Entraînement n°2 à l’épreuve de Culture générale et expression du BTS « Invitation au voyage » : imaginaires portuaires

Entraînement à l’épreuve de Culture générale et expression du BTS

Thème 2023-2024 : “Invitation au voyage”

Entraînement n°2
Thème au programme : Invitation au voyage

Sujet complet conforme au BTS
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→ Voir l’entraînement n°1 [La route : une invitation au voyage. Du vagabondage territorial à la quête existentielle…]

Imaginaires portuaires

(Crédit iconographique : © Bruno Rigolt, 2018)

Le port, une porte ouverte sur l’imaginaire…

Shangaï, Rotterdam, Marseille-Fos, Le Havre… les ports sont des vecteurs essentiels de la mondialisation. Pour autant, au-delà des enjeux économiques, environnementaux et géopolitiques qu’ils représentent, les ports traduisent un véritable rapport de fascination avec le voyage. Depuis la multiplication des traversées facilitée par le passage de la voile à la vapeur sous la Révolution industrielle, la littérature et la peinture maritimes mais aussi le cinéma ou la chanson ont bien mis en évidence l’imaginaire du port et la part de mystère, de mélancolie, de dépaysement qu’il inspire. Le corpus proposé pour ce deuxième entraînement est très représentatif de cette attirance pour les ports maritimes : en quoi sont-ils déclencheurs de rêve et d’imaginaire ?

Parce qu’il a un rapport étroit avec l’élément marin, le port exprime tout d’abord l’ivresse du départ et la féérie du voyage : voyage réel, accompli par goût de la découverte et désir d’aventure, mais plus encore voyage imaginaire, fantasmé, source de création artistique, espace de rêverie et d’illumination… C’est ainsi que la célèbre toile de Claude Monet “Impression, soleil levant” (doc. 1) retranscrit par touches subtiles d’impressions capturées sur le vif, l’atmosphère industrielle du port du Havre, toute en verticalité avec ses grues et ses cheminées fumantes. Délaissant la fonction ornementale de l’art, le peintre nous invite à un étrange voyage parmi la fumée des usines se dissolvant en volutes dans la lumière humide et changeante du matin.

Cette représentation de l’imaginaire portuaire par le biais du réel se retrouve également dans le poème d’Anna de Noailles, “Le port de Palerme” (doc. 2). Si la valeur du quotidien mérite pour l’autrice d’être représentée, la description du monde réel s’efface progressivement au profit du rêve et de l’imaginaire. La description du port devient l’occasion d’exprimer la nostalgie du voyage et l’aspiration à un au-delà spirituel. Le port exprime donc toute une idéalisation du réel fortement liée à la valeur symbolique de la mer. Dans un monde dominé par l’uniformité et le conformisme, le spectacle du port est au contraire l’occasion de questionner notre besoin d’échapper à la société et notre désir de s’aventurer dans les territoires inconnus du voyage. 

Tel est le sens du voyage entrepris par Nicolas Delesalle (doc. 4) qui fait le choix de s’embarquer depuis Anvers pour un périple jusqu’à Istanbul sur un cargo porte-conteneurs : le port devient une métaphore du voyage intérieur, ouvrant aux questionnements ultimes de l’homme en quête d’authenticité et de vérité. Aude Mathé (doc. 3) a remarquablement mis en valeur cette attirance pour l’imaginaire portuaire, qui amène à réfléchir sur le sens même de la vie. Parce qu’elle est associée à de fortes valeurs symboliques ou philosophiques, la fascination pour les ports s’accompagne ainsi d’une recherche du sens et d’un questionnement sur soi. Comme si, au-delà de sa matérialité, le port se transformait en lieu de contemplation et de déchiffrement… B. R.

NIVEAU DE DIFFICULTÉ : *** 
(* ACCESSIBLE ; ** MOYENNEMENT DIFFICILE ; ***DIFFICILE)

Activités d’écriture : 

♦ Synthèse : Vous réaliserez une synthèse concise, ordonnée et objective des documents suivants :

  1. Claude Monet, “Impression, soleil levant”, 1872
  2. Anna de Noailles, “Le port de Palerme”, 1913
  3. Aude Mathé, “Le port, un seuil pour l’imaginaire : la perception des espaces portuaires”, Les Annales de la recherche urbaine, N°55-56, 1992
  4. Nicolas Delesalle, Le Goût du large, éd. Préludes (Le Livre de Poche), 2016.

♦ Écriture personnelle :

Selon vous, le tourisme de masse a-t-il détruit l’imaginaire du voyage ?
Vous répondrez à cette question d’une façon argumentée en vous appuyant sur les documents du corpus, vos lectures de l’année et vos connaissances personnelles.

Document n°1 : Claude Monet, “Impression, soleil levant”, 1872.

Claude Monet (1840, Paris – 1926, Giverny) est un peintre mondialement connu. Il a peint ce célèbre tableau au Havre en une matinée de novembre 1872 depuis la fenêtre de sa chambre à l’hôtel de l’Amirauté. Fondateur de la peinture impressionniste, Monet a marqué un tournant dans l’histoire de l’art. C’est en effet l’aspect industriel et portuaire, avec ses grues, ses cheminées fumantes, qui sollicite l’imagination de l’artiste…

Claude Monet, “Impression, soleil levant” (huile sur toile), 1872
Paris, musée Marmottan Monet

Document n°2 : Anna de Noailles, “Le port de Palerme”, 1913.

Romancière, autobiographe et poétesse, Anna de Noailles (Paris, 1876 – Paris, 1933) a joué un rôle de tout premier plan dans la vie culturelle et mondaine parisienne. Publié dans le recueil Les Vivants et les morts (1913), « le Port de Palerme » témoigne du lyrisme passionné et de la recherche d’une langue pure qui parcourent les œuvres d’Anna de Noailles. À travers la contemplation du port et des bateaux, l’autrice reprend le thème romantique du voyage et amène finalement le lecteur à investir un monde imaginaire, dominé par l’idéalisation du réel.

Je regardais souvent, de ma chambre si chaude,
Le vieux port goudronné de Palerme, le bruit
Que faisaient les marchands, divisés par la fraude,
Autour des sacs de grains, de farine et de fruits,
Sous un beau ciel, teinté de splendeur et d’ennui…

J’aimais la rade noire et sa pauvre marine,
Les vaisseaux délabrés d’où j’entendais jaillir
Cet éternel souhait du cœur humain : partir !
— Les vapeurs, les sifflets faisaient un bruit d’usine
Dans ces cieux où le soir est si lent à venir…

C’était l’heure où le vent, en hésitant, se lève
Sur la ville et le port que son aile assainit.
Mon cœur fondait d’amour, comme un nuage crève.
J’avais soif d’un breuvage ineffable et béni,
Et je sentais s’ouvrir, en cercles infinis,
Dans le désert d’azur les citernes du rêve. 

Anna de Noailles, “Le port de Palerme”, Les Vivants et les morts, Paris Arthème Fayard, 1913, p. 143.
|https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k109786v/f143.item|

 

Document n°3 : Aude Mathé, “Le port, un seuil pour l’imaginaire : la perception des espaces portuaires”, Les Annales de la recherche urbaine, n°55-56, 1992.

Aude Mathé est architecte, chercheure, responsable du programme Photographie et vidéo à la Cité de l’architecture et du patrimoine. Dans cet article de fond, elle interroge l’identité maritime des villes portuaires. Elle réfléchit en particulier aux interactions entre le port, la ville et la mer. L’article est illustré par une réflexion approfondie sur la perception des espaces portuaires par les artistes (poètes, peintres, cinéastes…).

Les ports font partie de ces lieux magnétiques qui attirent : ils parlent aux sens et à l’imagination, y font sonner mille échos, fascinent les regards et font vivre des mythes. C’est sur le mode du sensible qu’ils s’appréhendent le mieux. Rien d’étonnant, alors, à ce que l’imaginaire qui s’est développé autour du port ait trouvé un épanouissement considérable dans les formes de son expression artistique. Poèmes, romans, chansons, films, photographies, peintures font parler, donnent à voir, et définissent un espace comme aucune considération objective ne saurait le faire. Par les correspondances qu’ils n’hésitent pas à établir entre l’espace vécu, l’espace organisé et l’espace rêvé, ces regards particuliers font apparaître de façon plus intense et plus explicite le jeu des confrontations inhérentes au port.

Il en est une qui retient l’attention, pour la force de son inscription et dans les lieux et dans les esprits, et parce que ses ramifications sont innombrables : dans le port se rassemblent tout à la fois l’idée de la clôture la plus étroite et celle de l’ouverture la plus vaste ; l’intimité de l’abri et l’infini de l’horizon, l’enfermement et la liberté, le lien et la rupture. Ce lieu puissamment métaphorique, qui conjugue, sur place, les données du dedans et du dehors est une porte étonnante entre la mer et la ville.

Le seuil occupe, dans la réflexion sur l’espace architectural, une place prépondérante. Compromis entre l’ouvert et le fermé, passage entre l’intérieur et l’extérieur, lieu qui rassemble les départs et les arrivées, point de jonction entre deux mondes, le port a tout lieu d’être pour sa ville un espace de référence en tant que porte. […]

Ouverture visuelle, mais ouverture de tous les sens, que Joseph Conrad décrit avec ferveur en évoquant le débouché d’un estuaire : « Puis soudain, à un coude de la rivière, on eût dit qu’au loin une grande main avait sou¬ levé un lourd rideau, avait brusquement ouvert tout grand un immense portail. La lumière elle-même parut s’animer, le ciel au-dessus de nous s’élargit, un murmure lointain atteignit nos oreilles, une fraîcheur nous enveloppa, emplit nos poumons, stimula notre pensée, notre sang, aviva nos regrets. […] Je respirai à pleins poumons : je me délectai de l’immensité du large horizon, de cette atmosphère différente qui semblait toute palpitante du travail créateur de la vie, de l’énergie d’un monde sans péché. Le ciel et cette mer s’ouvraient à moi. »[1]

[…]

Si les ports inspirent le désir de départ et si leur beauté réside dans les portes qu’ils ouvrent sur le monde, comme le dit Cendrars à propos d’Anvers (« Mais c’est ça la beauté d’ un port, c’ est que sorti de ses estacades un navire peut vous mener partout, aux antipodes… »[2]), ils permettent aussi ce plaisir ambigu de la contemplation du départ tout en restant les pieds au sec, entretiennent des illusions savamment élaborées, inspirées peut-être par une certaine lucidité qui fait comprendre que l’outre-mer n’est pas forcément le paradis et qu’il advient qu’on parte pour ne jamais arriver. Les ports peuvent être ainsi le prétexte à une vie basée sur un provisoire qui se prolonge, comme si l’on devait s’y trouver toujours, comme les bateaux, en instance de départ […].

Le départ comme état permanent, mais jamais vécu, apparaît aussi dans le mouvement continu des activités de chargement et de déchargement qui accompagnent les mouvements des bateaux. Mouvement symbolique de la vie des ports, et qui leur a longtemps donné leur dimension humaine, lorsque les dockers peuplaient les quais et travaillaient selon les aléas des arrivages et des départs, sans pour autant quitter ces lieux dont les noms mêmes font souvent référence à des destinations lointaines. […]

Le port concentre ainsi une quantité d’ailleurs virtuels, signes d’ouverture, mais aussi promesses de lointains espérés qui ne sont pas toujours géographiques mais sont souvent synonymes d’une autre vie. Une autre vie qui n’existe pas encore mais qui, parce que le port est là, pourrait exister. Tout se passe en imagination, les environnements portuaires les plus sordides provoquent parfois les plus fortes espérances et favorisent la croisée des destins et de la fatalité. […]

Le thème du port tire donc sa force et son attrait du fait qu’il permet d’exprimer, dans une même formulation, la plus tangible des réalités parce que c’est celle d’un lieu, et les idéaux les plus immatériels, les chimères les plus impalpables […]

Qu’il vienne d’autres mondes où se façonnent les rêves ou d’un univers de démesure que l’on part conquérir, un vent d’ailleurs balaie les quais des ports. Son impact a la même puissance dans les faits et dans l’imaginaire. Le regard, qui va d’ “ici” à “là-bas”, parcourt la distance que lui permet la portée de sa vision sur l’horizon, arpente la profondeur d’un espace en bondissant de repère en repère jusqu’à ce que rien ne l’arrête, s’apprête à la traversée qu’il va imaginer ou qu’il va vivre. Ce jeu des distances, de l’éloignement et du guet, qu’induit l’observation de la mer, va dans le sens d’une ouverture qui s’élargit. Parce qu’il a cette capacité de révéler le proche, le lointain et l’infini, le port recèle dans l’intimité de ses pierres l’immensité à laquelle elles ouvrent le passage et que les digues contiennent en se refermant sur un monde intérieur. […].

Après avoir erré librement, pendant la navigation, entre ciel et mer, l’œil bute, à l’arrivée, sur les premiers reliefs. On passe d’un univers horizontal et sans limite à un monde borné qui s’impose comme un obstacle. C’est l’apparition du vertical, du solide, du plein, du fixe, des limites, et cela peut se vivre comme un rétrécissement. […] La liberté de manœuvre se réduit de plus en plus, les repères deviennent visibles, matériels et immobiles. Les ondes s’entrechoquent et se parasitent, celles de l’eau comme celles des sons. Quantité d’odeurs nouvelles assaillent les narines. Partout surgissent des objets, les contacts créent des heurts qui résonnent.

[1] Joseph Conrad, Lord Jim, Folio, Gallimard, 1982.
[2] Blaise Cendrars, « Gênes », Bourlinguer, Folio, Denoël, 1989.

Aude Mathé, “Le port, un seuil pour l’imaginaire : la perception des espaces portuaires”.
Les Annales de la recherche urbaine, n°55-56, 1992, p. 182-191.
|https://www.persee.fr/doc/aru_0180-930x_1992_num_55_1_1687|

 

Document n°4 : Nicolas Delesalle, Le Goût du large, 2016.

Dans ce récit autobiographique, Nicolas Delasalle (journaliste et grand reporter à Télérama) raconte son voyage d’Anvers à Istanbul à bord d’un cargo : le MSC Cordoba, énorme porte-conteneurs de 275 mètres de long. Le passage présenté se situe au début du livre.

Le soleil est tombé au loin entre les deux cheminées de la centrale nucléaire du port industriel d’Anvers, près d’un champ planté d’éoliennes. À travers les hublots de ma cabine, j’ai observé le spectacle extraordinaire du chargement. Trois portiques hauts comme des immeubles de vingt étages nourrissaient le ventre du navire, en laissant glisser vers le sol des filins de métal torsadés au bout desquels des mains mécaniques et crochues agrippaient un par un les conteneurs pour les remonter à toute vitesse et les déposer sur le cargo avec une facilité déconcertante. C’était un jeu de Lego géant, un Tetris colossal, des pièces de vingt tonnes volaient comme des mouettes graciles.

Sur les jetées immenses, à côté des cargos avachis, grouillaient d’étranges créatures à huit roues, moins des véhicules que des insectes de métal jaune aux longues pattes élancées qui parcouraient des dizaines d’hectares de conteneurs empilés en clignotant de tous leurs feux pour choisir la bonne boîte, l’emporter et la donner en offrande au MSC Cordoba, jamais repu. Le même spectacle se jouait sur la jetée d’en face et sur celle d’après. Tout autour de ma cabine, ce n’étaient que grues, bigues, liners, rouliers, tankers, vraquiers, remorqueurs, fret, conteneurs, élévateurs, cavaliers, palans, palettes, dragues, silos, darses, ferrailles et pas un homme visible. Mais partout des mots nouveaux ou fantasmatiques qui organisaient un chaos titanesque avant le grand large.

Le ballet se jouait dans des bruits de poulies, de métal choqué, de klaxons et de sirènes sous les halos jaune d’œuf des lumières du port marchand. Je me suis allongé sur mon lit, j’ai branché mon casque sur mon smartphone et je me suis endormi vers 22 heures en écoutant « L’Océan » de Dominique A, moi qui ne me couche jamais avant deux heures du matin. Je crois que j’étais en état de choc, sidéré par le gigantisme du navire et du port et puis par tout ce temps qui s’entassait soudain devant moi.

Je me suis réveillé quand le cargo s’est éloigné de son quai, à 3 heures du matin. Le monstre de métal était guidé par les bateaux-pilotes du port belge. J’avais la sensation d’être à bord de ma propre vie et de m’éloigner de son cours normal pour une parenthèse fascinante, une cure de déconnexion, ou plutôt une tentative de reconnexion avec la nature, les éléments, et peut-être avec moi-même. Le Cordoba, ses 275 mètres de long et ses 60 000 tonnes se sont glissés avec grâce dans une écluse à leur mesure. C’était la dernière étape avant l’océan, le silence et le vent. Plus de téléphone portable, plus d’Internet, plus de réseaux sociaux, plus de femme, plus d’enfant, plus de parent, plus de famille, plus d’ami, plus rien que l’horizon infini, le bourdonnement du moteur, la houle, les odeurs de graisse, de fuel et l’ennui.

Il est 23 heures. Après cette première journée de navigation, j’ai l’impression d’être entré dans un sas de décompression au bout duquel commencera vraiment le voyage. Je vais bientôt naître à la mer. 

Nicolas Delesalle, Le Goût du large, 2016, éd. Préludes (Le Livre de Poche), 2016, p. 14-16.
|source : https://medias.hachette-livre.fr/media/contenuNumerique/041/469567-001-C.pdf|

BTS blanc AG-PME mars 2017 Des merveilles ordinaires… Sujet inédit

Présentation du corpus

Le banal est-il digne d’intérêt ? Derrière ce paradoxe se cache l’une des exigences les plus fondamentales de nombreux écrivains, artistes, philosophes, qui ont choisi d’introduire le banal dans le monde de l’esthétique et de montrer que le quotidien le plus ordinaire est la condition nécessaire de l’extraordinaire.

Honorer la banalité, aller vers « le parti-pris des choses » relève ainsi d’une démarche consistant à réinvestir le corps social en montrant combien l’ordinaire est extraordinaire : le présent corpus est caractéristique de cette démarche visant à célébrer le transcendant dans l’immanent, autrement dit le bonheur d’être au monde…

Corpus

  1. Bertrand Vergely, Retour à l’émerveillement, éd. Albin Michel, Collection « Essais clés », 2010.
  2. Charles Trénet, « Le jardin extraordinaire », Pathé Marconi, 1957.
  3. Marie Rouanet, Balade des jours ordinaires, éd. Payot, coll. « Voyageurs Payot », 1999.
  4. Johannes Vermeer, « La laitière », huile sur toile, vers 1658. Tableau exposé au Rijksmuseum d’Amsterdam (Pays-Bas).

Synthèse |40 points|

Vous réaliserez une synthèse objective, concise et ordonnée des documents contenus dans le présent corpus.

Ecriture personnelle |20 points|

  • Sujet 1 : En quoi s’émerveiller permet-il selon vous de s’ouvrir au monde ?
  • Sujet 2 : Marie Rouanet affirme (doc. 3) : « Je ne suis aventureuse que dans les voyages des jours ordinaires ». Ces propos s’accordent-ils avec votre propre conception de l’émerveillement ?

Vous répondrez à cette question de façon argumentée en vous appuyant sur les documents du corpus, vos lectures de l’année ainsi que vos connaissances personnelles.

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  • Document 1. Bertrand Vergely, Retour à l’émerveillement, 2010.

Il est beau de s’émerveiller. Il est tragique de ne pas en être capable. Qui s’émerveille n’est pas indifférent. Il est ouvert au monde, à l’humanité, à l’existence. Il rend possible un lien à ceux-ci. Qui ne sait pas s’émerveiller est fermé au monde, à l’humanité, à l’existence. Il rend impossible un quelconque lien à ceux-ci. On comprend donc que la faculté de s’émerveiller soit jugée comme la chose la plus précieuse au monde. On peut être pauvre mais si l’on sait s’émerveiller, on est riche. On peut être riche mais si l’on ne sait pas s’émerveiller, on est pauvre. On passe à côté de l’essentiel, on manque la beauté du monde, la richesse des êtres humains, la profondeur de l’existence. Cet essai voudrait pouvoir montrer comment il est possible de retrouver son émerveillement devant l’existence quand on l’a perdu. Il y a pour cela un certain nombre de choses qu’il importe de comprendre. La première d’entre elles est que tout part de la beauté. Le monde est beau, l’humanité qui fait effort pour vivre avec courage et dignité est belle, le fond de l’existence qui nous habite est beau.

Beauté du monde, nous en avons tous fait l’expérience, nous la faisons. Plus que nous ne le pensons. Le monde est très matériel. Et pourtant il est très spirituel. Une montagne l’hiver a beau être un tas de cailloux avec de la neige comme le dit un matérialiste ordinaire, ce n’est pas un tas de cailloux avec de la neige, c’est de la beauté. On fait un avec le monde quand on vit cette beauté. On expérimente le réel comme le Tout vivant. On se sent vivre et l’on s’émerveille de vivre. Mystère du monde, parfois si muet, parfois si parlant. Un village morne sous la pluie dans une fin de journée triste comme un jour de Toussaint, une odeur de bûche qui brûle dans une cheminée, et soudain le miracle. Non plus le vide. Non plus le vide et la tristesse, mais un sentiment de vie qui résonne dans les profondeurs de l’intime. « Il y a des moments où la lumière pense », dit Gilles Deleuze. Beauté du monde. Les Anciens voyaient la Nature comme Logos. L’émerveillement nous fait remonter à cette intuition première, source de vitalité, on ne vit pas dans un univers vide et muet, on vit parce que l’univers est saisissant. Erik Sablé en rend bien compte dans son Petit manuel d’émerveillement lorsqu’il écrit : « J’ai plein mes tiroirs des mots expliquant la vie, le temps, l’espace, la formation de l’univers, mais le mystère est là, dans ce passage d’automne qui se fane et se froisse avant la grande immobilité de l’hiver » ; « S’émerveiller, c’est oublier tous les savoirs, tous les systèmes […]. C’est être là, face au monde, comme au premier jour, comme au premier instant, pur, neuf, nu et regarder, regarder jusqu’au moment où les apparences basculent. Alors, on est foudroyé par ce simple fait. Il y a de l’être. J’existe. Je suis. »

Moment ultime, moment bouleversant parce que moment de découverte : il y a une vie qui vit en nous, il y a une vie qui appelle en nous. On vit une étonnante libération de soi quand on répond à cet appel, on souffre quand on l’étouffe. Beauté du dialogue avec la vie que l’on sent vivre en soi. Beauté d’écouter cette vie, d’en faire son maître, de se laisser guider, inspirer par elle. Beauté de sentir qu’elle est l’écho intérieur de la beauté rencontrée à l’extérieur dans le monde, dans les visages des hommes, dans le courage de vivre. Beauté de sentir à cette occasion ce que l’on est venu faire sur terre. La vie a un sens, elle a plus que du sens. Nous ne sommes pas là pour rien, nous avons un rôle à jouer dans ce monde. Un rôle lié à la beauté, un rôle de témoin d’une vie venue de la beauté pour la beauté. 

Ce texte a été repris dans le n°22 de la revue Art sacré sous le titre « Une révolution appelée émerveillement » (pages 21-22).

  • Document 2. Charles Trenet, « Le jardin extraordinaire », Pathé Marconi, 1957. 

Charles Trenet, né le 18 mai 1913 à Narbonne et mort le 19 février 2001 à Créteil, est un poète auteur-compositeur-interprète français. Surnommé « le Fou chantant », il est l’auteur de près de mille chansons, dont certaines, comme La Mer, Y’a d’la joie, L’Âme des poètes, ou encore Douce France, demeurent des succès populaires intemporels, au-delà même de la francophonie. |Source : Wikipedia|

C’est un jardin extraordinaire,
Il y a des canards qui parlent anglais.
J’leur donne du pain, Ils remuent leur derrière
En m’disant « Thank you very much, Monsieur Trenet ! »
On y voit aussi des statues
Qui se tiennent tranquilles tout le jour, dit-on.
Mais moi je sais, que dès la nuit venue,
Elles s’en vont danser sur le gazon.
Papa, c’est un jardin extraordinaire,
Il y a des oiseaux qui tiennent un buffet.
Ils vendent du grain, des petits morceaux de gruyère.
Comme clients ils ont monsieur l’maire et l’sous-préfet.

Il fallait bien trouver, dans cette grande ville maussade
Où les touristes s’ennuient au fond de leurs autocars,
Il fallait bien trouver un lieu pour la promenade.
J’avoue que ce samedi-là, j’suis entré par hasard
Dans, dans, dans…

Ce jardin extraordinaire,
Loin des noirs buildings et des passages cloutés,
Y avait un bal qu’donnaient des primevères.
Dans un coin d’verdure, des petites grenouilles chantaient
Une chanson pour chanter la lune,
Dès qu’cell’-ci parut, toute rose d’émotion,
Elles entonnèrent, je crois, la valse brune.
Une vieille chouette me dit : « Quelle distinction ! »
Maman, dans ce jardin extraordinaire,
J’vis soudain passer la plus belle des filles.
Elle vint près d’moi, et là m’dit sans manières :
« Vous m’plaisez beaucoup, j’aime les gens dont les yeux brillent ! »

Il fallait bien trouver, dans cette grande ville perverse,
Une gentille amourette, un p’tit flirt de vingt ans
Qui me fasse oublier que l’amour est un commerce
Dans les bars de la cité,
Oui mais, oui mais, pas dans,
Dans, dans, dans…

Mon jardin extraordinaire.
[…]
Pour ceux qui veulent savoir où le jardin se trouve,
Il est, vous le voyez, au cœur d’ma chanson.
J’y vole parfois quand un chagrin m’éprouve.
Il suffit pour ça d’un peu d’imagination !
Il suffit pour ça d’un peu d’imagination !
[…] Il suffit pour ça d’un peu d’imagination !

 

  • Document 3 : Marie Rouanet, Balade des jours ordinaires, éd. Payot, coll. « Voyageurs Payot », 1999.

« ‘Partir loin n’est pas nécessaire au voyage’, affirme Marie Rouanet dans ce recueil de balades qui sont comme autant de nouvelles. Certes il s’agit bien d’aller ailleurs, mais l’ailleurs est partout où l’on aborde avec les sens et l’âme aiguisés […], l’important n’est pas ce que l’on voit. C’est tout ce que le lieu, le moment et les gens rencontrés éveillent de résonances, de nostalgies, d’émotions, de désirs et de faims. ‘Je ne suis aventureuse, dit Marie Rouanet, que dans les voyages des jours ordinaires.’ » (présentation de l’éditeur)

Dès que je quittais la portion de rue où j’habitais, j’étais frappée par la totale nouveauté du monde. Il avait suffi d’un pas pour créer une distance radicale entre mon univers familier et l’étranger alors aussi étrange qu’un lointain situé à des kilomètres.

De ce boulevard d’Angleterre qui passait au bas de ma rue, de la place de la Poste guère plus éloignée, j’ai le souvenir d’un exotisme total. Si bien que dans ma mémoire, ils ont les couleurs des pays les plus lointains. Les vitres de la salle des sports « La Vigilante » brillent d’un éclat cinématographique, la maison de la vieille Jalade et son linge lumineux on des allures d’Italie, le talus inculte sous les remparts est un tel ailleurs que je n’eusse pas été surprise d’en voir sortir des singes et que les pies et les écureuils qui y logeaient étaient autant d’animaux d’au-delà des mers. Lorsque je pense à Canterelle, cette rue très pentue qui descend tout droit jusqu’au bord de la rivière évoque l’aventure dangereuse. Un jour mon doigt fut pris dans la porte de fer d’un magasin. Longtemps je pleurai assise sur le trottoir bordé de granit, la main dans une cuvette d’eau salée que le commerçant prépara pour me soulager. Le cœur au bout du doigt, les yeux pleins de larmes, je perçus le couchant éblouissant, le pavage de la rue, les gens qui passaient comme la plus dangereuse des expéditions africaines.

Ces impressions m’ont suivie longtemps et demeurent toujours.

Les objets qui me restent de ces lieux – si proches et pourtant si neufs, seulement par la nouveauté du regard – me sont bibelots ramenés du bout du monde. Ils ne sont jamais pourtant que des objets de pacotille, de ces souvenirs que l’on pouvait acquérir dans les boutiques à Carcassonne, Lamalou ou Valras-la-Plage. Il y a un canif branlant totalement inutilisable, une vierge de métal haute d’un demi-doigt logée dans un étui de buis, un centimètre de ruban qu’on enroulait dans un tonneau d’os à l’aide d’une manivelle en miniature – il y était inscrit « Cité de Carcassonne » –, une coquille Saint-Jacques ornée d’une barque à voile.

Il me suffit parfois de marcher sur un trottoir dans une rue archiconnue pourtant, pour que le monde soit naissant. À explorer donc. […] Tout est mystère à déchiffrer, découverte à ne pas manquer. Chaque détail, chaque seconde deviennent remarquables. […]

C’est ma façon de voyager. C’est celle que j’aime et dont je retire une jubilation d’usage ordinaire sans avoir à attendre les moments de ce que l’on nomme d’habitude le dépaysement.
Me dé-payser, changer de pays, me dé-saisonner, changer de saison, vivre l’été à l’autre bout du monde alors que le lieu où je vis est pétrifié par l’hiver, ne m’intéresse pas. De la même façon, j’aime les vêtements de tous les jours, la cuisine du quotidien, les êtres du vécu. Je ne suis aventureuse que dans les voyages des jours ordinaires.

  • Document 4. Johannes Vermeer, « La laitière », huile sur toile, vers 1658. Tableau exposé au Rijksmuseum d’Amsterdam (Pays-Bas).

Crédit iconographique : https://artsandculture.google.com/partner/rijksmuseum?hl=fr

Culture Générale et Expression BTS L’extraordinaire : entraînement à la synthèse et à l’écriture personnelle. Sujet inédit

Entraînement BTS : synthèse + écriture personnelle

Poétique du lieu, vision de l’inconnu
et quête de l’extraordinaire

Pour accéder au corrigé de la synthèse, cliquez ici.

Préparation
Avant d’entreprendre ces exercices, notamment l’écriture personnelle, il est recommandé d’avoir assimilé les cours suivants :

Présentation du corpus

Le corpus à l’étude propose des documents de genres variés : deux extraits de romans (Le Lys dans la vallée ; Le Grand Meaulnes), un extrait de poème (« Le bateau ivre ») ainsi qu’une photographie contemporaine. Les textes, très littéraires, privilégient le romanesque (Balzac, Alain-Fournier), le côté imaginatif, le souci d’aventures, et particulièrement chez Rimbaud la transgression des codes moraux de la société bourgeoise, transgression vécue comme expérience d’un recouvrement cognitif et identitaire.

En outre, l’évocation du monde de l’enfance dans tous les textes se conjugue à une quête de l’inconnu qui allie le merveilleux à la liberté : d’où le symbolisme signifiant des documents. Même la photographie suggère l’idée d’une fuite du monde connu pour s’aventurer du côté de l’émerveillement, du secret, de ce qui est caché : en insufflant de l’inédit, du mystérieux et de l’extraordinaire, la nature et le voyage permettent ainsi un nouveau rapport au monde qui est autant un questionnement qu’une réponse…

Afin de bien problématiser les documents, soyez attentifs aux paratextes, qui fournissent de précieuses indications.

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♦ Synthèse de documents
Vous rédigerez une synthèse concise, ordonnée et objective des documents suivants :

  • Document 1 : Honoré de Balzac, Le Lys dans la vallée, 1836
  • Document 2 : Arthur Rimbaud, « Le bateau ivre », 1871
  • Document 3 : Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes, 1913
  • Document 4 : Sally Mann, « Deep South » (Southern landscapes), 1998

♦ Écriture personnelle
Dans quelle mesure la quête de l’extraordinaire permet-elle d’accéder à d’autres dimensions de l’être ?
Vous répondrez dans un travail argumenté en appuyant votre réflexion sur les documents du corpus, vos lectures de l’année et vos connaissances personnelles.

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  • Document 1 : Honoré de Balzac, Le Lys dans la vallée, 1836

Félix de Vandenesse, jeune homme romantique, fragile et délaissé par sa mère, tombe éperdument amoureux lors d’un bal de la belle madame de Mortsauf, mariée et plus âgée que lui. Mais cet amour est celui d’un amour impossible… Le passage présenté est celui où Félix, bien des années plus tard, se remémore son arrivée à pied depuis Tours dans la vallée de l’Indre : il acquiert tout à coup la conviction que la jeune femme rencontrée lors du bal habite dans la vallée qui s’offre à son regard. C’est l’occasion pour le narrateur (mais c’est bien Balzac qui parle ici) de se livrer à une suggestive comparaison entre le paysage de la Touraine, tout en galbes et en arrondis, et la femme aimée. De fait, le but pour l’auteur n’est pas tant de décrire la réalité que d’amener à une lecture symbolique du lieu, métamorphosé et poétisé par le désir amoureux…

Là se découvre une vallée qui commence à Montbazon, finit à la Loire, et semble bondir sous les châteaux posés sur ces doubles collines ; une magnifique coupe d’émeraude au fond de laquelle l’Indre se roule par des mouvements de serpent. A cet aspect, je fus saisi d’un étonnement voluptueux que l’ennui des landes ou la fatigue du chemin avait préparé. — Si cette femme, la fleur de son sexe, habite un lieu dans le monde, ce lieu, le voici ? À cette pensée je m’appuyai contre un noyer sous lequel, depuis ce jour, je me repose toutes les fois que je reviens dans ma chère vallée. Sous cet arbre confident de mes pensées, je m’interroge sur les changements que j’ai subis pendant le temps qui s’est écoulé depuis le dernier jour où j’en suis parti. Elle demeurait là, mon cœur ne me trompait point : le premier castel que je vis au penchant d’une lande était son habitation. Quand je m’assis sous mon noyer, le soleil de midi faisait pétiller les ardoises de son toit et les vitres de ses fenêtres. Sa robe de percale produisait le point blanc que je remarquai dans ses vignes sous un hallebergier¹. Elle était, comme vous le savez déjà, sans rien savoir encore, LE LYS DE CETTE VALLÉE où elle croissait pour le ciel, en la remplissant du parfum de ses vertus. L’amour infini, sans autre aliment qu’un objet à peine entrevu dont mon âme était remplie, je le trouvais exprimé par ce long ruban d’eau qui ruisselle au soleil entre deux rives vertes, par ces lignes de peupliers qui parent de leurs dentelles mobiles ce val d’amour, par les bois de chênes qui s’avancent entre les vignobles sur des coteaux que la rivière arrondit toujours différemment, et par ces horizons estompés qui fuient en se contrariant. Si vous voulez voir la nature belle et vierge comme une fiancée, allez là par un jour de printemps, si vous voulez calmer les plaies saignantes de votre cœur, revenez-y par les derniers jours de l’automne ! Au printemps, l’amour y bat des ailes à plein ciel ; en automne on y songe à ceux qui ne sont plus. Le poumon malade y respire une bienfaisante fraîcheur, la vue s’y repose sur des touffes dorées qui communiquent à l’âme leurs paisibles douceurs. En ce moment, les moulins situés sur les chutes de l’Indre donnaient une voix à cette vallée frémissante, les peupliers se balançaient en riant, pas un nuage au ciel, les oiseaux chantaient, les cigales criaient, tout y était mélodie. […] Sans savoir pourquoi, mes yeux revenaient au point blanc, à la femme qui brillait dans ce vaste jardin comme au milieu des buissons verts éclatait la clochette d’un convolvulus², flétrie si l’on y touche. Je descendis, l’âme émue, au fond de cette corbeille, et vis bientôt un village que la poésie qui surabondait en moi me fit trouver sans pareil.

1. Hallebergier : variété d’abricotier (l’orthographe exacte est : albergier).
2. Convolvulus : liseron.

 

  • Document 2 : Arthur Rimbaud, « Le bateau ivre », 1871

Rédigé en septembre 1871, quelques mois après la célèbre « Lettre du voyant », « Le bateau ivre » est l’occasion pour Rimbaud de mettre en pratique son programme poétique. Selon l’auteur, le poète doit en effet « se faire voyant » : cette expression signifie qu’il faut dépasser les apparences afin de voir l’invisible pour avoir la révélation merveilleuse de l’inconnu. Comme il l’écrit : « Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir ». Le poème évoque un bateau, représentation métaphorique du poète fugueur, qui va faire naufrage. S’en suit un voyage extraordinaire vers l’inconnu : véritable allégorie de la révolte adolescente, ce voyage qui ravit littéralement celui qui en fait l’expérience, est autant une conquête qu’une jouissance – sur le plan émotionnel et cognitif– de la liberté…

Le bateau ivre
extrait

Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs¹ :
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.

J’étais insoucieux de tous les équipages,
Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.
Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,
Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais.

Dans les clapotements furieux des marées,
Moi, l’autre hiver, plus sourd que les cerveaux d’enfants,
Je courus ! Et les Péninsules démarrées²
N’ont pas subi tohu-bohus³ plus triomphants.

La tempête a béni mes éveils maritimes.
Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots
Qu’on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits, sans regretter l’œil niais des falots⁴ !

Plus douce qu’aux enfants la chair des pommes sûres⁵,
L’eau verte pénétra ma coque de sapin
Et des taches de vins bleus et des vomissures
Me lava, dispersant gouvernail et grappin.

Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d’astres, et lactescent⁶,
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;

Où, teignant tout à coup les bleuités⁷, délires
Et rythmes lents sous les rutilements du jour,
Plus fortes que l’alcool, plus vastes que nos lyres,
Fermentent les rousseurs amères de l’amour !

Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L’Aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes,
Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir !

J’ai vu le soleil bas, taché d’horreurs mystiques,
Illuminant de longs figements violets,
Pareils à des acteurs de drames très antiques
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !

J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes,
Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !

[…]

1. Haleur : personne qui hale, qui tire un bateau à l’aide d’un câble, pour le faire avancer.
2. démarrées : antonyme de « amarrées »
3. tohu-bohu : chahut, agitation
4. falot : terme de marine qui désigne une grosse lanterne
5. sûre : aigre
6. lactescent : qui évoque la couleur blanche du lait
7. bleuités : néologisme créé par Rimbaud. Le suffixe -ité- qui s’ajoute à l’adjectif “bleu” forme un nom abstrait exprimant la qualité de ce qui est bleu.

  • Document 3 : Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes, 1913

Rédigé en 1913, un an avant la mort d’Alain-Fournier (pseudonyme d’Henri-Alban Fournier) à Verdun en août 1914, Le Grand Meaulnes s’est imposé comme un classique littéraire qui n’a cessé de fasciner des générations de lectrices et de lecteurs. L’histoire débute dans une petite école d’un village de Sologne à la fin du 19ème siècle, quand la vie des élèves et surtout celle de François Seurel, le narrateur, est soudainement bouleversée par l’arrivée d’Augustin Meaulnes, un jeune garçon énigmatique et aventurier apportant avec lui le dépaysement, la poésie, la fraîcheur, et cette quête de l’extraordinaire qui caractérise l’enfance… S’égarant au soir d’une escapade en forêt, Meaulnes s’introduit dans un château troublant, à la fois réel et fantastique, ancré dans le décor intemporel et mystérieux de la Sologne…

CHAPITRE XI
LE DOMAINE MYSTÉRIEUX

Dès le petit jour, il se reprit à marcher. Mais son genou enflé lui faisait mal ; il lui fallait s’arrêter et s’asseoir à chaque moment tant la douleur était vive. L’endroit où il se trouvait était d’ailleurs le plus désolé de la Sologne. De toute la matinée, il ne vit qu’une bergère, à l’horizon, qui ramenait son troupeau. Il eut beau la héler, essayer de courir, elle disparut sans l’entendre.
Il continua cependant de marcher dans sa direction, avec une désolante lenteur… Pas un toit, pas une âme. Pas même le cri d’un courlis dans les roseaux des marais. Et, sur cette solitude parfaite, brillait un soleil de décembre, clair et glacial.
Il pouvait être trois heures de l’après-midi lorsqu’il aperçut enfin, au-dessus d’un bois de sapins, la flèche d’une tourelle grise.
— Quelque vieux manoir abandonné, se dit-il, quelque pigeonnier désert !…
Et, sans presser le pas, il continua son chemin. Au coin du bois débouchait, entre deux poteaux blancs, une allée où Meaulnes s’engagea. Il y fit quelques pas et s’arrêta, plein de surprise, trouble d’une émotion inexplicable. Il marchait pourtant du même pas fatigué, le vent glacé lui gerçait les lèvres, le suffoquait par instants ; et pourtant un contentement extraordinaire le soulevait, une tranquillité parfaite et presque enivrante, la certitude que son but était atteint et qu’il n’y avait plus maintenant que du bonheur à espérer. C’est ainsi que, jadis, la veille des grandes fêtes d’été il se sentait défaillir, lorsqu’à la tombée de la nuit on plantait des sapins dans les rues du bourg et que la fenêtre de sa chambre était obstruée par les branches.
— Tant de joie, se dit-il, parce que j’arrive à ce vieux pigeonnier, plein de hiboux et de courants d’air !…
Et, fâché contre lui-même, il s’arrêta, se demandant s’il ne valait pas mieux rebrousser chemin et continuer jusqu’au prochain village. Il réfléchissait depuis un instant, la tête basse, lorsqu’il s’aperçut soudain que l’allée était balayée à grands ronds réguliers comme on faisait chez lui pour les fêtes. Il se trouvait dans un chemin pareil à la grand-rue de La Ferté, le matin de l’Assomption !… Il eût aperçu au détour de l’allée une troupe de gens en fête soulevant la poussière comme au mois de juin, qu’il n’eût pas été surpris davantage.
— Y aurait-il une fête dans cette solitude ? se demanda-t-il.
Avançant jusqu’au premier détour, il entendit un bruit de voix qui s’approchaient. Il se jeta de côté dans les jeunes sapins touffus, s’accroupit et écouta en retenant son souffle. C’étaient des voix enfantines. Une troupe d’enfants passa tout près de lui. L’un d’eux, probablement une petite fille, parlait d’un ton si sage et si entendu que Meaulnes, bien qu’il ne comprît guère le sens de ses paroles, ne put s’empêcher de sourire :
— Une seule chose m’inquiète, disait-elle, c’est la question des chevaux. On n’empêchera jamais Daniel, par exemple, de monter sur le grand poney jaune !
— Jamais on ne m’en empêchera ! répondit une voix moqueuse de jeune garçon. Est-ce que nous n’avons pas toutes les permissions ?… Même celle de nous faire mal, s’il nous plaît…
Et les voix s’éloignèrent, au moment où s’approchait déjà un autre groupe d’enfants.
— Si la glace est fondue, dit une fillette, demain matin, nous irons en bateau.
— Mais nous le permettra-t-on ? dit une autre.
— Vous savez bien que nous organisons la fête à notre guise.
— Et si Frantz rentrait dès ce soir, avec sa fiancée ?
— Eh bien, il ferait ce que nous voudrions !… »

« Il s’agit d’une noce, sans doute, se dit Augustin. Mais ce sont les enfants qui font la loi, ici ?… Étrange domaine ! »
Il voulut sortir de sa cachette pour leur demander où l’on trouverait à boire et à manger. Il se dressa et vit le dernier groupe qui s’éloignait. C’étaient trois fillettes avec des robes droites qui s’arrêtaient aux genoux. Elles avaient de jolis chapeaux à brides. Une plume blanche leur traînait dans le cou, à toutes les trois. L’une d’elles, à demi retournée, un peu penchée, écoutait sa compagne qui lui donnait de grandes explications, le doigt levé.
— Je leur ferais peur, se dit Meaulnes, en regardant sa blouse paysanne déchirée et son ceinturon baroque de collégien de Sainte-Agathe.
Craignant que les enfants ne le rencontrassent en revenant par l’allée, il continua son chemin à travers les sapins dans la direction du « pigeonnier », sans trop réfléchir à ce qu’il pourrait demander là-bas. Il fut bientôt arrêté à la lisière du bois, par un petit mur moussu. De l’autre côté, entre le mur et les annexes du domaine, c’était une longue cour étroite toute remplie de voitures, comme une cour d’auberge un jour de foire. Il y en avait de tous les genres et de toutes les formes : de fines petites voitures à quatre places, les brancards en l’air ; des chars à bancs ; des bourbonnaises démodées avec des galeries à moulures, et même de vieilles berlines dont les glaces étaient levées.
Meaulnes, caché derrière les sapins, de crainte qu’on ne l’aperçût, examinait le désordre du lieu, lorsqu’il avisa, de l’autre côté de la cour, juste au-dessus du siège d’un haut char à bancs, une fenêtre des annexes à demi ouverte. Deux barreaux de fer, comme on en voit derrière les domaines aux volets toujours fermés des écuries, avaient dû clore cette ouverture. Mais le temps les avait descellés.
— Je vais entrer là, se dit l’écolier, je dormirai dans le foin et je partirai au petit jour, sans avoir fait peur à ces belles petites filles.
Il franchit le mur, péniblement, à cause de son genou blessé, et, passant d’une voiture sur l’autre, du siège d’un char à bancs sur le toit d’une berline, il arriva à la hauteur de la fenêtre, qu’il poussa sans bruit comme une porte.
Il se trouvait non pas dans un grenier à foin, mais dans une vaste pièce au plafond bas qui devait être une chambre à coucher. On distinguait, dans la demi-obscurité du soir d’hiver, que la table, la cheminée et même les fauteuils étaient chargés de grands vases, d’objets de prix, d’armes anciennes. Au fond de la pièce des rideaux tombaient, qui devaient cacher une alcôve.
Meaulnes avait fermé la fenêtre, tant à cause du froid que par crainte d’être aperçu du dehors. Il alla soulever le rideau du fond et découvrit un grand lit bas, couvert de vieux livres dorés, de luths aux cordes cassées et de candélabres jetés pêle-mêle. Il repoussa toutes ces choses dans le fond de l’alcôve, puis s’étendit sur cette couche pour s’y reposer et réfléchir un peu à l’étrange aventure dans laquelle il s’était jeté.
Un silence profond régnait sur ce domaine. Par instants seulement on entendait gémir le grand vent de décembre.
Et Meaulnes, étendu, en venait à se demander si, malgré ces étranges rencontres, malgré la voix des enfants dans l’allée, malgré les voitures entassées, ce n’était pas là simplement, comme il l’avait pensé d’abord, une vieille bâtisse abandonnée dans la solitude de l’hiver.
Il lui sembla bientôt que le vent lui portait le son d’une musique perdue. C’était comme un souvenir plein de charme et de regret. Il se rappela le temps où sa mère, jeune encore, se mettait au piano l’après-midi dans le salon, et lui, sans rien dire, derrière la porte qui donnait sur le jardin, il l’écoutait jusqu’à la nuit…
— On dirait que quelqu’un joue du piano quelque part ? pensa-t-il.
Mais laissant sa question sans réponse, harassé de fatigue, il ne tarda pas à s’endormir…

Alain-Fournier (1886-1914), Le Grand Meaulnes, 1913
Chapitre XI « Le domaine mystérieux »
Texte entier consultable sur Wikisource.

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Sally Mann (1951- ) est une photographe américaine, fortement marquée par les paysages du sud des États-Unis, notamment la Virginie où elle a grandi. Ses travaux, qui privilégient la technique de la chambre et le recours aux procédés du dix-neuvième siècle (photographie argentique sur plaque de verre au gélatino-bromure d’argent), témoignent d’images hors du temps, mystérieuses, presque irréelles…

Sally_Mann_Deep South© Sally Mann

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Culture Générale et Expression BTS L'extraordinaire : entraînement à la synthèse et à l'écriture personnelle. Sujet inédit

Entraînement BTS : synthèse + écriture personnelle

Poétique du lieu, vision de l’inconnu
et quête de l’extraordinaire

Pour accéder au corrigé de la synthèse, cliquez ici.
Préparation
Avant d’entreprendre ces exercices, notamment l’écriture personnelle, il est recommandé d’avoir assimilé les cours suivants :

Présentation du corpus

Le corpus à l’étude propose des documents de genres variés : deux extraits de romans (Le Lys dans la vallée ; Le Grand Meaulnes), un extrait de poème (« Le bateau ivre ») ainsi qu’une photographie contemporaine. Les textes, très littéraires, privilégient le romanesque (Balzac, Alain-Fournier), le côté imaginatif, le souci d’aventures, et particulièrement chez Rimbaud la transgression des codes moraux de la société bourgeoise, transgression vécue comme expérience d’un recouvrement cognitif et identitaire.

En outre, l’évocation du monde de l’enfance dans tous les textes se conjugue à une quête de l’inconnu qui allie le merveilleux à la liberté : d’où le symbolisme signifiant des documents. Même la photographie suggère l’idée d’une fuite du monde connu pour s’aventurer du côté de l’émerveillement, du secret, de ce qui est caché : en insufflant de l’inédit, du mystérieux et de l’extraordinaire, la nature et le voyage permettent ainsi un nouveau rapport au monde qui est autant un questionnement qu’une réponse…

Afin de bien problématiser les documents, soyez attentifs aux paratextes, qui fournissent de précieuses indications.

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♦ Synthèse de documents
Vous rédigerez une synthèse concise, ordonnée et objective des documents suivants :

  • Document 1 : Honoré de Balzac, Le Lys dans la vallée, 1836
  • Document 2 : Arthur Rimbaud, « Le bateau ivre », 1871
  • Document 3 : Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes, 1913
  • Document 4 : Sally Mann, « Deep South » (Southern landscapes), 1998

♦ Écriture personnelle
Dans quelle mesure la quête de l’extraordinaire permet-elle d’accéder à d’autres dimensions de l’être ?
Vous répondrez dans un travail argumenté en appuyant votre réflexion sur les documents du corpus, vos lectures de l’année et vos connaissances personnelles.

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  • Document 1 : Honoré de Balzac, Le Lys dans la vallée, 1836

Félix de Vandenesse, jeune homme romantique, fragile et délaissé par sa mère, tombe éperdument amoureux lors d’un bal de la belle madame de Mortsauf, mariée et plus âgée que lui. Mais cet amour est celui d’un amour impossible… Le passage présenté est celui où Félix, bien des années plus tard, se remémore son arrivée à pied depuis Tours dans la vallée de l’Indre : il acquiert tout à coup la conviction que la jeune femme rencontrée lors du bal habite dans la vallée qui s’offre à son regard. C’est l’occasion pour le narrateur (mais c’est bien Balzac qui parle ici) de se livrer à une suggestive comparaison entre le paysage de la Touraine, tout en galbes et en arrondis, et la femme aimée. De fait, le but pour l’auteur n’est pas tant de décrire la réalité que d’amener à une lecture symbolique du lieu, métamorphosé et poétisé par le désir amoureux…

Là se découvre une vallée qui commence à Montbazon, finit à la Loire, et semble bondir sous les châteaux posés sur ces doubles collines ; une magnifique coupe d’émeraude au fond de laquelle l’Indre se roule par des mouvements de serpent. A cet aspect, je fus saisi d’un étonnement voluptueux que l’ennui des landes ou la fatigue du chemin avait préparé. — Si cette femme, la fleur de son sexe, habite un lieu dans le monde, ce lieu, le voici ? À cette pensée je m’appuyai contre un noyer sous lequel, depuis ce jour, je me repose toutes les fois que je reviens dans ma chère vallée. Sous cet arbre confident de mes pensées, je m’interroge sur les changements que j’ai subis pendant le temps qui s’est écoulé depuis le dernier jour où j’en suis parti. Elle demeurait là, mon cœur ne me trompait point : le premier castel que je vis au penchant d’une lande était son habitation. Quand je m’assis sous mon noyer, le soleil de midi faisait pétiller les ardoises de son toit et les vitres de ses fenêtres. Sa robe de percale produisait le point blanc que je remarquai dans ses vignes sous un hallebergier¹. Elle était, comme vous le savez déjà, sans rien savoir encore, LE LYS DE CETTE VALLÉE où elle croissait pour le ciel, en la remplissant du parfum de ses vertus. L’amour infini, sans autre aliment qu’un objet à peine entrevu dont mon âme était remplie, je le trouvais exprimé par ce long ruban d’eau qui ruisselle au soleil entre deux rives vertes, par ces lignes de peupliers qui parent de leurs dentelles mobiles ce val d’amour, par les bois de chênes qui s’avancent entre les vignobles sur des coteaux que la rivière arrondit toujours différemment, et par ces horizons estompés qui fuient en se contrariant. Si vous voulez voir la nature belle et vierge comme une fiancée, allez là par un jour de printemps, si vous voulez calmer les plaies saignantes de votre cœur, revenez-y par les derniers jours de l’automne ! Au printemps, l’amour y bat des ailes à plein ciel ; en automne on y songe à ceux qui ne sont plus. Le poumon malade y respire une bienfaisante fraîcheur, la vue s’y repose sur des touffes dorées qui communiquent à l’âme leurs paisibles douceurs. En ce moment, les moulins situés sur les chutes de l’Indre donnaient une voix à cette vallée frémissante, les peupliers se balançaient en riant, pas un nuage au ciel, les oiseaux chantaient, les cigales criaient, tout y était mélodie. […] Sans savoir pourquoi, mes yeux revenaient au point blanc, à la femme qui brillait dans ce vaste jardin comme au milieu des buissons verts éclatait la clochette d’un convolvulus², flétrie si l’on y touche. Je descendis, l’âme émue, au fond de cette corbeille, et vis bientôt un village que la poésie qui surabondait en moi me fit trouver sans pareil.

1. Hallebergier : variété d’abricotier (l’orthographe exacte est : albergier).
2. Convolvulus : liseron.

 

  • Document 2 : Arthur Rimbaud, « Le bateau ivre », 1871

Rédigé en septembre 1871, quelques mois après la célèbre « Lettre du voyant », « Le bateau ivre » est l’occasion pour Rimbaud de mettre en pratique son programme poétique. Selon l’auteur, le poète doit en effet « se faire voyant » : cette expression signifie qu’il faut dépasser les apparences afin de voir l’invisible pour avoir la révélation merveilleuse de l’inconnu. Comme il l’écrit : « Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir ». Le poème évoque un bateau, représentation métaphorique du poète fugueur, qui va faire naufrage. S’en suit un voyage extraordinaire vers l’inconnu : véritable allégorie de la révolte adolescente, ce voyage qui ravit littéralement celui qui en fait l’expérience, est autant une conquête qu’une jouissance – sur le plan émotionnel et cognitif– de la liberté…

Le bateau ivre
extrait

Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs¹ :
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.

J’étais insoucieux de tous les équipages,
Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.
Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,
Les Fleuves m’ont laissé descendre où je voulais.

Dans les clapotements furieux des marées,
Moi, l’autre hiver, plus sourd que les cerveaux d’enfants,
Je courus ! Et les Péninsules démarrées²
N’ont pas subi tohu-bohus³ plus triomphants.

La tempête a béni mes éveils maritimes.
Plus léger qu’un bouchon j’ai dansé sur les flots
Qu’on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits, sans regretter l’œil niais des falots⁴ !

Plus douce qu’aux enfants la chair des pommes sûres⁵,
L’eau verte pénétra ma coque de sapin
Et des taches de vins bleus et des vomissures
Me lava, dispersant gouvernail et grappin.

Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d’astres, et lactescent⁶,
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;

Où, teignant tout à coup les bleuités⁷, délires
Et rythmes lents sous les rutilements du jour,
Plus fortes que l’alcool, plus vastes que nos lyres,
Fermentent les rousseurs amères de l’amour !

Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L’Aube exaltée ainsi qu’un peuple de colombes,
Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir !

J’ai vu le soleil bas, taché d’horreurs mystiques,
Illuminant de longs figements violets,
Pareils à des acteurs de drames très antiques
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !

J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes,
Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !

[…]

1. Haleur : personne qui hale, qui tire un bateau à l’aide d’un câble, pour le faire avancer.
2. démarrées : antonyme de « amarrées »
3. tohu-bohu : chahut, agitation
4. falot : terme de marine qui désigne une grosse lanterne
5. sûre : aigre
6. lactescent : qui évoque la couleur blanche du lait
7. bleuités : néologisme créé par Rimbaud. Le suffixe -ité- qui s’ajoute à l’adjectif “bleu” forme un nom abstrait exprimant la qualité de ce qui est bleu.

  • Document 3 : Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes, 1913

Rédigé en 1913, un an avant la mort d’Alain-Fournier (pseudonyme d’Henri-Alban Fournier) à Verdun en août 1914, Le Grand Meaulnes s’est imposé comme un classique littéraire qui n’a cessé de fasciner des générations de lectrices et de lecteurs. L’histoire débute dans une petite école d’un village de Sologne à la fin du 19ème siècle, quand la vie des élèves et surtout celle de François Seurel, le narrateur, est soudainement bouleversée par l’arrivée d’Augustin Meaulnes, un jeune garçon énigmatique et aventurier apportant avec lui le dépaysement, la poésie, la fraîcheur, et cette quête de l’extraordinaire qui caractérise l’enfance… S’égarant au soir d’une escapade en forêt, Meaulnes s’introduit dans un château troublant, à la fois réel et fantastique, ancré dans le décor intemporel et mystérieux de la Sologne…

CHAPITRE XI
LE DOMAINE MYSTÉRIEUX

Dès le petit jour, il se reprit à marcher. Mais son genou enflé lui faisait mal ; il lui fallait s’arrêter et s’asseoir à chaque moment tant la douleur était vive. L’endroit où il se trouvait était d’ailleurs le plus désolé de la Sologne. De toute la matinée, il ne vit qu’une bergère, à l’horizon, qui ramenait son troupeau. Il eut beau la héler, essayer de courir, elle disparut sans l’entendre.
Il continua cependant de marcher dans sa direction, avec une désolante lenteur… Pas un toit, pas une âme. Pas même le cri d’un courlis dans les roseaux des marais. Et, sur cette solitude parfaite, brillait un soleil de décembre, clair et glacial.
Il pouvait être trois heures de l’après-midi lorsqu’il aperçut enfin, au-dessus d’un bois de sapins, la flèche d’une tourelle grise.
— Quelque vieux manoir abandonné, se dit-il, quelque pigeonnier désert !…
Et, sans presser le pas, il continua son chemin. Au coin du bois débouchait, entre deux poteaux blancs, une allée où Meaulnes s’engagea. Il y fit quelques pas et s’arrêta, plein de surprise, trouble d’une émotion inexplicable. Il marchait pourtant du même pas fatigué, le vent glacé lui gerçait les lèvres, le suffoquait par instants ; et pourtant un contentement extraordinaire le soulevait, une tranquillité parfaite et presque enivrante, la certitude que son but était atteint et qu’il n’y avait plus maintenant que du bonheur à espérer. C’est ainsi que, jadis, la veille des grandes fêtes d’été il se sentait défaillir, lorsqu’à la tombée de la nuit on plantait des sapins dans les rues du bourg et que la fenêtre de sa chambre était obstruée par les branches.
— Tant de joie, se dit-il, parce que j’arrive à ce vieux pigeonnier, plein de hiboux et de courants d’air !…
Et, fâché contre lui-même, il s’arrêta, se demandant s’il ne valait pas mieux rebrousser chemin et continuer jusqu’au prochain village. Il réfléchissait depuis un instant, la tête basse, lorsqu’il s’aperçut soudain que l’allée était balayée à grands ronds réguliers comme on faisait chez lui pour les fêtes. Il se trouvait dans un chemin pareil à la grand-rue de La Ferté, le matin de l’Assomption !… Il eût aperçu au détour de l’allée une troupe de gens en fête soulevant la poussière comme au mois de juin, qu’il n’eût pas été surpris davantage.
— Y aurait-il une fête dans cette solitude ? se demanda-t-il.
Avançant jusqu’au premier détour, il entendit un bruit de voix qui s’approchaient. Il se jeta de côté dans les jeunes sapins touffus, s’accroupit et écouta en retenant son souffle. C’étaient des voix enfantines. Une troupe d’enfants passa tout près de lui. L’un d’eux, probablement une petite fille, parlait d’un ton si sage et si entendu que Meaulnes, bien qu’il ne comprît guère le sens de ses paroles, ne put s’empêcher de sourire :
— Une seule chose m’inquiète, disait-elle, c’est la question des chevaux. On n’empêchera jamais Daniel, par exemple, de monter sur le grand poney jaune !
— Jamais on ne m’en empêchera ! répondit une voix moqueuse de jeune garçon. Est-ce que nous n’avons pas toutes les permissions ?… Même celle de nous faire mal, s’il nous plaît…
Et les voix s’éloignèrent, au moment où s’approchait déjà un autre groupe d’enfants.
— Si la glace est fondue, dit une fillette, demain matin, nous irons en bateau.
— Mais nous le permettra-t-on ? dit une autre.
— Vous savez bien que nous organisons la fête à notre guise.
— Et si Frantz rentrait dès ce soir, avec sa fiancée ?
— Eh bien, il ferait ce que nous voudrions !… »

« Il s’agit d’une noce, sans doute, se dit Augustin. Mais ce sont les enfants qui font la loi, ici ?… Étrange domaine ! »
Il voulut sortir de sa cachette pour leur demander où l’on trouverait à boire et à manger. Il se dressa et vit le dernier groupe qui s’éloignait. C’étaient trois fillettes avec des robes droites qui s’arrêtaient aux genoux. Elles avaient de jolis chapeaux à brides. Une plume blanche leur traînait dans le cou, à toutes les trois. L’une d’elles, à demi retournée, un peu penchée, écoutait sa compagne qui lui donnait de grandes explications, le doigt levé.
— Je leur ferais peur, se dit Meaulnes, en regardant sa blouse paysanne déchirée et son ceinturon baroque de collégien de Sainte-Agathe.
Craignant que les enfants ne le rencontrassent en revenant par l’allée, il continua son chemin à travers les sapins dans la direction du « pigeonnier », sans trop réfléchir à ce qu’il pourrait demander là-bas. Il fut bientôt arrêté à la lisière du bois, par un petit mur moussu. De l’autre côté, entre le mur et les annexes du domaine, c’était une longue cour étroite toute remplie de voitures, comme une cour d’auberge un jour de foire. Il y en avait de tous les genres et de toutes les formes : de fines petites voitures à quatre places, les brancards en l’air ; des chars à bancs ; des bourbonnaises démodées avec des galeries à moulures, et même de vieilles berlines dont les glaces étaient levées.
Meaulnes, caché derrière les sapins, de crainte qu’on ne l’aperçût, examinait le désordre du lieu, lorsqu’il avisa, de l’autre côté de la cour, juste au-dessus du siège d’un haut char à bancs, une fenêtre des annexes à demi ouverte. Deux barreaux de fer, comme on en voit derrière les domaines aux volets toujours fermés des écuries, avaient dû clore cette ouverture. Mais le temps les avait descellés.
— Je vais entrer là, se dit l’écolier, je dormirai dans le foin et je partirai au petit jour, sans avoir fait peur à ces belles petites filles.
Il franchit le mur, péniblement, à cause de son genou blessé, et, passant d’une voiture sur l’autre, du siège d’un char à bancs sur le toit d’une berline, il arriva à la hauteur de la fenêtre, qu’il poussa sans bruit comme une porte.
Il se trouvait non pas dans un grenier à foin, mais dans une vaste pièce au plafond bas qui devait être une chambre à coucher. On distinguait, dans la demi-obscurité du soir d’hiver, que la table, la cheminée et même les fauteuils étaient chargés de grands vases, d’objets de prix, d’armes anciennes. Au fond de la pièce des rideaux tombaient, qui devaient cacher une alcôve.
Meaulnes avait fermé la fenêtre, tant à cause du froid que par crainte d’être aperçu du dehors. Il alla soulever le rideau du fond et découvrit un grand lit bas, couvert de vieux livres dorés, de luths aux cordes cassées et de candélabres jetés pêle-mêle. Il repoussa toutes ces choses dans le fond de l’alcôve, puis s’étendit sur cette couche pour s’y reposer et réfléchir un peu à l’étrange aventure dans laquelle il s’était jeté.
Un silence profond régnait sur ce domaine. Par instants seulement on entendait gémir le grand vent de décembre.
Et Meaulnes, étendu, en venait à se demander si, malgré ces étranges rencontres, malgré la voix des enfants dans l’allée, malgré les voitures entassées, ce n’était pas là simplement, comme il l’avait pensé d’abord, une vieille bâtisse abandonnée dans la solitude de l’hiver.
Il lui sembla bientôt que le vent lui portait le son d’une musique perdue. C’était comme un souvenir plein de charme et de regret. Il se rappela le temps où sa mère, jeune encore, se mettait au piano l’après-midi dans le salon, et lui, sans rien dire, derrière la porte qui donnait sur le jardin, il l’écoutait jusqu’à la nuit…
— On dirait que quelqu’un joue du piano quelque part ? pensa-t-il.
Mais laissant sa question sans réponse, harassé de fatigue, il ne tarda pas à s’endormir…

Alain-Fournier (1886-1914), Le Grand Meaulnes, 1913
Chapitre XI « Le domaine mystérieux »
Texte entier consultable sur Wikisource.

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Sally Mann (1951- ) est une photographe américaine, fortement marquée par les paysages du sud des États-Unis, notamment la Virginie où elle a grandi. Ses travaux, qui privilégient la technique de la chambre et le recours aux procédés du dix-neuvième siècle (photographie argentique sur plaque de verre au gélatino-bromure d’argent), témoignent d’images hors du temps, mystérieuses, presque irréelles…

Sally_Mann_Deep South© Sally Mann

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Entraînement BTS Sports de masse et Surmédiatisation… Corrigé de Synthèse…

SPORTS DE MASSE ET
SURMÉDIATISATION
Exploit “à tout prix” et principe de rendement

         

Entraînement BTS
Synthèse et Corrigé

CORPUS

  • Document 1 : Gustave Thibon, L’Équilibre et l’harmonie, 1976
  • Document 2 : Jean Giono, « Le Sport », Les Terrasses de l’île d’Elbe, 1976
  • Document 3 : Jean-Marie Brohm, La Tyrannie sportive : théorie critique d’un opium du peuple, 2006
  • Document 4 : Charlélie Couture, « Les champions / Tennis métaphore », 1997

 

Synthèse (40 points)
Vous rédigerez une synthèse concise, ordonnée et objective à partir du corpus de documents ci-dessous.

Écriture personnelle (20 points)
L’écrivain Jean Giono (document 2) affirme à propos du sport que « c’est la plus belle escroquerie des temps modernes ». Partagez-vous cette opinion ?

 Niveau de difficulté : *** (difficile)


  • Document 1 : Gustave Thibon, L’équilibre et l’harmonie, 1976

 La résonance mondiale des Jeux Olympiques (gros titres dans les journaux, émissions télévisées, etc.) montre l’importance démesurée qu’ont prise les spectacles sportifs dans la mentalité contemporaine. La littérature, la science et jusqu’à la politique pâtissent devant les exploits des « dieux du stade ».

Je ne méconnais pas la valeur humaine du sport. Sa pratique exige de solides vertus de l’esprit : maîtrise de soi, rigueur, discipline, loyauté. La compétition sportive est une école de vérité : la toise, le chronomètre, le poids du disque ou de l’haltère éliminent d’avance toute possibilité de fraude et toute solution de facilité. Aussi, une faible marge de contingence1 mise à part (indisposition passagère ou influence du climat), la victoire y va-t-elle infailliblement au meilleur, ce qui est loin d’être le cas dans les autres compétitions sociales, par exemple dans la bataille électorale ou dans la course à l’argent et aux honneurs. Un homme politique peut faire illusion sur ses mérites ; un sportif est immédiatement sanctionné par les résultats de son effort. Ici, le vrai et le vérifiable ne font qu’un…

Cela dit, je vois dans cet engouement exagéré pour le sport le signe d’une dangereuse régression vers le matérialisme — et un matérialisme rêvé plutôt que vécu.

Expliquons-nous.

J’ai parlé des vertus sportives. Mais l’unique but de ces vertus est d’exceller dans un domaine qui non seulement nous est commun avec les animaux, mais où les animaux nous sont infiniment supérieurs. S’agit-il de la course à pied ? Que représente le record des deux cents mètres abaissé d’un quart de seconde en comparaison des performances quotidiennes d’un lièvre ou d’une gazelle ? Du saut en longueur ou en hauteur ? Regardez donc l’agilité de l’écureuil qui voltige de branche en branche. Du lancement du disque ou de l’haltérophilie ? Quel champion égalera jamais l’exploit de l’aigle qui « arrache » et enlève dans le ciel une proie deux fois plus lourde que lui ? Par quelle étrange aberration restons-nous si souvent indifférents aux exemples des sages et aux œuvres des génies, alors que nous nous extasions devant des prouesses qui n’imitent que de très loin celles de nos « frères inférieurs » ?

Je disais que le sport exclut la fraude. Ce n’est plus tout à fait vrai. La fièvre malsaine du record dicte souvent l’emploi d’artifices malhonnêtes. Est-il besoin d’évoquer les scandales du « doping » ? Et nous avons appris la disqualification de deux championnes olympiques à qui, pour augmenter le tonus musculaire, on avait injecté des hormones mâles. Tout cela procède d’une barbarie technologique qui sacrifie les deux fins normales du sport (la santé du corps et la beauté des gestes) à l’obsession de la performance.

Mais il y a pire. C’est précisément à une époque où les hommes, esclaves des facilités dues à la technique, n’avaient jamais tant souffert du manque d’exercice physique qu’on voit se développer cet enthousiasme délirant pour les manifestations sportives. Des gens qui ont perdu le goût et presque la faculté de marcher ou qu’une panne d’ascenseur suffit à mettre de mauvaise humeur, se pâment devant l’exploit d’un coureur à pied. Des gamins qui ne circulent qu’en pétrolette2 font leur idole d’un champion cycliste. Il faut voir là un phénomène de transposition un peu analogue à celui qu’on observe dans l’érotisme : les fanatiques du sport-spectacle cherchent dans les images et les récits du sport-exercice une compensation illusoire à leur impuissance effective. C’est la solution de facilité dans toute sa platitude. Admirer l’exception dispense de suivre la règle ; on rêve de performances magiques et de records pulvérisés sans bouger le petit doigt ; l’effervescence cérébrale compense la paresse musculaire.

Le sport est une religion qui a trop de croyants et pas assez de pratiquants. Remettons-le à sa place, c’est à dire donnons-lui un peu moins d’importance dans notre imagination et un peu plus de réalité dans notre vie quotidienne.

Gustave Thibon,
L’équilibre et l’harmonie, 1976. Paris,
Librairie Arthème Fayard

1. Une faible part de hasard
2. Motocyclette

             

  • Document 2 : Jean Giono, « Le Sport », Les Terrasses de l’île d’Elbe, 1976
    Les Terrasses de l’île d’Elbe sont un recueil d’articles que l’écrivain Jean Giono a rédigés pour la presse écrite.

LE SPORT

Je suis contre. Je suis contre parce qu’il y a un ministre des sports et qu’il n’y a pas de ministre du bonheur (on n’a pas fini de m’entendre parler du bonheur, qui est le seul but raisonnable de l’existence). Quant au sport, qui a besoin d’un ministre (pour un tas de raisons, d’ailleurs, qui n’ont rien à voir avec le sport), voilà ce qui se passe : quarante mille personnes s’assoient sur les gradins d’un stade et vingt-deux types tapent du pied dans un ballon. Ajoutons suivant les régions un demi-million de gens qui jouent au concours de pronostics ou au totocalcio1, et vous avez ce qu’on appelle le sport. C’est un spectacle, un jeu, une combine ; on dit aussi une profession : il y a les professionnels et les amateurs. Professionnels et amateurs ne sont jamais que vingt-deux ou vingt-six au maximum ; les sportifs qui sont assis sur les gradins, avec des saucissons, des canettes de bière, des banderoles, des porte-voix et des nerfs sont quarante, cinquante ou cent mille ; on rêve de stades d’un million de places dans des pays où il manque cent mille lits dans les hôpitaux, et vous pouvez parier à coup sûr que le stade finira par être construit et que les malades continueront à ne pas être soignés comme il faut par manque de place. Le sport est sacré ; or c’est la plus belle escroquerie des temps modernes. II n’est pas vrai que ce soit la santé, il n’est pas vrai que ce soit la beauté, il n’est pas vrai que ce soit la vertu, il n’est pas vrai que ce soit l’équilibre, il n’est pas vrai que ce soit le signe de la civilisation, de la race forte ou de quoi que ce soit d’honorable et de logique. […]

À une époque où on ne faisait pas de sport, on montait au Mont-Blanc par des voies non frayées en chapeau gibus et bottines à boutons ; les grandes expéditions de sportifs qui vont soi-disant conquérir les Everest ne s’élèveraient pas plus haut que la tour Eiffel, s’ils n’étaient aidés, et presque portés par les indigènes du pays qui ne sont pas du tout des sportifs. Quand Jazy2 court en France, en Belgique, en Suède, en URSS, où vous voudrez, n’importe où, si ça lui fait plaisir de courir, pourquoi pas ? S’il est agréable à cent mille ou deux cent mille personnes de le regarder courir, pourquoi pas ? Mais qu’on n’en fasse pas une église, car qu’est-ce que c’est ? C’est un homme qui court ; et qu’est-ce que ça prouve ? Absolument rien. Quand un tel arrive premier en haut de l’Aubisque3, est-ce que ça a changé grand-chose à la marche du monde ? Que certains soient friands de ce spectacle, encore une fois pourquoi pas ? Ça ne me gêne pas. Ce qui me gêne, c’est quand vous me dites qu’il faut que nous arrivions tous premier en haut de l’Aubisque sous peine de perdre notre rang dans la hiérarchie des nations. Ce qui me gêne, c’est quand, pour atteindre soi-disant ce but ridicule, nous négligeons le véritable travail de l’homme. Je suis bien content qu’un tel ou une telle réalise un temps remarquable (pour parler comme un sportif) dans la brasse papillon, voilà à mon avis de quoi réjouir une fin d’après-midi pour qui a réalisé cet exploit, mais de là à pavoiser4 les bâtiments publics, il y a loin.

Jean Giono
Les Terrasses de l’île d’Elbe, 1976
. Paris, Gallimard

1. Totocalcio : loto sportif italien
2. Michel Jazy : athlète français. Il fut l’un des grands représentants du sport national dans les années 1960.
3. L’Aubisque : col des Pyrénées
4. Pavoiser : décorer avec des drapeaux

 

  • Document 3 : Jean-Marie Brohm, La Tyrannie sportive : théorie critique d’un opium du peuple, 2006

Le sport suscite en effet l’unanimisme, l’adhésion enthousiaste, la mobilisation de masse, l’excès émotionnel, les débordements violents, toutes choses incompatibles avec la démocratie qui n’est pas le despotisme des opinions et des passions, mais le règne de la raison et des raisons. La tyrannie sportive avec son culte de la performance, son apologie de la force, sa passion pour les “suprématies physiques”, son goût de l’ordre et de la hiérarchie est la tyrannie du fait accompli, la tyrannie de la foule belliqueuse, la tyrannie des circenses 1. Or, ces circenses, loin d’être d’inoffensives distractions populaires, sont en tout temps et en tous lieux des instruments de manipulation politique des masses, de puissants vecteurs de contrôle social. « Le sport devient alors instrumentum regni, ce que d’ailleurs il n’a pas cessé d’être au cours des siècles. C’est évident : les circenses canalisent les énergies incontrôlables de la foule » (*). Le sport est non seulement une politique de diversion sociale, de canalisation émotionnelle des masses, mais plus fondamentalement encore une coercition 2 anthropologique3 majeure qui renforce et légitime l’idéologie productiviste et le principe de rendement de la société capitaliste. Le sport est ainsi une injonction autoritaire au dépassement de soi et des autres, la mise en œuvre institutionnelle de cette contrainte au surpassement. « Si l’on devait qualifier d’un trait l’essence de notre société, on ne pourrait trouver que ceci : la contrainte de surpasser […]. Tout se mesure, et se mesure dans le combat ; et celui qui surpasse est un continuel vainqueur […]. Le plus fort est le meilleur, le plus fort mérite de vaincre » (**). Cette anthropologie « héroïque », tellement prisée par les fascismes, produit dans les sociétés libérales avancées, mais aussi dans les sociétés despotiques un type social particulier devenu la figure emblématique du surhomme sachant se surpasser — le sportif de compétition voué à produire en série des performances d’exception. Mieux même, les sportifs sont élevés en batterie comme les chevaux de course et d’ailleurs dopés comme eux […]. Le résultat : des humanoïdes déshumanisés, appareillés par différentes prothèses technologiques, chimiques, biologiques, psychologiques […]. « L’athlète est déjà en lui-même un être qui possède un organe hypertrophié qui transforme son corps en siège et source exclusifs d’un jeu continuel : l’athlète est un monstre, il est L’Homme qui Rit, la geisha au pied comprimé et atrophié, vouée à devenir l’instrument d’autrui » (***).

L’enjeu de la lutte concerne ensuite la nature même de la socio-anthropologie du sport. La quasi totalité des auteurs qui se sont penchés avec délectation sur les spectacles sportifs se sont en effet englués dans une sorte de sacralisation du sport, de ses rites et exploits. Qu’importent les violences, le dopage, la corruption, la mercantilisation5 généralisée, pourvu que soient préservés le chavirement des sens, l’ivresse, l’extase, la ferveur et l’obnubilation des « on a gagné ».

Jean-Marie Brohm
La Tyrannie sportive : théorie critique d’un opium du peuple, 2006. Paris, éd. Beauchesne

(*) Umberto Eco, la Guerre du faux, Paris Le Livre de Poche, “Biblio Essais”, 1987, p. 242 ;
(**) Elias Canetti, la Conscience des mots, le Livre de Poche, “Biblio Essais”, 1989, p. 214-215 ;
(***) Umberto Eco,
la Guerre du faux, op. cit. p. 241.

1. Circenses : (latin) jeux du cirque dans la Rome antique
2. Coercition : action de contraindre
3. Anthropologique : culturelle
4. Roman de Victor Hugo racontant le destin tragique d’un homme dont le visage monstrueusement mutilé donne l’apparence d’un rire permanent. Cet « homme qui rit » est ainsi condamné au triste destin de faire rire dans les spectacles.
5. Mercantilisation : marchandisation, commercialisation

 

  • Document 4 : Charlélie Couture, « Les champions / Tennis métaphore » (1997)

Athlètes dans leur sphère concentres sur eux-mêmes,
Champions solitaires, plein de mystère,
Ils visent une même cible qui semble inaccessible
Ils se dépassent dans l’effort pour un fantasme en or

Aller-retour, de long en large sur les courts
Ils poursuivent un même rêve qui rebondit sans trêve
Dévoues à leur passion, ils s’entraîneraient nuit et jour
Par fierté ou pour leur nation, ils se motivent encore et toujours

Les uns parlent du plaisir de gagner une compétition
D’autres additionnent les points ou recomptent le pognon
Ils sont que ce qu’ils sont tantôt merveilleux,
Tantôt un peu cons ou très ambitieux

Attachés à l’attaque ou défoncés en défense
Volleyeurs naturels ou joueurs de conscience
Sur terre battue, sur gazon sur la moquette ou le goudron
Ils incarnent les idoles tantôt ange ou démon

Refrain :
Un jour l’un d’eux m’a dit :
C’est comme la vie en général
Garde à l’esprit la balle dans le cœur du tamis
Toujours en mouvement, vers l’avant, respire à fond et serre les dents
Respecte l’autre et n’oublie pas : depuis Mathusalem, ton pire ennemi c’est toi-même

Grands oiseaux en short ou migrateurs sans escorte
Jeunes filles aux poignets de fer qui parfois se laissent faire
Par des amis, entraineurs ou drôles de managers
Qui remplacent leur famille qui les rassurent ou les étrillent
Adolescents exigeants ou capricieux souvent
Ils se videraient de leur sueur pour être le meilleur

 

Refrain

Donner tout ce qu’on a, se sortir les entrailles
Tant de sacrifices, pourquoi ? Pour serrer une médaille ?
Non, plus que la gloire, au delà de la victoire
La plus belle récompense que chacun espère en silence
C’est pouvoir un jour lever les bras devant son pays, devant les médias
Ou simplement devant son papa,

Mais d’ici là…

Refrain

Charlélie Couture (paroles et musique)
« Les Champions/Tennis métaphore), 1997
Album Casque nu (© Flying Boat)

 

CORRIGÉ DE LA SYNTHÈSE

 

          L’élargissement démesuré et la surmédiatisation dont il fait l’objet dans les sociétés contemporaines ont à ce point bouleversé l’impact du sport dans sa relation aux institutions fondamentales,  qu’une question se pose : n’est-il pas devenu l’ennemi de la morale ? Tel est l’enjeu de ce corpus. Le premier document est extrait d’un essai paru en 1976 sous le titre L’Équilibre et l’harmonie, dans lequel le philosophe Gustave Thibon voit dans la survalorisation du sport l’échec même de sa démocratisation. Rédigé la même année par l’écrivain Jean Giono, le deuxième document provient de chroniques journalistiques : Les Terrasses de l’île d’Elbe. Dans cet article intitulé « Le Sport », l’auteur s’en prend de façon très polémique au statut de champion sportif. Cette transformation de l’exploit sportif en phénomène médiatique constitue pour Jean-Marie Brohm un vecteur d’aliénation sociale, comme le mentionne explicitement le titre de son essai paru en 2006, La Tyrannie sportive : théorie critique d’un opium du peuple. Quant au dernier document, il s’agit des paroles d’une chanson intitulée « Les champions / Tennis métaphore » (1997) dans laquelle Charlélie Couture met à mal, à travers l’exemple du tennis, le mythe moderne du héros sportif.

          Comme nous le voyons, tous les documents amènent à interroger moralement cette surmédiatisation et les dérives qu’elle entraîne. Nous étudierons cette problématique selon trois axes : après avoir rappelé dans quelle mesure pour les auteurs l’avènement du sport contemporain comme phénomène de masse en détourne les finalités, nous verrons à travers le corpus comment les spectacles sportifs sont devenus la face obscure de l’élitisme et l’un des paramètres de la manipulation politique des foules. Enfin, le dossier nous invitera, sous un angle plus épistémologique, à développer une réflexion quant à la nécessaire redéfinition du champ sportif et des enjeux qui lui sont associés.

         L’avènement du sport contemporain comme phénomène de masse a transformé le spectacle sportif en un phénomène de société à l’échelle planétaire. Tel est tout d’abord le constat qui se dégage de la confrontation des différents documents de ce corpus. Gustave Thibon analyse cette importance démesurée du sport en montrant que l’émotion suscitée par les “dieux du stade” s’apparente à une véritable religion qui a dénaturé l’esprit du sport. De façon plus sarcastique, le chanteur Charlélie Couture montre à travers l’exemple du tennis combien les moyens de communication de masse ont contribué à l’édification du mythe des idoles sportives, soumises au dictat de la victoire à tout prix. Pour Jean-Marie Brohm, cette massification du sport est à mettre en relation avec ce qu’il appelle l’unanimisme des sociétés modernes, dans lesquelles l’individu est désormais enserré dans le collectif. Enfin, l’écrivain Jean Giono, au nom d’une morale humaniste du bonheur, condamne sans ambiguïté le sport de masse en illustrant son propos par le cas du football.

          La conséquence de ces dérives médiatiques est qu’elles ont travesti les valeurs du sport. Certes, comme s’en justifie Jean Giono, le sport n’est pas condamnable intrinsèquement, et peut légitimement susciter un intérêt. Gustave Thibon va même jusqu’à concéder que le sport, grâce en particulier aux dispositifs d’égalisation de la performance, peut être porteur de valeurs et d’un principe éthique exigeants. Mais à quel prix ? Comme le suggère  Charlélie Couture, la logique même de la compétition sportive conditionne la réussite et la notoriété aux entraînements et aux sacrifices incessants. Quant à Gustave Thibon et Jean Giono, leur critique à l’encontre de la médiatisation croissante des épreuves sportives, les amène à relativiser les performances du sport actuel de haut niveau : soit elles sont largement inférieures à celles du règne animal,  soit les exploits passés avaient d’autant plus de valeur qu’ on pratiquait alors le sport sans qu’il s’accompagne de cette surexploitation médiatique.

          On voit ici tout l’enjeu du corpus : en dépendant de l’effet de masse, le spectacle sportif n’est-il pas devenu la face obscure de l’élitisme et l’un des paramètres de la manipulation politique des foules ? En premier lieu, il faut reconnaître que la performance sportive déshumanise les corps. Gustave Thibon montre par exemple combien la “fièvre malsaine du record”, en accélérant le rythme de travail des athlètes, les pousse à ravaler leurs scrupules pour atteindre des rendements de surhommes, “défoncés en défense” pour être le meilleur “devant son pays, devant les médias” comme l’évoque ironiquement Charlélie Couture. De façon plus fondamentale, Jean-Marie Brohm dénonce la “tyrannie sportive” de la haute compétition soumise au marchandisage de la médiatisation. Quant à Giono, il s’en prend également à cette exploitation médiatique : en mettant à l’épreuve le prestige national des sportifs et des organisateurs, le sport spectacle contemporain n’a selon lui “rien d’honorable”.

          Bien plus, il devient un instrument de manipulation politique des masses, réduites dès lors à subir dans la passivité du voyeurisme, des divertissements préfabriqués où la performance devient une figure du spectacle. Ce vide existentiel que dénoncent Gustave Thibon et Jean Giono conduit  Jean-Marie Brohm à la plus grande sévérité : selon lui, les spectacles sportifs ne seraient pas si éloignés des « circenses » des Romains, c’est-à-dire des jeux du cirque. L’articulation du sport autour d’un véritable culte idolâtre dont le spectacle inspire les foules est en fait une manipulation des masses en leur faisant miroiter un imaginaire illusoire et mystificateur. Enfin, il revient à Jean Giono de laisser éclater un cri de colère : comment accepter l’amplification médiatique dont bénéficie le sport, alors que les besoins urgents, en matière de santé publique par exemple, ne sont pas remplis ? Ce critère de disproportion serait donc d’autant plus pervers que l’idéologie sportive, en tant que fait de masse, s’est bâtie autour du mythe sacro-saint du champion-héros.

          Dès lors, une question se pose : le sport n’est-il pas devenu l’ennemi de la morale ? Un tel constat amène les auteurs à s’interroger sur les dérives induites par cette idéologie du sport, où seule la valeur de l’argent et du rendement priment. Telle est en effet l’inspiration de la chanson de Charlélie Couture qui s’en prend ironiquement au tennis-business : la course à la victoire, affranchie de toute référence à des normes éthiques, pousse le tennisman à l’autodestruction, pour un “fantasme en or”. Mais la critique la plus virulente émane des propos de Jean-Marie Brohm : loin de souscrire à un quelconque mythe rédempteur ou salvateur du sport, qui n’est pas exempt d’un certain populisme, il montre au contraire qu’il faut analyser les pratiques sportives selon une perspective critique. Cette approche d’inspiration marxiste l’amène à insister sur le lien entre le sport et l’économie capitaliste : le sport peut ainsi favoriser l’émergence ou le maintien d’une « mercantilisation généralisée ».

          Comme nous le comprenons à la lecture du corpus, il n’y a pas de sport sans questionnement de la société et de ses valeurs. C’est donc sur un plan plus épistémologique qu’il convient de lire les documents. Ainsi, la chanson de Charlélie Couture met en pleine lumière les contradictions du sport : l’éloge du tennis quant à l’esprit de compétition est contredit par le dopage et la volonté de vaincre à tout prix. Pour Jean-Marie Brohm, il faut redéfinir le modèle sportif en s’attaquant à l’exploitation mercantile et commerciale dont sont victimes tout autant les pratiquants que les supporters. N’est-il pas même dangereux de prêter au sport tant de vertus ? Telle est la thèse de Jean Giono qu’il appuie en insistant sur les dérives du sport en particulier dans la consolidation des identités nationales. Enfin, il revient à Gustave Thibon de rappeler qu’avant d’être un spectacle appréhendé de façon passive, le sport doit être une pratique inscrite dans le vécu de chacun.

          En conclusion, il ressort de ce corpus que la surmédiatisation du sport l’a détourné de ses finalités premières, investies d’un idéal humaniste promoteur d’exigences morales. Centré exclusivement sur le culte de la performance, la culture de masse et l’idéologie de la marchandisation, le sport ne serait plus que le reflet de la mondialisation économique : telle est en effet la thèse commune soutenue par les auteurs. Au-delà du phénomène sportif, un tel constat amène à interroger les notions fondamentales sur lesquelles s’est fondée notre modernité, dominée par le régime du spectacle et le règne de l’artifice.

© Bruno Rigolt, janvier 2013
Espace Pédagogique Contributif / Lycée en Forêt (Montargis, France)

Pour aller plus loin… Je conseille aux étudiant(e)s intéressé(e)s de prendre également connaissance de ce support de cours et de l’entraînement qui l’accompagne : Le Sport, reflet du capitalisme ?  Les valeurs sportives dans le discours managérial.

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© Bruno Rigolt, EPC janvier 2013