ?

  1. Peut-on « réparer » ou « bricoler » le corps comme s’il s’agissait d’une machine ? Quand on parle de corps humain, on aborde tout ce qui touche traditionnellement à l’anatomie et à la dimension « naturelle » du corps : même socialement évolué, l’humain reste une créature mue par des instincts et des comportements biologiquement cohérents. Réduire le corps à une machine indéfiniment « réparée », c’est prendre le risque d’ôter à l’homme son humanité même.
    Dans la Silicon Valley, un certain nombre de bio-hackers à l’origine de la biologie participative (approche de la biologie non liée aux laboratoires reconnus) rêvent d’un corps indéfiniment réparé par des pièces détachées issues du clone de chacun. (Cf. le film Transformers  de Michael Bay, tourné en 2007 et cet article datant de février 2015 paru dans le magazine Géo
    « Le nouveau défi de la Silicon Valley : rendre l’homme immortel ».
    L’hybridation de la machine et du corps naturel est le symbole d’une société qui est celle de L’Adieu au corps (David Le Breton, 2013) : surnuméraire, lieu de précarité, de vieillissement, le corps naturel semble relégué dans l’oubli.
    De telles visions ne font-elles pas du corps humain non plus un corps-sujet mais un corps-objet ?
  2. L’attrait fantasmé pour les techno-sciences se trouve amplifié par la vulgarisation parfois simpliste des avancées technologiques qui donnent l’impression qu’on peut tout faire avec le corps. Le risque est d’entraîner une conception biaisée de la technique.
    Nathanaël Jarrassé « nous engage à revenir aux réalités des personnes appareillées qui ne sont pas des hommes machines ». Selon lui, la « surmédiatisation du concept de cyborg va jusqu’à engendrer une mise en question passionnée de l’appareillage, domaine où la raison devrait nous guider : qui oserait lancer un débat « pour ou contre » la chaise roulante ou la canne anglaise ? Le sujet amputé, plus ou moins « réparé », se retrouve involontairement enjeu de discussions sur l’« augmentation » du corps dont il connaît, lui, les limites, au risque de rendre encore plus compliquée l’image qu’il a de lui-même et que la société se fait de lui ».
    L’augmentation démesurée des capacités du corps par la pose de puces électroniques, d’implants, de prothèses bioniques, etc. amène inévitablement à une scission de l’humanité entre ceux qui pourront s’offrir ces avancées technologiques et ceux qui en seront exclus ou en seront les victimes (fabrication d’enfants à travers les PMA). Cf. les notions de disposition du corps (logique anglo-saxonne qui réifie [=chosifie] le corps) par opposition au principe d’indisponibilité qui refuse tout échange marchand et toute instrumentalisation du corps humain.
    ⇒ Transformer ainsi l’Homme, c’est menacer son identité, voire son humanité même : peut-on parler encore de « condition humaine » ? Ne devrait-on pas parler davantage d’ « inhumaine condition » ? 

  3. À l’immortalité métaphysique des religions traditionnelles, l’homme a substitué l’immortalité technologique. Y a-t-il un réel « projet humain » dans des conquêtes biotechniques qui réduisent l’humain à n’être plus qu’une machine, voire un corps numérique ?
    La fascination suscitée chez d’Alembert (doc. 1 du corpus) par l’automate de Vaucanson n’est pas exempte d’une certaine ambiguïté très bien illustrée par Edison, le savant fou de l’Ève future (doc. 2) : « tout ceci n’est rien encore ! Non ! rien ! (mais ce qui s’appelle rien ! vous dis-je) en comparaison de l’œuvre possible. ― Ah ! l’Œuvre possible ! Si vous saviez ! ». On peut rapprocher ces propos de certains penseurs qui voient dans le concept de posthumanisme la dissolution même de l’humain, réduit à une identité numérique mise en scène (cf. Word of warcraft et la construction d’avatars).
    Philippe Breton (Une histoire de l’informatique, 1990) a montré que l’un des fantasmes des informaticiens était de créer une intelligence artificielle ne souffrant d’aucune limitation : seule la capacité de stockage et de calcul devant être prise en compte. Selon eux, notre esprit pourrait même être sauvegardé sur un disque dur, au sein d’un androïde de substitution. Entre raison et déraison, sentiment de finitude et pressentiment de l’infini, le corps artificiel ne tend-il pas à devenir un pur artefact, « une instance de branchement, un terminal, un objet transitoire et manipulable […], un kit, une somme de parties éventuellement détachables à la disposition d’un individu saisi dans un bricolage sur soi et pour qui justement le corps est la pièce maîtresse de l’affirmation personnelle » ? (D. Le Breton : « Figures du corps accessoire : marques corporelles, culturisme, transsexualisme, etc. », In : Claude Fintz, Les Imaginaires du corps. Tome 2 – Arts, sociologie, anthropologie. Pour une approche interdisciplinaire du corps, Paris, L’Harmattan, page 208).
    ⇒ La morale du posthumain débouche inévitablement sur une morale de l’inhumain.

Conclusion

  • (Bilan) Comme nous l’avons vu, la mixité corporelle est source  de défis mais aussi de troubles identitaires nouveaux. L’homme technicisé doit prendre la mesure des transformations qu’il induit et des responsabilités que ce pouvoir lui confère : le corps artificiel postule l’idée de l’immortalité par peur de la mort… Mais à quel prix ? Nous devons accepter l’idée d’un humanisme scientifique qui refuse la vision artificialisante et fantasmée d’un homme augmenté aux pouvoirs sans limite.
  • (Ouverture) Et si le vieillissement était la chance même de l’homme ? Élargissement sur Montaigne : « Que vivre, c’est apprendre à mourir » (Essais, I, 19, 1588).

Bruno Rigolt
© novembre 2017, Bruno Rigolt/Espace Pédagogique Contributif

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BTS blanc AG-PME mars 2017 Des merveilles ordinaires… Sujet inédit

Présentation du corpus

Le banal est-il digne d’intérêt ? Derrière ce paradoxe se cache l’une des exigences les plus fondamentales de nombreux écrivains, artistes, philosophes, qui ont choisi d’introduire le banal dans le monde de l’esthétique et de montrer que le quotidien le plus ordinaire est la condition nécessaire de l’extraordinaire.

Honorer la banalité, aller vers « le parti-pris des choses » relève ainsi d’une démarche consistant à réinvestir le corps social en montrant combien l’ordinaire est extraordinaire : le présent corpus est caractéristique de cette démarche visant à célébrer le transcendant dans l’immanent, autrement dit le bonheur d’être au monde…

Corpus

  1. Bertrand Vergely, Retour à l’émerveillement, éd. Albin Michel, Collection « Essais clés », 2010.
  2. Charles Trénet, « Le jardin extraordinaire », Pathé Marconi, 1957.
  3. Marie Rouanet, Balade des jours ordinaires, éd. Payot, coll. « Voyageurs Payot », 1999.
  4. Johannes Vermeer, « La laitière », huile sur toile, vers 1658. Tableau exposé au Rijksmuseum d’Amsterdam (Pays-Bas).

Synthèse |40 points|

Vous réaliserez une synthèse objective, concise et ordonnée des documents contenus dans le présent corpus.

Ecriture personnelle |20 points|

  • Sujet 1 : En quoi s’émerveiller permet-il selon vous de s’ouvrir au monde ?
  • Sujet 2 : Marie Rouanet affirme (doc. 3) : « Je ne suis aventureuse que dans les voyages des jours ordinaires ». Ces propos s’accordent-ils avec votre propre conception de l’émerveillement ?

Vous répondrez à cette question de façon argumentée en vous appuyant sur les documents du corpus, vos lectures de l’année ainsi que vos connaissances personnelles.

Pour accéder au corrigé de la synthèse, cliquez ici.

  • Document 1. Bertrand Vergely, Retour à l’émerveillement, 2010.

Il est beau de s’émerveiller. Il est tragique de ne pas en être capable. Qui s’émerveille n’est pas indifférent. Il est ouvert au monde, à l’humanité, à l’existence. Il rend possible un lien à ceux-ci. Qui ne sait pas s’émerveiller est fermé au monde, à l’humanité, à l’existence. Il rend impossible un quelconque lien à ceux-ci. On comprend donc que la faculté de s’émerveiller soit jugée comme la chose la plus précieuse au monde. On peut être pauvre mais si l’on sait s’émerveiller, on est riche. On peut être riche mais si l’on ne sait pas s’émerveiller, on est pauvre. On passe à côté de l’essentiel, on manque la beauté du monde, la richesse des êtres humains, la profondeur de l’existence. Cet essai voudrait pouvoir montrer comment il est possible de retrouver son émerveillement devant l’existence quand on l’a perdu. Il y a pour cela un certain nombre de choses qu’il importe de comprendre. La première d’entre elles est que tout part de la beauté. Le monde est beau, l’humanité qui fait effort pour vivre avec courage et dignité est belle, le fond de l’existence qui nous habite est beau.

Beauté du monde, nous en avons tous fait l’expérience, nous la faisons. Plus que nous ne le pensons. Le monde est très matériel. Et pourtant il est très spirituel. Une montagne l’hiver a beau être un tas de cailloux avec de la neige comme le dit un matérialiste ordinaire, ce n’est pas un tas de cailloux avec de la neige, c’est de la beauté. On fait un avec le monde quand on vit cette beauté. On expérimente le réel comme le Tout vivant. On se sent vivre et l’on s’émerveille de vivre. Mystère du monde, parfois si muet, parfois si parlant. Un village morne sous la pluie dans une fin de journée triste comme un jour de Toussaint, une odeur de bûche qui brûle dans une cheminée, et soudain le miracle. Non plus le vide. Non plus le vide et la tristesse, mais un sentiment de vie qui résonne dans les profondeurs de l’intime. « Il y a des moments où la lumière pense », dit Gilles Deleuze. Beauté du monde. Les Anciens voyaient la Nature comme Logos. L’émerveillement nous fait remonter à cette intuition première, source de vitalité, on ne vit pas dans un univers vide et muet, on vit parce que l’univers est saisissant. Erik Sablé en rend bien compte dans son Petit manuel d’émerveillement lorsqu’il écrit : « J’ai plein mes tiroirs des mots expliquant la vie, le temps, l’espace, la formation de l’univers, mais le mystère est là, dans ce passage d’automne qui se fane et se froisse avant la grande immobilité de l’hiver » ; « S’émerveiller, c’est oublier tous les savoirs, tous les systèmes […]. C’est être là, face au monde, comme au premier jour, comme au premier instant, pur, neuf, nu et regarder, regarder jusqu’au moment où les apparences basculent. Alors, on est foudroyé par ce simple fait. Il y a de l’être. J’existe. Je suis. »

Moment ultime, moment bouleversant parce que moment de découverte : il y a une vie qui vit en nous, il y a une vie qui appelle en nous. On vit une étonnante libération de soi quand on répond à cet appel, on souffre quand on l’étouffe. Beauté du dialogue avec la vie que l’on sent vivre en soi. Beauté d’écouter cette vie, d’en faire son maître, de se laisser guider, inspirer par elle. Beauté de sentir qu’elle est l’écho intérieur de la beauté rencontrée à l’extérieur dans le monde, dans les visages des hommes, dans le courage de vivre. Beauté de sentir à cette occasion ce que l’on est venu faire sur terre. La vie a un sens, elle a plus que du sens. Nous ne sommes pas là pour rien, nous avons un rôle à jouer dans ce monde. Un rôle lié à la beauté, un rôle de témoin d’une vie venue de la beauté pour la beauté. 

Ce texte a été repris dans le n°22 de la revue Art sacré sous le titre « Une révolution appelée émerveillement » (pages 21-22).

  • Document 2. Charles Trenet, « Le jardin extraordinaire », Pathé Marconi, 1957. 

Charles Trenet, né le 18 mai 1913 à Narbonne et mort le 19 février 2001 à Créteil, est un poète auteur-compositeur-interprète français. Surnommé « le Fou chantant », il est l’auteur de près de mille chansons, dont certaines, comme La Mer, Y’a d’la joie, L’Âme des poètes, ou encore Douce France, demeurent des succès populaires intemporels, au-delà même de la francophonie. |Source : Wikipedia|

C’est un jardin extraordinaire,
Il y a des canards qui parlent anglais.
J’leur donne du pain, Ils remuent leur derrière
En m’disant « Thank you very much, Monsieur Trenet ! »
On y voit aussi des statues
Qui se tiennent tranquilles tout le jour, dit-on.
Mais moi je sais, que dès la nuit venue,
Elles s’en vont danser sur le gazon.
Papa, c’est un jardin extraordinaire,
Il y a des oiseaux qui tiennent un buffet.
Ils vendent du grain, des petits morceaux de gruyère.
Comme clients ils ont monsieur l’maire et l’sous-préfet.

Il fallait bien trouver, dans cette grande ville maussade
Où les touristes s’ennuient au fond de leurs autocars,
Il fallait bien trouver un lieu pour la promenade.
J’avoue que ce samedi-là, j’suis entré par hasard
Dans, dans, dans…

Ce jardin extraordinaire,
Loin des noirs buildings et des passages cloutés,
Y avait un bal qu’donnaient des primevères.
Dans un coin d’verdure, des petites grenouilles chantaient
Une chanson pour chanter la lune,
Dès qu’cell’-ci parut, toute rose d’émotion,
Elles entonnèrent, je crois, la valse brune.
Une vieille chouette me dit : « Quelle distinction ! »
Maman, dans ce jardin extraordinaire,
J’vis soudain passer la plus belle des filles.
Elle vint près d’moi, et là m’dit sans manières :
« Vous m’plaisez beaucoup, j’aime les gens dont les yeux brillent ! »

Il fallait bien trouver, dans cette grande ville perverse,
Une gentille amourette, un p’tit flirt de vingt ans
Qui me fasse oublier que l’amour est un commerce
Dans les bars de la cité,
Oui mais, oui mais, pas dans,
Dans, dans, dans…

Mon jardin extraordinaire.
[…]
Pour ceux qui veulent savoir où le jardin se trouve,
Il est, vous le voyez, au cœur d’ma chanson.
J’y vole parfois quand un chagrin m’éprouve.
Il suffit pour ça d’un peu d’imagination !
Il suffit pour ça d’un peu d’imagination !
[…] Il suffit pour ça d’un peu d’imagination !

 

  • Document 3 : Marie Rouanet, Balade des jours ordinaires, éd. Payot, coll. « Voyageurs Payot », 1999.

« ‘Partir loin n’est pas nécessaire au voyage’, affirme Marie Rouanet dans ce recueil de balades qui sont comme autant de nouvelles. Certes il s’agit bien d’aller ailleurs, mais l’ailleurs est partout où l’on aborde avec les sens et l’âme aiguisés […], l’important n’est pas ce que l’on voit. C’est tout ce que le lieu, le moment et les gens rencontrés éveillent de résonances, de nostalgies, d’émotions, de désirs et de faims. ‘Je ne suis aventureuse, dit Marie Rouanet, que dans les voyages des jours ordinaires.’ » (présentation de l’éditeur)

Dès que je quittais la portion de rue où j’habitais, j’étais frappée par la totale nouveauté du monde. Il avait suffi d’un pas pour créer une distance radicale entre mon univers familier et l’étranger alors aussi étrange qu’un lointain situé à des kilomètres.

De ce boulevard d’Angleterre qui passait au bas de ma rue, de la place de la Poste guère plus éloignée, j’ai le souvenir d’un exotisme total. Si bien que dans ma mémoire, ils ont les couleurs des pays les plus lointains. Les vitres de la salle des sports « La Vigilante » brillent d’un éclat cinématographique, la maison de la vieille Jalade et son linge lumineux on des allures d’Italie, le talus inculte sous les remparts est un tel ailleurs que je n’eusse pas été surprise d’en voir sortir des singes et que les pies et les écureuils qui y logeaient étaient autant d’animaux d’au-delà des mers. Lorsque je pense à Canterelle, cette rue très pentue qui descend tout droit jusqu’au bord de la rivière évoque l’aventure dangereuse. Un jour mon doigt fut pris dans la porte de fer d’un magasin. Longtemps je pleurai assise sur le trottoir bordé de granit, la main dans une cuvette d’eau salée que le commerçant prépara pour me soulager. Le cœur au bout du doigt, les yeux pleins de larmes, je perçus le couchant éblouissant, le pavage de la rue, les gens qui passaient comme la plus dangereuse des expéditions africaines.

Ces impressions m’ont suivie longtemps et demeurent toujours.

Les objets qui me restent de ces lieux – si proches et pourtant si neufs, seulement par la nouveauté du regard – me sont bibelots ramenés du bout du monde. Ils ne sont jamais pourtant que des objets de pacotille, de ces souvenirs que l’on pouvait acquérir dans les boutiques à Carcassonne, Lamalou ou Valras-la-Plage. Il y a un canif branlant totalement inutilisable, une vierge de métal haute d’un demi-doigt logée dans un étui de buis, un centimètre de ruban qu’on enroulait dans un tonneau d’os à l’aide d’une manivelle en miniature – il y était inscrit « Cité de Carcassonne » –, une coquille Saint-Jacques ornée d’une barque à voile.

Il me suffit parfois de marcher sur un trottoir dans une rue archiconnue pourtant, pour que le monde soit naissant. À explorer donc. […] Tout est mystère à déchiffrer, découverte à ne pas manquer. Chaque détail, chaque seconde deviennent remarquables. […]

C’est ma façon de voyager. C’est celle que j’aime et dont je retire une jubilation d’usage ordinaire sans avoir à attendre les moments de ce que l’on nomme d’habitude le dépaysement.
Me dé-payser, changer de pays, me dé-saisonner, changer de saison, vivre l’été à l’autre bout du monde alors que le lieu où je vis est pétrifié par l’hiver, ne m’intéresse pas. De la même façon, j’aime les vêtements de tous les jours, la cuisine du quotidien, les êtres du vécu. Je ne suis aventureuse que dans les voyages des jours ordinaires.

  • Document 4. Johannes Vermeer, « La laitière », huile sur toile, vers 1658. Tableau exposé au Rijksmuseum d’Amsterdam (Pays-Bas).

Crédit iconographique : https://artsandculture.google.com/partner/rijksmuseum?hl=fr

Culture Générale et Expression BTS L’extraordinaire : entraînement à la synthèse et à l’écriture personnelle. Sujet inédit

Entraînement BTS : synthèse + écriture personnelle

Poétique du lieu, vision de l’inconnu
et quête de l’extraordinaire

Pour accéder au corrigé de la synthèse, cliquez ici.

Préparation
Avant d’entreprendre ces exercices, notamment l’écriture personnelle, il est recommandé d’avoir assimilé les cours suivants :

Présentation du corpus

Le corpus à l’étude propose des documents de genres variés : deux extraits de romans (Le Lys dans la vallée ; Le Grand Meaulnes), un extrait de poème (« Le bateau ivre ») ainsi qu’une photographie contemporaine. Les textes, très littéraires, privilégient le romanesque (Balzac, Alain-Fournier), le côté imaginatif, le souci d’aventures, et particulièrement chez Rimbaud la transgression des codes moraux de la société bourgeoise, transgression vécue comme expérience d’un recouvrement cognitif et identitaire.

En outre, l’évocation du monde de l’enfance dans tous les textes se conjugue à une quête de l’inconnu qui allie le merveilleux à la liberté : d’où le symbolisme signifiant des documents. Même la photographie suggère l’idée d’une fuite du monde connu pour s’aventurer du côté de l’émerveillement, du secret, de ce qui est caché : en insufflant de l’inédit, du mystérieux et de l’extraordinaire, la nature et le voyage permettent ainsi un nouveau rapport au monde qui est autant un questionnement qu’une réponse…

Afin de bien problématiser les documents, soyez attentifs aux paratextes, qui fournissent de précieuses indications.

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♦ Synthèse de documents
Vous rédigerez une synthèse concise, ordonnée et objective des documents suivants :

  • Document 1 : Honoré de Balzac, Le Lys dans la vallée, 1836
  • Document 2 : Arthur Rimbaud, « Le bateau ivre », 1871
  • Document 3 : Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes, 1913
  • Document 4 : Sally Mann, « Deep South » (Southern landscapes), 1998

♦ Écriture personnelle
Dans quelle mesure la quête de l’extraordinaire permet-elle d’accéder à d’autres dimensions de l’être ?
Vous répondrez dans un travail argumenté en appuyant votre réflexion sur les documents du corpus, vos lectures de l’année et vos connaissances personnelles.

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  • Document 1 : Honoré de Balzac, Le Lys dans la vallée, 1836

Félix de Vandenesse, jeune homme romantique, fragile et délaissé par sa mère, tombe éperdument amoureux lors d’un bal de la belle madame de Mortsauf, mariée et plus âgée que lui. Mais cet amour est celui d’un amour impossible… Le passage présenté est celui où Félix, bien des années plus tard, se remémore son arrivée à pied depuis Tours dans la vallée de l’Indre : il acquiert tout à coup la conviction que la jeune femme rencontrée lors du bal habite dans la vallée qui s’offre à son regard. C’est l’occasion pour le narrateur (mais c’est bien Balzac qui parle ici) de se livrer à une suggestive comparaison entre le paysage de la Touraine, tout en galbes et en arrondis, et la femme aimée. De fait, le but pour l’auteur n’est pas tant de décrire la réalité que d’amener à une lecture symbolique du lieu, métamorphosé et poétisé par le désir amoureux…

Là se découvre une vallée qui commence à Montbazon, finit à la Loire, et semble bondir sous les châteaux posés sur ces doubles collines ; une magnifique coupe d’émeraude au fond de laquelle l’Indre se roule par des mouvements de serpent. A cet aspect, je fus saisi d’un étonnement voluptueux que l’ennui des landes ou la fatigue du chemin avait préparé. — Si cette femme, la fleur de son sexe, habite un lieu dans le monde, ce lieu, le voici ? À cette pensée je m’appuyai contre un noyer sous lequel, depuis ce jour, je me repose toutes les fois que je reviens dans ma chère vallée. Sous cet arbre confident de mes pensées, je m’interroge sur les changements que j’ai subis pendant le temps qui s’est écoulé depuis le dernier jour où j’en suis parti. Elle demeurait là, mon cœur ne me trompait point : le premier castel que je vis au penchant d’une lande était son habitation. Quand je m’assis sous mon noyer, le soleil de midi faisait pétiller les ardoises de son toit et les vitres de ses fenêtres. Sa robe de percale produisait le point blanc que je remarquai dans ses vignes sous un hallebergier¹. Elle était, comme vous le savez déjà, sans rien savoir encore, LE LYS DE CETTE VALLÉE où elle croissait pour le ciel, en la remplissant du parfum de ses vertus. L’amour infini, sans autre aliment qu’un objet à peine entrevu dont mon âme était remplie, je le trouvais exprimé par ce long ruban d’eau qui ruisselle au soleil entre deux rives vertes, par ces lignes de peupliers qui parent de leurs dentelles mobiles ce val d’amour, par les bois de chênes qui s’avancent entre les vignobles sur des coteaux que la rivière arrondit toujours différemment, et par ces horizons estompés qui fuient en se contrariant. Si vous voulez voir la nature belle et vierge comme une fiancée, allez là par un jour de printemps, si vous voulez calmer les plaies saignantes de votre cœur, revenez-y par les derniers jours de l’automne ! Au printemps, l’amour y bat des ailes à plein ciel ; en automne on y songe à ceux qui ne sont plus. Le poumon malade y respire une bienfaisante fraîcheur, la vue s’y repose sur des touffes dorées qui communiquent à l’âme leurs paisibles douceurs. En ce moment, les moulins situés sur les chutes de l’Indre donnaient une voix à cette vallée frémissante, les peupliers se balançaient en riant, pas un nuage au ciel, les oiseaux chantaient, les cigales criaient, tout y était mélodie. […] Sans savoir pourquoi, mes yeux revenaient au point blanc, à la femme qui brillait dans ce vaste jardin comme au milieu des buissons verts éclatait la clochette d’un convolvulus², flétrie si l’on y touche. Je descendis, l’âme émue, au fond de cette corbeille, et vis bientôt un village que la poésie qui surabondait en moi me fit trouver sans pareil.

1. Hallebergier : variété d’abricotier (l’orthographe exacte est : albergier).
2. Convolvulus : liseron.

 

  • Document 2 : Arthur Rimbaud, « Le bateau ivre », 1871

Rédigé en septembre 1871, quelques mois après la célèbre « Lettre du voyant », « Le bateau ivre » est l’occasion pour Rimbaud de mettre en pratique son programme poétique. Selon l’auteur, le poète doit en effet « se faire voyant » : cette expression signifie qu’il faut dépasser les apparences afin de voir l’invisible pour avoir la révélation merveilleuse de l’inconnu. Comme il l’écrit : « Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir ». Le poème évoque un bateau, représentation métaphorique du poète fugueur, qui va faire naufrage. S’en suit un voyage extraordinaire vers l’inconnu : véritable allégorie de la révolte adolescente, ce voyage qui ravit littéralement celui qui en fait l’expérience, est autant une conquête qu’une jouissance – sur le plan émotionnel et cognitif– de la liberté…

Le bateau ivre
extrait

Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs¹ :
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.

J’étais insoucieux de tous les équipages,
Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.
Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,
Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais.

Dans les clapotements furieux des marées,
Moi, l’autre hiver, plus sourd que les cerveaux d’enfants,
Je courus ! Et les Péninsules démarrées²
N’ont pas subi tohu-bohus³ plus triomphants.

La tempête a béni mes éveils maritimes.
Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots
Qu’on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits, sans regretter l’œil niais des falots⁴ !

Plus douce qu’aux enfants la chair des pommes sûres⁵,
L’eau verte pénétra ma coque de sapin
Et des taches de vins bleus et des vomissures
Me lava, dispersant gouvernail et grappin.

Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d’astres, et lactescent⁶,
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;

Où, teignant tout à coup les bleuités⁷, délires
Et rythmes lents sous les rutilements du jour,
Plus fortes que l’alcool, plus vastes que nos lyres,
Fermentent les rousseurs amères de l’amour !

Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L’Aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes,
Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir !

J’ai vu le soleil bas, taché d’horreurs mystiques,
Illuminant de longs figements violets,
Pareils à des acteurs de drames très antiques
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !

J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes,
Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !

[…]

1. Haleur : personne qui hale, qui tire un bateau à l’aide d’un câble, pour le faire avancer.
2. démarrées : antonyme de « amarrées »
3. tohu-bohu : chahut, agitation
4. falot : terme de marine qui désigne une grosse lanterne
5. sûre : aigre
6. lactescent : qui évoque la couleur blanche du lait
7. bleuités : néologisme créé par Rimbaud. Le suffixe -ité- qui s’ajoute à l’adjectif “bleu” forme un nom abstrait exprimant la qualité de ce qui est bleu.

  • Document 3 : Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes, 1913

Rédigé en 1913, un an avant la mort d’Alain-Fournier (pseudonyme d’Henri-Alban Fournier) à Verdun en août 1914, Le Grand Meaulnes s’est imposé comme un classique littéraire qui n’a cessé de fasciner des générations de lectrices et de lecteurs. L’histoire débute dans une petite école d’un village de Sologne à la fin du 19ème siècle, quand la vie des élèves et surtout celle de François Seurel, le narrateur, est soudainement bouleversée par l’arrivée d’Augustin Meaulnes, un jeune garçon énigmatique et aventurier apportant avec lui le dépaysement, la poésie, la fraîcheur, et cette quête de l’extraordinaire qui caractérise l’enfance… S’égarant au soir d’une escapade en forêt, Meaulnes s’introduit dans un château troublant, à la fois réel et fantastique, ancré dans le décor intemporel et mystérieux de la Sologne…

CHAPITRE XI
LE DOMAINE MYSTÉRIEUX

Dès le petit jour, il se reprit à marcher. Mais son genou enflé lui faisait mal ; il lui fallait s’arrêter et s’asseoir à chaque moment tant la douleur était vive. L’endroit où il se trouvait était d’ailleurs le plus désolé de la Sologne. De toute la matinée, il ne vit qu’une bergère, à l’horizon, qui ramenait son troupeau. Il eut beau la héler, essayer de courir, elle disparut sans l’entendre.
Il continua cependant de marcher dans sa direction, avec une désolante lenteur… Pas un toit, pas une âme. Pas même le cri d’un courlis dans les roseaux des marais. Et, sur cette solitude parfaite, brillait un soleil de décembre, clair et glacial.
Il pouvait être trois heures de l’après-midi lorsqu’il aperçut enfin, au-dessus d’un bois de sapins, la flèche d’une tourelle grise.
— Quelque vieux manoir abandonné, se dit-il, quelque pigeonnier désert !…
Et, sans presser le pas, il continua son chemin. Au coin du bois débouchait, entre deux poteaux blancs, une allée où Meaulnes s’engagea. Il y fit quelques pas et s’arrêta, plein de surprise, trouble d’une émotion inexplicable. Il marchait pourtant du même pas fatigué, le vent glacé lui gerçait les lèvres, le suffoquait par instants ; et pourtant un contentement extraordinaire le soulevait, une tranquillité parfaite et presque enivrante, la certitude que son but était atteint et qu’il n’y avait plus maintenant que du bonheur à espérer. C’est ainsi que, jadis, la veille des grandes fêtes d’été il se sentait défaillir, lorsqu’à la tombée de la nuit on plantait des sapins dans les rues du bourg et que la fenêtre de sa chambre était obstruée par les branches.
— Tant de joie, se dit-il, parce que j’arrive à ce vieux pigeonnier, plein de hiboux et de courants d’air !…
Et, fâché contre lui-même, il s’arrêta, se demandant s’il ne valait pas mieux rebrousser chemin et continuer jusqu’au prochain village. Il réfléchissait depuis un instant, la tête basse, lorsqu’il s’aperçut soudain que l’allée était balayée à grands ronds réguliers comme on faisait chez lui pour les fêtes. Il se trouvait dans un chemin pareil à la grand-rue de La Ferté, le matin de l’Assomption !… Il eût aperçu au détour de l’allée une troupe de gens en fête soulevant la poussière comme au mois de juin, qu’il n’eût pas été surpris davantage.
— Y aurait-il une fête dans cette solitude ? se demanda-t-il.
Avançant jusqu’au premier détour, il entendit un bruit de voix qui s’approchaient. Il se jeta de côté dans les jeunes sapins touffus, s’accroupit et écouta en retenant son souffle. C’étaient des voix enfantines. Une troupe d’enfants passa tout près de lui. L’un d’eux, probablement une petite fille, parlait d’un ton si sage et si entendu que Meaulnes, bien qu’il ne comprît guère le sens de ses paroles, ne put s’empêcher de sourire :
— Une seule chose m’inquiète, disait-elle, c’est la question des chevaux. On n’empêchera jamais Daniel, par exemple, de monter sur le grand poney jaune !
— Jamais on ne m’en empêchera ! répondit une voix moqueuse de jeune garçon. Est-ce que nous n’avons pas toutes les permissions ?… Même celle de nous faire mal, s’il nous plaît…
Et les voix s’éloignèrent, au moment où s’approchait déjà un autre groupe d’enfants.
— Si la glace est fondue, dit une fillette, demain matin, nous irons en bateau.
— Mais nous le permettra-t-on ? dit une autre.
— Vous savez bien que nous organisons la fête à notre guise.
— Et si Frantz rentrait dès ce soir, avec sa fiancée ?
— Eh bien, il ferait ce que nous voudrions !… »

« Il s’agit d’une noce, sans doute, se dit Augustin. Mais ce sont les enfants qui font la loi, ici ?… Étrange domaine ! »
Il voulut sortir de sa cachette pour leur demander où l’on trouverait à boire et à manger. Il se dressa et vit le dernier groupe qui s’éloignait. C’étaient trois fillettes avec des robes droites qui s’arrêtaient aux genoux. Elles avaient de jolis chapeaux à brides. Une plume blanche leur traînait dans le cou, à toutes les trois. L’une d’elles, à demi retournée, un peu penchée, écoutait sa compagne qui lui donnait de grandes explications, le doigt levé.
— Je leur ferais peur, se dit Meaulnes, en regardant sa blouse paysanne déchirée et son ceinturon baroque de collégien de Sainte-Agathe.
Craignant que les enfants ne le rencontrassent en revenant par l’allée, il continua son chemin à travers les sapins dans la direction du « pigeonnier », sans trop réfléchir à ce qu’il pourrait demander là-bas. Il fut bientôt arrêté à la lisière du bois, par un petit mur moussu. De l’autre côté, entre le mur et les annexes du domaine, c’était une longue cour étroite toute remplie de voitures, comme une cour d’auberge un jour de foire. Il y en avait de tous les genres et de toutes les formes : de fines petites voitures à quatre places, les brancards en l’air ; des chars à bancs ; des bourbonnaises démodées avec des galeries à moulures, et même de vieilles berlines dont les glaces étaient levées.
Meaulnes, caché derrière les sapins, de crainte qu’on ne l’aperçût, examinait le désordre du lieu, lorsqu’il avisa, de l’autre côté de la cour, juste au-dessus du siège d’un haut char à bancs, une fenêtre des annexes à demi ouverte. Deux barreaux de fer, comme on en voit derrière les domaines aux volets toujours fermés des écuries, avaient dû clore cette ouverture. Mais le temps les avait descellés.
— Je vais entrer là, se dit l’écolier, je dormirai dans le foin et je partirai au petit jour, sans avoir fait peur à ces belles petites filles.
Il franchit le mur, péniblement, à cause de son genou blessé, et, passant d’une voiture sur l’autre, du siège d’un char à bancs sur le toit d’une berline, il arriva à la hauteur de la fenêtre, qu’il poussa sans bruit comme une porte.
Il se trouvait non pas dans un grenier à foin, mais dans une vaste pièce au plafond bas qui devait être une chambre à coucher. On distinguait, dans la demi-obscurité du soir d’hiver, que la table, la cheminée et même les fauteuils étaient chargés de grands vases, d’objets de prix, d’armes anciennes. Au fond de la pièce des rideaux tombaient, qui devaient cacher une alcôve.
Meaulnes avait fermé la fenêtre, tant à cause du froid que par crainte d’être aperçu du dehors. Il alla soulever le rideau du fond et découvrit un grand lit bas, couvert de vieux livres dorés, de luths aux cordes cassées et de candélabres jetés pêle-mêle. Il repoussa toutes ces choses dans le fond de l’alcôve, puis s’étendit sur cette couche pour s’y reposer et réfléchir un peu à l’étrange aventure dans laquelle il s’était jeté.
Un silence profond régnait sur ce domaine. Par instants seulement on entendait gémir le grand vent de décembre.
Et Meaulnes, étendu, en venait à se demander si, malgré ces étranges rencontres, malgré la voix des enfants dans l’allée, malgré les voitures entassées, ce n’était pas là simplement, comme il l’avait pensé d’abord, une vieille bâtisse abandonnée dans la solitude de l’hiver.
Il lui sembla bientôt que le vent lui portait le son d’une musique perdue. C’était comme un souvenir plein de charme et de regret. Il se rappela le temps où sa mère, jeune encore, se mettait au piano l’après-midi dans le salon, et lui, sans rien dire, derrière la porte qui donnait sur le jardin, il l’écoutait jusqu’à la nuit…
— On dirait que quelqu’un joue du piano quelque part ? pensa-t-il.
Mais laissant sa question sans réponse, harassé de fatigue, il ne tarda pas à s’endormir…

Alain-Fournier (1886-1914), Le Grand Meaulnes, 1913
Chapitre XI « Le domaine mystérieux »
Texte entier consultable sur Wikisource.

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Sally Mann (1951- ) est une photographe américaine, fortement marquée par les paysages du sud des États-Unis, notamment la Virginie où elle a grandi. Ses travaux, qui privilégient la technique de la chambre et le recours aux procédés du dix-neuvième siècle (photographie argentique sur plaque de verre au gélatino-bromure d’argent), témoignent d’images hors du temps, mystérieuses, presque irréelles…

Sally_Mann_Deep South© Sally Mann

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Culture Générale et Expression BTS L'extraordinaire : entraînement à la synthèse et à l'écriture personnelle. Sujet inédit

Entraînement BTS : synthèse + écriture personnelle

Poétique du lieu, vision de l’inconnu
et quête de l’extraordinaire

Pour accéder au corrigé de la synthèse, cliquez ici.
Préparation
Avant d’entreprendre ces exercices, notamment l’écriture personnelle, il est recommandé d’avoir assimilé les cours suivants :

Présentation du corpus

Le corpus à l’étude propose des documents de genres variés : deux extraits de romans (Le Lys dans la vallée ; Le Grand Meaulnes), un extrait de poème (« Le bateau ivre ») ainsi qu’une photographie contemporaine. Les textes, très littéraires, privilégient le romanesque (Balzac, Alain-Fournier), le côté imaginatif, le souci d’aventures, et particulièrement chez Rimbaud la transgression des codes moraux de la société bourgeoise, transgression vécue comme expérience d’un recouvrement cognitif et identitaire.

En outre, l’évocation du monde de l’enfance dans tous les textes se conjugue à une quête de l’inconnu qui allie le merveilleux à la liberté : d’où le symbolisme signifiant des documents. Même la photographie suggère l’idée d’une fuite du monde connu pour s’aventurer du côté de l’émerveillement, du secret, de ce qui est caché : en insufflant de l’inédit, du mystérieux et de l’extraordinaire, la nature et le voyage permettent ainsi un nouveau rapport au monde qui est autant un questionnement qu’une réponse…

Afin de bien problématiser les documents, soyez attentifs aux paratextes, qui fournissent de précieuses indications.

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♦ Synthèse de documents
Vous rédigerez une synthèse concise, ordonnée et objective des documents suivants :

  • Document 1 : Honoré de Balzac, Le Lys dans la vallée, 1836
  • Document 2 : Arthur Rimbaud, « Le bateau ivre », 1871
  • Document 3 : Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes, 1913
  • Document 4 : Sally Mann, « Deep South » (Southern landscapes), 1998

♦ Écriture personnelle
Dans quelle mesure la quête de l’extraordinaire permet-elle d’accéder à d’autres dimensions de l’être ?
Vous répondrez dans un travail argumenté en appuyant votre réflexion sur les documents du corpus, vos lectures de l’année et vos connaissances personnelles.

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  • Document 1 : Honoré de Balzac, Le Lys dans la vallée, 1836

Félix de Vandenesse, jeune homme romantique, fragile et délaissé par sa mère, tombe éperdument amoureux lors d’un bal de la belle madame de Mortsauf, mariée et plus âgée que lui. Mais cet amour est celui d’un amour impossible… Le passage présenté est celui où Félix, bien des années plus tard, se remémore son arrivée à pied depuis Tours dans la vallée de l’Indre : il acquiert tout à coup la conviction que la jeune femme rencontrée lors du bal habite dans la vallée qui s’offre à son regard. C’est l’occasion pour le narrateur (mais c’est bien Balzac qui parle ici) de se livrer à une suggestive comparaison entre le paysage de la Touraine, tout en galbes et en arrondis, et la femme aimée. De fait, le but pour l’auteur n’est pas tant de décrire la réalité que d’amener à une lecture symbolique du lieu, métamorphosé et poétisé par le désir amoureux…

Là se découvre une vallée qui commence à Montbazon, finit à la Loire, et semble bondir sous les châteaux posés sur ces doubles collines ; une magnifique coupe d’émeraude au fond de laquelle l’Indre se roule par des mouvements de serpent. A cet aspect, je fus saisi d’un étonnement voluptueux que l’ennui des landes ou la fatigue du chemin avait préparé. — Si cette femme, la fleur de son sexe, habite un lieu dans le monde, ce lieu, le voici ? À cette pensée je m’appuyai contre un noyer sous lequel, depuis ce jour, je me repose toutes les fois que je reviens dans ma chère vallée. Sous cet arbre confident de mes pensées, je m’interroge sur les changements que j’ai subis pendant le temps qui s’est écoulé depuis le dernier jour où j’en suis parti. Elle demeurait là, mon cœur ne me trompait point : le premier castel que je vis au penchant d’une lande était son habitation. Quand je m’assis sous mon noyer, le soleil de midi faisait pétiller les ardoises de son toit et les vitres de ses fenêtres. Sa robe de percale produisait le point blanc que je remarquai dans ses vignes sous un hallebergier¹. Elle était, comme vous le savez déjà, sans rien savoir encore, LE LYS DE CETTE VALLÉE où elle croissait pour le ciel, en la remplissant du parfum de ses vertus. L’amour infini, sans autre aliment qu’un objet à peine entrevu dont mon âme était remplie, je le trouvais exprimé par ce long ruban d’eau qui ruisselle au soleil entre deux rives vertes, par ces lignes de peupliers qui parent de leurs dentelles mobiles ce val d’amour, par les bois de chênes qui s’avancent entre les vignobles sur des coteaux que la rivière arrondit toujours différemment, et par ces horizons estompés qui fuient en se contrariant. Si vous voulez voir la nature belle et vierge comme une fiancée, allez là par un jour de printemps, si vous voulez calmer les plaies saignantes de votre cœur, revenez-y par les derniers jours de l’automne ! Au printemps, l’amour y bat des ailes à plein ciel ; en automne on y songe à ceux qui ne sont plus. Le poumon malade y respire une bienfaisante fraîcheur, la vue s’y repose sur des touffes dorées qui communiquent à l’âme leurs paisibles douceurs. En ce moment, les moulins situés sur les chutes de l’Indre donnaient une voix à cette vallée frémissante, les peupliers se balançaient en riant, pas un nuage au ciel, les oiseaux chantaient, les cigales criaient, tout y était mélodie. […] Sans savoir pourquoi, mes yeux revenaient au point blanc, à la femme qui brillait dans ce vaste jardin comme au milieu des buissons verts éclatait la clochette d’un convolvulus², flétrie si l’on y touche. Je descendis, l’âme émue, au fond de cette corbeille, et vis bientôt un village que la poésie qui surabondait en moi me fit trouver sans pareil.

1. Hallebergier : variété d’abricotier (l’orthographe exacte est : albergier).
2. Convolvulus : liseron.

 

  • Document 2 : Arthur Rimbaud, « Le bateau ivre », 1871

Rédigé en septembre 1871, quelques mois après la célèbre « Lettre du voyant », « Le bateau ivre » est l’occasion pour Rimbaud de mettre en pratique son programme poétique. Selon l’auteur, le poète doit en effet « se faire voyant » : cette expression signifie qu’il faut dépasser les apparences afin de voir l’invisible pour avoir la révélation merveilleuse de l’inconnu. Comme il l’écrit : « Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir ». Le poème évoque un bateau, représentation métaphorique du poète fugueur, qui va faire naufrage. S’en suit un voyage extraordinaire vers l’inconnu : véritable allégorie de la révolte adolescente, ce voyage qui ravit littéralement celui qui en fait l’expérience, est autant une conquête qu’une jouissance – sur le plan émotionnel et cognitif– de la liberté…

Le bateau ivre
extrait

Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs¹ :
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.

J’étais insoucieux de tous les équipages,
Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.
Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,
Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais.

Dans les clapotements furieux des marées,
Moi, l’autre hiver, plus sourd que les cerveaux d’enfants,
Je courus ! Et les Péninsules démarrées²
N’ont pas subi tohu-bohus³ plus triomphants.

La tempête a béni mes éveils maritimes.
Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots
Qu’on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits, sans regretter l’œil niais des falots⁴ !

Plus douce qu’aux enfants la chair des pommes sûres⁵,
L’eau verte pénétra ma coque de sapin
Et des taches de vins bleus et des vomissures
Me lava, dispersant gouvernail et grappin.

Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d’astres, et lactescent⁶,
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;

Où, teignant tout à coup les bleuités⁷, délires
Et rythmes lents sous les rutilements du jour,
Plus fortes que l’alcool, plus vastes que nos lyres,
Fermentent les rousseurs amères de l’amour !

Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L’Aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes,
Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir !

J’ai vu le soleil bas, taché d’horreurs mystiques,
Illuminant de longs figements violets,
Pareils à des acteurs de drames très antiques
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !

J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes,
Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !

[…]

1. Haleur : personne qui hale, qui tire un bateau à l’aide d’un câble, pour le faire avancer.
2. démarrées : antonyme de « amarrées »
3. tohu-bohu : chahut, agitation
4. falot : terme de marine qui désigne une grosse lanterne
5. sûre : aigre
6. lactescent : qui évoque la couleur blanche du lait
7. bleuités : néologisme créé par Rimbaud. Le suffixe -ité- qui s’ajoute à l’adjectif “bleu” forme un nom abstrait exprimant la qualité de ce qui est bleu.

  • Document 3 : Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes, 1913

Rédigé en 1913, un an avant la mort d’Alain-Fournier (pseudonyme d’Henri-Alban Fournier) à Verdun en août 1914, Le Grand Meaulnes s’est imposé comme un classique littéraire qui n’a cessé de fasciner des générations de lectrices et de lecteurs. L’histoire débute dans une petite école d’un village de Sologne à la fin du 19ème siècle, quand la vie des élèves et surtout celle de François Seurel, le narrateur, est soudainement bouleversée par l’arrivée d’Augustin Meaulnes, un jeune garçon énigmatique et aventurier apportant avec lui le dépaysement, la poésie, la fraîcheur, et cette quête de l’extraordinaire qui caractérise l’enfance… S’égarant au soir d’une escapade en forêt, Meaulnes s’introduit dans un château troublant, à la fois réel et fantastique, ancré dans le décor intemporel et mystérieux de la Sologne…

CHAPITRE XI
LE DOMAINE MYSTÉRIEUX

Dès le petit jour, il se reprit à marcher. Mais son genou enflé lui faisait mal ; il lui fallait s’arrêter et s’asseoir à chaque moment tant la douleur était vive. L’endroit où il se trouvait était d’ailleurs le plus désolé de la Sologne. De toute la matinée, il ne vit qu’une bergère, à l’horizon, qui ramenait son troupeau. Il eut beau la héler, essayer de courir, elle disparut sans l’entendre.
Il continua cependant de marcher dans sa direction, avec une désolante lenteur… Pas un toit, pas une âme. Pas même le cri d’un courlis dans les roseaux des marais. Et, sur cette solitude parfaite, brillait un soleil de décembre, clair et glacial.
Il pouvait être trois heures de l’après-midi lorsqu’il aperçut enfin, au-dessus d’un bois de sapins, la flèche d’une tourelle grise.
— Quelque vieux manoir abandonné, se dit-il, quelque pigeonnier désert !…
Et, sans presser le pas, il continua son chemin. Au coin du bois débouchait, entre deux poteaux blancs, une allée où Meaulnes s’engagea. Il y fit quelques pas et s’arrêta, plein de surprise, trouble d’une émotion inexplicable. Il marchait pourtant du même pas fatigué, le vent glacé lui gerçait les lèvres, le suffoquait par instants ; et pourtant un contentement extraordinaire le soulevait, une tranquillité parfaite et presque enivrante, la certitude que son but était atteint et qu’il n’y avait plus maintenant que du bonheur à espérer. C’est ainsi que, jadis, la veille des grandes fêtes d’été il se sentait défaillir, lorsqu’à la tombée de la nuit on plantait des sapins dans les rues du bourg et que la fenêtre de sa chambre était obstruée par les branches.
— Tant de joie, se dit-il, parce que j’arrive à ce vieux pigeonnier, plein de hiboux et de courants d’air !…
Et, fâché contre lui-même, il s’arrêta, se demandant s’il ne valait pas mieux rebrousser chemin et continuer jusqu’au prochain village. Il réfléchissait depuis un instant, la tête basse, lorsqu’il s’aperçut soudain que l’allée était balayée à grands ronds réguliers comme on faisait chez lui pour les fêtes. Il se trouvait dans un chemin pareil à la grand-rue de La Ferté, le matin de l’Assomption !… Il eût aperçu au détour de l’allée une troupe de gens en fête soulevant la poussière comme au mois de juin, qu’il n’eût pas été surpris davantage.
— Y aurait-il une fête dans cette solitude ? se demanda-t-il.
Avançant jusqu’au premier détour, il entendit un bruit de voix qui s’approchaient. Il se jeta de côté dans les jeunes sapins touffus, s’accroupit et écouta en retenant son souffle. C’étaient des voix enfantines. Une troupe d’enfants passa tout près de lui. L’un d’eux, probablement une petite fille, parlait d’un ton si sage et si entendu que Meaulnes, bien qu’il ne comprît guère le sens de ses paroles, ne put s’empêcher de sourire :
— Une seule chose m’inquiète, disait-elle, c’est la question des chevaux. On n’empêchera jamais Daniel, par exemple, de monter sur le grand poney jaune !
— Jamais on ne m’en empêchera ! répondit une voix moqueuse de jeune garçon. Est-ce que nous n’avons pas toutes les permissions ?… Même celle de nous faire mal, s’il nous plaît…
Et les voix s’éloignèrent, au moment où s’approchait déjà un autre groupe d’enfants.
— Si la glace est fondue, dit une fillette, demain matin, nous irons en bateau.
— Mais nous le permettra-t-on ? dit une autre.
— Vous savez bien que nous organisons la fête à notre guise.
— Et si Frantz rentrait dès ce soir, avec sa fiancée ?
— Eh bien, il ferait ce que nous voudrions !… »

« Il s’agit d’une noce, sans doute, se dit Augustin. Mais ce sont les enfants qui font la loi, ici ?… Étrange domaine ! »
Il voulut sortir de sa cachette pour leur demander où l’on trouverait à boire et à manger. Il se dressa et vit le dernier groupe qui s’éloignait. C’étaient trois fillettes avec des robes droites qui s’arrêtaient aux genoux. Elles avaient de jolis chapeaux à brides. Une plume blanche leur traînait dans le cou, à toutes les trois. L’une d’elles, à demi retournée, un peu penchée, écoutait sa compagne qui lui donnait de grandes explications, le doigt levé.
— Je leur ferais peur, se dit Meaulnes, en regardant sa blouse paysanne déchirée et son ceinturon baroque de collégien de Sainte-Agathe.
Craignant que les enfants ne le rencontrassent en revenant par l’allée, il continua son chemin à travers les sapins dans la direction du « pigeonnier », sans trop réfléchir à ce qu’il pourrait demander là-bas. Il fut bientôt arrêté à la lisière du bois, par un petit mur moussu. De l’autre côté, entre le mur et les annexes du domaine, c’était une longue cour étroite toute remplie de voitures, comme une cour d’auberge un jour de foire. Il y en avait de tous les genres et de toutes les formes : de fines petites voitures à quatre places, les brancards en l’air ; des chars à bancs ; des bourbonnaises démodées avec des galeries à moulures, et même de vieilles berlines dont les glaces étaient levées.
Meaulnes, caché derrière les sapins, de crainte qu’on ne l’aperçût, examinait le désordre du lieu, lorsqu’il avisa, de l’autre côté de la cour, juste au-dessus du siège d’un haut char à bancs, une fenêtre des annexes à demi ouverte. Deux barreaux de fer, comme on en voit derrière les domaines aux volets toujours fermés des écuries, avaient dû clore cette ouverture. Mais le temps les avait descellés.
— Je vais entrer là, se dit l’écolier, je dormirai dans le foin et je partirai au petit jour, sans avoir fait peur à ces belles petites filles.
Il franchit le mur, péniblement, à cause de son genou blessé, et, passant d’une voiture sur l’autre, du siège d’un char à bancs sur le toit d’une berline, il arriva à la hauteur de la fenêtre, qu’il poussa sans bruit comme une porte.
Il se trouvait non pas dans un grenier à foin, mais dans une vaste pièce au plafond bas qui devait être une chambre à coucher. On distinguait, dans la demi-obscurité du soir d’hiver, que la table, la cheminée et même les fauteuils étaient chargés de grands vases, d’objets de prix, d’armes anciennes. Au fond de la pièce des rideaux tombaient, qui devaient cacher une alcôve.
Meaulnes avait fermé la fenêtre, tant à cause du froid que par crainte d’être aperçu du dehors. Il alla soulever le rideau du fond et découvrit un grand lit bas, couvert de vieux livres dorés, de luths aux cordes cassées et de candélabres jetés pêle-mêle. Il repoussa toutes ces choses dans le fond de l’alcôve, puis s’étendit sur cette couche pour s’y reposer et réfléchir un peu à l’étrange aventure dans laquelle il s’était jeté.
Un silence profond régnait sur ce domaine. Par instants seulement on entendait gémir le grand vent de décembre.
Et Meaulnes, étendu, en venait à se demander si, malgré ces étranges rencontres, malgré la voix des enfants dans l’allée, malgré les voitures entassées, ce n’était pas là simplement, comme il l’avait pensé d’abord, une vieille bâtisse abandonnée dans la solitude de l’hiver.
Il lui sembla bientôt que le vent lui portait le son d’une musique perdue. C’était comme un souvenir plein de charme et de regret. Il se rappela le temps où sa mère, jeune encore, se mettait au piano l’après-midi dans le salon, et lui, sans rien dire, derrière la porte qui donnait sur le jardin, il l’écoutait jusqu’à la nuit…
— On dirait que quelqu’un joue du piano quelque part ? pensa-t-il.
Mais laissant sa question sans réponse, harassé de fatigue, il ne tarda pas à s’endormir…

Alain-Fournier (1886-1914), Le Grand Meaulnes, 1913
Chapitre XI « Le domaine mystérieux »
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Sally Mann (1951- ) est une photographe américaine, fortement marquée par les paysages du sud des États-Unis, notamment la Virginie où elle a grandi. Ses travaux, qui privilégient la technique de la chambre et le recours aux procédés du dix-neuvième siècle (photographie argentique sur plaque de verre au gélatino-bromure d’argent), témoignent d’images hors du temps, mystérieuses, presque irréelles…

Sally_Mann_Deep South© Sally Mann

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