Cours précédents :
- 1. De l’ordinaire à l’extraordinaire
_A/ Sociologie de l’extraordinaire - Présentation générale
- Prochain cours : 1-C/ Le « parti pris des choses » ou la métamorphose mythique du quotidien
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- Niveau de difficulté de ce cours : difficile
B/ Le banal, l’ordinaire, l’ennui
ans nos cours précédents, nous avons défini l’extraordinaire à la fois comme un écart à travers lequel le surnaturel émerge dans le quotidien, et comme ce qui ne relève pas d’une explication déterministe ou dont le caractère inexpliqué élimine le déterminisme de l’explication ou de la prévision. En ce sens, l’extraordinaire est d’ordre événementiel et narratif : comme nous l’avons dit, il est ce qui se passe lorsque rien ne se passe.
Par opposition, le monde de l’ordinaire esquisse un univers routinisé, normalisé, dominé par la banalité et l’ennui : « La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres » se lamentait Mallarmé en 1865… S’écoulant sur un rythme monotone, ce premier vers du célèbre poème « Brise marine » fait entrer dans le texte plusieurs éléments biographiques traduisant bien l’existence banale et le sentiment de déchéance qui s’empare de l’âme du poète.
Comme l’a bien exprimé le philosophe français Vladimir Jankelevitch¹, « non seulement on s’ennuie faute de soucis, faute d’aventures et de dangers, faute de problèmes, mais il arrive aussi qu’on s’ennuie faute d’angoisse : un avenir sans risques ni aléas, une carrière de tout repos, une quotidienneté exempte de toute tension sont parmi les conditions les plus ordinaires de l’ennui… Parmi les diverses maladies du temps, l’ennui n’est certes pas la plus aiguë, mais c’est la plus commune. Désespoir en veilleuse, mauvaise conscience chronique, souci insouciant et malheur dérisoire, il est le monstre délicat qui obsède les pessimistes, Leopardi, Schopenhauer, Laforgue et Baudelaire […]. »
1. Vladimir Jankelevitch, L’Aventure, l’ennui et le sérieux, Paris, Aubier Montaigne 1963, page 71.
Walter Richard Sickert (1860-1942), « Ennui », huile sur toile, c. 1914. Londres, Tate Gallery
Véritable expression depuis les Romantiques de l’homme déchu et du mal du siècle, l’ennui renvoie en effet à l’immobilisme, au désenchantement, et à la fuite vaine dans la rétrospection : on pourrait évoquer ici le philosophe allemand Schopenhauer (1788-1860) qui a fait de l’ennui le pendant de la souffrance inhérente à chaque homme. Pour Schopenhauer en effet, l’existence est une « éternullité » (= une nullité prolongée), pour reprendre un mot-valise inventé par Jules Laforgue. Représentation de la désespérance et de la finitude, l’ennui traduit bien le mal de vivre et le pessimisme, caractéristiques de la deuxième moitié du XIXème siècle.
Le spleen baudelairien est très représentatif de ce temps désespérément vide :
Le monde, monotone et petit, aujourd’hui,
Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image
Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui !
« Désert d’ennui » s’écrie ainsi Baudelaire dans « Le voyage ». De fait, l’ennui étouffe l’espérance : « L’Espoir,/Vaincu, pleure »… Le Spleen LXXVIII, archi connu (« Quand le ciel bas et lourd… ») exprime parfaitement cette dualité entre spleen et idéal, entre vacuité existentielle et impossible quête du bonheur. Dans le même ordre d’idée, l’« extraordinaire étranger » dans le célèbre poème en prose s’oppose au questionneur, représentant du monde de l’ordinaire, de la platitude niaise, et dont les interrogations traduisent une très nette dépendance à l’égard d’un ordre naturel soumis au déterminisme qui le déborde de toutes parts :
Madeleine Bouchez, L’Ennui de Sénèque à Moravia, Paris Bordas, page 17
Charles Baudelaire « L’étranger » (1862)
– Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis ? Ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère ?
– Je n’ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.
– Tes amis ?
– Vous vous servez là d’une parole dont le sens m’est resté jusqu’à ce jour inconnu.
– Ta patrie ?
– J’ignore sous quelle latitude elle est située.
– La beauté ?
– Je l’aimerais volontiers, déesse et immortelle.
– L’or ?
– Je le hais comme vous haïssez Dieu.
– Eh ! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger ?
– J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages !
En ce sens, si la recherche de l’extraordinaire apparaît comme une quête d’Absolu (c’est précisément le Grandiose ou le Sublime qui fascinent l’étranger baudelairien), le matériel, l’ordinaire et le commun sont devenus un rouage important des sociétés opulentes dominées par l’acquisivité croissante, la course à la consommation, la surabondance, l’obsolescence et l’ennui : « l’objet de consommation est aussi un objet de « consumation » dans une société vouée à la finitude » |source|.
Signes de ce matérialisme opprimant : on achète du bonheur, de l’extraordinaire bon marché pour faire tomber les remparts de la routine, on se paye de l’idéalisme à bas coût, du surhumain à prix discount pour s’abstraire de l’habitude, pour échapper à la relativité et à la finitude. Mais cette fuite de nous-mêmes, n’est-elle pas un divertissement, au sens pascalien que nous donnons à ce terme ?
Sempé, Saint-Tropez, 1968
e dessinateur Sempé dans Saint-Tropez (1968) s’est amusé à croquer les travers de la société de consommation. Accusée d’abolir les besoins de l’être, cette société de l’avoir et de la vacuité exacerbée, crée simultanément besoins et frustrations, à l’image des personnages de Sempé : avachis sur leurs transats autour de la piscine, écrasés de fatigue et d’ennui, les vacanciers tuent le temps en fumant, en posant au soleil chez Sénéquier : sous couvert de vacances « extraordinaires », c’est la banalité de la vie ordinaire, l’ennui, le vide intérieur et la solitude qui dominent. Alors que l’extraordinaire pousse souvent au défi et au spectaculaire et qu’il amène à cultiver par provocation ou par jeu la différence et un certain égocentrisme, signes d’une difficulté à suivre la « loi du monde » et à s’adapter au système, l’ordinaire traduit au contraire l’engluement dans le conservatisme, les stéréotypes et les clichés.

« La France s’ennuie »
Pierre Viansson Ponté
Dans Le Monde du 15 mars 1968, Pierre Viansson Ponté signait en Une du Monde un éditorial titré « La France s’ennuie » pour dénoncer le conservatisme de la France gaullienne. Un tel titre n’est pas sans évoquer d’ailleurs les propos d’Alphonse de Lamartine à la Chambre des députés en 1839 : « La France est une nation qui s’ennuie »…
« Ce qui caractérise actuellement notre vie publique, c’est l’ennui. Les Français s’ennuient. Ils ne participent ni de près ni de loin aux grandes convulsions qui secouent le monde […]. Rien de tout cela ne nous atteint directement : d’ailleurs la télévision nous répète au moins trois fois chaque soir que la France est en paix pour la première fois depuis bientôt trente ans et qu’elle n’est ni impliquée ni concernée nulle part dans le monde.
La jeunesse s’ennuie. […].
Le général de Gaulle s’ennuie. […]
Seuls quelques centaines de milliers de Français ne s’ennuient pas : chômeurs, jeunes sans emploi, petits paysans écrasés par le progrès, victimes de la nécessaire concentration et de la concurrence de plus en plus rude, vieillards plus ou moins abandonnés de tous. Ceux-là sont si absorbés par leurs soucis qu’ils n’ont pas le temps de s’ennuyer, ni d’ailleurs le cœur à manifester et à s’agiter. Et ils ennuient tout le monde. La télévision, qui est faite pour distraire, ne parle pas assez d’eux. Aussi le calme règne-t-il. […]
Cet état de mélancolie devrait normalement servir l’opposition. Les Français ont souvent montré qu’ils aimaient le changement pour le changement, quoi qu’il puisse leur en coûter. Un pouvoir de gauche serait-il plus gai que l’actuel régime ? La tentation sera sans doute de plus en plus grande, au fil des années, d’essayer, simplement pour voir, comme au poker. L’agitation passée, on risque de retrouver la même atmosphère pesante, stérilisante aussi.
On ne construit rien sans enthousiasme. Le vrai but de la politique n’est pas d’administrer le moins mal possible le bien commun, de réaliser quelques progrès ou au moins de ne pas les empêcher, d’exprimer en lois et décrets l’évolution inévitable. Au niveau le plus élevé, il est de conduire un peuple, de lui ouvrir des horizons, de susciter des élans […].
Dans une petite France presque réduite à l’Hexagone, […] l’anesthésie risque de provoquer la consomption. Et à la limite, cela s’est vu, un pays peut aussi périr d’ennui ».
Parcours de lecture 1 :
Ennui féminin et solitude existentielle
- Une Vie de Maupassant
- Thérèse Desqueyroux de Mauriac
→ Prérequis : lisez un résumé d’Une vie, par exemple sur aLaLettre.com.
→ Voyez aussi : « L’ennui au féminin » sur Magister.
Guy de Maupassant (1850-1893), grand disciple de Schopenhauer, déclare dans la préface d’Une vie : « une vie de femme […] c’est donc en fait la mort à petit feu, par étouffement, par asphyxie progressive de la sensibilité […] du désir […] d’être heureux. Le titre est à prendre comme une antiphrase ».
Une vie de Maupassant,
présentation de l’éditeur →
(Flammarion, 2015)
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Dans ce roman sans intrigue, si caractéristique du naturalisme de la deuxième moitié du XIXè siècle, l’ennui (mariage, vie de famille dégradée, milieu social sclérosant) s’impose comme une impossibilité pour l’être de se retrouver en lui-même. À travers son union ratée, Jeanne fait l’expérience d’un monde sans amour où elle est toujours seule : le voyage de noces en Corse correspondant aux seuls moments de cette vie extraordinaire et intense à laquelle la jeune femme aspirait. Le retour irrémédiable au château familial date le point d’ancrage du roman dans la monotonie et ponctue l’impossibilité de l’amour.
Dans ce passage du chapitre 6, Jeanne mariée depuis deux mois et revenue après son voyage de noces au château des Peuples, se retrouve seule, abandonnée à sa mélancolie et à son ennui…
« Alors elle s’aperçut qu’elle n’avait plus rien à faire, plus jamais rien à faire. Toute sa jeunesse au couvent avait été préoccupée de l’avenir, affairée de songeries. La continuelle agitation de ses espérances emplissait, en ce temps-là, ses heures sans qu’elle les sentit passer. Puis, à peine sortie des murs austères où ses illusions étaient écloses, son attente d’amour se trouvait tout de suite accomplie. L’homme espéré, rencontré, aimé, épousé en quelques semaines, comme on épouse en ces brusques déterminations, l’emportait dans ses bras sans la laisser réfléchir à rien.
Mais voilà que la douce réalité des premiers jours allait devenir la réalité quotidienne qui fermait la porte aux espoirs indéfinis, aux charmantes inquiétudes de l’inconnu. Oui, c’était fini d’attendre.Alors plus rien à faire, aujourd’hui, ni demain ni jamais. Elle sentait tout cela vaguement à une certaine désillusion, à un affaissement de ses rêves ».
Maria Schell dans Une vie (1958) d’Alexandre Astruc →
« […] Mais son œil soudain tomba sur sa pendule. La petite abeille voltigeait toujours de gauche à droite, et de droite à gauche, du même mouvement rapide et continu, au-dessus des fleurs de vermeil. Alors, brusquement, Jeanne fut traversée par un élan d’affection, remuée jusqu’aux larmes devant cette petite mécanique qui semblait vivante, qui lui chantait l’heure et palpitait comme une poitrine ».
Cette dernière image est particulièrement évocatrice : la pendule en effet renvoie à l’ennui de Jeanne, condamnée elle aussi à une existence mécanique et au ressassement cyclique des états d’âme. L’image rappelle d’ailleurs ces propos de Schopenhauer (Le Monde comme volonté de représentation) : « La vie donc oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui : ce sont là deux éléments dont elle est faite, en somme ».
Publié en 1927, le roman Thérèse Desqueyroux de François Mauuriac (1885-1970), est une œuvre magistrale. L’histoire, tirée d’un fait divers, est celle de Thérèse accusée d’avoir voulu empoisonner son mari : la jeune femme obtient un non-lieu et semble libre en apparence, mais il s’agit d’une liberté illusoire. Pour les deux familles en effet, issues de la grande bourgeoisie catholique bordelaise, les apparences doivent être sauvegardées absolument. Aux yeux de la population, Bernard son mari et elle, devront présenter l’image d’un couple uni. Mais le retour de Thérèse dans « le clan » familial révèle la pesante emprise des « barreaux vivants » de la famille. Condamnée à vivre auprès de son mari pour sauver les apparences, elle est en fait séparée de sa fille et séquestrée au nom des conventions, et de l’honneur familial.
Le roman s’ouvre sur la sortie de Thérèse du palais de justice, accompagnée de son avocat. Le jugement s’est conclu sur un non-lieu, au grand soulagement des deux familles et particulièrement de son père, uniquement préoccupé par la peur du scandale : il doit en effet se présenter aux élections sénatoriales et n’a de cesse d’étouffer l’affaire pour que « l’honneur du nom soit sauf » :
« […] le silence, l’étouffement, je ne connais que ça, J’agirai, j’y mettrai le prix ; mais pour la famille, il faut recouvrir tout ça … il faut recouvrir »
Thérèse n’entendit pas la réponse de Duros car ils avaient allongé le pas. Elle aspira de nouveau la nuit pluvieuse, comme un être menacé d’étouffement […] »
« Comment empêcher les adversaires d’entretenir la plaie ? Dès demain, il ira voir le préfet. Dieu merci, on tient le directeur de La Lande conservatrice : cette histoire de petites filles… Il prit le bras de Thérèse […]
Pour éviter d’attirer l’attention, son père abandonne sur place la jeune femme, condamnée à rentrer seule vers Argelouse, le domaine familial, perdu au milieu de la forêt landaise. Lors du chemin du retour, Thérèse repense à son acte, et à la vie cloisonnée qu’elle menait auprès de Bernard. Pendant ces six chapitres qui évoquent sous forme d’analepse le passé de Thérèse, Mauriac tente de suggérer une justification : le crime apparaît en effet comme une transgression de l’ordre établi et du conformisme le plus étroit de cette famille, emprisonnée dans un réseau d’habitudes et de conventions.
Le roman oppose ainsi deux conceptions de la foi : le catholicisme figé d’une bourgeoisie hypocrite, et la quête authentique de la foi, véritable chemin de croix pour quelques individus isolés. Mauriac, grand catholique lui-même, stigmatise ainsi le conformisme religieux des Desqueyroux dans la mesure où il est plus un devoir social qu’une nécessité intérieure. Ces pseudo-chrétiens imbus d’eux-mêmes et de leurs prérogatives conçoivent la religion comme un garant de l’ordre social, et le clergé comme un corps à leur solde. Ce catholicisme s’accommode fort bien d’une certaine bonne conscience, d’un goût prononcé pour la propriété et de préjugés enracinés dans le conformisme bourgeois de la IIIe République.
Ainsi, la tentative d’empoisonnement peut être interprétée comme l’acte extra-ordinaire d’une femme à la recherche d’une « vraie vie » pour échapper à l’univers monotone, au monde fruste englué dans l’ordinaire, bien décrit au chapitre 7 :
« Un grand feu brûlait et, au dessert, il n’avait qu’à tourner son fauteuil, pour tendre à la flamme ses pieds chaussés de feutres. Ses yeux se fermaient sur La Petite Gironde. Parfois il ronflait, mais aussi souvent je ne l’entendais même pas respirer. Les savates de Balionte traînaient encore à la cuisine ; puis elle apportait les bougeoirs. Et c’était le silence, le silence d’Argelouse ! »
Ce « silence d’Argelouse » peut faire songer à l’éternullité schopenhaurienne que nous évoquions, oscillant entre l’infini de la souffrance et la fatalité de l’ennui. Après l’ennui, la douleur enlise l’être en lui-même, l’immobilise.
Thérèse Desqueyroux de Georges Franju (1962) avec Emmanuelle Riva et Philippe Noiret.
Visionnez le passage du début jusqu’à 3:40 : comment le « silence d’Argelouse » est-il rendu ? Dans quelle mesure les éléments du décor (pluie, vent, feuilles mortes au sol, feu de cheminée, austérité de la chambre…), contrastent-ils avec le tourne-disque : que représente symboliquement cet objet ?
Face à ce quotidien le plus trivial, la tentative d’empoisonnement de Thérèse est donc un geste extravagant, terrifiant, insensé, une façon d’échapper au quotidien, à l’ordinaire, aux préjugés et à l’hypocrisie d’un monde de compromis. Un passage du chapitre 13 à la fin du roman est particulièrement intéressant : Bernard questionne sa femme sur les raisons de son acte :
« Thérèse… je voulais vous demander… […] Je voudrais savoir… C’était parce que vous me détestiez ? Parce que je vous faisais horreur ? »
Il écoutait ses propres paroles avec étonnement, avec agacement. Thérèse sourit, puis le fixa d’un air grave : Enfin ! Bernard lui posait une question […]. Elle avait, à son insu, troublé Bernard. Elle l’avait compliqué ; et voici qu’il l’interrogeait comme quelqu’un qui ne voit pas clair, qui hésite… Moins simple… donc, moins implacable. Thérèse jeta sur cet homme nouveau un regard complaisant, presque maternel.
– Il se pourrait que ce fût pour voir dans vos yeux une inquiétude, une curiosité du trouble enfin […].
[…]
Il ne la croyait pas […] Qu’il se haïssait d’avoir interrogé Thérèse ! C’était perdre tout le bénéfice du mépris dont il avait accablé cette folle : elle relevait la tête, parbleu ! Pourquoi avait-il cédé à ce brusque désir de comprendre ? Comme s’il y avait quoi que ce fût à comprendre, avec ces détraquées ! Mais cela lui avait échappé ; il n’avait pas réfléchi. »
[…]
– Ce que je voulais ? Sans doute serait-il plus aisé de dire ce que je ne voulais pas ; je ne voulais pas jouer un personnage, faire des gestes, prononcer des formules, renier enfin à chaque instant une Thérèse qui… Mais non, Bernard ; voyez, je ne cherche qu’à être véridique […].
– Parlez plus bas : le monsieur qui est devant nous s’est retourné. »
Dans Une Vie et dans Thérèse Desqueyroux, il n’est pas surprenant que le mari de Jeanne comme celui de Thérèse apparaissent comme des caricatures de l’amour. Julien aime la Suisse « à cause des chalets et des lacs » et l’Angleterre parce que « c’est une région fort instructive ». Bernard lui apparaît comme « satisfait d’avoir vu dans le moins de temps possible ce qui était à voir « des lacs italiens ». Tous deux sont grotesques dans leur conformisme. Il est clair que le mariage mauriacien ne diffère pas sensiblement de la description maupassantienne. Dès le mariage achevé, les deux femmes éprouvent la communication-zéro avec l’homme. Car Julien et Bernard sont en fait incapables d’amour. Si le « Bel-Ami » qu’est Julien s’apparente davantage à l’arriviste calculateur, si Bernard rappelle Charles Bovary, tous deux vont être les représentants de l’amour institutionnalisé. Que ce soient les paysans dans Une vie ou les métayers landais, l’aristocratie cauchoise ou les notabilités d’Argelouse, l’amour est toujours réduit à une activité sociale et routinière.
La rencontre brève, mais combien exaltante de Thérèse avec Jean Azévédo est particulièrement intéressante : par son prestige intellectuel et sa capacité à appréhender le monde sensible, il révèle à Thérèse ses aspirations inexprimées, son sentiment d’être différente, d’être en marge de son milieu social :
« Jean Azévédo me décrivait Paris, ses camaraderies, et j’imaginais un royaume dont la loi eût été de « devenir soi-même ». « Ici vous êtes condamnée au mensonge jusqu’à la mort […], il faut se soumettre à ce morne destin commun ; quelques-uns résistent : d’où ces drames sur lesquels les familles font silence. Comme on dit ici : « il faut faire le silence… »
CONCLUSION
omme vous l’avez compris, si la singularité de l’extraordinaire implique une expérience hors du commun, une contestation du visible, du rationnel, de l’explicable, etc., c’est parce que l’extraordinaire constitue dans la banalité même du quotidien un actant narratif : il habille de rêve le banal, il est l’élément perturbateur qui entraîne une série de péripéties ou de rebondissements, il raconte une histoire qui mobilise l’inédit, la transgression, l’imagination ou l’émerveillement…
En opposition, l’ordinaire et le commun semblent souvent sans intérêt. Les Instructions officielles nous rappellent à ce titre tous les mots clés qui gravitent autour du champ thématique de l’ennui : « Anodin, banal, classique, coutume, […], familier, habitude, insignifiant, insipide, monotone, normal, ordinaire, platitude, quelconque, quotidien, rebattu, régulier, répétition, tradition, usage… ». Ainsi l’ennui paraît condamner l’être à la privation, au recommencement ou à la finitude.
Néanmoins, comme nous le verrons dans notre prochain cours, ne peut-on pas trouver de l’extraordinaire dans l’ordinaire ? Cet extraordinaire à la lumière du quotidien, telle est précisément la démarche qui animait Francis Ponge dans Le Parti pris des choses. Que l’on songe aussi à Jacques Prévert qui voyait dans le poème une façon de rendre compte de la réalité sociale dans sa banalité. Transfigurer ainsi l’ordinaire par l’art, n’est-ce pas quelque part abolir la différence entre le banal et l’extraordinaire ?
© Bruno Rigolt, septembre 2016
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Travaux dirigés niveau de difficulté : difficile
- Autoexercice 1 : deux ans avant l’article de Pierre Viansson Ponté, Jacques Dutronc signe en 1966 la chanson « Et moi, et moi, et moi » (paroles de Jacques Lanzmann ; musique de Jacques Dutronc). Toute la chanson met en évidence un parcours argumentatif subtil qui oppose à l’instabilité du monde l’égoïsme individuel du narrateur, qui va de pair avec une croyance dans la sécurité collective promise par l’État-providence.
→ Dans quelle mesure l’article de Pierre Viansson Ponté (« La France s’ennuie ») ainsi que les propos de Vladimir Jankelevitch cités plus haut (« un avenir sans risques ni aléas, une carrière de tout repos, une quotidienneté exempte de toute tension sont parmi les conditions les plus ordinaires de l’ennui ») vous paraissent-ils bien s’appliquer aux paroles de la chanson ?
- Autoexercice 2 : lisez le poème « Spleen » (LXXVIII) de Baudelaire.
→ Quels termes expriment l’ennui ? Rédigez un court paragraphe d’une quinzaine de lignes dans lequel vous montrerez que l’expérience du spleen va de pair avec une réflexion sur l’ennui existentiel. - Autoexercice 3 : accédez au support de cours intitulé « Rêve et bovarysme : de l’idéal aux clichés romanesques ». Bien que consacré au thème du rêve, cet entraînement propose deux textes particulièrement intéressants pour l’étude de l’extraordinaire.
→ Lisez tout d’abord la présentation (notamment la définition du bovarysme) ainsi que les deux extraits (Gustave Flaubert, Madame Bovary ; Guy de Maupassant, Une Vie) : désespérant de la banalité de leur vie, Emma et Jeanne imaginent dans leurs rêves des choses extraordinaires. Montrez comment est caricaturé ce sentimentalisme excessif qui mêle le rocambolesque et l’invraisemblable. - Autoexercice 4 : on a parfois qualifié les pièces de Samuel Beckett de « comédies de l’ennui ». Présentée à Paris pour la première fois en 1953, En attendant Godot, par son refus de toute intrigue, est caractéristique de l’ennui, du « rien à faire » et du vide existentiel : thèmes essentiels du théâtre de l’absurde. La pièce nous présente deux antihéros, Vladimir et Estragon, qui attendent un personnage nommé Godot qui leur est inconnu, dont ils ne savent pas ce qu’ils attendent de lui, et dont ils ne sont pas sûrs de sa venue. C’est dans ce contexte que s’engage entre les deux clochards une interminable conversation sans autre objectif que de passer le temps pour oublier la platitude de leur quotidien et leur terreur de vivre : « Rien à faire », dit Estragon au début de la pièce. Cette expression revient plusieurs fois : la dimension de l’attente, le temps qui ne passe pas, sont ainsi les signes d’un insupportable vide existentiel : « Rien ne se passe, personne ne vient, personne ne s’en va, c’est terrible ».
→ Après avoir visionné la scène d’exposition (début → 04:46), montrez en quoi la banalité des personnages et l’insignifiance de leurs propos invitent à une réflexion sur le tragique de la condition humaine dans un monde vide de sens.
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